Nicole Everaert-Desmedt, Interpréter l’art contemporain. La sémiotique peircienne appliquée, Bruxelles, De Boeck et Larcier (Collection Culture et communication), 2006

Herman PARRET

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Mots-clés : communication artistique, esthético-sémiotique

Auteurs cités : Charles Sanders PEIRCE

Texte intégral

Ce livre est une publication de la collection Culture et communication de De Boeck et Larcier (Bruxelles), destinée aux étudiants Licence Master Doctorat en sciences de la communication, en sémiotique et en linguistique. Le texte de Nicole Everaert-Desmedt remplit parfaitement cette fonction : il se présente plutôt comme un ensemble de notes de cours, rédigé avec un souci pédagogique évident. Cette matière complexe, l’esthético-sémiotique de Ch. S. Peirce et ses applications à l’art contemporain, est traitée avec transparence et clarté. Il est tout à fait exceptionnel d’avoir dans les mains un livre sur Peirce qui, faisant évidemment abstraction de considérations concernant le fondement métaphysique, voire théologique, du système peircien, montre que cette sémiotique n’a pas seulement sa propre cohérence théorique, mais qu’elle est utile pour l’analyse concrète des œuvres d’art. L’annexe présente et discute les notions élémentaires de la sémiotique peircienne, avec ses triades et ses hiérarchies, et il y a également, à part une courte introduction, un Premier Chapitre théorique qui traite de La communication artistique en général ; le Chapitre 9 est consacré à L’œuvre d’art dans l’évolution de l’univers. Les autres chapitres déploient des applications. Le corpus est diversifié : il y a des artistes plastiques comme Magritte, Yves Klein, Chavez, Parant et Corillon, un écrivain, Marguerite Duras, et un cinéaste, Wenders.

Le Chapitre 1 introduit l’organisation du système peircien à partir des catégories de la priméité, secondéité et tiercéité, qui forment d’ailleurs la base de toutes les analyses à venir. Dans le chapitre théorique général, on retiendra le traitement par Everaert-Desmet de la notion de communication artistique, dont elle propose la définition suivante : la communication est un processus de connaissance où le possible (la priméité) affecte la tiercéité (les conventions et habitudes). Introduire le possible dans les conventions, c’est donner une grande force créatrice à l’imagination transposant, dans l’acte artistique, le système symbolique. Il reste que l’acte artistique a quand même comme ultime finalité la connaissance du réel. D’où l’importance du parallélisme entre la communication artistique et la recherche scientifique (cf., entre autres, le Chapitre 9). La chose se complique quand même parce que la communication est également un événement (de l’ordre de la secondéité). Par conséquent, il faut complexifier le schéma des relations entre les trois catégories, et Everaert-Desmedt formule en fin de compte la définition suivante : « C’est dans une réalité ‘autre’, celle de l’œuvre en train de se construire, que se produisent conjointement la matérialisation des forces du possible et l’actualisation du nouveau symbolisme » (24). Il faut ajouter que ce vocabulaire peircien est agrémenté de citations de Deleuze, Mallarmé, Danto, etc.

Les artistes en revue sont tous traités à partir d’une intuition centrale, qui organise le travail analytique. Pour comprendre Magritte, présent dans trois chapitres du livre, il faut partir de la distinction similitude/ressemblance et prendre au sérieux la typologie des signes chez Peirce, pas seulement indice/icône/symbole, mais, plus subtilement, icône/hypoicône. Everaert-Desmedt en donne une interprétation bien osée : l’icône pure, de l’ordre de la priméité, correspondrait chez Magritte à la « ressemblance », tandis que l’hypoicône, de l’ordre de la tiercéité, ou signe symbolique, produirait un effet de « similarité » (« similitude » chez Magritte). Sont présents également, dans ce cadre analytique, les écrits de Magritte lui-même et, surtout, les titres des tableaux qui, nul n’en doute, livrent des éléments d’analyse importants. Everaert-Desmedt va très loin dans ses reconstructions des Vacances de Hegel (de 1958) et du Tombeau des lutteurs (1960) ;  elle développe une technique de représentation des structures sémiotiques sous-jacentes. Ceux qui connaissent le travail de sémioticienne de Nicole Everaert savent l’importance de la publicité pour son champ de recherche, et c’est ainsi qu’elle nous confronte avec ce qu’elle appelle la « rhétorique publicitaire » de Magritte qui, d’ailleurs, couvre une véritable poétique des images.

Le chapitre sur Yves Klein est parmi les plus originaux. « Yves le monochrome » est à comprendre à partir d’un réseau interprétatif construit par des catégories peirciennes sophistiquées. Puisque le spectateur perçoit l’univers de la couleur comme une qualité totale, l’univers monochrome de Klein est construit comme un qualisigne iconique rhématique. Le monochrome, en effet, symbolise l’immatériel. Pour arriver à cette conclusion, Everaert-Desmet fait son propre travail de déduction, mais elle prend à témoin toute une littérature secondaire qui souvent arrive aux mêmes conclusions, même si ce n’est pas dans la même terminologie, quelque peu rébarbative.

Le photographe mexicain Humberto Chavez Mayol est moins connu chez nous, en Europe. Une installation de douze photographies constitue le sujet d’analyse de deux chapitres. L’approche, ici, est différente, puisqu’elle se profile à partir de la tension des trois catégories peirciennes épistémologiques, celles de l’abduction, de la déduction et de l’induction. L’analyse du « texte » de Chavez, i.e. son installation exhibant les douze photos, est passablement formalisée, et il est évident, si l’on connaît l’œuvre de Chavez, que le problème de la relation de la créativité artistique avec le parcours du spectateur (son action, son interprétation) surgit pleinement en ce lieu. Bien remarquable est la position originale de Nicole Everaert-Desmedt dans le chapitre final. Elle y met en relation le travail formel de l’artiste avec la « libération du désir » et avec la « mémoire » marquée par l’inconscient.

La grande valeur du livre de Nicole Everaert-Desmedt est d’avoir rendu acceptable la sémiotique peircienne, non pas dans sa finalité théorique, mais comme une heuristique originale, sans doute trop forte, mais au moins complémentaire avec d’autres stratégies d’interprétation.