Visible n°3 Intermédialité visuelle, numéro préparé par Sémir Badir et Nathalie Roelens, 2008

Maria Giulia Dondero

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Mots-clés : incorporation, intermédialité, médias

Auteurs cités : Sémir BADIR, Jan BAETENS, Giulia Ceriani, Nancy Delhalle, Nicole EVERAERT-DESMEDT, Jacques FONTANILLE, Pierluigi BASSO FOSSALI, Pierre Fresnault-Deruelle, Yves JEANNERET, Nathalie ROELENS

Texte intégral

Ce troisième volume de la revue Visible poursuit la série des numéros publiés dans le cadre de l'Action Concertée Incitative (ACI) Hétérogénéité du visuel, projet piloté par le Centre des Recherches Sémiotiques (CeReS) de l’Université de Limoges, de 2003 à 2005, en collaboration avec les universités italiennes de Bologne et Venise (IUAV) et les universités belges de Liège et Louvain. Les articles ici regroupés relatent les Journées d’études « Intermédialité visuelle » organisées à Bruxelles en 2005 par l’équipe belge.

Note de bas de page 1 :

 Voir à ce sujet J. Fontanille Soma et Séma. Figures du corps, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004.

Ces articles abordent l’intermédialité en rendant pertinentes les questions de la citation, de l’englobement et de l’incorporation d’un médium dans l’autre, en relevant que ces opérations sémiotiques peuvent se manifester au niveau énoncif (énonciation énoncé) et au niveau énonciatif (procédure du faire). Si on se situe au niveau énoncif, on est face à des manifestations textuelles qui mettent en abyme l’incorporation d’autres médias (un tableau incorporé dans un film, un programme télévisé incorporé dans une pièce théâtrale, etc.). Lorsque, par contre, cette incorporation se déplace sur le plan énonciatif, il s’agit, pour les textes, d’emprunter des syntaxes figuratives « typiques » d’un médium, pour les transposer/traduire dans un autre médium. J’entends ici par syntaxe figurative la textualisation et stabilisation d’un rythme d’inscription de formes à travers la rencontre entre un support et un apport1, comme, par exemple, la toile et le pinceau dans la peinture classique, le ciseau et le marbre dans les arts sculpturaux. Et voilà que l’effet de matérialité de la peinture de Van Gogh peut devenir le constituant de la texture filmique, où le cadrage « typiquement » pictural peut transformer, comme le montre Nathalie Roelens, le travelling de la caméra... Dans ces cas-ci, l’enjeu est bien de mettre à l’épreuve – et même de forcer – les possibilités « intrinsèques » de chaque médium, à savoir les limites plastiques de la substance expressive. Il s’agit, enfin, de forcer les limites de la constitution technique et praxéologique de chaque médium. Avec l’incorporation au niveau énonciatif, il ne s’agit plus d’une incorporation qui met « entre guillemets » le « morceau » d’un texte préexistant et appartenant à un autre médium, mais il s’agit de voir si les effets de sens qui se produisent à travers une syntaxe figurative produite par certaines pratiques médiatiques peuvent être mimés à travers d’autres syntaxes construites sur d’autres relations entre support, apport et rythme d’instanciation. De plus, il faut se confronter, comme le fait Jan Baetens dans son article, non seulement avec la pratique médiatique, mais avec le style de chaque « main » au travail, à savoir avec l’« autorialité », plus ou moins sensori-motrice ou machinique, qui met en fibrillation les potentialités techniques et technologiques de chaque médium.

Sur la question de la mise à l’épreuve des potentialités expressives des médias, l’article de Pierre Fresnault-Deruelle, Le tout premier cinéma à l’affiche, ou comment parler des images mobiles (et parfois sonorisées) avec des images fixes, est exemplaire de deux manières d’entendre l’intermédialité : comme l’incorporation d’un médium dans un autre (au niveau énoncif et thématico-figuratif) et comme appropriation d’une syntaxe médiale à travers une autre (au niveau de l’énonciation et de la syntaxe figurative). Le pari de Fresnault-Deruelle est de montrer que « l’impropre est capable de tendre vers le spécifique », à savoir qu’un médium tel l’affiche de cinéma est capable de réfléchir sur un médium qui peut apparaître comme plus complexe en termes technologiques : le cinéma lui-même (et notamment le cinématographe des frères Lumière). Les affiches analysées par Fresnault-Deruelle mettent ainsi en scène la représentation du filmé (énoncé) et la représentation du filmique (énonciation énoncée). Dans ce second cas, l’énonciation énoncée joue sur la mise en scène de l’énonciation productive et de l’énonciation réceptive, à savoir le processus d’enregistrement du filmable (la caméra en action) et le processus de restitution cinématographique du filmé (monstration du projecteur, de l’écran, de la salle et des spectateurs). Dans les cas les plus complexes et sémiotiquement intéressants, on peut compter les affiches qui mettent en scène justement ce couplage entre la prise de vue et la projection : ce qui est intéressant, c’est que le sujet de la prise de vue, d’une part, et le thème de la projection, de l’autre, ne sont pas les mêmes au niveau thématico-figuratif (représentation d’un défilé dans un cas, représentation de progressions de la locomotive dans l’autre), mais ces sujets partagent le même but sémiotique : traduire le mouvement « naturel » du filmique en des sensations de mouvement sur l’affiche, à travers des stratégies de mise en scène tels la répétition et l’enchaînement de figurines, qui induisent l’idée de processus. Dans d’autres affiches encore, en effet, l’ajustement des figurines des parades  évoque le désir d’animation que possède l’image fixe. Le thème du défilé et de la parade est fort courant dans les images fixes, toujours hantées par le mouvement : l’enchaînement des mêmes figurines permet de montrer la relation existante au tout début du cinématographe entre le défilement des photogrammes et la représentation du défilé cadencé des hommes marchant au pas. De la même manière, la progression de la locomotive peut « métaphoriser » l’entraînement automatisé de la pellicule devant le lecteur optique. D’autres activités sont représentées, qu’on pourrait nommer des « activités » par excellence : la lutte, la danse, la course aux chevaux, etc. Pour mener cette recherche sur l’appropriation des rythmes expressifs d’un médium à travers un autre médium (mimer le mouvement du cinéma à travers l’affiche de cinéma) vers une « rhétorique intermédiale », Fresnault-Deruelle analyse des affiches qui représentent, avec des intentions métalinguistiques, les transformations des affiches de papier en écran, des parapluies avec comme oculus des objectifs de la caméra (ciné-œil), des femmes-lanternes magiques qui fonctionnent comme des allumeuses qui font déclencher le mouvement et le son de la projection filmique de leurs mains, etc. Enfin, les affiches étudiées montrent le fonctionnement de la pellicule, les améliorations techniques apportées à la machine de projection, bref, l’affiche se manifeste comme un vrai support pour la formulation d’une théorie du cinématographe.

La réflexion intermédiatique produite par l’incorporation des médias porte l’attention non seulement sur l’activité d’un médium incorporé, mais aussi sur l’activité autoréflexive du médium incorporant lui-même qui, en passant par l’englobement de syntaxes productives provenant de différents média et par l’assomption de caractéristiques propres comme celles de cadrage, de la mise en scène, de la mise en abîme, et de la distribution topologique de valeurs, expérimente les voies expressives qui lui sont offertes ou refusées. L’article de Nathalie Roelens, Incorporations filmiques, se concentre sur les stratégies de l’incorporation d’un autre médium au sein du film et sur les effets sémiotiques et méta-sémiotiques qui s’en dégagent. Si l’incorporation de l’image fixe dans le film est considérée comme évidente (arrêt sur image), le reste, interstitiel, qui demeure entre cette fixation et l’enchaînement des figures dans le mouvement, constitue pour l’auteure la substance d’un corps à corps qui produit la réflexion métasémiotique de et sur les médias engagés. L’étude de Roelens vise en effet non seulement à montrer comment le film peut réfléchir sur la photo, le dessin, l’écriture et la peinture en les incorporant, mais aussi et surtout comment, en mettant en scène d’autres syntaxes figuratives que la « sienne », il peut arriver à tester ses possibilités expressives : l’incorporation d’un médium dans un autre permet notamment à ce dernier de revenir sur lui-même et d’accomplir une observation de deuxième ordre, à savoir de se regarder en action. Dans cette étude, Roelens ne se consacre pas seulement à l’incorporation « irénique » d’un médium dans un autre, mais aussi au rejet et à l’assimilation. Le nombre considérable d’exemples plus ou moins classiques que l’auteure nous offre à ce sujet excluent les exercices de style, pour privilégier des textualités filmiques qu’on pourrait appeler « théoriques », à savoir des œuvres qui avancent elles-mêmes, avec leur propres moyens représentationnels, une théorie des médias impliqués. L’auteure prend en considération quatre médias « incorporés » par le cinéma : la photo, le dessin, l’écriture, et surtout la peinture. En ce qui concerne la photographie, l’auteure nous rappelle que celle-ci est à l’origine même du film, comme le montrent de manière décisive et explicite un certain nombre de films expérimentaux. Au-delà de cela, la photographie dans un film a tendance à produire un effet de pétrification, de gel du mouvement : les personnages perdent la vivacité et le naturel qui leur est donné par le filmique et deviennent des statues de cire hiératiques « fantômes ou spectres que la caméra affleure à peine » (p. 73). A travers l’insertion de la photo, le cinéma assume une dimension spectrale, assume un caractère de légèreté, de fragilité comme tout cristal temporel. Roelens s’arrête sur les effets de mouvement de la caméra sur la photo : la photo sert aussi pour enquêter, comme le montre Antonioni dans Blow Up, notamment dans la séquence d’atelier du photographe. Dans ce cas-ci, les agrandissements et les mouvements de la caméra se dynamisent de manière décisive grâce au sonore (bruissement du parc) qui accompagne la vision des agrandissements photographiques. Le film utilise ici la photographie comme un outil d’investigation avec des ambitions scientifiques : la pétrification qu’elle déploie comme un « effet de médium » dans sa rencontre avec le filmique permet à ce dernier de se concentrer sur ses potentialités : le cinéma, à travers la photographie, permet de « faire voir plus et mieux ». Dans le cas de l’incorporation du dessin, il est question, surtout, dans un certain nombre de films, de mettre en évidence le rapport entre le mouvement de la caméra et le processus de la genèse manuelle du dessin, mouvements qui peuvent être plus ou moins « compatibles » ou asynchrones. La mise à l’écran de l’écriture, de son côté, vise à souligner surtout son aspect pictographique : l’écriture est une forme de dessin, une calligraphie sur un support, support que le film a souvent joué à identifier avec la peau du corps, une peau surface d’inscription comme si elle était un écran. Dans ces cas-ci, l’enveloppe corporelle peut jouer comme substitut de l’enveloppe-pellicule filmique. En ce qui concerne la peinture, l’auteure aborde le concept de plan-tableau de Bonitzer, qui explique l’homologation possible entre le cadre cinématographique et le cadre pictural, la coïncidence et le reste entre mouvement et immobilité. Ce concept n’est pas illustré seulement par des exemples de plans qui imitent un tableau (tableaux vivants), comme cela arrive dans la Ricotta de Pasolini : par exemple, dans Passion de Godard, on peut voir un processus de cinématisation de l’image fixe, un devenir cinéma de la peinture (et des limites qu’il rencontre ce faisant). Roelens rappelle aussi que dans Passion, Godard se confronte avec des tableaux qui ont été considérés comme des projets théoriques d’autoréflexion de la peinture (Vélazquez) ; Greenaway dépasse même ce niveau de réflexion et se consacre, dans des films tel The Draughtman’s Contract, à l’analyse du rapport entre cadre de la caméra et cadre pictural : ici, il ne s’agit plus de la citation d’un tableau du passé, mais de la reprise d’un dispositif du passé et des pratiques qui y sont liées : la perspective et la construction du cadre de la Renaissance italienne. Si la peinture, en se rendant « plastique » aux mouvements de la caméra, peut acquérir le pouvoir de faire déclencher une réflexion du cinéma sur lui-même, l’influence avant la lettre du faire cinématographique sur la peinture et la littérature est aussi prise en compte par Roelens : les stratégies de montage utilisées par des artistes tels El Greco en peinture et Dickens en littérature en témoignent. L’exemple de Barry Lyndon de Kubrick montre également comment certains choix intermédiatiques, comme, par exemple, le principe réitéré du plan-tableau, peuvent devenir le signifiant du manque de liberté du personnage (et non seulement servir, au niveau purement figuratif, comme scénographie de l’époque). Dans une perspective plus large, Roelens rappelle que pour Bonitzer, le plan-tableau concerne toute prise qui accentue le cadre et les effets de composition : dans le cas de Je vous salue Marie, par exemple, le cadre qui nous empêche de voir plus loin nous fait percevoir nos limites, les limites de l’expérience filmable et de ce qui nous est intelligible, et dans Der Himmel über Berlin de Wenders, c’est encore le plan fixe qui a la capacité de porter notre attention sur le ciel vierge de tout point de repère et de nous mettre face à notre finitude. Si Roelens étudie avec maestria toutes ces œuvres capitales, qui mettent en avant la question de l’incorporation de la peinture dans le film, elle pointe aussi du doigt le fait que « le vaste pouvoir d’absorption de ce médium filmique relativement jeune a cependant ses limites, les limites de son propre moyen d’expression » (p. 85). Cette réflexion sur la spécificité inaliénable de chaque médium amène l’auteure à se demander si dans l’ère digitale la question de l’incorporation n’a peut-être plus raison d’être : « Il ne s’agit plus de reproduction d’images mais de production de possibilités manipulatoires infinies » (p. 86). La question, capitale, que l’auteure se pose est bien s’il y a encore, dans l’hypermédialité d’aujourd’hui, la possibilité d’identifier des spécificités d’un médium, le détournement qu’il fait des autres médias qu’il incorpore, bref si la possibilité ouverte de manipulation de l’image, par exemple, picturale, lui fait perdre tout contact avec sa propre technique d’instanciation, jusqu’à arriver à un aplatissement sémantique.

L’article de Nancy Delhalle, Un miroir inversé. La mise en scène de la télévision dans Rwanda 94 du Groupov, se consacre lui aussi à la question de l’incorporation : il s’agit, plus précisément, de l’analyse de la mise en scène du médium télévisé à l’intérieur d’une création théâtrale du groupe liégeois Groupov, Rwanda 94, centré justement sur le génocide rwandais. Le groupe choisit de se détacher de l’utilisation de la vidéo et des images projetées appartenant à la tradition théâtrale qui l’a précédé, et qui veut que ces média fonctionnent comme un effet de réel objectif et incontestable à l’intérieur de la pièce, qui devient donc, par contraste, le lieu d’un plus haut degré de fiction. Le groupe, par contre, vise à signifier, à travers des passages abrupts et des juxtapositions entre images projetées, les caractéristiques proprement sémiotiques des images : leur caractère toujours construit et leur manque d’innocence. Si le Groupov vise à montrer que l’image et l’enchaînement d’images sont toujours les résultats d’un point de vue et d’une rhétorique du regard, il sait aussi présenter l’image comme une trace et une preuve et jouer sur ses effets de transparence. Ce qu’il y a d’intéressant dans cet exemple choisi par Delhalle, c’est que, sur le plateau, le Groupov juxtapose deux moments du médium télévisé : la fabrication en studio de l’image et l’image finale en train d’être transmise. La pratique médiatique télévisée est donc présente sur le plateau de deux manières différentes : l’image télé accomplie est projetée, mais aussi agie, en acte, en train de se fabriquer et d’être « jouée par les acteurs », ce qui permet de faire dialoguer de près le faire théâtral avec le discours télévisé, qui n’est plus du tout encastré dans le spectacle, mais qui le construit et devient élément théâtral lui-même. On voit bien qu’ici la question de l’incorporation d’un médium dans l’autre se transforme dans la question du médium comme filtre, comme dans l’article de Roelens. Ici Delhalle montre comment le spectacle se construit en syntonie avec le médium télévisé et que le médium filtré, en l’occurrence la télé, transforme la pratique du médium filtrant, celle, théâtrale, des acteurs, lesquels regardent la télé, mais peuvent aussi entrer en interaction avec elle. La télé dialogue donc non seulement, classiquement, avec le public, mais aussi avec les pratiques énonciatives elles-mêmes des acteurs en scène. De plus, les personnages discutent de la mise en scène des médias audiovisuels en formulant un vrai commentaire, cette fois explicite, sur les possibilités expressives ainsi que politiques du médium télé.

Plutôt que sur l’incorporation, dans l’article Un exemple de collaboration interartistique : Élégie à Michel-Ange de Sandrine Willems et Marie-Françoise Plissart, Jan Baetens s’interroge sur la manière de rendre les « effets de matière » d’un autre médium. Comme le dit le titre, centré sur l’interartistique plutôt que sur l’intermédiatique, le but majeur de l’auteur est non seulement de se confronter avec les potentialités des deux médias, mais aussi avec des manières « autoriales » d’utiliser les média et de se les approprier. Tout comme pour Fresnault-Deruelle, qui s’interrogeait sur la fabrication, par une image fixe, des effets de mouvement et de sonore, Baetens s’interroge, par le biais de l’ouvrage écrit à quatre mains qu’il étudie, sur la pratique du faire sculptural représentée en photographie et « reproduite » par l’écriture. S’il ne s’agit pas à proprement parler d’incorporation, on pourrait dire qu’il s’agit de décrire une contagion entre pratique sculpturale, photographique et littéraire. L’auteur part de certaines prises de positions programmatiques qui lui permettent de déplacer le champ de certains malentendus et convictions doxastiques plutôt que sémiotiques. En ce qui concerne la relation entre sculpture et photographie, il affirme que la manière de photographier est déterminée par l’interaction entre la structure et les propriétés respectives de la photographie et de la sculpture. Or, ce rapport de contraintes réciproques en termes énonciatifs (les choix de la prise photographique déterminent la saisie de la sculpture, et la sculpture demande à la prise photographique de s’ajuster aux caractéristiques topologiques et spatiales de la sculpture) nie de manière décisive la conception de Wölfflin qui voit la photographie comme assujettie à la sculpture, photographie qui ne serait censée que diffuser cette dernière. Tout au contraire, il n’y a pas qu’un seul point de vue idéal sur la sculpture, elle demande à être saisie par un regard mobile, rythmé de manière strictement motivée par la sculpture elle-même, et c’est la photo qui, avec la multiplication des points de vue, peut en mettre en évidence toutes les caractéristiques saillantes. C’est en effet aussi la photo de sculpture qui a aidé la photo à s’émanciper de la doxa qui la reléguait dans le domaine de l’enregistrement. En ce qui concerne les relations entre photographie et littérature, chez Baetens elles ne se confinent pas au niveau thématico-figuratif non plus ; il ne s’agit pas d’analyser la mise en scène d’un photographe en tant que protagoniste d’un roman, ni d’un photographe qui met en scène le métier de l’écrivain ou sa bibliothèque ; il s’agit d’analyser la collaboration, réalisée sous forme de livre, entre la pratique d’écriture d’un auteur et la pratique d’observation et de prise de vue d’un photographe. Pour faire cela, dit l’auteur, il faut se débarrasser de deux lieux communs : que la photo, en ce qui concerne l’authenticité documentale, ne peut pas dialoguer avec le texte romanesque, texte de fiction. Il faut aussi se débarrasser de la conviction que le génie est individuel et donc peu disposé à « être partagé ». En ce qui concerne enfin la relation énonciative entre photographie, littérature et faire sculptural, l’auteur étudie les transfigurations médiatiques que cette œuvre de Sandrine Willems et Marie-Françoise Plissart permet de problématiser : la contagion entre littérature et photographie par le biais des rythmes textuels et des syntaxes d’instanciation de la sculpture. Baetens décrit très finement la manière dont l’écriture se fait « contaminer » par les séries d’images de l’œuvre sculpturale de Michel-Ange ; la contagion se manifeste par la manière, justement, de mettre en série les images qui concernent la carrière, la pierre, la sculpture, le lieux d’exposition de cette dernière, avec un  « va-et-vient et [un] recommencement éternel entre d’une part la matière non structurée de la carrière et d’autre part l’interprétation spirituelle de l’œuvre par le spectateur » (p. 96). Ces va-et-vient racontés par les images se déploient en parallèle avec les inversions linguistiques et les déplacements inattendus qui construisent le développement de la phrase, qui cherche, elle aussi, la perfection michelangiolesca à travers des tournures, des façonnages, etc. Les détails photographiés succèdent aux représentations d’ensemble et le texte écrit se déploie entre des formes inchoatives, fragmentaires, inachevées, et des formes terminatives, complètes, achevées. On voit bien que ce qui intéresse les auteurs d’Élégie à Michel-Ange, c’est bien de traduire le rythme utilisé par Michel-Ange dans le processus d’instanciation et présentation de sa sculpture dans des rythmes de mots, de phrases et de prises de vue. Baetens réfléchit aussi à l’œuvre de Willems et Plissart en l’étudiant comme objet, à savoir comme un média-livre (la disposition des images imprimées, leurs rapports avec l’espace de la page, avec le texte écrit, la mise en page, le rythme de lecture prescrit), en rejoignant ainsi beaucoup de préoccupations d’ Yves Jeanneret et de Giulia Ceriani qui consacre une partie de son article aux formats médiatiques.

Dans son artiche intitulé Intermedialità e telefoni portabili di nuova generazione : una ricerca di terreno, Ceriani nous propose des réflexions à partir d’un cas d’étude de terrain qui lui sert de tremplin pour expliquer certaines utilisations des médias contemporains en les liant à une situation existentielle des jeunes. En partant de la considération que l’intermédialité concerne plusieurs canaux parallèles de transfert de la signification qui font système et qui ne sont pas seulement juxtaposés, l’auteure se demande si le cas d’une expérience avec des jeunes âgés de 14 à 30 ans peut nous être utile pour comprendre quelque chose de plus sur l’intermédialité : comment, à cause d’une privation artificielle, peut-on remplacer l’écoute de la musique par d’autres médias, tels par exemple, un téléphone vidéo, un répondeur automatique, un forum on-line ? En observant les pratiques des jeunes et en retravaillant le concept de remédiation de Bolter et Grusin (1999), Ceriani montre que le contenu d’un médium est toujours un autre médium et que la remédiation concerne une tension dialectique non tant entre vieux (musique) et nouveaux médias (par exemple, téléphones vidéo), mais entre une forme médiale et l’autre à travers l’échange de fonctions. Cela arrive, en effet, dans le cas du téléphone vidéo où il peut se produire un renversement de priorités (le visuel dominerait sur le sonore) et une conséquente transformation de l’ergonomie du téléphone, qui s’équipe d’écrans plus grands. Ici, par exemple, l’expression visuelle sert à convoquer des formes du contenu pertinentes, principalement, pour le canal sonore. Dans le cas du téléphone vidéo, quel est le rapport entre la forme médiale réalisée et celle d’origine, à savoir l’appareil photo ou bien le cinéma ? L’auteure explique beaucoup de ces événements contemporains de remédiation avec la demande de présence qu’on trouve chez les jeunes : il s’agit d’une quête du sens qui se transforme en une obsession phatique ; même si les écrans des téléphones portables sont moins parfaits du point de vue de l’élaboration visuelle par rapport au cinéma, ils sont plus efficaces du point de vue de l’immédiateté des relations (les fonctions visuelles du téléphone portable remplacent la musique, qui se révèle donc en creux comme une stratégie utilisée par les jeunes gens pour être « présents » au monde et aux autres). L’auteure se demande enfin si ces « remédiations », qui concernent plus la convergence que la pluralité de formes médiales, nous mettent face à une nouvelle catégorisation du monde.

Nicole Everaert-Desmedt, dans l’article La carte postale publicitaire : une invitation au voyage intermédiatique, se consacre à la description du fonctionnement d’un support publicitaire, celui de la carte postale, qui a la particularité de faire croiser deux médias : un imprimé publicitaire et une carte postale. Après une description de la publicité en quatre prototypes en succession chronologique (réclame, publicité classique, moderne et contemporaine) et la classification de la carte postale dans la publicité moderne (qui a comme but de promouvoir la publicité elle-même et son récepteur, lequel possède une véritable culture publicitaire) et mythique (la publicité est saisie comme un objet culturel), l’auteure porte son attention sur l’exploitation créative des virtualités du support, notamment des cartes postales crées par la société belge Boomerang Free Cards : les dessins et les textes écrits sur la carte postale ont comme thématique son support même et couplent les rectos avec les versos à travers des jeux de mots (car-card pour la pub de Toyota Yaris, « Site plait » pour Kinepolis, etc.), des références aux cartes partagées par des amis, mais aussi à la création des cartes mêmes (qui seront ensuite sélectionnées par un concours). Boomerang devient lui-même correspondant et récepteur de propositions de publicité, de nouveaux designs, etc. La plupart des cartes décrites par Everaert-Desmedt invitent, en effet, le récepteur non seulement à se faire demandeur de publicité, à proposer des marques dont il souhaite voir la publicité en carte postale, mais aussi à devenir annonceur ou bien créateur de carte lui-même. Les cartes ne revoient pas seulement à d’autres cartes de la même série (ou qui appartiennent à la même marque), mais aussi à des sites Internet, à des spots TV, à des cartes électroniques, à des pratiques de communication par sms, etc. La carte, en tant que moyen de communication, convient bien pour faire la publicité d’autres moyens de communication, telle la téléphonie mobile, par exemple, toujours en exploitant les caractéristiques de son support (le recto et le verso permettent une dialogicité, une possibilité d’invitation à répondre par des sms, à jouer, etc.).

Note de bas de page 2 :

 Voir Fontanille, idem.

Jacques Fontanille se consacre aux pratiques publicitaires et au rôle du support en vue d’une théorisation du médium. Dans son article Intermédialité : l’affiche dans l’annonce-presse, il ouvre la réflexion sur quatre points de vue complémentaires pour encadrer la question de l’intermédialité et caractériser les pratiques intermédiales de manière rhétorique. Ces quatre perspectives prennent en compte : 1) le genre, qui définit la hiérarchie et le type de montage entre les médias assemblés, et qui permet de décider lequel accueille les autres, comment ils sont accueillis (par insertion ou composition) et avec quel degré de prise en considération de chaque spécificité ; 2) le style, qui concerne le degré de prise en compte de la tradition et son renouvellement dans les associations entres médias ; 3) la voix énonciative, qui concerne la co-habitation/confrontation, plus ou moins polémique, entre axiologies et points de vue différents et 4) les niveaux de pertinence du plan de l’expression (du signe aux formes de vie)2. Cette dernière approche montre que ce qui distingue l’intermédialité d’autres types d’insertion comme l’intertextualité, c’est le rôle fondamental joué, justement, par le support qui, dans le cas de l’intermédialité, est solidaire du texte visuel inséré à l’intérieur du médium d’accueil (ce support peut être collé ou bien représenté) : cette réunion entre support et texte détermine la spécificité de chaque médium. La question qui demeure centrale est celle de la caractérisation de l’acte de langage par lequel un médium est appelé à l’intérieur d’un autre : les différents degrés d’assomption de l’un dans l’autre constituent la dimension rhétorique de l’intermédialité. Ces degrés d’assomption sont analysés à partir de la campagne Vuitton, qui met en jeu un montage entre annonce-presse et affiche (l’affiche est enchâssée à l’intérieur de l’annonce-presse) qui ne fonctionne pas du tout comme une mise en abyme (où un médium et son support se mettent précisément en scène eux-mêmes) : ici l’annonce-presse et son support accueillent un autre médium et un autre support (celui de l’affiche). Il ne s’agit pas en fait d’un vrai redoublement, parce que les attitudes de la femme représentée dans l’annonce-presse accueillante et dans l’affiche accueillie varient de manière significative. Si dans l’annonce, la femme est habillée et en activité (femme au quotidien), libre de ses mouvements, dans l’affiche, elle est emprisonnée dans le cadre toujours trop étroit et sa position est contrainte (étrange et inconfortable). Si dans l’annonce, la femme dirige son regard dans le sens de son déplacement, dans l’affiche, elle essaie de rencontrer le regard du spectateur, directement ou « par en dessous ». Pour comprendre et analyser cette campagne, Fontanille élargit le corpus à d’autres marques de luxe et il dépasse le niveau de l’« image-texte » pour aborder le niveau de la « forme de vie » caractéristique d’un domaine économique et culturel. La comparaison avec d’autres marques montre que, si le dédoublement des acteurs féminins est une propriété du domaine des marques de luxe (dédoublement dans la même image ou construction en double page), la construction intermédiale est spécifique de la campagne Vuitton. C’est justement cette intermédialité qui procure à la campagne Vuitton un dispositif énonciatif et sémiotique spécifique : la construction intermédiale permet en fait d’inscrire dans la même image les deux univers qui, dans les autres marques de luxe, sont distribués sur deux images différentes, à savoir l’univers où l’objet de luxe est un accessoire au quotidien (femme au quotidien) et l’univers où il manifeste la transcendance de l’acteur, au prix de la compression de son corps dans les limites d’une affiche (femme « en majesté »). Le haut degré d’intégration entre affiche et annonce-presse qui produit un abaissement de la femme « en majesté » et son passage à  l’univers de la femme au quotidien (cet abaissement est exprimé par les positions incongrues et malcommodes des femmes des affiches) montre que chaque type de femme reste dans son propre médium, enfermé dans un univers étanche à l’autre. La tension entre deux systèmes de valeurs (quotidiens et mythiques) et entre deux rôles de l’objet de luxe est maintenue, et la femme au quotidien peut s’imaginer dans l’autre rôle, celui du mythe, parce que ce dernier peut être convoqué à l’intérieur de l’univers où elle vit. L’intermédialité permet ainsi la médiation mythique : les objets de luxe deviennent des figures de médiation (mythique) entre les deux univers, univers inconciliables mais qui peuvent cohabiter, par le biais du montage intermédial, de deux manières complémentaires : d’un côté, au travers d’une médiation syntagmatique (procédé rhétorique du dédoublement des acteurs, des variations spatiales, des resserrements du cadre et des changements de support) et de l’autre, au travers d’un médiateur thématico-figuratif (l’objet de luxe qui reste stable).

Si l’article de Fontanille se consacre à l’étude du médium en partant du niveau de pertinence du texte et du support et en arrivant à celui de la forme de vie mythique d’une culture commerciale contemporaine, Yves Jeanneret, de son côté, problématise la question très délicate de la relation entre technologies et imaginaires — et des niveaux de médiation qui les mettent en communication. En fait, dans La page à l’écran, entre filiation et filières, Jeanneret plaide pour une analyse de la médiation technique des formes matérielles de la textualité dans leur historicité qui puisse servir à éloigner les sciences de la signification (communication et sémiotique) de toute approche mécaniste de ces phénomènes. Afin de décrire l’activité de métaphore-métamorphose des formes médiatiques, Jeanneret affirme qu’un pré-requis de l’analyse est de bien identifier les niveaux pertinents (texte, support, objet, processus de communication). En fait, pour aborder la question de la page à l’écran, qui se révèle n’être qu’une métaphore, ou mieux une catachrèse, il faut dissiper la confusion entre les dispositifs techniques et les formes d’écriture – qui dépendent de deux niveaux de pertinence différents –, même si les formes d’écriture ne peuvent être comprises indépendamment de la relation qu’elles entretiennent avec leurs supports. Quand on parle de page-écran, l’écrit et l’écran ne peuvent pas se confondre, l’écran étant un support de l’écrit ; il faut se demander plutôt comment la forme de la page est convoquée dans l’écran, en marquant la différence entre ces deux modes de matérialisation de l’écriture. La page n’est pas un dispositif d’affichage, c’est une forme dessinée sur un dispositif d’inscription (par exemple la feuille), qui définit une relation entre contour et bordure. Même si la métaphore de la page-écran est inadéquate – les « ascenseurs » aussi sont le signe du fait que la page web n’a pas les mêmes limites que les pages du livre et qu’elle ne suit pas le même parcours de cumulation que le volume, la reliure, etc. –, cette métaphore est un symptôme de la nécessité, pour l’écran, de s’appuyer sur l’imaginaire de la forme de la page en tant que référence à une forme constituée, culturalisée (la page rythme visuellement l’espace visible), afin de s’inscrire lui-même dans une tradition. L’écran métamorphise cette tradition, tout en la maintenant reconnaissable. L’auteur explique les oscillations au niveau de la conception de la page dans les nouvelles technologies entre la liquidation de la forme-page par le biais de l’hypertexte et le processus de réappropriation et mise en abyme de cette même forme qui culmine dans le logiciel de facsimile Acrobat Reader. La formule de la page-écran met en scène une tension, mais cette tension peut en effet aider à démêler l’affaire : si la page concerne l’inscription du texte sur une surface matérielle circonscrite, par contre les caractères numérisés sont facilement déplaçables et plus « plastiques » et « c’est bien parce que le texte échappe, en régime informatique, à l’inscription dans des objets matériels circonscrits, qu’il a besoin de citer, de souligner, de mettre en exergue la forme page » (p. 157). L’auteur semble nous dire que le caractère rhétorique du concept de la page-écran peut être utilisé de manière critique parce qu’il révèle tout un système sémiotique et technique lié à un imaginaire très fortement ancré dans notre culture occidentale. L’écrit d’écran ne peut donc pas être conçu comme immatériel et sans frontières : il garde la mémoire de la page, qui s’ajuste aux moyens techniques et aux propriétés logistiques des supports. Mais la parenté des fonctions n’autorise pas la mise en parallèle des objets ; par exemple, la page s’offre à la manipulation de la part du lecteur, l’écran non. L’union entre signe et support, qui a défini la page dans l’histoire technique de la tablette au texte, perd son sens avec les nouveaux médias électroniques. En effet, comme le dit l’auteur, la matérialisation du texte en tant qu’écrit d’écran n’est qu’un mode d’existence sémiotique : « ce n’est pas le seul écran qui corresponde à la page en tant qu’objet d’inscription. C’est un dispositif complexe qui gère la succession des états visibles et des états invisibles du texte. Ce dispositif associe la mémoire interne de l’ordinateur, les réseaux, l’écran, le clavier et l’imprimante : chacun de ces éléments est activé par des programmes » (p. 160, nous soulignons). On obtient, en effet, une circulation des écritures : mémoire de la machine, écrit d’écran, écrit d’imprimante. Les signes passeurs, par exemple, articulent la matérialité visuelle de l’écrit avec le programme : dès qu’il y a signe passeur, il ne peut plus y avoir à proprement parler de page. L’écran joue sans cesse de ce qu’il rend visible ou invisible sur sa surface, tandis que la page est un objet pérenne, « qui inscrit durablement les traces d’un texte particulier, et d’un seul » (p. 161). A ce propos, Jeanneret propose une comparaison entre les pages d’accueil des sites et la Une de presse : sur Internet, l’organisation du rapport entre texte virtuel (mémorisé dans la machine) et texte actualisé (lisible à un moment précis) régit l’organisation de ces signes (les signes passeurs transforment les hiérarchies entre titres, sous-titres, etc.). Enfin, en ce qui concerne la relation fondamentale de la détermination réciproque entre la filière technique et la filiation sémiotique, l’auteur affirme qu’on peut définir la métamorphose de la page par la rencontre de deux logiques : d’un côté, la continuité d’une filiation sémiotique qui mobilise la tradition de formes visuelles du texte telle que la page, de l’autre, la rupture irréversible d’une filière technique qui a jusque-là assuré la conservation de ce texte. L’auteur arrive à résoudre la question de la page-écran en concluant que, du côté technique, on est face à une formalisation logique reposant sur une série de couches logicielles, du côté sémiotique, on est face au trompe-l’œil de formes héritées des cultures médiatiques tel l’imaginaire de la « culture éditoriale », qui expliquent la permanence du rôle de la page dans la mise en forme du texte électronique.

Les contributions de Sémir Badir et de Pierluigi Basso Fossali nous amènent directement à repenser les fondements de la discipline sémiotique. Badir se consacre à redéfinir les relations entre le médium en tant qu’objet d’analyse de la sémiotique (objet sémiotisé) et en tant que concept opérationnel (agent sémiotisant) qui puisse trouver sa place parmi les niveaux de pertinence fondamentaux de la discipline (texte, genre, discours, pratique). Basso Fossali ouvre la voie à la constitution d’une fédération entre sémiotique du texte, sémiotique de l’expérience et socio-sémiotique, afin d’étudier le médium non seulement comme médiation d’un espace technologique, mais aussi comme médiation d’un espace perceptif, d’un espace linguistique et d’un espace institutionnel.

Note de bas de page 3 :

 J. Fontanille, « Textes, objets, situations et formes de vie. Les niveaux de pertinence du plan de l’expression dans une sémiotiques des cultures », in Transversalité du sens, Bertrand, Costantini (dirs), Paris, P.U.V., 2006.

L’article La sémiotique aux prises avec les médias de Badir vise à reparcourir l’histoire de la conception du terme « média » (francisation de médium) en montrant comment cette notion s’affranchit de plus en plus de l’avènement d’une technique (élément indispensable pour la caractérisation du multimédia, par exemple) et se rapproche de plus en plus du champ de la spéculation intellectuelle. L’auteur remarque à ce propos que la notion d’intermédialité, de manière encore plus décisive, se prête au déclenchement des réflexions méta-sémiotiques. En approchant l’histoire épistémologique de la sémiotique, Badir affirme que la prise en compte du média oblige la théorie à revoir tout son système. A cet effet, la sémiotique pourrait se servir de deux stratégies : en amont, elle pourra éprouver ses hypothèses formelles sur une préconception du média et en aval, elle pourra rendre compte des effets de sens des médias en tant qu’objets sémiotiques. Pour entrer dans le vif de son investigation, Badir distingue entre média en tant qu’objet sémiotisé et en tant qu’agent sémiotisant. Si on part du média comme objet susceptible d’être sémiotisé, une sémiotique du média se consacrerait à le considérer comme un outil à l’intérieur d’un paradigme d’outils et en relation avec différentes pratiques sémiotiques. Pour ce faire, selon Badir, il faut prendre, par commodité théorique, comme point de départ une pratique zéro, « nue » où l’outil ferait défaut (une pratique nue serait donc une pratique conduite par l’« esprit », par des organes ou bien par le corps). A partir de là, Badir conçoit trois types d’outils : des outils instrumentaux, des outils machiniques et des outils médiatiques (et des composés des trois types), qui se différencient les uns des autres tant sur le plan de l’expression que sur le plan du contenu : du point de vue de l’expression, l’instrument rend pertinente la variabilité de l’expression humaine, et du point de vue du contenu, il spécialise l’organe prolongé. La machine supplée aux fonctions du corps humain et le média à celles de l’esprit humain. La correspondance entre l’esprit humain et le média amène l’auteur à affirmer qu’une sémiotique du média pourra permettre de repenser non seulement les pratiques humaines, mais aussi l’organisation des savoirs. En ce qui concerne, par contre, le média en tant qu’agent sémiotisant, Badir le situe par rapport aux concepts de texte, de genre et de discours en en faisant ainsi, comme promis, un concept qui peut rentrer à plein titre dans les fondamentaux théoriques de la sémiotique. En montrant qu’aucun discours ne peut exister sans média et vice-versa (sinon dans la pratique nue), l’auteur arrive enfin à affirmer que le média compose un plan de l’expression face au plan du contenu des discours, en vue de l’analyse sémiotique d’objets tels que les pratiques et, à un niveau supérieur, les cultures. Revisitant le schéma de 2004 des niveaux de pertinence sémiotique du plan de l’expression de Jacques Fontanille3 (du texte aux cultures), Badir affirme que les pratiques au sommet et les œuvres (dont les textes) au bas de la hiérarchie ne peuvent pas faire partie de la même hiérarchie, étant donné que la dépendance qui met en rapport les pratiques et les œuvres n’est pas uniforme – l’uniformité de la dépendance étant justement le réquisit de toute analyse. En effet, les œuvres seront impliquées tant dans le plan de l’expression que dans le plan du contenu (à savoir dépendantes d’un média et d’un discours). Les médias et les discours faisant partie de deux plans différents, les œuvres dépendent par conséquent de deux analyses distinctes (fragmentation) – et non seulement de celle de l’expression, comme l’affirmerait en revanche Fontanille. L’auteur énumère différents cas de relation entre médias et discours jusqu’au cas limite du multimédia, qui se révèle à la fois polydiscursif et polymédiatique. Du point de vue du niveau des pratiques au sommet de la hiérarchie fragmentée, on peut analyser les transformations médiatiques – à savoir les rencontres de deux médias existants ou bien l’influence d’un média ancien sur un média nouveau –, en ce qui concerne leurs formats et en ce qui concerne leurs fonctions. Les pratiques sémiotiques ayant le média comme composant de l’expression et le discours comme composant du contenu incarnent la corrélation entre formats et fonctions : l’intermédialité se révèle ainsi un point de départ important pour l’analyse des transformations des pratiques sociales. Si on se situe, par contre, au niveau des œuvres, il ne s’agit plus d’étudier les transformations médiatiques, mais bien le rapport hiérarchique, connotatif et métasémiotique, entre un média d’accueil et un média contenu : l’œuvre du média contenant peut donc être susceptible d’ébaucher l’analyse métasémiotique du média contenu, qui devient ainsi une sémiotique-objet. Les réflexions de Badir sur des cas d’œuvres (plutôt que sur des cas de médias en tant que substance médiatique d’expression) qui se chargent de l’analyse sémiotique du médium qui les manifeste, l’amènent à mettre en avant le concept de modalité épisémiotique – qui est bien mis en lumière par un certain nombre d’articles ici recueillis – qui concerne la réflexivité du médium accueillant sur lui-même.

Note de bas de page 4 :

 A ce sujet voir les articles recueillis dans Beyaert-Geslin, Dondero, Fontanille (dirs), « Arts du faire : production et expertise », Recherches Sémiotiques/Semiotics Inquiry, vol. 28, nos 1-2-3.

Note de bas de page 5 :

 Voir à ce sujet les prises de position de Jeanneret, dans son article publié ici même, qui vont dans le même sens.

Note de bas de page 6 :

 Voir à ce sujet N. Luhmann, Soziologie des Risikos, Berlin, De Gruyter, 1991, § 12 (tr. angl. Risk : A Sociological Theory, Berlin, De Gruyter, 1993). Pour une utilisation sémiotique du concept d’observation de deuxième ordre, voir P. Basso Fossali, La promozione dei valori. Semiotica della comunicazione e dei consumi, Milano, Franco Angeli, 2008, où l’auteur explique que l’observation de deuxième ordre ne se réduit pas à une méta-observation, étant donné qu’elle concerne une perspective ancrée dans la scène pratique dans laquelle l’acteur social agit, et qui lui permet de s’y voir inclus. La prédication d’inclusion de chaque observation de deuxième ordre explique la manière dont elle permet de quitter le plan des catégories oppositionnelles (X contracte une relation d’opposition avec Y) pour le plan des catégories participatives (X contracte une relation avec N qui inclut X).

Dans l’article de Pierluigi Basso Fossali Di mediazione in mediazione. Spazi esperienziali, domini culturali e semiosfera nous est offert un vaste panorama de ce qu’on peut entendre par intermédialité. Ici, il ne s’agit pas seulement de prendre en compte l’intermédialité en termes de relation entre un médium accueillant et un médium accueilli ou bien d’autres types d’incorporation et transduction – comme le font d’autres articles de ce numéro de Visible –, mais il s’agit notamment de décrire des interrelations entre quatre niveaux de médiation (médiation d’un espace perceptif, d’un espace linguistique, d’un espace institutionnel et d’un espace technologique). Avant d’entrer dans la description de ces quatre niveaux différents de pertinence sémiotique de la médiation, Basso Fossali explique les raisons pour lesquelles la sémiotique de tradition greimassienne (sémiotique du texte et de la signification) a toujours renoncé à étudier le côté communicationnel de la textualité. Les productions médiatiques ont en effet toujours été prises en compte en tant que textualités émancipées de toute question concernant la spécificité du médium utilisé pour les manifester ; et la sémiotique a souvent reconduit l’environnement médiatique aux textualités qu’y circulent. La sémiotique a donc émancipé la textualité de son support matériel, et même de l’acte de textualisation tout court4. L’organisation sémantique du texte (discours) était ainsi conçue comme indépendante du signifiant – comme le montre très clairement le parcours génératif de Greimas – et l’analyse ne rendait pas pertinente la distinction entre ordres sensoriels impliqués dans la saisie du signifiant. En autonomisant ainsi la sémantique, il devenait possible de rejoindre le but de ne pas classer les sémiotiques à partir d’un fondement perceptif. Sur cette voie, la sémiotique a risqué non seulement de laisser de côté le fait que le texte est avant tout un objet culturel qui assume un héritage et qui est transmis via des canaux communicationnels qui impliquent des genres, des implémentations dans la société (pratiques de transmission des corpora textuels), mais aussi le fait que la mémoire figurative de la production sémiotique est sémantiquement pertinente. Certes, comme le rappelle l’auteur, cela a été le prix à payer pour pouvoir revendiquer l’autonomie des disciplines qui étudient la signification, qui sont fondées sur la théorie de l’énonciation et du discours, en s’opposant aux théories mathématiques de la communication ou bien à des théories « ingénieristiques » des technologies de transmission de l’information5. Basso Fossali rappelle à ce propos qu’Umberto Eco, dans son Trattato di semiotica generale (1975), partageait la même nécessité de s’éloigner de la réduction de la signification à des questions purement technologiques, mais il ne manquait pas de concevoir la linguisticité comme directement liée à des organisations et codifications médiatiques. Si ce lien entre langage et médium est, selon la conception de Basso Fossali, un point de départ fondamental, l’auteur est convaincu par ailleurs qu’on ne peut pas se contenter d’affirmer que le médium n’est que le statut que le langage assume lorsqu’il est agi par une communauté sociale, ou bien qu’il n’est que le support de sa transmission : il ne faut pas réduire le médium à une technologisation du support formel pour le plan de l’expression. À partir de là, Basso Fossali explique que la question de la médiation dépasse celle de la technologisation du plan de l’expression des textes – qui, en tous cas, se définit toujours en corrélation avec un plan du contenu – pour aboutir à une problématique plus générale qui concerne la sémiotisation du monde et la re-négociation identitaire des instances en jeu ; de ce point de vue-là, le médium apparaît comme bien plus qu’une prothèse qui étend des caractères identitaires : il en permet une re-conceptualisation. Basso Fossali remarque qu’aujourd’hui la sémiotique de tradition textualiste, responsable de la sous-évaluation de la production et de la réception du plan de l’expression des textes, prend conscience du fait qu’il faut aborder les pratiques, les textes et les expériences à partir de trois approches, épistémologiques et méthodologiques, différentes : approches socio-sémiotique, textuelle, expérientielle. La perspective qu’on appelle socio-sémiotique refuse en fait une extension indue de la notion de textualité à tous ces phénomènes communicationnels qui ne peuvent pas être reconduits à des formes « déposées » de sens. En outre, la dimension médiatique permet d’étudier les textes en tant qu’objets (si on entend par objet un texte qui a conquis une manifestation incarnée et inscrite sur un support médiatique), de rendre compte du caractère distal de la communication (le médium technologique offre une possibilité de communication entre deux sujets in absentia), ainsi que de l’observation de deuxième ordre6sur les pratiques communicationnelles produite par chaque médium. A ce propos, nous rappelle l’auteur, il ne faut pas oublier non plus que la littérature sur les médias met le pouvoir au centre de ses réflexions en montrant ainsi que les médias peuvent acquérir le rôle d’agents de sens indépendamment des pratiques communicationnelles qu’ils accueillent. En effet, déjà McLuhan avait pointé du doigt le fait que chaque médium a le pouvoir de mettre en perspective et de filtrer le potentiel sémantique du message. Comme on peut aisément le comprendre, dans l’écrit de Basso Fossali, le médium conçu du point de vue d’une sémiotique du texte laisse la place au point de vue d’une sémiotique de l’expérience (le médium possède une forme diagrammatique moins organisée et plus plastique que les formes qu’il accueille, parce qu’il est comme un corps qui accepte de se subordonner aux formes d’un autre corps), mais aussi au point de vue d’une socio-sémiotique, qui nous permet de pointer du doigt le fait que la médiatisation est une partie intégrante de l’auto-poïesis d’une société et de la manière dont elle gère la signification collectivement. De plus, c’est justement la médiation qui peut lier la question linguistique à la question sociale : non seulement le langage est un médium qui permet la communication dans un horizon distal, mais les médias permettent d’élargir le scénario par rapport auquel les relations inter-identitaires se constituent et offrent un plan d’interconnexion et de circulation qui lie la présence avec l’absence et le proximal avec le distal. Enfin, le médium est ce qui impose à la sémiotique d’intégrer au paradigme du texte l’espace d’inscription phénoménale en amont (sémiotique de l’expérience) et une sémiosphère en aval (socio-sémiotique), en entendant la sémiosphère en tant qu’environnement vers lequel les constructions discursives vont être projetées afin de reparcourir le trajet des effets de sens aux effets de vie. À partir de ces considérations sur les rapports entre médium et sémiotique du texte, sémiotique de l’expérience et socio-sémiotique, l’auteur explique que la question de la médiation émerge en tant que mise en abyme de perspectives diversifiées : il s’agit de distinguer entre : 1) la dimension médiale (mediale) de la sémiotisation : elle concerne les structures-filtres qui fonctionnent comme médiation pour l’appréhension d’un scénario inter-actanciel ; 2) la dimension médiationnelle (mediazionale) de la sémiotisation : elle concerne le filtre linguistique qui permet une réélaboration discursive de l’expérience ; 3) la dimension médiumale (mediumale) de la sémiotisation : elle concerne la médiation opérée par les valences régulatrices produites par les domaines sociaux, qui garantissent des tentatives de stabilisation et une circulation diffuse des valeurs identitaires que les acteurs sociaux peuvent assumer ; 4) une dimension médiatique (mediatica) : elle concerne notamment les moyens de communication (technologie) qui définissent justement le caractère distal de la communication. Respectivement, il s’agit d’individualiser quatre types d’espaces : 1) l’espace médial, qui filtre la perception, 2) l’espace médiationnel, qui sous-tend l’énonciation ; 3) l’espace médiumal, qui règle la communication selon un horizon institutionnalisé de valences ; 4) l’espace médiatique qui permet la transmission à travers une technologisation des plans d’inscription et une transposition des variables spatiales et temporelles. Les relations entre quatre niveaux de médiation et quatre espaces entendus comme des relations mutuelles (ascendantes et descendantes) sont approfondies dans le livre de l’auteur qui vient de paraître, La promozione dei valori. Semiotica della comunicazione e dei consumi, où il prend comme exemplification la dégustation du vin. L’auteur affirme ici que les expériences gustatives des vins, qui appartiennent à un espace médial, peuvent devenir l’occasion d’une narrativisation linguistique (espace médiationnel) jusqu’à s’institutionnaliser en milieux de socialisation et affinement du goût (espace médiumal). Quand cette communication s’affranchit de ses limites spatio-temporelles à travers la technologie, la socialisation du goût rencontre des canaux de diffusion tels les livres et les programmes télévisuels, où l’espace médiatique devient pertinent.

En reprenant et en revisitant la notion de sémiosphère de Youri Lotman par rapport à celle de culture, Basso Fossali affirme que la culture et la sémiosphère ne sont pas des concepts superposables comme chez Lotman. Culture et sémiosphère sont liées par le biais d’un couplage structurel à la manière d’un organisme avec son environnement, la sémiosphère en fait est un environnement qui garde en lui-même des facteurs d’indéterminations par rapport au système-culture : dans la sémiosphère, la tension entre sémantisation et indétermination fait de l’accidentalité une partie intégrante des scénarios du sens. Les quatre niveaux de médiation identifiés par Basso Fossali et, notamment celui qui concerne l’espace institutionnel, permettent justement d’analyser notre relation à la sémiosphère, en partant des domaines sociaux (art, droit, religion, etc.) : ici la question qui émerge en relation avec l’indétermination sémantique de la sémiosphère est bien leur manque de bien-fondé originaire. A partir de la leçon de la sociologie des systèmes de Luhmann, l’auteur identifie quatre manières de gérer ce manque de bien-fondé que les domaines doivent, d’une manière ou d’une autre, affronter. Les manières possibles de « traiter » l’indétermination qui se constitue entre les systèmes sociaux et le bien-fondé du sens sont chez Basso Fossali : a) la fiducie, qui fonctionne comme une réduction du cadre des actions prévisibles d’autrui; b) la croyance,qui survient sur les cendres de la fiducie : elle est une totalisation du champ qui dépasse la contingence perceptive de la fiducie elle-même et qui élabore un cadre discursif (le plus souvent mythique) qui re-modélise l’environnement et construit une nouvelle « distalité » fondatrice ; c)l’harmonisation, qui concerne une sorte de « mélodie des comportements » qui émerge comme un pattern d’éléments rythmiques indépendants qui, lorsqu’il y a un caractère concerté de ces manifestations occasionnelles (aisthesis sociale), peut se transformer en des articulations régulatrices entre formes de vie et sémiosphère ;d) l’organisation,qui est une réponse à l’incertitude par le biais de l’économie. Le besoin d’organisation naît lorsque les domaines qui gèrent les valeurs (art, droit, religion, etc.) laissent transparaître leur manque de clôture et leur incapacité à construire des équilibres par le biais de l’autoréférence. Une technique organisationnelle est justement celle des mass médias qui fonctionnent comme la re-médiation d’un espace social afin que ce qui était indéterminable, devienne déterminable (la connexion avec le distal, l’opinion publique, etc.).

En procédant d’un article à l’autre, on s’est déplacée d’une réflexion concernant une intermédialité plutôt artistique vers une intermédialité qui concerne de près la gestion de notre vie sociale et de notre identité : perceptive, linguistique et institutionnelle. Certains auteurs ont cherché à trouver un interstice pour faire dialoguer la sémiotique avec les disciplines « de champ », à savoir avec ces compétences institutionnalisées qui sont notamment consacrées à l’étude des médias en tant que technologies médiatrices de la vie en commun. Ce qu’il faudrait se demander, c’est comment un tel numéro pourrait être perçu par un sociologue des médias. On est bien convaincue que la sémiotique peut aider à décrire les dispositifs médiatiques et les textualités qui en dépendent de manière heuristique et que ses méthodologies peuvent garantir une forte intelligibilité des contraintes des objets médiatiques, comme ce numéro le montre de manière décisive. Pourtant, du point de vue d’un mass-médiologue, ce qui manquerait à la sémiotique, c’est une vocation critique renouvelée, la vocation à diagnostiquer le temps présent et à faire des pronostics pour l’avenir.