Ivan DARRAULT-HARRIS,(dir.),« Semiótica y psicoanálisis », Tópicos del Seminario, n° 11, juin 2004 (éd.), Puebla : SeS-BUAP, ISSN 1665-1200

Xochitl Arias Gonzalez

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
Texte intégral

L’Atlantique est, en un sens, une sorte de périphérique qui sépare la métropole européenne de la banlieue des pays habitant l’Occident en mode extra-muros. L’avantage d’être un occidental de banlieue est que la multidisciplinarité devient un exercice sans complexe : les théories étant pour la plupart importées d’Europe, au Mexique comme dans tout le continent américain, on reçoit les nouveautés de la métropole toutes frappées du même sceau « Import », ce qui permet de les considérer avec une vision d’ensemble, volontairement ou pas. Le numéro 11 de Tópicos del seminario – publication semestrielle à thème du groupe d’études de la signification de l’Université Autonome de Puebla – est un bon exemple de cela. Il est dédié à la conjonction « sémiotique et psychanalyse », ce qui est loin d’être une nouveauté, du moins, à première vue. Nous allons voir, toutefois, comment ce texte traduit les dernières préoccupations de la science à l’Ouest.

Note de bas de page 1 :

 C. Meyer, Le Livre noir de la psychanalyse, Paris, Les Arènes, 2005.

Note de bas de page 2 :

 Comme disait, il n’y a pas si longtemps, un éminent sémioticien, « Le greimassien standard est devenu langue morte pour le CNRS ». Des cas similaires pourraient être recensés, nous en sommes certains, partout.

Ivan Darrault-Harris, directeur de ce numéro de Tópicos… nous prévient dès sa présentation : si ce recueil d’articles ne raconte pas « l’histoire des rapports entre les deuxdisciplines  », une lecture transversale des huit essais permet d’apprendre beaucoup sur les points de contact et d’éloignement entre elles. Aussi, une intention éditoriale très précise se laisse deviner par l’ordre de présentation des huit essais : lorsqu’on en fait une lecture linéaire (comme s’il s’agissait d’un roman et non pas d’une revue scientifique), on ressort étonné que personne n’ait proclamé dans les rues les heureuses noces de la sémiotique et de la psychanalyse, tellement les liens qui les unissent semblent évidents, solides et remplis de bon sens. Faut-il ajouter que c’est précisément cet ordre de lecture qui est préconisé par le responsable de la publication ? Disons-le sans ambages, cette revue-qui-se-lit-comme-un-livre est – de notre point de vue – stimulante, pertinente et d’actualité. Cela, à plusieurs titres, dès le constat des écarts entre les versions espagnole et française du lexique psychanalytique (qui laisse songeur), l’attractif pari de la complémentarité des disciplines, jusqu’à l’évocation en catimini d’une crise que connaîtraient ces deux disciplines. En effet, la rentrée littéraire 2005 et son brûlot contre la psychanalyse1, nous rappelle l’impossibilité pour la sémiotique d’exister en tant que discipline autonome dans le paysage académique officiel2.

L’intérêt du numéro 11 de Tópicos del seminario réside également dans le fait de voir plusieurs micro-territoires sémiotiques coïncider. En deçà de la thématique affichée, se dessine en effet une réflexion commune autour de la problématique du corps (voire celle de l’intentionnalité) comme une conséquence directe de l’acceptation du sujet dans la théorie sémiotique. Voyons donc comment cet autre récit est construit.

Ivan Darrault révèle dans la présentation du numéro une lettre personnelle de Greimas dans laquelle le maître aurait avoué s’être inspiré de la théorie de l’interprétation des rêves pour la mise en place de sa théorie des isotopies. Avant de commencer la lecture des articles eux-mêmes, nous sommes donc prévenus qu’il existe un réseau intertextuel relatif au discours que ce numéro de Tópicos… véhicule implicitement. Après la lettre de Greimas, le deuxième chaînon évoqué en est les actes du Colloque de Cerisy 1998, à propos de linguistique et psychanalyse, et dont le compte rendu est paru dans le numéro 89-90 et 91 des Nouveaux Actes Sémiotiques, signé par Ivan Darrault lui-même. Par ailleurs, le texte qui ouvre ce plaidoyer, écrit par Jean-François Allilaire, fait aussi référence à un autre colloque de Cerisy, celui de 1985, dédié « aux problèmes de description dans la science ». Gardons cette phrase en tête et mettons cette date-ci en rapport avec deux autres : 1980 et 1984, période pendant laquelle A. J. Greimas tenait un séminaire portant sur les liens entre la psychologie et la sémiotique à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Ce séminaire (qui est partiellement l’objet de l’article « Séméiologie psychiatrique et sémiotique », le premier de notre recueil) caressait une ambition que l’analogie suivante illustre : « la sémiotique serait à la pratique psychiatrique ce que l’épistémologie est aux sciences fondamentales » (p. 16). Nous avons désormais tous les éléments de cette intrigue dont ce numéro de Tópicos est la dernière péripétie : son énonciation cherche à démontrer que le dialogue entre la psychanalyse et la sémiotique de filiation greimassienne a été présent et envisagé dans la pensée même de son fondateur et que c’est donc en toute légitimité qu’elle se lance dans cette entreprise.

Note de bas de page 3 :

 N’oublions pas que  même les fondateurs de Tópicos del Seminairio, Luisa Ruiz Moreno & Roberto Flores, ont fait partie du célèbre groupe d’études sémio-linguistiques de l’Ecole d’Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris.

Mais, pourquoi ce besoin de légitimer, de se défendre, pourquoi cet appel à la résistance ? Qui est, enfin, l’anti-sujet dessiné par cette initiative des héritiers de Greimas3 ?

Pour Elisabeth Roudinesco, spécialiste renommée de l’historiographie de la psychanalyse, il s’agit de lutter contre « le projet narcissique et mortel » des sociétés occidentales actuelles, qui  aurait remplacé « le paradigme de l’hystérie par celui de la dépression ». Il faudrait se battre contre « les deux grandes formes d’aliénation de notre monde globalisé : l’aliénation scientiste d’un côté et l’aliénation intégriste de l’autre », autant que contre « les adeptes du cognitivisme » car ils auraient tendance à « humaniser lamachine et déshumaniser le sujet ». Le refus est donc de ce « monde unipolaire d’aujourd’hui, dominé par une économie de marché qui tend à réduire le sujet à un objet, le corps à un produit et la psyché à un circuit neurobiologique ». Au fond, la question serait de lutter pour la survivance de la psychanalyse au milieu de la saturation existante en Occident des traitements chimiques et des médecines douces (ou « placebo »). Et Mme Roudinesco d’appeler la psychiatrie et la médecine en renfort, sur la base du statut de non sciences et de la composante sémiologique que les trois disciplines partageraient.

Note de bas de page 4 :

 A. J. Greimas & J. Courtes, 1979, Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, p. 126, cité par l’auteur en p. 42 de la revue.

L’anti-sujet esquissé dans le texte de Jean-Claude Coquet, « Sur le rôle des instances », est le « paradigme théorique d’une sémiotique standard » – les guillemets sont de l’auteur. L’inventeur de la théorie des instances énonçantes commence en effet par nous dire, dans ce troisième article de la revue, que pour la sémiotique il s’agit, en quelque sorte, de se renouveler ou mourir. Autrement dit, de faire une place au sujet, dans le même esprit que Greimas lorsqu’il souhaitait pour la psychanalyse un dépassement des « exemplificationsde cas cliniques et de dénominations mythiques » pour se donner « des modèles d’analyse tant actantiels que transformationnels »4.

Coquet construit alors le lien de la sémiotique avec la psychanalyse à partir de cette idée de modèles actantiels : tel que Lacan l’affirmerait, l’assomption par le sujet de son histoire constituerait le fondement de la méthode psychanalytique. En réalité, cette conception de l’assomption proviendrait de Benveniste. Aussi le linguiste français sera la clef d’une nouvelle association, cette fois-ci avec la phénoménologie, par voie de laquelle le continuum langage-monde-être devient possible. Le créateur de la sémiotique des instances oppose ainsi la triade Freud, Merleau-Ponty et Benveniste à Greimas pour défendre le postulat que « la réalité du langage est la réalité de l’être ».  Ensuite, il discourt sur le rapport entre le corps et le langage à l’aide de plusieurs textes de Freud et présente sa proposition des trois instances de l’énonciation : une instance judicative ou sujet transcendant, une instance frontière ou quasi-sujet et une instance corporelle ou non sujet.

L’auteur de La Quête du sens voudrait montrer que le corps du sujet de la parole est cognoscent, et, en ce sens, que l’assomption de la parole chez le sujet se traduit par une progression dans la formation du sujet. Coquet s’étend dans sa démonstration sur un cas paru dans Le Mot d’espritet sa relation à l’inconscient (1905) que nous allons reprendre : Mme la baronne est sur le point d’accoucher ; chaque fois qu’elle se plaint de douleurs, son mari demande au médecin avec lequel il joue aux cartes s’il n’est temps d’aller l’assister ; celui-ci n’acquiesce qu’à la troisième plainte. La première fois, la femme a crié en français « Que jesouffre ! », la deuxième fois, elle crie « Quelle douleur ! » en allemand et, la troisième fois, elle prononce une interjection inintelligible en yiddish. Pour le sémioticien, la solution réside dans le fait que la figure de la baronne présente les trois instances actantielles : le premier cri est celui l’instance judicative, médiatisé par la culture (le sujet) ; le deuxième cri, rendrait compte de « quelque chose de plus immédiat », l’instance frontière entre le corps et le jugement (le quasi-sujet). Le troisième cri serait proféré par le non-sujet, le corps sensible  qui porte à fois la douleur et la trace de la langue. La différence de présence de ces trois instances pourrait expliquer ensuite le fonctionnement des lapsus et d’autres faits de langue, d’accord avec l’idée saussurienne, revenue en scène linguistique grâce encore à Benveniste, de  « la primauté des faits de la parole sur les faits de la langue » (p. 43).

Note de bas de page 5 :

 Ces ouvrages vont de la phase pré-psychanalytique de Freud (Contribution à l’étude des aphasies) jusqu’aux derniers ouvrages (Psychopathologie de la vie quotidienne) en passant par L’Interprétation des rêves.

Le quatrième article, écrit par Michel Arrivé et Izabel Vilela (« Langage et inconscient chez Freud : représentations de mots et représentations de choses ») défend, quant à lui, les liens entre linguistique et psychanalyse, contre le refus de certains psychanalystes. Les auteurs y démontrent que Lacan n’a pas commis d’hérésie psychanalytique lorsqu’il prétendait que l’inconscient est structuré comme un langage. En effet, d’après la théorie freudienne « originelle » (la démonstration des auteurs s’organise comme un parcours historique et analytique de certains ouvrages fondateurs de la psychanalyse5), les mots seraient traités « comme des choses » dans l’inconscient, tandis que, dans la vie éveillée, la représentation des choses correspondrait à une configuration corticale et cognitive distincte de celle de la représentation des mots. L’article montre ensuite, sur la base de la théorie de Saussure sur la signification, qu’il n’est pas indispensable que les mots aient une image de mots dans l’inconscient pour fonctionner comme un langage : la relation de signifiant à signifié suffit pour rendre la proposition lacanienne vraie. Ils laissent ensuite ouverte la question de l’énonciation de l’inconscient.

Ce texte et celui de Coquet, s’ils ne partagent pas le même anti-sujet « figuré » (chez Arrivé et Vilela, ce sont les psychanalystes André Green et Alain Costes « entre autres » ; pour Coquet c’est le structuralisme greimassien), ont en commun la place fondamentale qu’ils donnent à la conception saussurienne et à l’énonciation dans l’articulation de la sémiotique avec la psychanalyse.

Le cinquième article continue en ce sens en abordant un cas plus spécifique. En effet, dans « Sur la psychose ou l’instance énonçante du discours délirant », Tereza Pinto, doctorante d’Ivan Darrault à l’époque, propose de considérer les structures langagières reconnues comme étant propres à la psychose sous le regard de la sémiotique des instances énonçantes de J.-C. Coquet. Et ce, afin de comprendre le « manque » que Lacan voyait dans le discours délirant comme une « incapacité du sujet psychotique à prendre la parole ». Enfin, l’auteur rejoint la pensée freudienne que le délire est « une tentative de guérison ».

Tereza Pinto illustre son propos par la discussion du cas Daniel Paul Schreber, un très célèbre « malade des nerfs » ayant écrit une autobiographie dans laquelle il rend compte de son délire. Ce texte a été l’objet d’étude de Freud ainsi que d’autres psychiatres. Dans le discours délirant de Schreber, Mlle Pinto déniche les figures d’une instance de l’énonciation distincte de celle du sujet qui parle, instance qui soumet l’énonciateur à sa volonté et qui serait « responsable » des actes reprochables commis, imaginés ou ressentis. Lors de la deuxième rechute dans le délire rapportée dans l’autobiographie, notre auteur montre une sorte d’alliance construite entre le (non)sujet délirant, qui n’est que l’opérateur d’un devoir, et cet Autre, véritable sujet et destinateur de l’énonciation, qui possède un méta-vouloir poussant à l’action. La souffrance du patient diminuerait car l’alliance entre les deux instances de l’énonciation devint source de plaisir pour le (non) sujet psychotique. Celui-ci serait à même de bénéficier d’« une amélioration considérable, surtout en ce qui concerne les incidents extrêmes du passage à l’acte », et l’idée de Freud selon laquelle le délire est une tentative de guérison se vérifierait ainsi. Cet article apporterait donc un élément en défense de la psychanalyse face à la controverse de son utilité réelle en clinique. Sujet qui est aussi l’objet des deux premiers articles de la revue, celui de J. Allilaire et celui de E. Roudinesco.

L’œuvre de Coquet est donc omniprésente dans la considération des liens entre la psychanalyse et la sémiotique, et cela, par sa proposition sur les instances de l’énonciation. Dans ce cinquième article aussi, l’assomption de la parole, conception due à Benveniste, a été  l’élément clef de la mise en mouvement d’un discours. D’après Fontanille, auteur du sixième article de Tópicos…,  quelque chose de similaire à l’assomption se trouve au fond de la conception de « sommation » évoqué dans Sémiotique des passions. Mais la voie que celui-ci emprunte dans l’évolution de la théorie sémiotique a une autre perspective, que nous décortiquerons ci-après à l’aide de notre réseau intertextuel.

Note de bas de page 6 :

 Ce texte, intitulé  « Le corps et ses enveloppes : de la psychanalyse à la sémiotique des corps »,  est  en réalité un extrait – certes très efficace – du chap. II de la 2e partie de Séma et Soma : figures du corps, paru à la même année que Tópicos…, n° 11 (2004) chez Maisonneuve-Larose dans la coll. « Dynamiques du sens », dirigée par Ivan Darrault-Harris  & Jean-Jacques Vincensini.

Depuis un certain temps, en effet, il n’est plus question pour Fontanille de distinguer sémiotique et sémiologie, pas plus que sémiose et sémiosis, et son article de ce Tópicos…, intitulé « Le corps et ses enveloppes », permet de comprendre pourquoi6. Rappelons-nous d’abord que, dans la lutte pour l’existence et pour leur droit à l’autonomie, les sémiotiques héritières de la philosophie du langage (dont la vedette mondiale est Umberto Eco) appellent « sémiose » le processus mi-cognitif mi-philosophique constituant pour elles la signification, alors que les sémiotiques d’inspiration greimassienne avaient préféré « sémiosis » comme la dénomination de la fonction qui était à la base de leur théorie. Or l’article que Fontanille publie dans Tópicos… prend acte, à notre sens, de la transformation de la sémiosis (fonction) en sémiose (processus) grâce à la notion de Soi-enveloppe, figure du corps qui permettrait l’union de l’extéroceptif avec l’intéroceptif par le proprioceptif – tel que Greimas « l’avait imaginé depuis le dictionnaire de 1979 » : la fonction sémiotique se dédouble, puisque le corps serait à la fois le siège et l’opérateur de la sémiosis. Cela dit, une sémiosis qui n’est plus exactement fonction mais l’articulation d’une série d’opérations, propriétés et figures diverses, ne peut plus si facilement être nommée « fonction ». Le mot « processus » serait plus approprié. Dès lors, Fontanille annonce que la fonction sémiotique est en réalité un processus, et alterne les noms de sémiose et sémiosis pour faciliter le passage entre un concept et l’autre chez son public.

Par ailleurs, si on tient compte du fait que dans Sémiotique et discours (Limoges : Pulim, 2003) cet auteur avait décortiqué la triade peircienne du signe pour l’emboîter avec la proposition de la sémiotique tensive, on prend conscience de l’enjeu des us lexicaux chez Fontanille : il s’agit d’assembler tous les courants sémiotiques, en commençant par l’homologation du vocabulaire. Pouvons-nous croire pour autant que la voie de la philosophie du langage sera la voie préférée par les sémioticiens post-structuralistes ? Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que la sémiotique compte désormais – et ceci autant chez Coquet que chez Fontanille – sa propre triade, stéréotype de toutes les mythologies fondatrices indoeuropéennes.

Note de bas de page 7 :

 En revanche, Fontanille paraît agir toujours d’accord avec lui-même. En effet, entre son Vers une topique sémiotique antropomorphe de 1984 et son Séma et Soma 20 ans après, son projet se dessine clairement.

Pour revenir au numéro 11 de Tópicos del seminario, la proposition du Soi-enveloppe dessine un pont avec la psychanalyse et le monde psychique, puisqu’elle s’inspire d’un modèle à succès, celui du Moi-peau du psychanalyste Didier Anzieu. La façon de Fontanille de traiter le corps se met également en syntonie avec ce que l’on sait des sciences cognitives et l’explication de la configuration de l’enveloppe corporelle se fait dans le contexte d’une perspective de l’énonciation. Comme il est devenu tradition, Fontanille tire une synthèse des différentes positions existantes et propose une troisième voie dont on n’a pas fini de voir les effets. Cette proposition ne trahirait même pas l’épistèmê néo-criticiste qui fut celle de Greimas et de Cassirer, puisque le corps dont il parle n’est pas le corps réel. C’est ici que l’entrée pour la sémiotique en tant que science de la culture trouverait fondement, mais c’est aussi sur cela que les héritiers de Greimas ne se sont pas mis d’accord7.

A la différence de Fontanille et de Coquet, il y aurait d’autres sémioticiens de la diaspora parisienne qui ont choisi d’être plus structuralistes que Greimas et décréter que tout ce qu’il fallait pour faire une place au sujet est de mener la logique des structures jusqu’à ses dernières conséquences, à savoir, la dynamisation par la voie de la théorie des catastrophes.

C’est la position que revendique, avec une certaine  « résignation ontologique », Jean-Jacques Vincensini. Dans son article « Racines de la narrativité : prégnance, stéréotypes et fantasmes », il paraphrase en effet Pier A. Brandt et Jean Petitot pour affirmer que c’est naturel pour la sémiotique de s’occuper de questions ontologiques, puisque l’objet d’étude de celle-ci est bien le monde physique (« Les sciences structurales seront naturelles ou neseront pas », reprend-il pour son compte à deux reprises). C’est pour cette raison, d’ailleurs, que la sémiotique devrait fonctionner toujours avec la logique et les modèles mathématiques.

L’illustration que Vincensini propose pour cela tend en tout cas un lien entre la sémiotique et la psychanalyse grâce à la phénoménologie, puisqu’il traite des prégnances comme la contrainte de l’intention. Une contrainte commune pour, par exemple, les fantasmes psychanalytiques et les stéréotypes anthropologiques : quelque chose en rapport avec le statut animal de l’être humain qui devient saillant (donc mieux percevable) et vital (donc d’une valeur majeure) à cause de cette naturalité que sont les instincts.

Ivan Darrault-Harris clôture le sujet de cette revue avec la présentation de son projet – bâti depuis plus d’une décade – pour une éthosémiotique, c'est-à-dire une sémiotique du comportement et des discours. Dans son article, sobrement intitulé « Sémiotique et psychanalyse : Vers un modèle des comportements et discours adolescents», cet auteur montre, avec son style toujours habile, chaleureux et limpide, que l’union de la psychanalyse et de la sémiotique est possible et même recommandable pour son pouvoir heuristique. Il commence par énumérer les conditions de sa démarche : (1) l’abandon de l’épistèmê structuraliste « stricte », qui éliminait la question du sujet. (2) La « résurrection du corps » comme instance de base de l’énonciation, ce qui permet de tendre un fil avec les sciences cognitives contre toute réduction étiologique. En effet, l’auteur revendique comme point de partage entre celle qu’il appelle éthosémiotique et la psychanalyse, l’impossibilité de dessiner une causalité linéaire entre les phénomènes psychiques et les comportements.

A un niveau théorique, ce dernier article défend surtout le concept freudien de « fantasme » comme un terme exportable en sémiotique, puisque sa définition (« unsignifiant en quête de signifié ») et son usage permettraient de dessiner des liens entre le corps physique et le monde psychique. Pour illustrer son propos, le psycho-sémioticien fait une analyse très touchante des comportements « stéréotypaux » des adolescents, en montrant comment le « fantasme de l’autoengendrement » fonctionne dans les différentes formes de rapport que les adolescents ont avec leur corps, des plus inoffensives aux plus dramatiques.

Nous avions déjà remarqué que ce que partagent la psychanalyse et la sémiotique concerne surtout les processus de figuration, depuis les phénomènes de la parole, jusqu’aux phénomènes de l’énonciation dont ils peuvent être l’indice. La notion de fantasme, citée par Vincensini et par Darrault, apporte désormais un élément de plus à la discussion sur l’opposition immanence-transcendance. Dans le texte de Darrault, ce terme est une sorte de thématique transversale qui organiserait ainsi « la ‘sémiotique du psychique’ ». Le concept de fantasme étant fondé sur celui de « réalité psychique », nous avons estimé intéressant d’examiner la définition de celle-ci.

Note de bas de page 8 :

 Titre dont nous avons consulté, en plus de la version citée par Darrault (celle de P.L. Assoun), celle  parue en 1967 (Paris, PUF , p. 526) et celle des Œuvres complètes (Paris, PUF, 2003 [1900], p. 675).

A la fin de L’Interprétation des rêves8, Freud discourt à propos de la « réalité » des désirs inconscients écrivant :

Je ne peux dire dès maintenant s’il faut accorder une réalité aux désirs inconscients et de quelle sorte elle pourrait être. Il n’y en a certainement pas dans les pensées de transition et de liaison. Une fois les désirs inconscients ramenées à leur expression dernière et la plus vraie, on peut dire que la réalité psychique est une forme d’existence particulière qu’il ne faut pas confondre avec la réalité matérielle.

Or selon les traducteurs, la première édition  disait « on est bien forcé de se rappeler que le réel psychique lui aussi revêt plus qu’une forme d’existence ». Et dans une autre version, celle de 1914, il y aurait eu encore l’expression « une forme d’existence particulièrequi ne doit être confondue avec la réalité factuelle». A partir de ces différentes versions, nous voulons voir dans le mode d’existence particulier dont Freud parle, le mode sémiotique. Entre la dernière édition et les précédentes existeraient cependant deux transformations importantes pour notre propos : d’une part, dans la première édition, le psychique obéissait encore à un certain principe de réalité qui pourrait cependant être hétérogène. Dans la dernière version, le réel est tout à fait séparé du mode d’existence psychique ; or, il s’agit de la réalité « matérielle » alors que dans la version de 1914, Freud parlerait de réalité « des faits ». Ce qui se trouve à l’intérieur de cette deuxième nuance serait, à notre avis, les deux dimensions de production et de diversification des faits (en tant que produits) humains.

Note de bas de page 9 :

 E. Benveniste (« Expesion indoéuropéenne de l’identité » dans le Bulletin de la société linguistique de Paris, XXXVIII, 1937, p.111) cité par Coquet dans la conclusion de son article, p. 52.

Enfin, pour revenir au récit sous-jacent dans le numéro 11 de Tópicosdel seminario, il paraît clair que pour faire une place au sujet et, de ce fait, au lien entre la sémiotique et la psychanalyse, – bien que ceci puisse n’être qu’un stade provisoire de l’évolution épistémologique de la sémiotique –, la sémiotique de l’école de Paris nécessitait un remaniement. Ce besoin a été assumé, à en croire les sémioticiens qui écrivent dans ce recueil. Chez les uns, il s’est  fait par continuité, comme une évolution naturelle (Fontanille et son enveloppe) ou par la négation d’un quelconque différend originel (Darrault et l’aveu épistolaire de Greimas). D’autres ont misé sur la rupture, soit, paradoxalement, pour continuer dans une tradition formaliste et tendre vers les sciences exactes (Vincensini et les modèles catastrophiques de Petitot), soit pour tester la voie de la « fraîcheur du toujoursnouveau »9 (Coquet avec sa lecture de Benveniste et de l’approche phénoménologique). On pourrait presque dessiner le carré sémiotique de l’être sémioticien après Greimas !

Pour suivre la logique de Darrault, c’est comme si ces différentes positions exprimaient diverses figures du « fantasme de scientificité » des sémioticiens. Toujours est-il que l’origine de la problématique remonte très loin ; d’après Vincensini, jusqu’à Parménide. Il s’agit, en effet, de décider du statut de science (ou pas) sociale (ou humaine ?) de la sémiotique et de son objet d’étude : est-il « le » sémiotique – qui n’est pas en lien avec le « réel », mais fait l’intersection entre le psychique et le physique ? Est-il « le » sémiotique, qui est en même temps le psychique pour son mode d’existence ? Est-il « le » sémiotique comme manifestation d’une forme transcendante ? La réponse à ces questions excède évidemment l’objectif de ce compte rendu, mais aussi celui du numéro 11 de Tópicos. Quoi qu’il en soit, il semble clair que la psychanalyse partage avec la sémiotique le problème d’avoir un métalangage pléthorique, complexe et difficilement partageable avec les autres disciplines relatives à l’Homme, et, surtout, un statut épistémologique à mi-chemin entre une méthode-d’analyse-touche-à-tout et une théorie très spécifique sur une des dimensions de l’ « être-humain ». Pouvons-nous affirmer encore aujourd’hui, d’ailleurs, que celle-ci n’est pas la même pour toutes les deux ? La question restée irrésolue à cette hauteur, en effet, n’est pas tant de savoir ce qui unit la sémiotique à la psychanalyse, mais comment distinguer aujourd’hui cognition et sémiose.