Lucia CORRAIN (ed.), Semiotiche della pittura. I classici. Le ricerche, Roma, Meltemi, 2004

Andrea Catellani

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Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 Ici et après je traduis de l’italien.

La précieuse collection d’analyses d’œuvres picturales, proposée par Lucia Corrain dans Semiotiche della pittura, indique les contours d’un objet assez difficile à saisir, à savoir un typede regard sur la peinture. Comme nous dit la curatrice – qui signe aussi deux analyses – dans sa préface, ce regard est caractérisé, d’un côté, par une « attention primaire à la dimension signifiante du plan proprement plastique de l’image, c'est-à-dire à l’organisation des formes, lignes, couleurs qui déterminent la composition de l’œuvre ; de l’autre, par une considération attentive des opérations de ‘mise en discours’ à travers desquelles sont inscrits dans le texte autant l’activité énonciative que les simulacres d’interaction avec le spectateur » (p. 7)1. Le regard dont on parle est donc celui que la sémiotique structurale-générative du visible et ses continuateurs ont cherché à saisir et à formaliser.

Note de bas de page 2 :

 Il s’agit d’une suggestion donnée pendant une présentation publique du livre, à Bologna.

Note de bas de page 3 :

 Anne Hénault, dans Ateliers de sémiotique visuelle, Paris, Puf, 2004, Préambule.

Selon Paolo Fabbri2, ce regard cherche à garder une place entre l’approche philologique, qui parcours la filière culturelle où l’image trouve sa place, souvent en tombant – surtout, en Italie, dans les études d’histoire de l’art – dans un simple « attributionisme » des œuvres, et l’approche philosophique, qui regarde souvent les images seulement pour y trouver les confirmations de ses constructions théoriques formées a priori. Entre philologie et philosophie, le regard sémiotique cherche à faire parler les œuvres, pour laisser émerger la rationalité des images, leur éloquence propre. Le recueil propose des analyses qui confirment que cette discipline est heureuse d’être « une modeste et rigoureuse science humaine à l’opposé des flamboyantes ‘blablalogies’ qu’on a vu malencontreusement fleurir sous son nom, durant tout le temps où la sémio- était à la mode »3. On trouve donc des études classiques et des nouvelles, par Thürlemann, Greimas et Keane, Jakobson, Corrain, Fabbri, Fontanille, Uspenskij, Barthes, Marin, Floch.

Mais un des intérêts du recueil est proprement la recherche de ce regard au-delà des barrières disciplinaires, en repérant, dans des analyses qui ne sont pas explicitement sémiotiques, un « air de famille », qui se concrétise dans l’apparition de certains concepts, de certaines façons de saisir l’image, en donnant de l’importance à son épaisseur plastique et à sa capacité à énoncer et à gérer sa propre énonciation. Même si ces concepts sont « sotto mentite spoglie » (présentés sous de trompeuses apparences). Nous sommes là en présence d’analyses de Merleau-Ponty, Deleuze, Stoichita, Schapiro, Calvino. Il s’agit d’études qui montrent la capacité de la sémiotique à rayonner vers d’autres champs culturels, ou, vice-versa, qui se posent comme exemplaires des tendances et des contributions qui ont aidé la naissance de la discipline ; ou encore, tout simplement, ils montrent une sorte d’« affinité élective » avec les études sémio-. La multiplicité des approches et des points de vue ne change pas l’évidence du partage d’un même regard sur la peinture, ou mieux sur les peintures concrètes. Les 17 analyses, souvent bien connues, sont disposées en ordre chronologique de production des œuvres picturales analysées.

Dans la première section, le sujet est la dimension plastique de la peinture, avec un important sous-ensemble dédié à la couleur, la composante plastique la moins étudiée par la sémiotique, mais qui, comme nous rappelle le Groupe de Liège dans son Traité, a donné naissance à un foisonnement de recherches et de contributions extra-sémiotiques difficile à gérer et à parcourir : les problèmes du trop plein et du vide se rejoignent.

La section est ouverte par l’étude classique de Felix Thürlemann, « La double spatialité en peinture : espace simulé et topologie planaire » (1981), dédié à Loth et ses filles, où le sémiologue et historien de l’art relève une structure semi-symbolique qui lie l’articulation topologique des parties de l’œuvre aux valeurs existentielles de base. L’étude est suivie par un « post-scriptum », daté de 2003, où l’auteur souligne et confirme son analyse, qui dégage la structure « diagrammatique » du tableau, typique de l’époque de production (« diagramme existentiel peint ») ; il souligne aussi, entre autre, la rencontre entre la forme typique du « paysage du monde » (Weltlandschaft) et la présence d’une structure qui convoque le carré sémiotique existentiel.

La deuxième étude, également un classique, « Cranach, la beauté de la femme », par Greimas et Theresa M. Keane, montre une autre tentative d’analyse de la dimension plastique d’une œuvre figurative, la Nymphe de la source de Cranach, pour expliquer les effets de sens de légèreté, la combinaison des esthétiques classique et baroque et la présence d’un véritable « récit plastique de l’énonciation ». L’étude de Lucia Corrain (« Réalisme ou artifice ? Une analyse de La Fuite en Egypte d’Adam Elscheimer ») montre l’efficacité de l’approche sémiotique dans l’analyse d’un tableau « réaliste », où la mise en scène de la voûte étoilée est « pliée » et modifiée, au service de l’articulation sémantique et syntagmatique : le paysage raconte une histoire. L’œil de l’observateur est conduit, par les structures internes de l’image, du terrestre au céleste, et la représentation de la fuite de la Sainte Famille, qui trouve son guide dans le ciel étoilé, montre aussi les traces allusives, inscrites dans sa propre organisation interne, du trajet du Christ vers sa mort et sa Résurrection.

Le bref texte de Jakobson (traduction d’une partie de « On the verbal art of William Blake and other painters ») montre un exemple d’analyse en parallèle d’un tableau du Douanier Rousseau, Le Songe, et du poème qui était probablement exposé avec le tableau au Salon des Indépendants, à Paris (1910). L’analyse des sujets grammaticaux dans le poème montre une distribution correspondant aux acteurs du tableaux : le lecteur touche de la main la similitude des fonctions entre structure grammaticale linguistique et organisation plastique de l’image.

Merleau-Ponty, en parlant du « doute de Cézanne », examine l’œuvre et le style du peintre français, en montrant comment il cherchait à retrouver l’expérience originelle dans laquelle l’objet apparaît à l’œil, avant que ne naissent les distinctions opposant sens et intelligence, nature et composition, primitivisme et tradition. En partant des écrits et des tableaux de Cézanne, et donc en ne renonçant pas à voir, Merleau-Ponty souligne que la pensée visuelle est unie à la forme, et que, comme nous dit Cézanne lui-même, « le paysage […] se pense en moi, et moi, j’en suis la conscience » (p. 71). Selon les mots du philosophe, « la ‘conception’ ne peut pas précéder l’‘exécution’ » (p. 72).

La sous-section dédiée à la couleur est ouverte par Paolo Fabbri qui analyse l’aquarelle de Paul Klee Sphinxartig (en forme de Sphinx). Les oppositions chromatiques, eidétiques et topologiques dans l’œuvre produisent un mouvement de la détermination cognitive et de la certitude vers l’indétermination et l’improbabilité, en invitant l’observateur à entrer dans la spéculation. L’analyse de Fabbri comprend aussi la dimension figurative polysémique de l’œuvre, et avance une nouvelle lecture qui oriente aussi bien vers la Sphinx Egyptienne que vers celle de Thèbes.

Ensuite, on retrouve Thürlemann et son sage sur Le Rouge et le noir de Klee : une des analyses où l’approche sémiotique de  la couleur est le plus développé. L’œuvre picturale est analysée comme un métadiscours eidétique et topologique sur les contenus évaluatifs de la couleur. Jacques Fontanille est l’auteur du passionnant « Sans titre… ou sans contenu ? », sur le Untitled n. 24 (1951) de Mark Rothko. Après avoir étudié la modalité d’agglomération des parties du tableau et les contrastes entre les zones chromatiques comme différences de vitesse de transition, l’auteur montre comment la recherche du sens par l’observateur est déjoué par les incohérences entre strates de profondeur et couches texturales, forme d’imperfection qui produit un sujet passionné, qui cherche une stabilisation phorique dans la partie la moins douée d’énergie du tableau. Le dernier texte de la section est la « note sur la couleur dans Francis Bacon » de Gilles Deleuze, extrait de « Logique de la sensation » : analyse bien connue des modulations des différents régimes des couleurs entre les parties récurrentes des tableaux de Bacon (Structure, Figure, Contour).

La deuxième partie du livre présente huit analyses sur l’énonciation visuelle ; dans certains cas, l’attention se concentre sur la capacité métadiscursive de la peinture, qui peut thématiser « comme objet du discours l’acte même de sa production et réception » (p. 8). Uspenskij (« ‘Droite’ et ‘gauche’ dans la représentation des icônes ») montre la présence d’un point de vue interne dans l’image des icônes russes, point de vue qui organise la mise en place des valeurs et des hiérarchies. Le texte de Barthes (« Le monde objet », 1953) analyse l’intrusion de l’énonciation dans l’énoncé dans le cas des portraits de groupe de la peinture hollandaise du siècle d’or : les personnages nous regardent dans les yeux (« un regard qui dure »), et de cette façon l’observateur est impliqué par le texte, en générant une profondeur. Lucia Corrain et Paolo Fabbri examinent le genre de la nature morte (« la vie profonde des natures mortes », une citation de Proust) pour en isoler, entre autres, différentes stratégies d’inclusion de l’observateur dans le tableau : l’« invasion » de son espace par les objets montrés, la vision « zénithale », le trompe-l’œil. Les relations des éléments encadrés par l’image fondent une rhétorique visuelle, une éloquence qui dépasse la simple nomination verbale des figures.

On peut retrouver un véritable dialogue pictural dans les œuvres de Manet et Degas, selon la reconstruction de Victor Stoichita (« Evaporation et/ou centralisation. Les (auto) portraits de Manet et Degas »). Les deux peintres montrent deux différentes façons d’inscrire l’instance de l’auteur dans le cadre : la projection évidente (« endotopique ») de Manet, la présence plus cachée (« esotopique ») de Degas. Les regards de Manet sont souvent dirigés vers l’observateur, au contraire de ce que fait Degas : la centralisation de l’ego du premier contraste dialectiquement avec l’évaporation du second. Les deux œuvres picturales montrent aussi la capacité des deux maîtres à interpréter les tendances de l’autre dans son propre style. Le texte de Meyer Schapiro (« l’objet personnel comme sujet de nature morte. A propos des observations de Heidegger sur van Gogh ») montre aussi comment l’attention portée à la rationalité interne de la peinture et de ses genres peut nourrir l’histoire de l’art. Les chaussures de van Gogh s’adressent à l’observateur comme un visage, en construisant une relation je-tu. Ce ne sont pas les chaussures d’une paysanne générique, comme pensait Heidegger, mais les chaussures de van Gogh lui-même, empreintes de sa subjectivité, qui s’adresse à une autre subjectivité. Le regard de Schapiro voit mieux que celui qui cherche, dans l’image, une simple confirmation de la théorie.

Avec « l’espace Pollock », de Louis Marin, on entre dans la peinture abstraite. Dans les œuvres de Pollock l’observateur, paradoxalement, est toujours hors du lieu, sans lieu fixe mais aussi sans être en mouvement. Marin montre très bien comment le dripping de Pollock crée, à travers les traces des événements de la peinture, un espace qui se pose entre la toile et le plan du tableau, espace vibrant et instable, « machine ‘fabrique occasions’ » (p. 223), ensemble vivant d’accidents visuels. Après les pages intenses de Marin, la parole passe à Italo Calvino, qui analyse de façon magistrale l’œuvre du peintre Giulio Paolini dans « la squadratura » (l’équarrissage, 1975). Calvino (« l’écrivain ») rencontre son ami peintre, et chaque fois « rentre chez soi en ruminant en lui même » (p. 225). Au centre de la méditation se trouve la façon ironique et interrogative de Paolini d’exhiber les objets de la peinture (la toile écrue, le châssis, le revers) et de réfléchir visuellement sur la relation entre « celui qui fait le tableau, celui qui regarde le tableau et cet objet matériel qui est le tableau » (ibidem). Paolini photographie un tableau de Lorenzo Lotto (Giovane che guarda Lorenzo Lotto) : ici l’acteur de l’énoncé regarde Lotto, l’auteur du tableau (et aussi Lotto qui regarde un « phantasme dans son esprit », ou « un jeune homme en chair et en os »), mais il regarde aussi l’auteur de la photo et l’observateur : « tous ces observateurs, tous ces Lotti, tous ces auteurs se sentent fixés par les pupilles de la photographie, du tableau, du phantasme, du jeune homme » (p. 233). Et Calvino admire cette capacité du peintre à « regarder avec fiducie et sympathie » son monde, ses propre matériels, ses propres structures énonciatives.

Le « bouquet » d’études est clôturé par l’analyse de J. M. Floch sur l’œuvre de Jörg Immendorff (« Quel est le statut énonciatif de la création artistique ? La réponse mythologique de Jörg Immendorff », 1996). La référence à la mythologie du titre est liée à la nature de bricolage de l’œuvre du peintre allemand : l’énonciateur présupposé est un bricoleur qui utilise un inventaire de signes déjà formé pour son discours. Floch souligne le passage, dans la conception de l’art de Immendorff, de l’idée d’un rapport direct de l’artiste avec l’historie vers la réutilisation des matériels préconstitués : le tout en analysant les types d’espace dans différents représentations du peintre qui travaille dans son studio.

Les analyses présentées sont, évidemment, des « perles » de la pensée contemporaine sur l’image picturale, et mobilisent, de façon plus ou moins formalisée, les concepts désormais acquis par la sémiotique contemporaine, mais qui sont souvent oubliés par les études sur l’image. Cette « composition de lieu » quasi-panoptique de la sémiotique visuelle contemporaine et de sa capacité d’irradiation et de chevauchement des frontières, au-delà de son intérêt didactique, nous invite à méditer sur les nouvelles frontières de la recherche, qui doit toujours partir de ce type de regard, formalisant et attentif, sur les peintures.