Ivan Darrault-Harris, Jean-Pierre Klein, Pour une psychiatrie de l’ellipse, Limoges, Pulim, 2007
Jean-Michel WIROTIUS
CeReS, université de Limoges,
Service de Médecine Physique et de Réadaptation, Centre hospitalier de Brive
Deux disciplines, la médecine et la sémiotique, sont ici mêlées et permettent l’émergence d’une approche singulière de cette expérience des soins en milieu psychiatrique et plus particulièrement pédopsychiatrique.
Ce livre est un récit, celui de deux professionnels, de deux experts qui racontent au détour d’histoires cliniques la mise en place dans le décor formel de la pédopsychiatrie d’une théorie soutenue par la sémiotique, qui donne du sens aux pratiques et les guide. Le livre est foisonnant avec de nombreuses interpellations du lecteur qu’il laisse souvent sur sa faim et qu’il invite alors à être lui aussi dans l’autonomie. C’est sans doute la présence forte des auteurs tout autant que celle des enfants accompagnés dans ces parcours qui est marquante, tant il est entendu que les écrits des professionnels de santé doivent être les plus transparents possibles par rapport à l’énoncé.
Aguerris par les pratiques institutionnelles, les auteurs racontent autant d’histoires vécues auprès de jeunes en souffrance, avec des histoires de vie qui témoignent de ces grands désarrois liés aux pathologies mentales, qu’ils accompagnent en s’interrogeant sur le sens des pratiques professionnelles, sur leur rôle de médiateur, sur la conduite des pratiques de soins et sur la place de chacun.
Racontant des vies, avec des dialogues, des contenus et des cadres institutionnels, ce livre possède de nombreuses vertus : d’une part, il donne à ressentir le vécu des professionnels dans l’accompagnement de situations de vie extraordinaires, d’autre part, il livre un schéma de réflexions, des pistes pour ceux qui sont dans ces mêmes trajectoires professionnelles et enfin, il pose au détour d’un paragraphe, d’un chapitre, une note, une réflexion, une phrase comme autant de fenêtres, d’ouvertures parfois juste ébauchées, mais toujours pertinentes et sources de réflexion.
Ce livre propose un travail original dont on souligne qu’il s’agit d’analyse de professionnels. La crainte que cette façon de présenter un travail clinique soit considérée comme du « hors du champ des sciences » est très présente, car de fait, les pratiques d’accompagnement ne peuvent être évaluées en termes d’efficacité comme on pourrait le faire d’une médication : «devant la quantification, le tout biologisme, la déshumanisation actuelle, ce livre concilie une exigence scientifique et une approche subjective nuancée ».
La quête est ici, devant la complexité du quotidien, de donner du sens (par l’émergence des significations et de leur cohérence) qui inclut une direction en proposant un modèle thérapeutique qui transcende et unifie les pratiques. Sa construction du texte est à la fois horizontale, linéaire (les récits des cas cliniques dans la durée où la temporalité occupe une place essentielle), et parfois verticale (avec des quasi-protocoles faits de lignes sobres superposées comme dans le chapitre V, consacré à la méthodologie).
Des histoires cliniques
Le livre, d’une très grande richesse, ouvre sur des histoires de vie dans lesquelles les auteurs se sont investis au quotidien. On retrouve ainsi des matériaux liés aux rencontres avec leur mise en mots et en dessins et les propositions de théorisation, dans le désir de construire du sens au-delà des mises en jeu affectives immédiates. Ces histoires de vie sont centrées sur le manque : manque d’appétit, d’humeur, de capacités. Les questions traditionnelles autour du diagnostic, de la nosographie sont volontiers laissées de côté, même si l’on pense habituellement que « l’explication étiologique est la voie royale de la thérapie » (p. 43). Il y a Kathryn, 11 ans, psychotique et anorexique, Nathalie avec ses difficultés relationnelles, Elvis, 11 ans, avec des problèmes scolaires et des violences, Béatrice, 10,5 ans, dépressive, Mélanie, IMC, Yann, hydrocéphale, avec des déficits cognitifs et moteurs.
L’ellipse
Pourquoi l’ellipse ? Pour le lecteur, une préoccupation légitime est celle de découvrir l’énigme de l’ellipse, dont il ne perçoit que peu à peu le sens au fil des flashs répétés sur ce thème et des descriptions successives. Sa présentation est distillée tout au long du livre et l’ellipse n’est pas immédiatement illustrée dans les premiers chapitres (pour une description, voir les pages 69, 70, 71, 72, 75, 133, 138, 139, 235, 251). « Ce que nous avons appelé la psychiatrie de l’ellipse décrit une figure à deux centres : le premier fonctionne en débrayage énonciatif, le second en débrayage énoncif, et c’est dans l’aller-retour entre ces deux centres que se déroule le chemin initiatique de la psychothérapie ».
Figure 1 : Pages de couverture et schéma de la page 251 (I Darrault-Harris et JP Klein)
L’approche du risque, du parcours entre les écueils à éviter, est inscrite non seulement dans l’ellipse comme référence de la théorie des soins proposée par les auteurs mais aussi dans l’ensemble du texte : des professionnels aux sujets soignés, de l’autonomie à l’hétéronomie, de la théorie à la pratique, de la psychiatrie à la sémiotique, de charybde en scylla, du catégoriel au graduel ou comment passer avec adresse entre deux pôles qui ont parfois la forme du récif. Le grand écart va aussi du plus théorique au plus clinique.
Le titre du livre peut sembler lui-même énigmatique sinon elliptique : (1) « psychiatrie » s’entend comme la référence au champ de la santé mentale avec les institutions et les professionnels travaillant dans le champ sanitaire. D’où les difficultés exprimées quant aux moyens offerts aux praticiens et le déploiement en regard d’une énergie créatrice des acteurs de santé avec un désir d’aide à la reconstruction d’identités chancelantes pour faire un bout de route, un chemin ensemble. « Les interprétations finales du thérapeute apparaissent très elliptiques, obliques, portant sur la globalité du sens du rêve, par rapport à l’ensemble de la thérapie qui, de plus, s’achève ». (2) L’« ellipse » mérite d’autres explications : (a) l’ellipse est proposée dans sa version mathématique comme une figure à deux centres qui offre la possibilité d’aller d’un centre à l’autre. Elle assure aussi le passage du cercle (la répétition du même) à la spirale via l’ellipse (p. 133) (b) L’un des centres fonctionne en débrayage énonciatif, l’autre en débrayage énoncif. Les références sont celles de la sémiotique pour cette approche conceptuelle du débrayage.
Figure 2 : La théorie de l’ellipse
- Note de bas de page 1 :
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Ivan Darrault-Harris, « La médiation dans la relation d’aide », L’ERRE, N°19, Juin 2001, Ecrire, encore.
«Ce que dit en résumé la théorie de l’ellipse est assez simple : si vous voulez induire le changement, il faut proposer une médiation qui ne se situe ni dans la zone symptomatique, ni dans la zone défensielle, mais dans une zone libre entre charybde et scylla, pour que cette navigation qu’est la rééducation commence bien et ne s’arrête qu’au port de la résolution1 ». |
(c) L’espace transitionnel, le lieu possible du changement est représenté sous la forme d’une ellipse : le premier foyer de l’ellipse est l’espace de diction où l’enfant peut parler de lui, de sa souffrance, « je ici maintenant » ; le deuxième foyer est l’espace de fiction, où le soignant aide à créer un autre lieu d’énonciation où il parlera d’un « il là et alors ». Ainsi, dans le débrayage énonciatif (p. 139) le sujet produit un discours en « je, ici, maintenant », parlant ainsi directement de ses difficultés, de ses symptômes, de ses souffrances : « le débrayage énonciatif consiste pour l’énonciateur à projeter dans son énoncé linguistique un je, un ici et un maintenant qui ne sont que des simulacres du (je, ici, maintenant) syncrétique qui constitue l’énonciateur dans sa réalité de personne située dans un lieu et un temps déterminés » (p. 69). Le débrayage énoncif inscrit le lieu de la fiction, de la création et produit un discours en « il ailleurs alors », conversion fictive du discours précédent tenu en « je ici maintenant ».
Des interpellations
On retrouve au fil des pages des remarques souvent fulgurantes dans leur expression qui témoignent de la tension affective liée aux pratiques soignantes et aux diverses aspérités des lieux professionnels. Nous citons des remarques qui concernent les professionnels de soins.
Les professionnels de santé : « Le soignant veut guérir l’autre, afin d’asseoir sa puissance sur autrui et non que ce sujet guérisse par lui-même grâce à l’accompagnement thérapeutique ». « Ce métier, on le sait, attire des individus dérisoirement avides de répéter journellement leur emprise non dérisoire sur autrui, facilitée par la fragilité et la vulnérabilité de ce dernier ». (p. 73)
La notion d’équipe : De l’utopie interdisciplinaire (p 30) à la diversité des soignants en psychiatrie : « Personne ne fait de basses besognes et tous sont indispensables, chacun dans une formation et une compétence spécifiques ». Le projet thérapeutique est commun avec « une multiplicité d’approches rassemblées dans un cadre unifié ». (p. 46)
La rééducation : « Toute thérapie qui se fixe des objectifs partiels est une rééducation ». (p. 74)
L’orthophonie : « Connue pour effectuer jalousement un travail solitaire dans un refus d’échange avec les autres soignants ». (p. 135)
L’éthique : « La dimension éthique de toute pratique thérapeutique doit reposer sur le respect de l’autre ». « L’éthique c’est l’apparition de l’autre, c’est la présence de l’autre comme un autre soi ». (p. 71)
Le changement : « La malédiction de la croyance en la chronicité des troubles étant facteur de renforcement de cet immobilisme ». (p. 48)
La thérapie : « La thérapie n’est pas une réponse aux problématiques du sujet, mais une mise en scène pour accueillir ces problématiques, de telle sorte que peu à peu elles trouvent résolution ». (p. 43)
Le thérapeute : « D’ailleurs un des critères très sûrs de la valeur d’un psychothérapeute (et nous ajouterions d’un thérapeute tout court) se mesure fort simplement à sa facilité ou non de déclarer une thérapie finie et de dissoudre l’état de dépendance du soigné à son égard » (p. 73). Le risque d’aliénation est ici considéré comme un risque essentiel : « ainsi le thérapeute s’efface et le sujet advient pleinement dans l’assomption de son identité ». (p. 175) « Les résistances du soigné peuvent en effet se conjuguer avec celles du soignant dans des thérapies interminables ». (p. 241)
Ce livre répond à deux interrogations : un psychiatre peut-il entrer dans le champ sémiotique ? Un sémioticien peut-il entrer dans le monde de la santé mentale ? Là, se jouent les interactions entre une pratique clinique qui risque d’être autosuffisante et routinière et un support théorique qui, lui, risque de rester prudemment hors du champ des soins de terrain. Il semble que cette théorisation pour conduire un parcours de soins ne produise pas seulement un « engendrement du sens » (p. 239) mais que ces propositions cliniques et sémiotiques aillent très au-delà, en particulier sur le plan éthique.
Ce récit de vie rend compte du statut des auteurs, de leurs pratiques, de leurs émotions, de leurs manques, de leurs souhaits de reconnaissance et raconte des histoires cliniques avec leurs rapports au champ psychiatrique et sémiotique. Les soignants et soignés sont en correspondance par une valeur partagée, celle de la souffrance et par une co-écriture, celle d’un parcours thérapeutique où la dimension temporelle est essentielle avec un début, un corps et une fin.
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