Monique SASSIER, Ordres et désordres des sens. Entre langue et discours, Paris, L’Harmattan (L’œuvre et la psyché), 2004, 236 pages
Noureddine Bakrim
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Dans son prélude, Monique Sassier ouvre son livre par une phrase-programme qui nous renseigne sur la nature de son projet : « L’homme est un être social pris dans le langage » . On reconnaît cette phrase comme substrat saussurien, mais dans la perspective du livre, elle emprunte un cheminement indépendant. Monique Sassier nous offre ici une analyse ancrée dans la langue et se nourrissant du discours.
Trois dimensions sont mises en relief à la façon d’un triangle. Au bout de ses trois sommets nous avons :
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la langue comme objet réel ou comme corps abstrait inaccessible mais existant ;
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la langue comme objet empirique : la langue abstraite n’est pas accessible mais observable et valide à travers les réalisations textuelles du corpus ;
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la langue comme objet de connaissance : l’auteur réintroduit ici la notion althussérienne d’objet de connaissance, à savoir la langue comme moyen d’appréhension et de compréhension du réel.
Ces trois niveaux correspondent respectivement à l’analyse purement linguistique, au discours et à la condition sociale et à l’ancrage du discours. Pour ces niveaux, l’auteur propose une méthode d’analyse inspirée des mathématiques. De quoi s’agit-il ? Les mathématiques apportent la rigueur et la modélisation nécessaires requises par l’exigence de la non-contradiction entre les propositions de la théorie et les faits de l’observation. L’inspiration mathématique de l’ouvrage vient de la théorie de l’assimilation et elle se concrétise par l’utilisation des diagrammes. Il s’agit de fournir une écriture de l’évidence, comme dans d’autres domaines scientifiques, des phénomènes langagiers et discursifs de façon à rendre compte de la pluralité du sens et de sa non-componentialité.
Monique Sassier nous propose l’idée d’un fond de carte dans lequel on pourrait rendre visibles trois niveaux de l’énonciation : les unités symboliques qui constituent un ensemble d’unités à signification (X1), l’espace de leurs propriétés (Xp) et l’espace de référenciation des objets du monde (Xobj). Par ces trois niveaux, on constate le retour de la perspective référentielle qui ancre le langage dans le réel, contrairement à la position de la sémantique structurale qui consistait à exclure ladite perspective. Comment ce fond de carte fonctionne-t-il ? Il s’agit d’une représentation en feuille recourbée à la manière des deux parties de la couverture d’un livre volumineux imaginées sans les pages intérieures : sur le plan du haut se trouve l’inscription du plan formique, à savoir le plan de la forme d’un mot, par exemple, et sur le plan du bas, le plan sémantique, celui du référent du mot ; le fond de carte schématisera les relations établies entre ses éléments par des points de vue différents.
La démarche est rigoureuse et montre d’ores et déjà quelques subtilités de la machine « énonciation ». Nous reproduirons ici l’exemple donné par l’auteur : étant le mot « fraise », la relation ρ lie le signifiant matériel virtuel (Xobj formique) du plan formique à un élément des unités symboliques X1 ; le signifiant de « fraise » réfère, mais on ne sait pas à quoi. Ensuite la relation μ met en relation le signifié fraise avec un support de référenciation du plan sémantique Xobj sémantique, ou le signifiant matériel actuel. La relation δ, quant à elle, associe le signifié fraise à des propriétés relevant du plan sémantique XP sémantique, comme ‘fruit rouge’, par exemple. La relation ψ s’occupe d’associer des propriétés formiques à un signifiant comme ‘nom commun’ pour « fraise », alors que la relation π associe des propriétés du plan formique à un signifiant matériel comme ‘rime avec braise’.
Le deuxième raffinement de cette méthode concerne la subjectivation – si l’on ose s’exprimer ainsi – de cette machine à produire les points de vue différents du sens. Plus précisément, l’intégration d’un locuteur d’une langue naturelle montre que la reconnaissance et la référenciation des faits de langue ne sont pas évidentes et que la génération du sens chez le locuteur natif n’est pas spontanée. L’auteur propose d’ajouter un cadre d’éléments I qui regroupe les points de vue des locuteurs d’une langue. Si la subjectivation sert à identifier la pluralité des points de vue, le modèle VOIR et NE PAS VOIR construit une zone d’intérêt commune entre perception, analyse du discours et sociologie. Il fonctionne par création dans la zone I de zones de reconnaissance active, de reconnaissance passive ou d’ignorance d’un fait de langue. Il s’agit de l’identification de zones d’assimilation sociale d’un fait de langue. Comme l’illustre l’exemple de « facteur » donné par l’auteur, l’on peut identifier trois zones : une zone socialement privilégiée familière avec la musique et qui VOIT le facteur comme fabricant d’instruments de musique, une zone en noir qui regroupe ceux qui ne réalisent pas (NE VOIENT PAS) l’assimilation entre « facteur » et « musique » et une zone mixte en gris, consacrée à des zones sociales mixtes qui peuvent ou ne peuvent pas VOIR l’assimilation entre les deux. L’auteur brise cette régularité sociale par des points différents, qui représentent des situations non-normatives.
Nous choisirons de mettre en lumière ici deux aspects d’application de la méthode : le repérage énonciatif de la personne et le DIRE et le DIT.
En se basant sur les repérages énonciatifs d’A. Culioli : l’identification (=), la différentiation (≠) et la valeur de rupture (ω), et en appliquant la notion d’assimilation, l’auteur attribue à ses repérages l’idée de point de vue : le point de vue de l’identité (ι), le point de vue de l’altérité (α) et le point de vue de la rupture (ω). L’objectif de la méthode est de schématiser le travail d’énonciation en suivant une chaîne d’énonciation, celle d’un travail interdiscursif. Par l’établissement de 0 comme indicateur de l’origine de l’énonciation, les différentes assimilations se traduiront de la façon suivante :
Sur le fond de carte, je est un signifiant matériel virtuel, qui est lié par ρ à l’unité symbolique X1, soit le système des sujets d’une langue comme le français. Je réfère mais on ne sait pas à quoi. Par la relation μ on peut établir la référenciation du signifié dans un support du plan sémantique Xobj sémantique. Je renvoie à la position d’identité, qui est une des trois positions offertes par la référenciation.
La catégorie de l’expansion développée par Benveniste concerne les pronoms nous, vous, on qui, contrairement à la logique de pluralisation de ils et elles, ne sont pas une multiplication de je ou de tu mais – selon l’expression de Benveniste – une dilatation. L’auteur distingue deux types d’expansion : l’expansion absolue et l’expansion maximale, et elle nous donne deux exemples :
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Tu prends le métro ? Nous, on prend le bus.
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A Paris, on bénéficie d’un nouveau service de bus la nuit (phrase adressée à un Parisien par un Parisien).
Dans la première phrase, un seul destinataire est isolé par rapport à tous les autres, le tous est la trace de l’expansion absolue. Quant à la deuxième phrase, la zone de points de vue inclut à la fois le locuteur et l’allocutaire, la position de rupture par on indique que la spécification est relative ; l’ensemble des référents visés n’est pas identique, ce qui rend l’expansion maximale.
Dans son chapitre sur le DIRE et le DIT, un sujet peut être un sujet dans le monde I ou bien un sujet construit par l’énoncé Ic. Le premier intéresse le sociologue ou l’analyste de discours et le deuxième intéresse le linguiste. Ceci donne donc naissance à un deuxième cadre à l’intérieur de l’espace X (adjoint à la « feuille recourbée ») signalant l’existence d’un interdiscours. L’auteur convoque l’idée du dédoublement de l’énonciation, du discours rapporté dont l’un des éléments introducteurs est le verbe DIRE, qu’il met à la tête des verbes responsables du discours rapporté. Le verbe DIRE introduit deux distinctions :
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le verbe de DIRE modalisé V(DM) : le sémantisme propre du verbe modalise le dit qu’il introduit et nous sommes dans un cas de légitimité préposée avec un argument d’autorité positif. Un exemple éclaircira ce cas de figure : Paul, le grand astrophysicien, dit que la terre est plate. Le verbe DIRE est ici modalisé par le préposé d’autorité et de légitimité émanant d’un savant, l’accent est mis sur le dit.
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(le verbe de DIRE) modalisé (VD)M : le sémantisme propre du verbe modalise le « dire » qu’il a reçu, il modalise l’action de dire. L’exemple suivant illustre cela : Malgré toutes les explications que nous lui avons données, Paul persiste à dire que la terre est ronde. Ici, Paul n’a aucune légitimité scientifique et son argument est négatif. L’interprétation met donc l’accent sur le fait même de dire comme faux.
D’autres verbes, comme savoir et prétendre, sont naturellement traités comme introducteurs de discours rapportés. Dans la phrase Je sais que la terre est ronde, savoir est un verbe de DIRE modalisé, car en présence d’un argument d’autorité, l’accent est mis sur le dit, alors que dans la phrase Il prétend que la terre est plate, nous avons une interprétation en (verbe de Dire) modalisé : on constate une focalisation sur l’action de DIRE et une absence d’autorité et de légitimité scientifique. Dans savoir que et prétendre que nous avons une attribution de vérité et de fausseté. Sur le fond de carte, cette attribution de l’interprétation est traduite par la relation π qui associe (assimile par un point de vue) la terre est ronde aux propriétés de la vérité (vrai) et la terre est plate aux propriétés de la fausseté (faux).
Le livre de Monique Sassier contribue à lier un formalisme plusieurs fois décrié – puisque coupé des discours et de la situation sociale et sémiotique dans lesquelles s’est « fabriqué » l’énoncé – à l’épreuve de la rigueur mathématique, tout en mettant celle-ci sous le contrôle de la praxis énonciative et de la multiplicité des interprétations. C’est un livre utile aussi bien pour les praticiens des sciences sociales que pour le linguiste tolérant et éclairé. Si la terminologie semble être un outillage technique un peu déroutant à première vue, le glossaire des dernières pages permet au lecteur d’avoir des repères et de retrouver le fil de l’analyse.