Pierluigi Basso Fossali e Maria Giulia Dondero, Semiotica della fotografia. Investigazioni teoriche e pratiche d’analisi, Rimini, Guaraldi, 2007

Giacomo Festi

Université Iulm de Milan
Iuav de Venise

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Auteurs cités : Pierluigi BASSO-FOSSALI, Anne BEYAERT-GESLIN, Lucia Corrain, Maria Giulia DONDERO, Philippe Dubois, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Rosalind Krauss, Charles Sanders PEIRCE, François RASTIER, Denis Roche

Texte intégral

La sémiotique italienne tente de relancer les études sur la photographie, après les récentes traductions, avec presque vingt ans de retard, de Les formes de l’empreinte de Floch et de L’image précaire de Shaeffer. Vient en effet de paraître un livre important écrit par Pierluigi Basso Fossali et Maria Giulia Dondero, Semiotica della fotografia, avec deux contributions françaises, de Fontanille et Shaïri, et de Beyaert.

Il faut d’abord dire qu’on est face à un texte de sémiotique tout court, qui fait de la photographie une occasion pour traiter une pluralité de problèmes de signification : de la définition de l’objet, aux stratégies d’analyse, aux pratiques et aux genres impliqués par ce medium qui traverse des domaines aussi divers que celui de l’art, de la science, de la documentation historique, etc. et qui est partie prenante dans des pratiques qui n’ont rien en commun en apparence.

Ce livre va alors décevoir ceux qui veulent savoir ce qu’est la photographie : pas de réification du photographique dans un champ constitutivement pluriel. Par contre, ce livre répond au défi de l’objet photographique assumant positivement cette multiplicité donnée et tentant de l’organiser de façon organique.

La première forme d’organisation affichée par le livre est sa structuration en « enquête théorique » et « pratiques d’analyse », expressions qui laissent déjà suspecter des allers et retours continus entre les deux types de discours. En effet, la scansion du livre se trouve constamment mise en question dans une double direction : soit de la théorie vers une préfiguration des pratiques d’analyse, soit inversement de l’analyse vers ses retombées théoriques. Apparemment, le livre adopte une configuration générique bien présente dans la classique tradition sémiotique. Du sens II de Greimas, Sémiotique du visible de Fontanille, en Italie Leggere l’opera d’arte de Corrain et Valenti, anthologie de référence pour les sémioticiens italiens intéressés par les textes visuels : autant de cas de séparation entre théorie et analyse. Pourtant, l’idée de partir d’un medium aussi plastique a pour conséquence le fait que le texte est traversé par de véritables flux thématiques qui émergent dans plusieurs lieux et surtout dans les deux sections. On pourrait en rédiger une liste : la relecture de l’opposition punctum vs. studium, qu’on retrouve dans l’essai initial de Dondero, mais aussi dans celui de Fontanille et Shaïri et dans le dernier de Basso ; la thématisation des photos touristiques en relation avec les pratiques, qui définit non seulement l’objet d’un essai de Dondero mais se trouve préfiguré dans l’essai théorique de Basso ; le travail de Beyaert qui contient une réélaboration théorique des catégories de Wöllflin sur les styles classique et baroque ; l’essai final de Basso, qui ne renonce jamais à ramener dans une théorie générale chacun des passages qui en relève du point de vue de la méthodologie, et on pourrait continuer. Dans la meilleure tradition sémiotique donc, le lien strict, le couplage, entre épistémologie et méthodologie est clairement réaffirmé, ce qui évite que les analyses se résument à des applications de modèles mais permet de manifester leur puissance heuristique : on comprend mieux alors où se situent des enjeux herméneutiques que les textes, ici photographiques, ne cessent de nous poser.

Pour un lecteur enthousiaste de ce livre, l’enjeu critique est avant tout de ne pas trop décalquer son introduction, lieu où l’opération tentée par les auteurs trouve un piège réflexif lucide qui positionne leur travail par rapport à la littérature sémiotique, à son panorama théorique et méthodologique, mais aussi par rapport aux nombreuses théories du champ photographique, de matrice principalement esthétique, bien maîtrisés par les auteurs. Suivons alors de plus près le développement de chaque chapitre du texte.

La « géographie de la recherche » de Dondero, plutôt que de dessiner une carte, nous montre un lieu parcouru. Chaque sous-section, en effet, présente un titre construit avec la même syntaxe, analogue à celle d’un slogan : de X à Y, c’est-à-dire une traversée entre deux positions. Les deux premières, plus rapides, renvoient à des phénomènes intra-textuels : du génétique au génératif thématise la possibilité même d’une analyse sémiotique, face à l’utilisation de la photographie comme argument pour parler d’autre chose que du descriptif, tandis que le second, du discours aux syntaxes figuratives re-installe la valorisation d’une dimension sensible dans les textes photographiques. Il s’agit de placer une relecture de Les formes de l’empreinte de Floch dans le débat des années 80 (Dubois en particulier) et d’introduire le front le plus récent de la recherche sur la corporéité (voilà que la syntaxe figurative de l’empreinte se trouve confrontée à d’autres syntaxes, généralement de type sensori-moteur, comme celle qu’impliquele mouvement du corps du photographe).

Les deux autres parties du chapitre, d’ampleur majeure, ouvrent un au-delà de la photographie, avec le défi de le rendre sémiotiquement pertinent : de la textualité aux pratiques et du texte photographique à la photo en tant qu’objet. Cette distinction pourrait paraître forcée, étant donné que la pertinence de la photo en tant qu’objet corporel s’obtient justement à partir d’une prise en charge des pratiques, mais il est vrai qu’elle permet de mieux distribuer la multiplicité de thèmes qu’on retrouve en littérature. Sur le premier point, l’essai ré-organise certains des problèmes liés aux pratiques d’instanciation, de réception (la relecture de l’opposition classique punctum vs. studium de Barthes trouve ici sa place), le thème de la dépendance du genre de la photographie, jusqu’à la question très pressante des pratiques de catalogage muséographique qui témoignent, directement dans le social, de la pertinence des problèmes sémiotiques. Parallèlement, on se déplace vers d'autres auteurs de référence, de Fontanille (une base pour parler de la corporéité) à Rastier et à Basso (pour les genres et les statuts appliqués au champ photographique). La question du statut permet de relire positivement la contribution de Shaeffer, figure rare dans la tradition esthétique qui a compris et essayé d’expliciter les conséquences des statuts culturels différents de la photo (en particulier pour les deux macro fronts du testimonial et de l’artistique).

La dernière section sur l’objet photographique remet en question l’aura de Benjamin, filtrée à travers la contribution fondamentale de Goodman qui nous indique une voie pour penser la photo en tant qu’objet à deux étapes (déclenchement et développement), voire comme objet autographique à exemplaire multiple. Le cas passionnant des photos stéréoscopiques du Central Pacific Railroad, ici présenté, nous permet d’évaluer immédiatement la retombée opérative d’une position théorique qui donne du poids à la dimension objectale de la photo : la conservation des simples photos compromet le dispositif duel de montage des images, et agit donc sur les conditions mêmes de leur mise en valeur. C’est une sorte de prélude au drame final : le motif de la conservation à travers la digitalisation, procédure culturelle qui évidemment manipule les photos sur différents niveaux, dont certains ont été clairement montrés dans l’essai. Enfin, l’intérêt majeur de cette cartographie initiale réside dans sa capacité à jeter un regard sémiotique différé sur le champ hétérogène de la photographie, jusqu’à en construire une version articulée avec différentes traditions de pensée, et donc bien équipée pour relancer une nouvelle saison de recherches dans ces domaines.

A la différence de l’essai panoramique de Dondero, le travail dense de Basso pénètre dans des méandres peu fréquentés des textes peirciens, en relevant un défi – il faut le dire – presque épique. Il ne s’agit pas seulement de renforcer les points de non discontinuité entre la tradition structuraliste et celle, interprétative, de la sémiotique, ce qu’on fait déjà depuis longtemps, mais de penser avec Peirce les articulations les plus problématiques de la théorie sémiotique contemporaine. Basso va délinéer un éventail d’objectifs analytiques, très clairs, auxquels correspondent les passages discursifs suivants : i) préciser en détail iconicité et indicialité à l’intérieur d’une réélaboration critique des catégories cenopitagoriques, de façon à libérer le champ de simplifications brutales qui circulent sur ce point ; ii) relire deux typologies de signes de Peirce dans la perspective d’une écologie de la valorisation et donc de sa gestion dans le temps ; iii) récupérer et organiser les divers commentaires de Peirce en matière de photographie ; iv) commenter et disputer les relectures, les us et les abus de la pensée peircienne, dans les théories du champ en photographie, en particulier Dubois, Krauss et Shaeffer. Il n’est alors guère surprenantde retrouver les mêmes auteurs présentés par Dondero, convoqués cette fois surtout pour leurs points  critiquables.

La proposition centrale de Basso mérite quelques lignes : la première typologie à neuf signes de Peirce (qualisigne, sinsigne, legisigne, icône, indice, symbole, rema, dicisigne, argument) peut être repensée en tant que tentative de description des stratégies de constitution signifiante du signe : soit en relation au mode d’assomption énonciatif (l’énonciation peut assumer n’importe quoi comme configuration, produit ou discours, c’est-à-dire, en relation à une situation et sur le fond de la culture), soit en relation aux valences qu’on peut focaliser (Basso lie dans cette direction les catégories cenopitagoriques : valences diagrammatiques pour la Firstness, valences « existentives » pour la Secondness, valences médiationnelles pour la Thirdness). Cette typologie rend compte des stratégies multiples d’accès au sens et de sémantisation. Il n’y a plus une ontologie du signe (c'est-à-dire qu’on ne peut pas non plus réaffirmer l’identité de la photo et le signe indiciel) ; chaque signe peut être mis en valeur par rapport à chacune des positions individuelles. A cette première relecture succède une deuxième typologie de dix configurations organisée sur des stabilisations locales, par stratification, de formes signiques attestées, typologie dérivée du croisement des stratégies de sémantisation de la première typologie. Dans ce cas, les positions individuelles permettent déjà de prévoir des rencontres avec le champ photographique (et aussi avec des notations éparses de Peirce), et entrent en jeu, comme exemplifications, avec la photo d’archive, la photo souvenir, la photo de genre, l’œuvre photographique, etc. Chaque fois, le signe stratifié va définir des conditions éventuelles d’implémentation dans un espace d’expérience, une connexion avec des genres et des praxis culturelles mises en mémoire, un déploiement figuratif qui peut construire un monde, etc. Le propos est donc de donner à la sémiotique intéressée par les objets culturels des instruments de précision pour mieux les caractériser.

Venons en maintenant aux analyses de la deuxième partie. L’essai d’ouverture de Fontanille et Shaïri, déjà paru dans les NAS, travaille sur un corpus de deux photos d’Isabelle Esraghi, photographe iranienne. Les deux photos permettent de toucher un certain nombre de questions théoriques, parmi lesquelles signalons la connexion entre authentification figurative et polysensorialité de l’image, qui élabore soit des réseaux cénesthésiques (corps-enveloppe), soit des vectorialisations à valeur cinesthésique (corps-mouvement). L’essai analyse dans le détail les deux images qui s’opposent sur plusieurs paramètres, et approfondit en particulier la façon dont le regard peut interagir avec le spectateur et en modifier la compétence et la disposition modale pour des effets passionnels plutôt sophistiqués. On arrive enfin à repérer les connexions précises entre les deux photos, la culture musulmane et une forme de vie déclinée au féminin.

Le court essai suivant de Beyaert donne, s’il est encore besoin, une sorte de dernière coupe au référentialisme photographique, avec un argument inopposable : la couleur d’une photo est ce qu’il y a de moins réaliste comme il vient d’être démontré techniquement. Le corpus travaillé comprend deux photos à thème commun (une manifestation Place de la République à Paris), prises par deux auteurs différents, et qui deviennent une exemplification de l’opposition classique vs. baroque élaborée par Wöllflin et sémiotisée par Floch et Zilberberg. Beyaert ajoute un sixième axe aux cinq couples qui structurent l’opposition wölfflinienne : la couleur vs. le blanc/noir, retrouvé dans les deux textes en question. D’un côté la couleur est déclinée au pluriel au risque de la dispersion (d’un point de vue méréologique) pour le style classique, de l’autre le blanc/noir est cohésif pour le baroque. Les deux « stratégies » chromatiques supportent des valorisations aspectuelles et thématiques différentes, donc elles sont bien structurantes. Il s’agit d’une hypothèse fort valide localement qui attend une confirmation dans des corpus plus vastes.

L’essai de Dondero sur les photos de théâtre aborde un objet très peu fréquenté qui pose tout de suite un problème de statut – documentaire ou bien artistique – du genre photographique en question. A partir du corpus des images de Pic d’un spectacle de Brecht, Mère Courage (œuvre susceptible de ranimer la stratification culturelle d’un débat dans lequel Barthes lui-même fut protagoniste), on montre un parallélisme clair entre les transformations narratives et les tensions sémantiques internes au corpus photographique. Dondero démantèle ainsi un lieu commun : que la photo restitue surtout la performance actorielle en dépit de la fiction du spectacle. Ce n’est pas le cas avec Pic et Brecht. Le rythme, le système des regards, les déplacements, la posture et le style corporel sont autant de dimensions explorées par Pic. Les dernières photos du corpus, en particulier, insistent sur le corps piégé de Mère Courage, ce qui semble affirmer une apothéose de Mère Courage plus que de l’actrice Anne Fierling.

L’essai suivant, toujours de Dondero, abandonne définitivement le domaine artistique pour conduire une première enquête typologique sur des photos touristiques, manifestations d’une pratique anonyme, peu abordée, par rapport aux styles photographiques possibles. L’échantillon, fabriqué grâce au réseau Internet, permet de mettre en relief certaines figures typiques qui sont caractérisées par des axes contrastés de nature sémiotique, tels le point de vue, le statut et les formes du corps, l’espace construit par le déclenchement, qu’il s’agisse d’un monument, d’une ville ou d’un paysage. Voilà qu’émergent des photos-monuments, des vues, des photos raccourciet des photos-journaux intimes, les deux dernières montrant une reconquête d’initiative du sujet d’énonciation qui se re-approprie un espace signifiant. Encore une fois, il faut souligner la pertinence sémiotique du corpus photographique lorsqu’il est couplé à une pratique, dans ce cas touristique.

Le long essai final de Basso signe un possible point de référence pour des études de corpus à venir, étant donné que Les épreuves du temps de Denis Roche est un lieu hautement stratégique pour une problématisation méthodologique des opérations interprétatives. La constitution même du corpus, les points d’attaque de l’analyse, la discrétisation de séries et de cycles, la construction d’une sémantique de la temporalité, les connexions internes aux corpus, etc. : on peut retrouver une foule de questions méthodologiquesaffrontées d’une façon cohérente et approfondie. L’exercice analytique, dans ce cas, est plus que jamais une occasion pour généraliser les problèmes émergents. Les centre trente-huit photos sont regroupées en séries et cycles capables de tisser des isotopies argumentatives diverses : i) sur les formes de la temporalité ; ii) sur le devenir d’un double rapport exclusif, les « noces » de Roche avec sa muse, sa femme, et avec le dispositif photographique. Le corpus arrive à se commenter lui-même, affichant une dimension méta-discursive qui se place néanmoins sur plusieurs niveaux, habilement détectés par Basso. Cela vaut la peine de se jeter dans ce voyage guidé dans le temps biographique de Roche pour découvrir les fils de raisonnements complexes toujours conduits dans les limites du mode d’expression choisi. La construction passionnée d’un journal intime « en forme de nous », jusqu’à l’éclipse paradoxale du couple dont parle le titre de l’essai, joue avec la lumière, les ombres, les miroirs, les reflets, qui couvrent des rôles essentiels pour la formation d’un discours-Roche. L’analyse de Basso peut – comme il arrive dans son livre sur Lynch (Interpretazione tra mondi. Il pensiero figurale di David Lynch, 2007) – assumer parfois une voie analogue à celle du discours critique, jusqu’à donner littéralement voix aux photos. Voilà par exemple que « dans la photo que je déclenche j’aurai tes yeux (…) je reste au dedans de la circulation de ton regard et dans la vibration de ton exister pour tous les deux, pour toi seule et pour moi », ce qui nous semble le véritable résultat d’une analyse qui veut pousser jusqu’au bout ses enjeux herméneutiques.

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