Pierluigi Basso Fossali, Interpretazione tra mondi. Il pensiero figurale di David Lynch, Pisa, ETS, 2006, réédition révisée 2008, 536 pages

Gian Maria Tore

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Mots-clés : cinéma, espace figural, espace figuratif, espace plastique, média, modèle

Auteurs cités : Pierluigi BASSO-FOSSALI, Gilles DELEUZE, Jacques FONTANILLE, Gian Maria Tore

Plan
Texte intégral

Sémiotique et/du cinéma : les théories et les films

Note de bas de page 1 :

 Dans la bibliographie de Basso, nous rappelons aussi : Il dominio dell’arte, Roma, Meltemi, 2002 ; Confini del cinema, Torino, Lindau, 2003 ; (avec M.G. Dondero) Semiotica della fotografia, Bologna, Guaraldi, 2006.

Le dernier livre de Basso1 constitue un essai très imposant et important, de par son volume et son ambition : il est une analyse sémiotique, en plus de 500 pages, de l’entier corpus filmique de David Lynch. Certes, les études filmiques ne manquent pas de monographies : aujourd’hui les monographies d’auteurs, de nations, d’époques, bref les études des filmographies, constituent même l’écrasante majorité de ce qui se produit. Mais il s’agit alors de répertoires et de catalogues, historiques et géographiques, thématiques et stylistiques, qui se targuent de se passer de la théorie et qui manquent cruellement de problématisations. Quant à la production sémiotique actuelle, son défaut n’est pas tant le manque de vastes études textuelles, ni d’outillage théorique ; son défaut est plutôt l’application de la théorie : celle-ci est comme versée sur les textes, au lieu d’y être expérimentée, mise en question, développée. En sémiotique, si aujourd’hui la théorie ne joue certainement pas le rôle de l’ennemi ou du boulet, comme dans les études filmiques ou dans la plupart des sciences humaines, on lui rend néanmoins le pire de services : on l’applique, immuable, sur tous les objets…

Il faut donc souligner que la sémiotique du cinéma d’Interpretazione tra mondi a le mérite de consister en une alternative double, et rare : une alternative aux études filmiques qui s’en tiennent aux répertoires, et une alternative aux études de sémiotique rondement appliquée. Qu’un ensemble de films puisse faire problème et que ces problèmes ne soient pas « donnés » pour une théorie (qui pourtant permet de les cerner) : c’est ce que le livre de Basso montre et démontre, à travers les explications complexes et heuristiques des films de Lynch.

Ainsi, bien que le parti pris du livre soit de se limiter aux « seules » analyses, dans une étude fine telle celle de Lost Highway, il est précisé : « le cinéma de Lynch nous apprend ici que la narrativité est précisément une épistémologie de la signification qui va bien au-delà des agencements causaux d’événements ; la narrativité se prête plutôt à suturer des blanks de motivations et des défauts de sens, suivant des nœuds existentiels qui re-sémantisent le passé et le futur à partir du présent. Dans une telle perspective, la confrontation avec Lost Highway ne peut que s’avérer thérapeutique pour une théorie sémiotique qui en est encore à une défense d’une logique narrative de type présuppositionnel » (p. 334). C’est qu’Interpretazione tra mondi, s’obligeant à une analyse détaillée et à une explication de films qui touchent à l’absurde et au paradoxal, ne cesse de mettre à l’épreuve une théorie parfois trop gaiement rationaliste ou sombrement formaliste. Interpretazione tra mondi refuse autant l’empirisme sauvage de beaucoup d’études en sciences humaines aujourd’hui, simplement descriptifs, que le recours à un édifice théorique préfabriqué et achevé, voire à des étiquettes conceptuelles, selon la tendance des quelques sympathisants actuels des théories, trop promptement résolutifs. En somme, Interpretazione tra mondi, vise au meilleur couplage possible entre faits et théories, objets et concepts : il produit des problématiques.

Dans les pages de notre compte-rendu, nous ne pourrons qu’exemplifier cette option sémiotique du livre. Nous ne nous livrerons pas à un résumé des analyses, en quoi Interpretazione tra mondi pourtant consiste ; ni nous ne pourrons faire mention des questions méta-théoriques qu’il pose ponctuellement, à chaque analyse (l’esthétique de l’absurde dans Ereserhead, la question des genres dans Elephant Man et dans Twin Peaks, la proposition d’une sémantique des tons dans Sailor et Lula – Wild at the Heart, l’analyse complexe d’une figure, le feu, toujours dans Sailor et Lula, etc.).  Laissant au lecteur le plaisir de cette traversée de films et de théorie, nous voudrions ici expliciter le nœud général que le livre réalise entre ces deux entités trop aveuglement séparées, justement : films et théorie. Dans un premier temps, nous essayerons de clarifier brièvement la pertinence d’une dimension théorique dans les textes filmiques : nous illustrerons le concept d’une dimension figurale des textes, qui est la dimension où la figuration textuelle réfléchit sur elle-même, établit ses modes d’emploi, si l’on ose dire. C’est là, la question définie par le sous-titre du livre : aborder le cinéma de David Lynch par sa pensée figurale. Ensuite, nous exposerons les contenus de cette dimension figurale dans Lynch, et la manière où, de retour, celle-ci oblige la théorie sémiotique, et la théorie du cinéma, à se redéfinir. Maintenant, c’est le titre du livre qui indique la thèse explorée : le fait que, chez Lynch, l’interprétation des micro-univers figuratifs est montrée comme étant lacunaire par nature, nécessitant toujours un autre micro-univers. Le cinéma de Lynch nous apprend avant tout que l’interprétation est entre mondes.

L’approche figurale : fonctionnement de la sémiotique filmique

Le premier des partis théoriques d’Interpretazione tra mondi, c’est d’étudier les textes filmiques selon leur dimension figurale, qui est définie comme le « troisième mode d’accès à la signification » (p. 18). Avant tout, une image, un texte, signifie par sa dimension figurative, c’est-à-dire par « la stabilisation [à son intérieur] d’un décor expérientiel où les acteurs et les éléments circonstanciels sont liés par un certain diagramme de relations prégnantes » (ibid.). Ensuite, un deuxième accès à la signification se réalise lorsque des con-figurations d’éléments deviennent des patterns rythmiques ; lorsque le diagramme de leurs relations s’autonomise, s’abstrait : bref lorsque, à partir de la dimension figurative, se profile une dimension plastique. Enfin, il y aurait une troisième dimension sémiotique : celle qui naît d’un certain excès de tensions plastiques dans la figuration, ou d’une nouvelle figuration qui se profile à travers le jeu plastique. C’est alors la dimension figurale, laquelle serait « parasitaire » par rapport aux deux autres dimensions, la dimension figurative et la dimension plastique. Celles-ci se suffisent à elles-seules, dans leur dialectique – la figuration ayant toujours des restes plastiques, la dimension plastique étant toujours une résistance à l’autonomie sémiotique de la figuration. Dimension figurative et dimension plastique réalisent déjà une lecture d’une image, d’un texte ; la dimension figurale est une torsion, un pli, de cette sémiotique déjà réalisée.

Note de bas de page 2 :

 Nous rappelons le repère théorique du concept de figural en esthétique : F. Lyotard, Discours, figure, Paris, Klinksieck, 1971 ; en cinéma : Id., « L’acinéma », Revue d’esthétique, 2-4, 1973, p. 357-369 ; et aussi la critique que déjà C. Metz lui adressait, montrant les apories épistémologiques de fonder une esthétique sur l’a-culturel : cf. Le signifiant imaginaire. Psychanalyse et cinéma,Paris, UGC 10/18, 1977 (II éd. Bourgeois, 1984), ch. IV. Dans la production française actuelle, on peut signaler les invocations éparses et chaque fois différentes d’une esthétique figurale dans : F. Aubral et D. Chateau (éds.), Figure, figural, Paris-Montréal, L’Harmattan, 1999 ; et en cinéma : J. Aumont, A quoi pensent les films, Paris, Séguier, 1996 et L. Vancheri, Film, forme, théorie, Paris-Torino-Budapest, l’Harmattan, 2002.

Ainsi s’explique la moindre évidence de la dimension figurale – et sans doute le fait que, bien qu’admise un peu par tous, elle reste une notion confuse, un outil théorique mal défini (et, dirions-nous, mal employé)2. Dans une perspective sémiotique, le figural, loin de constituer le contre-sens, voire l’anti-sens du discours, est au contraire le deuxième degré du discours, déjà articulé en con-figurations, selon des reliefs plastiques. La dimension figurale « est au fond l’épiphénomène d’observation de second ordre sur la signification : on joue un match, mais en même temps on repère la manière d’observer les règles de la part des joueurs ; on tient un propos, mais en même temps on le plie à réfléchir sur la licéité même qu’il soit énoncé de cette manière » (p. 18).

Cela implique un deuxième écart épistémologique entre les dimensions figurative et plastique d’une part et la dimension figurale de l’autre. Alors que les premières sont toujours locales (les coups du match qui se joue), la dimension figurale est globale (les règles des coups joués et jouables). Ici se trouve une deuxième raison d’équivoque et de confusion liées au concept de figural : non seulement la signification figurale n’intervient – pour ainsi dire – qu’après coup, mais elle recouvre aussi la signification entière. Elle existe en véritable ajout : c’est un nouveau plan sémiotique, c’est une nouvelle sémiotique qui se forme avec elle.

Note de bas de page 3 :

 Le tort d’une sémiotique scolaire est de scinder et autonomiser la dimension figurative et la dimension plastique : c’est – curieusement – le même tort des études cognitivistes du cinéma, qui prétendent étudier la figuration filmique sans leurs réglages dans des formants praxiques – dans le but évident de pouvoir « naturaliser » la première. Pour les études cognitivistes, le sens de l’image filmique est le même de la vision « quotidienne » : il réside dans l’identification simple des figures. Bordwell est très explicite en cela, lorsqu’il propose de considérer les formants qui pourtant règlent la figuration (les cadrages, le montage, etc.) comme du « style », qui s’ajoute au sens du film (justement la figuration contenue) : cf. D. Bordwell, Narration in the Fiction Film, Madison, University of Wisconsin Press, 1985.

Note de bas de page 4 :

 Pour un repère important sur l’ « auto-modélisation interne », et son rapport avec ce qui est plus connu comme sémiotiques « connotative » et « sémiologie » : cf. J. Fontanille « Enonciation et modélisation », Modèles linguistiques, 47, 2003(n. sur « Modèles sémiotiques et textualité »), p. 109-133. Pour une articulation du concept de figural, greffé sur la catégorie fondatrice de la sémiotique structurale visuelle (figuratif/plastique) : cf. P. Basso, Confini del cinema, cit. (notamment p. 29-31, 125, 222) et « Protonarratività e lettura figurativa dell’enunciazione plastica », Versus, 98-99, 2004. Pour un pont entre ces deux perspectives et une exploration des questions que nous avons juste évoquées : G. M. Tore « L’angelo probabilmente… Su Teorema di Pasolini e sul problema della figurazione filmica », Documenti di lavoro e prepubblicazioni del Centro di Semiotica di Urbino, 2008, à paraître.

La dimension figurale d’une énonciation, c’est l’énonciation de second degré qui, contenue dans l’ensemble de l’énonciation en question, donne le modèle général de celle-ci. Etudier la dimension figurale d’un film, c’est étudier l’énonciation filmique par son auto-modélisation interne. Dans un film, on a avant tout une énonciation de premier degré : le discours filmique proprement dit. De toute évidence, il s’agit de la figuration dans laquelle le film consiste : un film est avant tout (fait sens avant tout par) des acteurs, des lieux, des événements qu’on identifie. Mais il s’agit aussi d’une figuration qui est bien filmique, c’est-à-dire qui se réalise par des formants expressifs particuliers, propres à la praxis du cinéma : des scènes, des alternances, des superpositions, des ellipses, etc. Le discours filmique, c’est donc l’énonciation de con-figurations dans un champ/dans le contrechamp/dans le hors-champ, ou encore dans le premier plan/dans l’arrière-plan/à travers la profondeur… Les unes ne vont pas sans le réglage plastique produit par les autres3. Cela étant, le discours filmique, c’est-à-dire la figuration et sa dimension plastique, peuvent à son tour devenir l’expression d’un discours filmique second, qui le subsume et en explique l’invariance. En termes formels, il s’agit alors de l’ajout d’un nouveau plan du contenu (la dimension figurale) à la globalité d’une sémiotique déjà réalisée (le discours filmique proprement dit). En d’autres termes encore : il s’agit d’une méta-sémiotique connotative, que le film rendrait pertinente de son intérieur : une auto-modélisation, une instruction d’interprétation4. L’étude de la dimension figurale d’un texte, c’est donc l’étude (rigoureuse) de la manière dont le texte instruit la pratique de sa lecture alors même qu’il la construit. C’est l’exploration, via l’analyse textuelle, d’une explication globale.

La sémiotique de Lynch : problématique de l’entre-mondes

Nous devons arrêter ici les prémisses épistémologiques et passer, maintenant, à l’œuvre de Lynch. Quelle modélisation interne, quel parcours interprétatif, quelles problématiques peut-on poser pour expliquer la globalité des films de Lynch à partir de leurs analyses discursives ?

L’étude figurale de Basso montre clairement que, chez Lynch, tout micro-univers discursif met en scène son incomplétude face à un deuxième univers qui l’intègre. Non pas qu’il faille chercher le sens d’un univers donné dans un autre ; l’univers autre n’est pas transcendant : il ne donne pas les valeurs pour l’univers de départ, et au contraire, très souvent, il arrive même que cet univers autre fasse sens juste dans la mesure où il renverse les valeurs de l’univers de départ. Le sens serait donc non pas dans le monde autre, mais dans le passage à ce monde autre, et aussi dans le retour de celui-ci au monde de départ : en somme, dans l’interpénétration des mondes, dans leur coexistence paradoxale. A travers leurs figurations, les films de Lynch produisent des théâtres méta-sémiotiques où le sens ne peut pas être contenu en un monde ou en un autre, mais se doit d’ « être entre mondes qui peuvent s’interpréter seulement par ce dont chacun manque de l’autre » (p. 59). En somme, telle est la thèse générale du livre : le cinéma de Lynch énonce, dans sa dimension figurale, l’ouverture constitutive de tout monde expérimenté, dont il met en scène la conversion, la réversion ou même l’aversion avec les figures et les valeurs d’un monde autre.

Note de bas de page 5 :

 Dans une autre étude, Basso a montré un fonctionnement figural similaire dans le film The Truman Show de Peter Weir : P. Basso « Eco in vista : ripercussioni attuali di una semiotica interpretativa del cinema », dans G.P. Caprettini et A. Valle (éds.), Semiotiche al cinema. Esercizi di simulazione, Mondadori Università, Milano, 2006, pp. 228-255.

Œuvre ouverte, dira-t-on. Certes, mais encore faut-il expliquer comment une telle ouverture fonctionne5. Il s’agit avant tout de parcourir, d’une manière aussi analytique que possible, les différents types de configurations filmiques du corpus de Lynch (du niveau intertextuel au proprement textuel, du figuratif au passionnel, du thématique à l’axiologique…), et ensuite d’en dresser le modèle qui en rende compte tout en s’y singularisant.

Note de bas de page 6 :

 Sans que cela pose des interrogations particulières, le « style » et l’ « auteur » demeurent les grandes obsessions de tout discours sur le cinéma – non seulement des discours impressionnistes, mais aussi de toute étude un tant soit peu formelle. Depuis l’article pionner de Panofsky (1936 – tr. fr. « Style et matériau au cinéma », Revue d’esthétique, 2-4, 1973, pp. 47-60) jusqu’aux classiques de Bordwell (p.e. Bordwell et Thompson, 1979 (V éd. 1996) – tr. fr. L’art du film, Bruxelles, De Boeck, 2000), les études filmiques finissent presque toujours là où une explication sémiotique commencerait : sur des répertoires de formants, sur des catalogues d’invariants. Pourtant, depuis Humboldt (1836 – tr. it. La diversità delle lingue, Roma-Bari, Laterza, 2000, § 8), les études langagières sont averties de ne pas étudier les objets d’une manière anatomique, en les disséquant en erga, mais selon leur fonctionnement actif, selon leur dynamique d’energheia.

Ainsi, avant tout, pour parvenir à la méta-sémiotique de l’entre-mondes, le livre montre la dissémination et la répétition, à travers l’œuvre lynchienne, d’un certain groupe de configurations filmiques : points de vues excentriques, processus inchoatifs (de découverte, de surprise, de dégoût…), figurations d’interstices (les tunnels, les orifices… mais aussi la rampe théâtrale), thématiques cosmologiques (les alternances cycliques, les échelles micro/macro), structurations duelles (duplicités, symétries, dichotomies…), discursivisations d’une contagion de modes de vie (l’observateur devient observé, la victime devient bourreau, le moralisateur devient reprochable…). Ce dont il est question, dans une étude pareille, n’est justement pas de rédiger un catalogue d’une stylistique d’ « auteur », mais d’expliquer le fonctionnement des films grâce à ces figurations et donc de rendre compte de la dynamique sémiotique singulière de ces dernières6. La figure de la contagion, par exemple, n’a rien de singulier en soi ; elle est bien présente dans l’art et surtout actuellement. Mais ce qui est singularisant, c’est le mode dont elle fait sens chez Lynch : le fait qu’elle rentre dans une méta-sémiotique de l’entre-mondes. En effet, la contagion dans Lynch entraîne moins vers un monde entropique à force d’assimilations, un uni-vers, qu’elle n’exalte, au contraire, la bi-versalité, voire la multi-versalité de toute forme de vie. La contagion, c’est alors une porosité des frontières qui valorise a contrario l’existence même de ces frontières ; c’est une assimilation qui est par paradoxe la révélation d’une pluralité. Voilà donc comment une figure générale peut se singulariser dans une œuvre. Voilà pourquoi il faut s’écarter d’un simple catalogage de figures, pour aller vers leur explication sémiotique dans le corpus en question.

Mais une telle stylistique critique, ne renforce-t-elle pas l’unité de l’ « auteur » ? N’exaspère-t-elle pas le rôle cohésif du cotexte, l’importance d’un « univers poétique » : peut-être la contagion ferait sens parce qu’elle irait avec les figurations de l’interstice, les dichotomies axiologiques, l’incompatibilité des points de vue, et tout ce qu’on trouve « chez Lynch » ? Croire en l’affirmative voudrait dire se méprendre sur le rôle explicatif de ce que nous appelons le modèle méta-sémiotique. Que l’on songe, par exemple à deux films très proches en « style d’auteur » : Lost Highway et Inland Empire, deux films très clairement « Lynch ». Les deux films exaltent la bi-versalité figurative, où un même acteur discursivise deux mondes distincts (en rôles thématiques, événements spatio-temporels, et finalement valeurs). En outre, derrière ce mode d’être de la figuration (cette figuralité), les deux films posent le même problème éthique : en gros, le problème des multiplicités des vies possibles pour une même personne. Or, il est clair que si l’on s’en tenait là, on serait bien loin d’une explication des deux films, pour la généralité rigide du modèle. Pourtant, les analyses de Basso montrent bien que la figuralité que nous venons de mentionner, ainsi que la problématique qu’elle soulève, ont un sens très différent dans les deux films. Dans Lost Highway,le modèle de démultiplication des univers sert à produire la valeur d’une saisie finale d’un univers particulier, élu, optimal, quitte à montrer l’échec d’une telle élection. On totalise, on fait une chose et son contraire, pour parvenir à celle qu’il faudrait élire et à laquelle il faudrait se vouer. Dans Inland Empire, tout au contraire, ce qu’on vise ce n’est pas la production d’une asymétrie au sein de la totalité de tous les univers, mais la différenciation minimale (avec une formule heureuse, Basso parle de « clusters figuratifs »). La sémiotique de Inland Empire, c’est une convergence inopinée des actants dans un actant collectif ; « c’est, enfin, un collapsus des espaces, les uns sur les autres : ce qui était loin et déconnecté se retrouve à être contigu et traversé en continuité » (p. 497). Et cette solution, différemment de celle de Lost Highway, s’avère réussie, positive. Toujours pour aller vite, on peut dire que dans Lost Highway la quête d’une asymétrie élective, à force, entraîne vers le « Néant » dysphorique ; dans Inland Empire, la connexion, qui n’est pas moins paradoxale, révèle pourtant un « Tout » final rédempteur. Dès lors, on voit bien dans quel sens on peut prétendre que les deux films posent un même problème : c’est qu’ils ne définissent pas une invariance de solutions (une stylistique, un monde d’auteur), mais un modèle de variations, une paradigmatique de cas.

Note de bas de page 7 :

 Pour une formulation et une exploration sémiotique plus serrée de ces questions : cf. P. Basso, « Pattern emotivi e narrativizzazione dell’esperienaza : per una semiotica del destino », in G. Marrone et al. (éds.), Narrazione ed esperienza. Intorno a una semiotica della vita quotidiana, Roma, Meltemi, 2007, p. 145-157 – où Basso, à partir du théâtre tragique de Shakespeare, esquisse une « sémiotique du destin ».

C’est dans une telle perspective que Basso peut montrer que le problème qui traverse la figuration des films de Lynch est : comment assumer une existence, lorsque celle-ci est confrontée constamment à un destin de dérive, c’est-à-dire de compromission inprogrammable avec d’autres existences ? Comment résoudre « l’opposition entre s’avérer soi-même décisif et l’être décidé d’une manière hétéronome » (p. 70) ? Comment régler « l’équalisation entre l’opérable (avec ses propres énergies) et l’opératif (la construction en acte dont on dépend) » (p. 92) ?7 Si une telle problématique explique les films de Lynch, c’est précisément parce qu’elle permet de singulariser la solution que ceux-ci peuvent constituer à chaque fois. Ce n’est pas tout : elle peut même définir le parcours diachronique de Lynch, l’histoire de ses solutions ; car il est clair que ce sens que nous venons de définir pour Inland Empire est la solution non seulement à une problématique générale, mais aussi aux solutions de Lost Highway comme des autres films précédents. (D’ailleurs, cela est, encore une fois, explicité à l’intérieur de la figuration du film, qui met en scène l’intratexte « Lynch », ses films passés et ses films potentiels, et donne à Inland Empire le sens d’une solution véritablement paradigmatique.)

Perspectives…

Note de bas de page 8 :

 Selon la formule générale proposée par G. Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983, p. 231.

Finalement, l’intérêt d’un modèle est de pouvoir opérer des comparaisons et de dresser des casuistiques : non pas tant de s’attacher au général que d’expliquer plutôt la différence et par là le singulier. Nous n’avons pu que le suggérer dans notre exemple sur Inland Empire et Lost Highway ; nous aimerons le suggérer aussi évoquant un autre type d’étude, qui rapprocherait Inland Empire et d’autres textes lynchiens, tels Twin Peaks ou Mulholland Dr., à des films du genre « burlesque ». De fait, la solution de ces films de Lynch est (souvent) burlesque : elle est la « très petite différence dans l’action, entre deux actions, qui va faire valoir une distance infinie entre deux situations, et qui n’existe que pour faire valoir cette distance »8. Par là, nous voudrions avancer la thèse que s’il y a du burlesque chez Lynch, et s’il y a même une influence (déclarée) du cinéma de Jacques Tati, ce n’est sûrement pas par citations de scènes ou d’événements identifiés du cinéma burlesque ; c’est plutôt par l’adoption d’un modèle méta-sémiotique de la conversion, de la réversion et de l’aversion continuelle entre figures, et entre valeurs – modèle que justement le burlesque a exploité et affiné jusqu’au cinéma de Tati.

Nous ne développerons pas ces idées davantage, ici ; nous voudrions seulement souligner le potentiel heuristique d’une étude sémiotique du cinéma. Le livre de Basso est une réplique précieuse à l’idée reçue que la sémiotique du cinéma ne serait que de Metz et de la narratologie. Et il est aussi la preuve que des concepts tels qu’« auteurs », « histoires », « influences », « genres », etc. peuvent cesser d’être l’apanage des études historicistes, pour rentrer enfin dans des questionnements complexes, qui n’ont pas peur de recueillir les défis des corpus les plus rébarbatifs, des perspectives d’analyses et de théories les plus ambitieuses.