Antoine Culioli, Un homme dans le langage, Dominique Ducard et Claudine Normand (Dir),Collection l’Homme dans la langue, Ophrys, Paris 2006

Régis Mauroy

Université de Limoges

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : énonciation, linguistique, syntaxe

Auteurs cités : Saburo Aoki, Gabriel Bergougnoux, Anne-Claude Berthoud, Jean-François Bresson, Jean Caron, Antoine Culioli, Laurent Danon-Boileau, Alain Deschamps, Dominique Ducard, Sophie Fisher, Jean-Jacques Franckel, Catherine Fuchs, Eric Gilbert, Jean-Blaise Grize, Jacqueline Guillemin-Flescher, Danièle Leeman, Annie Montaud, Claudine Normand, Denis Paillard, Sarah de Vogüé

Texte intégral

Antoine Culioli Un homme dans le langage, Originalité, diversité, ouverture constitue les Actes du Colloque de Cerisy-la-Salle qui s’est tenu au début de juin 2005.

On a sans doute souvent fait l’expérience que la publication des actes d’un colloque suscitait à la fois un bonheur et un regret : un bonheur de retrouver les communications qui nous ont passionnés si nous avons eu la chance d’assister à ce colloque, et de pouvoir en conserver la trace. Un bonheur aussi, si nous n’avons pas eu cette chance, d’avoir malgré cela la possibilité d’accéder à la matière vive du travail effectué, bonheur souvent mêlé au regret de n’avoir pas été présent avec les orateurs pour en débattre. Éternelle dialectique de l’écrit et de l’oral, de la dynamique éphémère de l’énonciation dans l’instant et de la permanence statique du texte écrit.

Pour remercier Janine Bouscaren, directrice de la collection, Dominique Ducard et Claudine Normand qui ont dirigé la publication de ces actes précisent d’entrée que « le titre de cet ouvrage vient doubler le nom de la collection qui l’accueille : l’Homme dans la langue, en référence à Emile Benvéniste. » Un doublet, certes, mais qui n’en est pas tout à fait un, davantage un écho du meilleur aloi, car si Antoine Culioli, “un homme” singulier, à qui on rend ici hommage n’est pas “L’Homme”, l’humanité générique de Benvéniste, ils ne peuvent néanmoins ni l’un ni l’autre être dans la langue sans être au cœur du langage, et pour Antoine Culioli, il s’agit d’une exigence fondatrice.

Par ailleurs, on ne s’étonnera pas qu’un colloque fût consacré à un homme. Bien loin d’une hagiographie dédiée à la figure de proue d’une école de pensée, ces actes sont à l’image de l’homme qui a toujours effacé sa personne devant la pertinence de ses approches et la justesse de la méthode choisie à la fois pour poser et pour résoudre les problèmes. On pourrait donc s’attendre, au-delà de l’hommage à un homme, à l’éloge d'une théorie, mais l’on ne s’étonnera pas que cet ouvrage aille bien plus loin et que, dépassant même la défense et l’illustration d'une méthodologie en linguistique, il illustre une position épistémologique permettant l’ouverture sur d’autres disciplines.

Je me permettrai de reprendre ici quelques phrases de Dominique Ducard et Claudine Normand parlant d’Antoine Culioli dans leur Présentation de l’ouvrage :

« Ses travaux, qui ont pris une place majeure dans l’histoire de la linguistique, ouvrent des perspectives sur d’autres champs de recherches, de l’anthropologie aux neurosciences, et concernent plus généralement l’ensemble des sciences humaines. Cette richesse d’intérêt et cet engagement dans le dialogue des disciplines lui donne une place originale, et on peut dire unique, dans les mouvements de pensée contemporain. […] Les actes de ce colloque ne se présentent pas comme un hommage formel, mais se veulent une invitation à s’intéresser de plus près à une recherche exigeante et vivante. »

Note de bas de page 1 :

 Il est vrai que cette publication survient à la suite de la parution récente d’ouvrages dans lesquels il en explique le contexte et les objectifs, principalement Variations sur la linguistique, Entretiens avec Frédéric Fau, préface et notes de Michel Viel (Antoine Culioli, Editions Klincksieck, 2002) et Onze rencontres sur le langage et les langues (Antoine Culioli, Claudine Normand, Ophrys, Collection L’Homme dans la langue, 2005).

Il ne s’agit pas là, en effet, d’un ouvrage de linguistique pour les linguistes. Ce colloque a donné lieu à de multiples rencontres, non seulement avec des linguistes qui seraient d’emblée acquis à la cause d’Antoine Culioli, mais aussi, et ce n’est pas une surprise, avec des logiciens, des philosophes, des anthropologues, des sémioticiens, des traducteurs, des psychologues et des psychanalystes, avec qui il ne cesse de dialoguer depuis plusieurs décennies. On ne doit donc pas hésiter à aborder cet ouvrage même en profane afin de mieux connaître et apprécier ce dialogue, car il constitue une occasion de plus de découvrir non seulement la pensée de l’homme et l’ampleur des avancées théoriques dont il est à l’origine, mais aussi et surtout les champs d'investigations qu'il a rendus possibles par la singularité de sa démarche1.

C'est ainsi qu'en Ouverture, Dominique Ducard (Seuils, passages, sauts) retrace le questionnement obstiné par Antoine Culioli de l’énigme du langage par « une microlinguistique de l’énonciation, autant sinon plus une affaire de technique que de savoir », pour aboutir à « une anthropologie du fait humain et social qu'est le langage ».

Un Envoi de Claudine Normand (La théorie d’Antoine Culioli, une poétique) proposera pour finir une perspective inattendue mais révélatrice pour son auteur sur le travail théorique d’Antoine Culioli. Il sera suivi d’un Témoignage (Postface), où Catherine Fuchs retrace avec l’élégance qu’on lui connaît la genèse d'une influence en notant : « S'il fallait, en une formule, résumer cette démarche, je dirais qu’elle réside dans la quête d’une articulation entre invariants et variabilité. »

Cette dualité des études linguistiques du point de vue de la théorie des opérations énonciatives et des travaux qu’elle a inspirés se prolonge dans son approche épistémologique, qu’Antoine Culioli ne manque pas de souligner lors de sa propre intervention (Ceci n’est pas une conclusion , p. 368) :

« Or, mon programme de travail pose un lien indispensable entre la linguistique (langage, langues, etc.), l’anthropologie, la philosophie, le domaine de la psyché, la biologie, les disciplines formelles. »

Et c’est entre cette Ouverture et cet Envoi que viennent s’insérer deux grands volets, Rencontres et Questions linguistiques, ponctués de deux Témoignages. D’abord, celui de Sophie Fisher va aux origines de la réflexion commune de J-F. Bresson, A. Culioli et J-B. Grize : une démarche pionnière  : le BCG (p. 21) ; puis le Témoignage de Denis Paillard : De la reconnaissance, use de la polysémie du terme pour proposer une passionnante revue de quelques points phares de la théorisation culiolienne : du formulaire à l’informulable, en passant par le formulé, le métalinguistique, ses formes schématiques et ses marqueurs, à distinguer des traces d’opérations inaccessibles de l’épilinguistique.

Au cœur des préoccupations de tous, le métalinguistique est présenté dans son rapport à la métalogique par Jean-Blaise Grize (p. 33). Laurent Danon-Boileau évoque quant à lui les opérations énonciatives et les processus psychiques (p.137) pour « envisager les liens qui peuvent être tissés entre la perspective que la linguistique de l’énonciation déploie sur le langage et celle que l’on peut dériver d’une pratique analytique ». Jean Caron s’interroge sur un modèle psycholinguistique (p.117) au sens des relations légitimes mais complexes et n’allant surtout pas de soi, que pose la démarche culiolienne avec la psychologie cognitive contemporaine. De même pour Gabriel Bergougnoux sur l’endophasie dans les opérations énonciatives.

Alors que ces Rencontres illustrent le bien-fondé des échanges entre différents domaines, les Questions linguistiques donnent l’occasion à de grandes voix de la discipline de démontrer la pertinence et l’acuité de l’approche culiolienne appliquée à la résolution ou même seulement à la description de problèmes linguistiques des plus variés. Cela se fait non pas par l’application chaque fois d’une théorie bien rôdée mais davantage par la recherche d’une même cohérence fondée sur des principes éprouvés, des concepts d’autant plus opératoires qu’ils sont à la fois pauvres et en petit nombre.

Annie Montaud soulève ainsi le voile sur la complexité des figures du sujet énonciateur en hindi/ourdou pour ce qui concerne le continu et le discontinu. On est ensuite étonné par l’exposé de Saburo Aoki, même si l’on est un peu initié aux arcanes du japonais, par le fonctionnement de l’impressif dans cette langue, comparé à ce que l’on considère comme la richesse des onomatopées en français. Anne-Claude Berthoud démontre quant à elle que l’interaction verbale n’est pas étrangère à la construction syntaxique mais qu’elles semblent se nourrir réciproquement dans des exemples de corpus oral. La déclinaison du Je français : je, me, moi, est-elle pure affaire de fonction syntaxique ? Danièle Leeman répond à cette question faussement naïve en l’appréhendant d’un point de vue phénoménologique et nous confronte en les manipulant à des énoncés dont il faut bien rendre compte de l’étrangeté : « ?? A combien de gens plais-je ? , ?? Qui suis-je ? (s’il s’agit du verbe suivre) , ?? Où vais-je ?, ?? Quand y vais-je ? », etc. Un problème de traduction est ensuite abordé par Jacqueline Guillemin-Flescher qui étudie la spécificité du plu-perfect en anglais et du plus-que-parfait en français, et où l’on retrouve la finesse de l’auteur. C’est encore une enquête contrastive entre le français et l’anglais que mène Alain Deschamps sur les verbes de parole, invariants et spécificités. Leur syntaxe comme verbes recteurs y est expliquée comme le jeu complexe de paquets de relations plutôt que par les traditionnelles positions hiérarchiques de la grammaire.

Les Remarques autour de quelques propositions d’Eric Gilbert, on le comprend vite, vont bien au-delà d’une simple étude énonciative en anglais de la valeur de as, like et for, d’une part et de over et above d’autre part. Elles démontrent qu’une approche linguistique comme la théorie des opérations énonciatives peut revendiquer des liens avec les sciences cognitives sans être strictement cognitiviste. Cela implique par exemple que des principes d’un certain niveau d’abstraction comme le qualitatif et le quantitatif chez Culioli (notés Qlt et Qnt), ainsi que les trois type de repérage : identification, différenciation et rupture, se substituent avantageusement à la traditionnelle métaphore de valeurs spatiales. Ces principes sont d’autant plus convaincants qu’ils dépassent largement le champ d’étude des prépositions pour s’appliquer utilement à des catégories très diverses de la langue. Sarah de Vogüé revient quant à elle sur l’invariance culiolienne en traitant du passé sous ses multiples facettes imbriquées : l’avéré, le révolu, le disparu, l’acquis, etc. dans la singularité des langues. Enfin, c’est la forme qui inspire à Jean-Jacques Franckel une variation sur le spectre des valeurs à la fois linguistiques et métalinguistiques de ce terme éclairant la théorie culiolienne de l’intérieur aussi bien que de l’extérieur, de l’informulable au déformable et du  formel multiforme à la forme schématique.

Je n’ai pu ici donner qu’un aperçu bien incomplet de la richesse des contributions qui constituent cet ouvrage et les intervenants me pardonneront si je n’ai pu tous les citer dans la même proportion, mais il ne faudrait pourtant surtout pas que la stature du personnage et de sa théorie des opérations énonciatives, encore rehaussée par ce colloque, rebutent les non-initiés. Déjouant lui-même ce piège, Antoine Culioli, qui se voit comparé à Ulysse par Claudine Normand dans une poétique, annonce, non sans auto-dérision : « Je vais essayer d’improviser une version courte de mon Odyssée. ». Et à peine plus loin, il explique comment sa modestie a quelque peu souffert : « J’ai été si souvent cité, je me suis si souvent retrouvé à la troisième personne que l’on (c’est-à-dire moi) ne sait plus très bien si l’on est un cadavre embaumé, ou bien une sorte de sculpture que l’on fait tourner sur un socle, afin d’en scruter toutes les facettes. » L’humour ne manque donc pas au personnage qui, par ailleurs, déclare étonné : « A travers les débats et commentaires, j’ai trouvé une pertinence qui montre qu’il y a donc des chercheurs qui comprennent souvent mieux que moi ce qui fonde ma démarche. » Interprétation optimiste sans doute de rigueur lors d’un tel congrès, mais cet ouvrage me paraît indispensable car malgré le foisonnement de travaux qu’a inspiré et qu’inspire toujours Antoine Culioli, il n’est pas sûr que l’on reconnaisse ou même que l’on comprenne toujours bien cette démarche comme il conviendrait, c’est-à-dire comme tout autre chose qu’une fermeture ou un repli sur un certain nombre de principes prédéfinis appliqués de façon mécanique.

Personnellement, je me souviens encore d’une Commission de Spécialistes peu glorieuse (pour moi !…) dont un membre bien intentionné, n’en doutons-pas, me demanda naguère : « Mais enfin, expliquez-moi, qu’a-t-il donc de si spécial, ce fameux Monsieur Culioli ? » Mon interlocuteur s’exprimait en anglais, mais n’était certainement pas linguiste. Je bredouillai piteusement une vague réponse sur la primauté du souci accordé à la métalangue, ce qui ne sembla pas véritablement convaincre. Aujourd’hui, je lui conseillerais vivement de lire ce livre.

bip