Semiotica, vol. 163 – 1/4 (2007), Les émotions : figures et configurations dynamiques (ed. Jacques Fontanille)

Jean-Jacques BOUTAUD

Université de Bourgogne (CIMEOS, EA4177)

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Mots-clés : émotion, modalité, performance, performativité, phorie, sémiotique des passions

Auteurs cités : Pierluigi BASSO, Denis BERTRAND, Raúl DORRA, Verónica ESTAY STANGE, Jacques FONTANILLE, Eric LANDOWSKI, Ivã Carlos Lopes, Luisa Ruiz Moreno, Gilbert SIMONDON, Luis Tatit

Texte intégral

Le volume 163 de SEMIOTICA se présente comme un numéro double. Une première partie consacrée aux émotions (ed. Jacques Fontanille, pp. 1-158) ; la seconde, en anglais, sur le thème : Vital signs of semio-translation (ed. Dinda L/ Gorlée, pp. 159-364). Il sera question, ici, du premier volet de ce numéro.

Comme le souligne Jacques Fontanille, dans son introduction, l’émotion est la plus reconnue, ou plutôt la plus reconnaissable des manifestations affectives, et la plus identifiable à un processus sémiotique : un plan de l’expression bien visible ou possible à décrire en termes de manifestations somatiques ; un plan du contenu qui renvoie où renverrait à tous les états intérieurs ainsi exprimés. Des émotions comme « figures », donc, dès ce premier niveau de considération d’un processus sémiotique qui s’incarne, prend corps et chair à travers la gamme expressive des émotions, tout au moins reconnue comme telle.

Pour autant, ces figures de l’émotion ne constituent pas un tableau figé de corrélations ou d’homologations entre un état intérieur et une manifestation physique, somatique, identifiable dans les traits. Dans les termes mêmes de ce numéro de SEMIOTICA, ces figures entrent précisément dans des configurations dynamiques, possibles déjà à entrevoir dans la sémiotique des passions. Mais, au-delà des schémas passionnels canoniques, qui se situent à un niveau de pertinence bien défini, il a fallu élargir le point de vue sémiotique à des problématiques de plus en plus élaborées, susceptibles de rendre compte des tensions, degrés, fluctuations qui affectent l’enchaînement et le déploiement des phénomènes sensibles.

Compte tenu de ces phénomènes, le modal s’enrichit non seulement de modalités plurielles mais de modulations ; les positions se renforcent ou se complètent de dispositions, de dispositifs. On ne peut alors réduire la place de l’émotion à un point unique de la séquence passionnelle, ni limiter sa fonction à des relations causales entre état interne et figure expressive. Cette complexité permet de comprendre, pour une part, l’instabilité du statut de l’émotion dans les approches sémiotiques qui se sont succédées depuis une trentaine d’années. Comme la rappelle, là encore, Jacques Fontanille, dans son introduction, à croire qu’il évoque son propre parcours, « on a pu ainsi décrire des passions, construire des syntaxes affectives, déployer des analyses du sensible, ébaucher une sémiotique du corps, sans parvenir pour autant à s’accorder sur le statut de l’émotion » (p. 4).

L’une des difficultés, mais aussi des motivations de l’analyse, est de penser les configurations dynamiques en jeu dans l’émotion, non simplement comme des formes expressives ou des figures, ni même comme des transformations, dans le passage d’un état à l’autre, mais bien comme un processus de formation qui informe le sujet, prend forme et prend sens. Un sentir et un ressentir bien proches de ce que la phénoménologie a éclairé, mais aussi une émergence de signes et de sens, dans la formation de l’émotion et sa performativité, en contexte d’énonciation. Ici, le caractère anaphorique et paronomastique que dessine l’enchaînement des termes - forme, formation, information, transformation, et on pourrait sans doute y ajouter performance et performativité dans le cadre des émotions tant individuelles que collectives – n’est pas un simple jeu rhétorique : il rend compte de la dynamique même de l’émotion, qui en fonde le caractère et la signification.

Le volume 163 de SEMIOTICA s’attache à décrire cette complexité, sous différents aspects que nous pouvons à peine évoquer dans le cadre de cette note. Il est possible, toutefois, de voir un principe organisateur dans la présentation des articles : un premier volet, redevable à la dimension thymique et à la dynamique de la phorie ; dans le deuxième volet, une attention prioritaire à l’émotion dans la formation du processus sémiotique.

Dans un premier temps, donc, un groupe d’articles centrés sur la phorie, dans sa dimension, sa propension à produire des formes, des figures, des motifs de l’émotion. Qu’il s’agisse d’une ligne de champ qui figurativise la phorie et la rend perceptible, descriptible (Tatit et Lopes), ou de la configuration dynamique d’une émotion douloureuse à travers l’Autoportrait de Bacon, qui rend, précisément, à travers la tension des formes et des figures, une « émotion esthétique », comme si la dimension plastique venait prendre sur la dimension figurative de l’émotion (Ruiz Moreno et al.).

Modulée dans le chant, modelée dans la peinture, l’émotion se fige au contraire sur le modèle en papier glacé, dans les publicités érotisées (Landowski). Des « beautés », des figures figées, prises dans un triangle actantiel (modèle, partenaire, observateur), rabattu sur la chose (le phallus) et l’objet (la marchandise), sans pouvoir, ni espoir de faire vivre ce passage, précisément, du motif à l’émotif. Tout le contraire, donc, des valences émotives possibles à ressentir, à éprouver, à partir du tableau de Bacon, qui figure, par là, comme un contre-champ des stéréotypes publicitaires.

Le son, la voix, le trait, la trace, la position, l’angle, autant d’occurrences pour saisir l’émotion dans ses variations figuratives, contrastées, contradictoires. Retour au texte, alors. On attendait, bien sûr, quelque chose au niveau des figures rhétoriques, précisément, la notion prenant ici un relief tout particulier. La dimension phorique nous apparaît sous la figure de l’enthymie (Bertrand), contraction, condensation de l’enthymème et de la thymie. En jouant l’ellipse, elle favorise la transduction active, affective, entre sujets qui, en quelque sorte, se comprennent à demi-mots mais vivent l’événement de leur individuation (Simondon), au moment où l’émotion prend forme dans le raccourci des formes.

Autre voie d’exploration rhétorique : le corps et le verbe. Relation en forme d’interrogation reprise par Jacques Fontanille, dans le cadre du témoignage. Une forme d’énonciation incarnée qui repose sur les figures canoniques de l’argumentation (ethos, pathos, logos) mais appréhendées sous la forme première du corps : qu’il s’agisse de l’ethos corporel de l’énonciateur ou, versant pathos, des pathèmes faisant appel aux figures corporelles de l’énonciataire. Des frontières labiles entre l’éthique et le pathétique, dans l’expression sensible de l’efficacité persuasive du corps.

Le corps et le verbe. Le corps de l’écriture, aussi, dans son expression poétique (Dorra et Estay Stange). Il fallait saisir ou sentir cette autre figure de l’émotion. A partir de Carnets, de Rilke, on peut voir, dans les déplacements affectifs, les  mouvements de l’âme, des motions portées vers l’émotion (motions du discours, de la voix), au prix d’une commotion du sujet, d’un ébranlement. Un je en débrayage, mis à distance pour mieux s’incarner, se proférer, libéré des masques et des simulacres, dans la quête infinie du Sens. Un travail en soi, sur soi, comme sur le corps du texte, qui est le propre de l’expression poétique où l’émotion peut se révéler, dans le mouvement même de sa formation.

Fin de parcours avec l’émotion au cœur de l’expérience vécue, comme instance énonciative en acte (Basso). A cet titre, elle participe de dysfonctionnements dans l’agir, à défaut de sémantisation, mais porte, dans le même temps, un pouvoir de sémantisation qui s’appuie sur une forte économie figurale. Entre vertige et forme de vie, par exemple, on peut voir deux régimes de prestation sémantique et analogisante, entre ce qui  déforme, désolidarise et marque un défaut de destinalité (inhérence du sujet à son devenir), et la tension inverse, avec la réorganisation sémantique d’une forme de vie par l’émotion, non plus dans le désordre des opérations modales (faire-ne pas faire ; pouvoir-ne pas pouvoir, etc.) mais dans le réorganisation de valences orientées par la destinalité, précisément.

Une constante. La dynamique du processus de formation de l’émotion, dans un jeu de déformations et transformations, de décentrement et de restauration, de pluralisation des états et d’unité du sujet. Une événementialité qui prend corps dans les figures de l’émotion, c’est-à-dire dans la performance et la performativité d’une instance énonciative en acte qui passe par tous les régimes expressifs : la voix, le trait, l’image, le verbe, l’écriture, l’agir et le sentir de l’expérience. On ne peut que saluer la cohérence du propos, pour ne pas dire la ligne prosodique de ce numéro sur les émotions qui, dans son articulation, d’article en article, de figure en configurations dynamiques, restitue à la fois le grain et l’épaisseur du sensible, dans sa dimension non seulement perceptive, mais perceptible et descriptible.

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