De la responsabilité

Claude Zilberberg

https://doi.org/10.25965/as.2435

Index

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Mots-clés : cause, concession, conséquence, densité, éthique, parvenir, survenir

Auteurs cités : Giorgio AGAMBEN, Hannah ARENDT, Maurice Blanchot, Ernst CASSIRER, Thérèse Delpech, Michel FOUCAULT, René Girard, Louis HJELMSLEV, Jonathan Littel, Jonathan Montesquieu, Blaise PASCAL, Jean-Paul SARTRE, Ferdinand de SAUSSURE, Paul VALÉRY, Joseph Vendryès, Joseph Voltaire, Max Weber

Plan
Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 P. Valéry, Cahiers, tome 1, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1973, p. 451.

La plus importante condition du mal que se font les hommes entre eux, ou plutôt de l’atrocité de ce mal, car ce mal est nécessaire, est l’idée invincible et absurde de la responsabilité1.
Valéry

1 – L’assiette sémiotique de la responsabilité

Note de bas de page 2 :

 H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Pocket, 2004, p. 312.

Guidé par les réflexions de H. Arendt, nous avons, dans un précédent travail, envisagé la complémentarité temporelle et modale de la promesse et du pardon, de la promesse qui actualise ce qui n’est pas encore, du pardon qui virtualise, s’il est accordé, ce qui a eu lieu. Il est raisonnable de supposer que les cultures n’attachent pas le même prix à la promesse et au pardon et que, par exemple, l’activisme occidental est plus sensible à la promesse qu’au pardon : «Cette supériorité [d’un groupe d’hommes liés par une promesse] vient de la capacité de disposer de l’avenir comme s’il s’agissait du présent : (…)2» À l’inverse, le monde ancien, façonné par le christianisme, semble avoir “préféré” le pardon à la promesse. L’interdépendance de la promesse et du pardon est double : (i) elle peut être manifestée dans le discours par les deux syntagmes possibles : promettre de pardonner, se faire pardonner d’avoir promis sans tenir ; (ii) l’interdépendance peut surtout être introduite dans les définitions sémiotiques respectives de la promesse et du pardon. Dans un fragment incisif des Cahiers, Valéry avance une définition de deux grandeurs discursives majeures, solidaires des modes d’existence :

Note de bas de page 3 :

 P. Valéry, Cahiers, tome 1, op. cit., p. 1290.

«Notion des retards.
Ce qui est (déjà) n’est pas (encore) – voici la Surprise.
Ce qui n’est pas (encore) est (déjà) – voilà l’attente
3

Si nous convenons de voir dans le déjà et dans le encore les marques respectives de la saisie et de la visée, nous pouvons, moyennant un ajustement, les rabattre sur le couple examiné :

Ce qui n’est pas (encore) est (déjà) – voilà la promesse.
Ce qui est (déjà) n’est (plus) – voici le pardon
.

Par-delà leur divergence, la promesse et le pardon présupposent la responsabilité : qui prendrait en compte la promesse d’un sujet jugé irresponsable ? qualifier un sujet d’irrespon­sable n’est-ce pas déjà lui pardonner ?

1.1 – L’appareil sémiotique de la responsabilité

Affirmer la responsabilité d’un sujet à propos d’un advenir identifié, c’est-à-dire circonscrit et dénommé, revient à construire ce sujet. À cet égard, la responsabilité est ternaire : elle projette en discours un sujet de la visée, un faire ayant capacité à réaliser la visée déclarée, et des conséquences. Mais cette formulation est fautive, car ces grandeurs n’existent que par les solidarités, les couplages que justement cet inventaire suspend : couplage du sujet et de “son” faire , couplage du faire et des conséquences, et par transitivité – et l’allégation de la responsabilité tient cette transitivité pour acquise – couplage du sujet et des conséquences.  Ce triplet analytique est mis en place  par Valéry en ces termes :

Note de bas de page 4 :

 P. Valéry, Cahiers, tome 2, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1974, p. 1402.

«La moralité consiste à personnaliser à tout prix 1° l’acte du sujet – 2° les conséquences de l’acte.
La fameuse
liberté n’a d’autre objet et fonction que de rendre l’acte infinimentpersonnel.
La
responsabilité n’a d’autre objet et fonction que de faire peser sur ledit sujet à toutprix les conséquences de l’acte4

Note de bas de page 5 :

 Selon Saussure : «L’entité linguistique n’est complètement déterminée que lorsqu’elle est délimitée, séparée de tout ce qui l’entoure sur la chaîne phonique. Ce sont ces entités délimitées ou unités qui s’opposent dans le mécanisme de la langue.» in Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1962, p. 145.

Chacune de ces affirmations appelle un bref commentaire. La “personnalisation” consiste à déterminer, à partir d’une liste ouverte de candidats possibles et plausibles la grandeur susceptible d’être investie de la qualité d’agent intentionnel. Ainsi que l’indique Saussure dans le CLG, une entité est déterminée lorsqu’elle est «délimitée5», Cette détermination peut excéder l’unité et porter sur un nombre, mais tout nombre comporte sa limite, il est même cette limite. Cette détermination est moins un prédicat qu’un faire qui concentre la “zone sémantique” dans une seule case et fait échec à sa diffusion. Cette problématique est, par nécessité de structure, également celle de R. Girard.

Note de bas de page 6 :

 Par “mode d’iconisation”, nous entendons l’état du signifiant. Comme il se doit, le signifiant peut être concentré ou pluriel. Nous proposons l’exemple – sans doute trop – simple. Le signifié “huit” peut être exprimé de plusieurs façons : [8] = [2 x 4] = [4 x 2] = [2 x 2 x 2] = [2 + 2 + 2 + 2], et toutes les possibilités de l’addition et de la division. La définition est par excellence l’opération qui permet de passer de l’état concentré à l’état pluriel.

Selon la leçon des dernières pages de La catégorie des cas de Hjelmslev, le sens doit faire connaître la décision qui est la sienne en matière de densité : concentration ou diffusion ? La langue française est ici précieuse qui oppose l’indéfini infiniment ouvert : “personne” à “la personne“, puis, après capture de l’“accent de sens”, à “cette personne”, enfin par emphase à “cette personne-ci”. La responsabilité n’est peut-être, à ce seul point de vue, qu’une retombée du mode d’iconisation6 retenu.

Note de bas de page 7 :

 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 1, Paris, Les Editions de minuit, 1985, p. 238.

Mais une interrogation demeure : qu’est-ce qui fait de cette grandeur un sujet ? Dans La philosophie des formes symboliques, Cassirer propose une distinction précieuse du point de vue paradigmatique : «(…) on trouve à nouveau deux formes différentes d’organisation linguistique, selon que l’expression verbale est saisie comme expression d’un processus, ou comme expression d’une activité, selon qu’elle est plongée dans le cours objectif des évé­nements ou que le sujet agissant et son énergie sont mis en valeur et prennent une position centrale7.» L’imputation de la responsabilité suppose que le faire considéré soit reconnu comme une «activité» et non comme un «processus». Cette divergence interne au faire n’est pas étrangère à la dualité des modes d’efficience :

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Note de bas de page 8 :

 Pour Hjelmslev : «La langue est la forme par laquelle nous concevons le monde,» in Essais lin­guistiques, Paris, Les Editions de minuit, 1971, p. 183.

Note de bas de page 9 :

 Ibid., p. 244 .

Que la subjectivité telle que nous la vivons et la pensons ne soit qu’une variable, cette affirmation est difficile à entendre pour celui qui a reçu de la langue qu’il parle cette possibilité sémantique8, mais Cassirer note à juste titre que les langues sont partagées sur ce point : «Nous ne trouvons un changement de cette intuition fondamentale que dans les langues qui sont parvenues à une organisation purement formelle de l’action verbale, dans lesquelles le modèle fondamental de la conjugaison ne consiste pas en une liaison du nom verbal avec des suffixes possessifs, mais en une connexion synthétique de l’expression verbale avec l’expression des pronoms personnels9.» Pour Cassirer, la comparaison des langues montre une orientation tantôt en faveur de la forme substantive et de l’être, tantôt en faveur de la forme verbale et du devenir. Soit :

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Note de bas de page 10 :

 P. Valéry, Cahiers, tome 1, op. cit., p. 764.

Note de bas de page 11 :

 Ibid.

Le second moment de la réflexion de Valéry consiste dans le passage de la personnalité, dont nous venons d’entrevoir le conditionnement linguistique, à la liberté. À quelles marques reconnaît-on un sujet libre ? La pratique judiciaire et l’opinion, qui distinguent entre le “crime passionnel” et le “crime avec préméditation” et condamnent le second bien plus lourdement que le premier, nous fournissent une piste ; à leur façon, elles ébauchent une sémiose, som­maire sans doute, mais commode : le plan du contenu pointe la liberté, le plan de l’expression, la résistibilité. Le discriminant est la postulation d’un arrêt, c’est-à-dire la solidité ou l’inanité d’un contre-programme. Dans son analyse, Valéry distingue entre une «impulsion d’action» et une «impulsion d’inhibition» et identifie la liberté à la valeur de la différence [∆] entre l’«impulsion d’action» réalisatrice et l’«impulsion d’inhibition» virtualisante : «L’intensité de l’excitation initiale peut être telle que la phase durée-conscience soit ou supprimée ou traversée sans arrêt possible10.» La thèse de Valéry consiste dans l’affirmation que la liberté est dans la dépendance de  la valeur de l’«impulsion d’inhibition» : si celle-ci est faible, voire nulle, le sujet n’est pas libre et il est condamné pour la forme, quand il n’est pas secrètement ou discrètement admiré ; si le différentiel [∆] entre les deux «impulsions» est faible, le sujet est dit libre et par implication : responsable ; si le différentiel [∆] est élevé, le sujet est dit non-responsable. La découverte de Valéry tient au fait que la liberté est surdéterminée par des circonstances de temps, de lieu et surtout peut-être d’entourage, qui, de fait, fonctionnent comme des conditions régissantes : «Mais cette “liberté” exige certainement une durée – un temps d’arrêt – c’est-à-dire un temps plus grand qu’un temps de réaction du type réflexe. Il y a donc un lieu, une époque et une durée qui sont conditions de la “liberté”, laquelle exige une production possible d’événements de conscience et de sensibilité seconde entre une excitationinitiale et la réponse11.» Rappelons que nous désignons par [∆] la différence entre la valeur stative de l’action et celle non-stative de l’inhibition ; sous cette convention, la “sensation” de liberté augmente avec la décroissance de [∆], c’est-à-dire dans les cas où la valeur de l’«impulsion d’inhibition» égale ou dépasse la valeur de l’«impulsion d’action» :

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Note de bas de page 12 :

 Ibid., p. 765.

Note de bas de page 13 :

 Dans un fragment de Mauvaises pensées on lit : «…C’est une chose étrange que le Jour. Etrange, c’est-à-dire étrangère. Etrangère à la pensée, qui semble raisonner, créer, spécifier, vivre à sa guise son désordre et son ordre de pensée, sans égard à cette énorme horloge de lumière qui mesure ce qu’elle manifeste et manifeste ce qu’elle mesure…», in Œuvres, tome 2, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1960, p. 810.

Dans le même fragment, Valéry en conclut que la liberté s’apprécie in situ, au point de confrontation entre un programme et un contre-programme : «Ainsi la liberté ne procède pas d’une libre comparaison d’hypothèses d’action et d’imaginations ou raisonnements de conséquences. – Elle est sensibilité !12» L’assertion ou non de la liberté s’avère tributaire de la comparaison actuelle de deux valences, c’est-à-dire de deux mesures, puisque la valence est ce qui va vers et ce qui mesure ce progrès et par emprunt à Valéry de l’une de ses plus heureuses formules : ce qui mesure ce qu’elle manifeste et manifeste ce qu’elle mesure13.

La troisième grandeur envisagée par Valéry dans son analyse est la notion de consé­quence. La réflexion porte sur le nombre et l’ambivalence des conséquences référées à un acte identifié et revendiqué. Deux directions sémantiques peuvent être relevées. En premier lieu, la mesure de la responsabilité, dans les termes qui viennent d’être indiqués, sert d’assiette à la formulation de la culpabilité laquelle permet au sujet collectif de virtualiser, d’“en finir” avec l’événement fâcheux qui l’a saisi. Du point de vue sémiotique stricto sensu, il s’agit de convertir tel devenir désastreux en provenir en dégageant parmi les acteurs associés de près ou de loin au procès un acteur solidaire d’un vouloir en concordance avec la phase terminale de ce procès :

Note de bas de page 14 :

 P. Valéry, Cahiers, tome 2, p. 1427.

«La responsabilité implique une croyance aux causes et celle-ci à quelque cause première.
“Responsable” signifie “Cause première
14

1.2 – La conséquence comme problème

Note de bas de page 15 :

 Th. Delpech, L’ensauvagement – Le retour de la barbarie au XXIème siècle, Paris, Grasset, 2005, pp. 36-37.

Le paradigme de la responsabilité est à construire. De notre point de vue, un paradigme est une structure à quatre termes s’opposant deux à deux : un couple de termes extrêmes traitant la question du nombre, un couple de termes moyens complexes  permettant de trier les conséquences dénombrées. Les termes extrêmes affirment tantôt le déni du concept de conséquence, tantôt sa prolifération, l’impossibilité d’interrompre la chaîne des conséquences. La première attitude est mentionnée par Th. Delpech : «Au sens strict, il n’y a ni causes ni effets dans le développement de l’histoire. Bertrand Russel en donne une illustration facétieuse dans sa critique du matérialisme dialectique, en proposant de démontrer que la révolution industrielle est une conséquence de la sécheresse en Asie centrale (…)15»,  et elle précise : «(…) la révolution industrielle est due à la science moderne, qui est due à Galilée, qui dérive de Copernic, qui vient de la Renaissance, qui est due à la prise de Constantinople, liée elle-même à la migration des Turcs, conséquence de la sécheresse en Asie centrale.» La chaîne des conséquences n’est pas plus consistante que ce que l’on appelle en français le coq-à-l’âne.

Note de bas de page 16 :

 P. Valéry, Cahiers, tome 2, op. cit., p. 1370.

Note de bas de page 17 :

 M. Weber, La profession et la vocation de politique, in Le savant et la politique, Paris Editions La Découverte, 2004.

Note de bas de page 18 :

 Ibid., p. 192.

À l’inverse, l’autre terme extrême insiste sur le caractère ouvert de la suite des conséquences : «On finit toujours par agir, – mal ou bien, – même en ne faisant rien, car mon immobilité et le mouvement du reste font encore des actes ; – et on ne sait jamais si ce fut mal ou bien, car les conséquences sont infinies et incalculables16.» Les termes moyens traitent les cas intermédiaires situés entre zéro et l’infini et la question est : comment distinguer entre eux ? La distinction la plus pénétrante dans notre univers de discours se trouve, de l’avis général, dans le texte de Max Weber intitulé La profession et la vocation de politique17 lequel oppose l’«éthique de la conviction», insoucieuse des conséquences, et l’«éthique de la responsabilité» laquelle considère «que l’on doit assumer les conséquences (prévisibles) de son action (…) Il demandera que ces conséquences soient imputées à son action18.» Mais révérence gardée, la thèse de M. Weber suppose le problème résolu à deux titres : (i) elle assume seulement les conséquences qui relèvent de la sphère du parvenir, mais cette sphère du parvenir est elle-même contenue dans une sphère plus vaste et tout à fait incertaine : celle des survenirs imprévisibles ; de la première vers la seconde, il y a commutation croissante du mode de jonction, puisque la concession, l’ironique concession se substitue à l’implication, à la rassurante implication ; (ii) cette région intermédiaire, avons-nous dit, est celle du nombre, ce qui nous reconduit vers les contraintes de l’espace tensif lequel se déploie à partir de deux axes; un axe de l’intensité, c’est-à-dire de la qualité, et un axe de l’extensité, c’est-à-dire de la quantité. La qualité sémantique est fournie par les ressources du mode d’existence, c’est-à-dire par le degré d’adéquation de la saisie à la visée, à la mesure de l’inégalité entre le voulu et l’advenu ; l’hypothèse s’énonce d’elle-même : si nous désignons par [∆] le déficit de la saisie eu égard aux promesses de la visée, [∆], l’entropie s’accroît à mesure que la chaîne des conséquences non prévues s’allonge :

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La textualisation, c’est-à-dire la mise en discours des contraintes tensives, devient pour les disciplines ayant des visées interprétatives un métalangage plausible, à une condition toutefois : qu’il satisfasse au «principe d’empirisme» posé par Hjelmslev.

2 – Physionomie du  désastre

L’objet du discours historique n’est pas clair. La distinction élémentaire semble tantôt concerner le devenir de telle entité constituée entre des limites temporelles conventionnelles, par exemple Histoire de la France de 1789 à nos jours, tantôt par réification de telle grandeur détachée de son ensemble de référence : Histoire de la vigne dans le Bordelais. Ces discours s’attachent à un devenir qui, en vertu de l’autorité de la diachronie et de l’irréversibilité  qu’on lui reconnaît, est abordé comme un provenir, projetant un antécédent et un subséquent liés par une relation de dépendance du second à l’égard du premier selon la formule  : post hoc ergo propter hoc. Le procès de l’intelligibilité historique, de la circularité en vertu de laquelle l’effet devient en catimini cause de la cause, puisque, du point de vue des vécus, l’effet précède la cause, ce procès n’est plus à faire ou à refaire. Nous nous proposons seulement d’introduire le point de vue tensif en examinant ce que devient le contenu du discours historique, plus justement sans doute : du discours historisant, quand on fait une place, non pas toute la place, mais une place aux modes d’efficience, et notamment au survenir.

2.1 – Centralité du désastre

Le survenir a pour plan de l’expression l’inattendu et la virtualisation des énoncés afférents au parvenir. De manière imagée, le sujet du parvenir découvre qu’il est entouré, assiégé par les survenirs. Cette configuration, nous la désignons comme le désastre. Le point de vue tensif ajoute à cette problématique un éclairage en faisant état des sub-valences de tempo et de tonicité que le progrès scientifique et le progrès technologique ont portées à un niveau inimaginable : la vitesse et l’énergie disponible sont telles aujourd’hui qu’elles ont anéanti le temps et l’espace, ces boucliers naturels qui permettaient de “voir venir” et de battre en retraite. L’ardeur des sub-valences de tempo et de tonicité est telle aujourd’hui qu’elle interdit au sujet la moindre prévision sérieuse. Est-il besoin de le dire ? L’inattendu a toujours existé et nombreuses sont les cultures qui ont fait l’éloge de la ruse, mais l’efficacité des techniques actuelles a déterminé un changement d’échelle, de fait une déshumanisation, qui aboutit à ce que le parvenir apparaît bientôt aux sujets comme un îlot dans l’océan convulsif des survenirs, c’est-à-dire des réseaux de conséquences contraires à leurs vœux, des contre-conséquences calamiteuses qui se succèdent de plus en plus rapidement.

2.2 – Le parti de Voltaire dans Zadig

Note de bas de page 19 :

H. Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 310.

Dans notre univers de discours, la relation entre le survenir et le parvenir est asymé­trique : au bout du compte, c’est le survenir qui toujours aura le dernier mot, ainsi que l’indique H. Arendt : «L’imprévisibilité (…) vient (…) de l’impossibilité de prédire les consé­quences d’un acte dans une communauté d’égaux où tous ont la même faculté d’agir19.» Le retournement de cette asymétrie relève apparemment de l’utopie et suppose une fiducie élevée. Dans le chapitre intitulé L’ermite de Zadig, Voltaire, sans trop semble-t-il y croire, aborde le thème de la Providence, c’est-à-dire qu’il inscrit le survenir à l’intérieur d’un parvenir évidemment transcendant et raisonné. Voltaire place le survenir sous le signe de la concession et du meurtre non justifié pour celui qui en est le témoin oculaire :

Note de bas de page 20 :

 Voltaire, Romans et contes, Paris, Garnier-Flammarion, 1967, pp. 81-82.

«Ce fut chez une veuve charitable et vertueuse qui avait un neveu de quatorze ans, plein d’agréments et son unique espérance. Elle fit du mieux qu’elle put les honneurs de sa maison. Le lendemain, elle ordonna à son neveu d’accompagner les voyageurs jusqu’à un pont qui, étant rompu depuis peu, était devenu un passage dangereux. Le jeune homme, empressé, marche au-devant d’eux. Quand ils furent sur le pont : “Venez, dit l’ermite, il faut que je marque ma reconnaissance à votre tante.” Il le prend alors par les cheveux, et le jette dans la rivière. L’enfant tombe, reparaît un moment sur l’eau, et est engouffré dans le torrent. “O monstre, ô le plus scélérat de tous les hommes ! s’écria Zadig. – Vous m’aviez promis plus de patience, lui dit l’ermite en l’interrompant ; apprenez que (…) ce jeune homme dont la Providence a tordu le cou aurait assassiné sa tante et vous dans deux. – Qui te l’a dit, barbare ? cria Zadig ; et quand tu aurais cet événement dans ton livre des destinées, t’est-il permis de noyer un enfant qui ne t’a point fait de mal ?20» La démarche argumentative des deux interlocuteurs est à fronts renversés : l’ermite en tant qu’agent exécutif ne recule pas devant la concession, mais en tant que débatteur il met en œuvre l’implication : il fait mourir le neveu parce que ce dernier est un assassin en puissance. De son côté, Zadig réintroduit dans le raisonnement causal de l’ermite la concession, le quand bien même : bien que le neveu soit un assassin en puissance, l’actualisation fiduciaire de ce programme ne constitue pas pour autant une «permission» de le tuer.

Tout faire devant être dupliqué, la discussion rebondit : «Zadig lui demanda la permission de parler. “Je me défie de moi-même, dit-il ; mais oserai-je te prier de m’éclaircir un doute ; ne vaudrait-il pas mieux avoir corrigé cet enfant, et l’avoir rendu vertueux, que de le noyer ?” Jesrad reprit : “S’il avait été vertueux, et s’il eût vécu, son destin était d’être assassiné lui-même avec la femme qu’il devait épouser, et le fils qui en devait naître.» L’ermite “s’en sort” par une régression, en reculant, en remontant non pas dans le passé, comme les historiens le recommandent, mais dans l’avenir ; pour lui, la césure, le partage que la modernité a admis entre le passé intelligible et l’avenir imprévisible a cessé d’être. Massive, concessive, la fiducie répond de la récursivité qui la manifeste : croire, c’est croire malgré tout, c’est forcément continuer à croire. L’épisode conté par Voltaire illustre l’aporie propre à l’action préventive pour laquelle ce qui n’a pas encore eu lieu explique, selon l’autorité qui en décide, ce qui a eu lieu.

La configuration du désastre est bien entendu justiciable d’une définition figurative que nous attendons les uns et les autres des dictionnaires. Le Micro-Robert voit dans le désastre un “événement funeste, ruine qui en résulte” ; cette définition s’inscrit en ascendance :

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Note de bas de page 21 :

 Selon M. Blanchot : «Le désastre n’est pas sombre, il libérerait de tout s’il pouvait avoir rapport avec quelqu’un, on le connaîtrait en terme de langage et au terme d’un langage par un gai savoir. Mais le désastre est inconnu, le nom inconnu pour ce qui dans la pensée même nous dissuade d’être pensé, nous éloignant par la proximité. Seul pour s’exposer à la pensée du désastre qui défait la solitude et déborde toute espèce de pensée, comme l’affirmation intense, silencieuse et désastreuse du dehors.», in L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 14.

La définition figurale indique que la réalisation du parvenir nécessairement se heurte à la concessivité dévastatrice du survenir, c’est-à-dire à un au-delà prévalent, anonyme, litté­ralement innommable21 ; le désastre est cet excès par lequel le survenir signifie au parvenir son étroitesse, sa finitude et sa légèreté, dès lors que le sujet du parvenir entend développer les programmes qui lui tiennent à cœur.

Note de bas de page 22 :

 J.P. Sartre, Situations II, Paris, Gallimard, 1948, pp. 12-13.

Cette surdétermination du parvenir par le survenir, cette latence du survenir coextensive au parvenir fait de la responsabilité un mythe qui a deux piliers : le non-respect des différences d’échelle qui est une composante de la magie et ce que l’on pourrait appeler le principe de proximité. Le respect des échelles porte sur l’ajustement des moyens aux fins. Lorsque Sartre croit devoir accabler Flaubert et les Goncourt : «L’écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher. Ce n’était pas leur affaire dira-t-on. Mais le procès de Calas, était-ce l’affaire de Voltaire ? La condamnation de Dreyfus était-ce l’affaire de Zola. L’administration du Congo était-ce l’affaire de Gide ? Chacun de ces auteurs, en une circonstance particulière de sa vie, a mesuré sa responsabilité d’écrivain22.», il est clair que les protestations de Flaubert et des Goncourt n’auraient en rien modéré la férocité des Versaillais. Chaque “affaire” a son échelle, son tempo, sa durée, son coefficient d’adversité, et Sartre écrivain surestime la puissance de l’écrit. Ce n’est pas par hasard que Voltaire introduit un porte-parole de la divinité, c’est-à-dire une omniscience non humaine.

Note de bas de page 23 :

 Selon Valéry : «(…) En réalité, celui qui agit agit en vue des premiers termes du développement des conséquences – et néglige le reste – parmi lequel celles qui pourraient l’atteindre. Il spécule sur un déterminismerestreint. Mais celui qui le rend responsable installe un déterminisme illimité. (Prescription trentenaire.]» in Cahiers, tome 1, op. cit., p. 763.

Note de bas de page 24 :

 À Pangloss qui vient de tenir un raisonnement “à la Russel”, Candide réplique : «Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin.»

Le principe de proximité consiste à respecter les limites vite atteintes de la sphère du parvenir, puisque leur franchissement précipite le sujet dans l’inconnu, plus justement sans doute : dans l’inconnaissable. À cet égard, la différence entre l’«éthique de la conviction» et l’«éthique de la responsabilité» est moindre qu’il n’y paraît. L’«éthique de la responsabilité» place seulement le curseur un peu plus loin que l’«éthique de la conviction». Toujours conditionnelle, l’action éthique doit jouer sur un «déterminisme restreint23» :pour Zadig, sauver le neveu et rien au-delà, puisque l’au-delà de ce sauvetage lui reste inaccessible, et dans le cas de l’action préventive, s’en tenir aux certitudes inattaquables du type : qui inconditionnellement sauve le loup tue la brebis. Dans la conclusion de Candide24, le principe de proximité devient un principe d’abstention : on a multiplié les interprétations allégoriques de cette conclusion prosaïque, mais la relation que nous supposons entre les modes d’efficience appelle l’interprétation littérale fondée sur une catalyse restrictive qui s’en tient pour ce qui la concerne au seul parvenir : il faut seulement cultiver notre jardin,

3 – Développement de la responsabilité

Note de bas de page 25 :

 Il y a bien sûr, heureusement, des exceptions. Ainsi Valéry, toujours lui, formule dans les années 30, pour l’Europe un futur qui est devenu notre présent : «Considérez un peu ce qu’il adviendra de l’Europe quand il existera par ses soins, en Asie, deux douzaines de Creusot ou d’Essen, de Manchester, ou de Roubaix, quand l’acier, la soie, le papier, les produits chimiques, les étoffes, la céramique et le reste seront produits en quantités écrasantes, à des prix invincibles, par une population qui est la plus sobre et la plus nombreuse du monde, favorisée dans son accroissement par l’introduction des pratiques de l’hygiène ;» in Œuvres, tome 2, Gallimard, coll. La Pléiade, 1960, p. 927.

La sémiotique greimassienne, aussi longtemps que son centre de gravité a été la narrativité proppienne, a mis l’accent sur l’émergence d’un manque dans une société figée et sur la liquidation de ce manque, c’est-à-dire sur le succès. Mais pour le dire sans précaution, la question de la détermination de l’échelle immanente à l’exécution des programmes par les acteurs n’a pas été soulevée. Or le conte “à la Propp” présente, nous semble-t-il, deux carac­téristiques que le modèle auquel il a donné lieu ne prend pas en compte : (i) du point de vue temporel, il est anachronique ; (ii) du point de vue spatial, il est excentrique. Pour un moderne, le conte populaire au titre de forme de vie est sous-échelle, tandis que la modernité à cet égard est plutôt hors-échelle. Dans cette macro-sémiotique agitée, inquiète et prise de vertige, seules l’accélération et l’intensification ont désormais cours ; ce ne sont plus la clairvoyance, l’anticipation et le succès qui sont la norme, mais la faillite de tout pronostic25, l’échec et le désastre.

3.1 – Responsabilité et modes d’efficience

Note de bas de page 26 :

 M. Weber, Le savant et la politique, op. cit., p. 185.

Note de bas de page 27 :

 B. Pascal, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1954, p. 1170.

La problématique de l’intrication des modes d’efficience est une des composantes de la condition tragique du sujet. Le plan de l’expression, c’est-à-dire la présence de cette conjonction de coordination et qui laisse entendre qu’une égalité et une symétrie existent entre les deux notions, masque la relation à poser entre les deux modes d’efficience ; cette relation intéresse la profondeur immanente au champ de présence, à savoir que le parvenir est consistant aussi longtemps qu’il reste au premier plan, mais qu’il se disperse, se désagrège à mesure que le sujet se rapproche de l’arrière-plan. Même si nous l’exprimons en termes spatiaux, cette profondeur est foncièrement temporelle et aspectuelle : ce n’est que lorsqu’il atteint son terme que le procès s’avère étranger, fatal, parfois mortel pour l’agent qui l’a engagé. Toute imputation de responsabilité est ainsi sous condition de retard : «Il est parfaitement vrai, et c’est une donnée fondamentale de toute histoire (que nous ne pouvons justifier ici plus avant), que le résultat ultime de l’action politique entretient souvent, voire quasi toujours, un rapport tout à fait inadéquat, souvent quasiment paradoxal avec son sens originel26.» Ce divorce total et irrémédiable entre la visée et la saisie, Pascal l’a traduit en termes imagés, exempts de tout jargon : «L’homme n’est ni ange ni bête, mais le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête27.» Cet aphorisme de Pascal montre à vue comment une texture concessive frappante se substitue à la texture implicative attendue.

Note de bas de page 28 :

 Le plan Schlieffen consistait à contenir une éventuelle poussée russe à l’Est, et à chercher la décision en France par une manœuvre tournante, impliquant l’invasion de la Belgique pour éviter les forts français de l’Est ; les forces françaises devaient être poursuivies en direction du Jura et anéanties. Ce plan fut repris par Moltke en 1914 et sembla réussir jusqu’à la bataille de la Marne. (le Robert des noms propres).

Note de bas de page 29 :

 Th. Delpech, L’ensauvagement – Le retour de la barbarie au XXIème siècle, op. cit., p. 148.

Ce retournement est la banalité même, mais dans la mesure où nous avons insisté nous-même sur les questions d’échelle, le désastre, quand il est collectif, prend les dimensions d’une catastrophe. À propos de la guerre de 1914-1918, appelée la “grande guerre”, les historiens ont insisté sur le fait que les protagonistes s’attendaient à une guerre très courte, que les quantités de munitions avaient été calculées pour trois semaines de conflit, et que les soldats dans une France largement rurale pensaient être de retour chez eux pour les moissons. S’agissant de la conduite de la guerre par les états-majors, les historiens insistent encore sur le fait que le passage de la guerre de mouvements, prévue du côté allemand par le “plan Schlieffen, à une guerre de positions fut un non-sens complet. La guerre, exercice de maîtrise jusqu’alors, échappait aux principes militaires admis ainsi qu’aux instances de contrôle, et sombrait dans la barbarie. Plus on entre dans le détail, plus on constate que les actions décidées échappent au parvenir et prennent à contre-pied les protagonistes. Cette impuissance récurrente serait comique si les conséquences n’étaient pas monstrueuses : «Le plan Schlieffen28 ne s’occupe que de la victoire à l’ouest alors que l’objectif central de l’état-major allemand n’était pas d écraser la France, mais de mettre la Russie hors jeu avant qu’elle ne devienne trop puissante : l’industrialisation était très rapide et la construction de chemins de fer transformait la question du transport des troupes et du matériel. La Russie était considérée comme une menace existentielle – ce qu’elle est devenue, mais plus tard, et grâce à la guerre. Ce sentiment de la menace russe est reflété dans le curieux échange que Guillaume II eut avec son état-major au moment où il apprit que la guerre était devenue inévitable. Il s’exclama alors : «Nos hommes partent donc pour la Russie ?», et reçut cette réponse : «Non pas, sire, pour la France.» L’idée était d’éviter deux fronts que l’alliance franco-russe rendait inévitables, et de remporter une victoire éclair à l’ouest avant une guerre plus difficile à l’est. C’est le contraire qui se produisit en 1914, mais c’est exactement ce qui eut lieu vingt-cinq ans plus tard. La répétition d’un plan déjà connu surprit les Français qui n’étaient nullement préparés à la riposte. Les leçons de 1914 avaient été oubliées29

3.2 – Le jugement éthique

La distinction des deux éthiques, qui a été proposée par M. Weber et ratifiée dans notre univers de discours, porte sur l’extension de la responsabilité. Il est raisonnable de penser que les jugements éthiques se distinguent les uns des autres par leur extension différentielle. Sous bénéfice d’inventaire, le paradigme des attitudes éthiques comprend deux directions: (i) selon que l’on s’attache au nombre des sujets ; (ii) selon que l’on s’attache à l’objet, à savoir la détermination de l’étendue de la chaîne des conséquences imputables.

3.2.1 – La question du nombre

Sur l’axe de l’extensité, celui du nombre, parmi toutes les positions remarquables possibles : aucun, un seul, deux, plusieurs, la majorité, presque tous, tous, on doit distinguer entre celles qui assertent la responsabilité et celles qui la dénient. Les positions qui l’assertent sont celles qui correspondent à ce que nous désignerons comme la pluralité restreinte et qui couvrent l’intervalle : un seul, deux, plusieurs, Du point de vue tensif, le schéma concentre la responsabilité sur un petit nombre d’acteurs ; du point de vue figural, la responsabilisation se confond avec cette concentration restrictive ; du point de vue discursif courant, ainsi que la langue, rarement en défaut, nous prévient, nous sommes en présence du partage des responsabilités. Dans ce cas de figure, le terme marqué est celui où la responsabilité d’une “activité” complexe et suivie est imputée à un seul individu. D’une façon générale, le mythe de la responsabilité s’efforce, pour un sujet  ayant pris la mesure de l’emprise du survenir sur le parvenir, de justement recréer les conditions du parvenir, c’est-à-dire du raisonnable partagé.

Note de bas de page 30 :

 J. Littell, Les Bienveillantes, Paris, Gallimard, 2006, pp. 25-26.

Dans son roman-fleuve Les Bienveillantes, J. Littel aborde à plusieurs reprises la ques­tion de la responsabilité personnelle des individus dans les massacres inouïs perpétrés lors de la deuxième guerre mondiale. La thèse du narrateur consiste à subordonner la gravité de la responsabilité au nombre des protagonistes intervenant dans le processus. À propos de l’élimination des malades mentaux en Allemagne, le narrateur déclare : «Ici, les malades sélectionnés dans le cadre d’un dispositif légal étaient accueillis dans un bâtiment par des infirmières professionnelles, qui les enregistraient et les déshabillaient ; les médecins les examinaient et les conduisaient à une chambre close ; un ouvrier administrait le gaz ; d’autres nettoyaient ; un policier établissaii le certificat de décès. Interrogée après la guerre, chacune des personnes dit : Moi, coupable ? L’infirmière n’a tué personne, elle n’a fait que déshabiller et calmer des malades, gestes ordinaires de sa profession. Le médecin non plus n’a pas tué, il a simplement confirmé un diagnostic selon des critères établis par d’autres instances. Le manœuvre qui ouvre le robinet du gaz, celui donc qui est le plus proche du meurtre dans le temps et dans l’espace, effectue une fonction technique sous le contrôle de ses supérieurs et des médecins. Les ouvriers qui vident la chambre fournissent un travail nécessaire d’assainissement, fort répugnant, qui plus est. Le policier suit sa procédure, qui est de constater un décès et de noter qu’il a eu lieu sans violation des lois en vigueur. Qui donc est coupable ? Tous ou personne ? Pourquoi l’ouvrier affecté au gaz serait-il plus coupable que l’ouvrier affecté aux chaudières, au jardin, aux véhicules ? Il en va de même pour toutes les facettes de cette immense entreprise30.» Du point de vue sémiotique, la thèse du narrateur est nette : le degré de responsabilité est en raison inverse du nombre des protagonistes : selon la grammaire tensive, le nombre fonctionne comme un diviseur ; plus il est élevé, plus le quotient, c’est-à-dire le degré de responsabilité personnelle, est faible ; le déni de responsabilité devient la limite du partage ; soit graphiquement :

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Les termes qui encadrent l’intervalle que nous venons de traiter ; personne et tous, obéissent à une grammaire distincte : (i) du point de vue paradigmatique, ils sont dans une relation d’équivalence selon la maxime reçue : si tous sont coupables, alors personne ne l’est ; ce qui n’est pas sans cohérence puisque la distinction souhaitée est dans ce cas virtualisée : (ii) du point de vue syntagmatique, nous sommes en présence d’une transitivité circulaire : tout se passe comme si l’atteinte du dernier terme du paradigme ramenait au premier, comme dans la suite : un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout, un peu…

Note de bas de page 31 :

 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 2, Paris, Les Editions de minuit, 1986, p. 68.

Cette dynamique distributive du nombre se heurte à une dérive métonymique laquelle obéit à un principe de contiguïté. Ainsi que l’indique Cassirer, le contact et le voisinage modifient les identités : «On a été même jusqu’à dire que le principe de la causalité mythique et de la “physique” était de prendre tout contact dans l’espace et le temps pour un rapport de cause à effet. La pensée mythique se caractérise en particulier, outre le principe du post hoc ergo propter hoc, par le principe du juxta hoc ergopropter hoc31.» L’évaluation du degré de proximité aboutit pour les protagonistes à une opération de tri.

Note de bas de page 32 :

 J. Littell, Les Bienveillantes, op. cit.,, p. 542.

Note de bas de page 33 :

 Ibid., p. 545.

Si la métonymie distingue et éloigne, la métaphore rassemble. En effet, dans le cas de la pluralité restreinte, c’est plutôt la métaphore qui est sollicitée : les grandeurs entrant dans la pluralité restreinte sont substituables, et non plus additionnelles, les unes aux autres. Toujours dans Les Bienveillantes, J. Littell envisage le cas du caporal-chef Döll, chargé d’achever les blessés allemands «trop amochés32» pour être soignés, ce qu’il accomplit en les faisant monter dans un camion de gazage : «Si donc on souhaite juger les actions allemandes durant cette guerre comme criminelles, c’est à toute l’Allemagne qu’il faut demander des comptes, et pas seulement aux Döll. Si Döll s’est retrouvé à Sobibor et son voisin non, c’est un hasard, et Döll n’est pas plus responsable de Sobibor que son voisin plus chanceux ; en même temps, son voisin est aussi responsable que lui de Sobibor, car tous deux servent avec intégrité et dévotion le même pays, ce pays qui a créé Sobibor33.» À la question : comment extraire de telle pluralité restreinte cet individu-ci plutôt que cet-individu-là ? lesréponsesde l’énonciateur, mais les réponsesde l’énonciataire emprunteraient la même direction sémantique, sont des non-réponses et convoquent selon le cas le hasard, la chance, le destin, l’arbitraire, la contingence,… c’est-à-dire les acteurs non-figuratifs de la concession, autant de configurations actantielles où se lit d’abord la syncope des compétences crues infaillibles.

Note de bas de page 34 :

 J. Vendryès, Le langage, Paris, Albin Michel, 1950,  p. 159  -  cité par Merleau-Ponty dans La prose du monde, Paris, Tel-Gallimard, 1999,  p.  43.

Les deux plaidoiries de J. Littell sont ce qu’elles doivent être : elles visent, du point de vue de l’énonciateur, à prévenir un déni de justice. Toutefois, selon le mot profond de Vendryès, il est bien des cas où la négation est loin d’obtenir l’effet qu’elle se propose : «Pour faire sentir au lecteur le contraire d’une impression donnée, il ne suffit pas d’accoler une négation aux mots qui la traduisent. Car on ne supprime pas ainsi l’impression qu’on veut éviter34.» Le sentiment commun, quoi qu’on lui oppose, tient Döll pour “plus” coupable. Mais la raison de cette déraison, de cette obstination ? Nous risquons la réponse suivante : l’efficacité du mode d’iconisation , ici le mode concentrant, informe une singularité et dote par là-même la figure d’un accent qui devient pour le destinataire un attracteur. La focalisation présuppose le mode d’iconisation. Du point de vue discursif, le mode d’iconisation introduit dans le discours une dynamique concessive qui vient défaire la texture implicative pourtant longuement développée.

Note de bas de page 35 :

 H. Arendt, Responsabilité et jugement, Paris, Payot, 2005, pp. 264-265 – cité également dans Eichmann à Jérusalem, Paris, 10/18,  2001, p. 398.

Nous venons de le voir : la responsabilité est partageable, distribuable, mais elle est également quantifiable, c’est-à-dire susceptible des opérations propres à la grammaire intensive, à savoir des opérations d’augmentation et de diminution, c’est-à-dire des faire ayant pour plan de l’expression des degrés, ce qui permet de rendre compte du fait courant du partage inégal des responsabilités, ce qui nous adresse aussitôt la question seconde à toute imputation de responsabilité : celui-ci est-il plus ou moins responsable que celui-là ? À cet égard, H. Arendt précise : «Au cours du procès d’Adolf Eichmann, meurtrier en col blanc par excellence, la cour a déclaré que “le degré de responsabilité augmente quand on s’écarte de l’homme qui manie de ses propres mains les instruments fatals”35, il faut rappeler cette évidence : même seul, le sujet est toujours un co-sujet en interaction active ou passive avec des partenaires, des inférieurs ou des supérieurs qu’il commande ou dont il est commandé. Parmi les marques du plan de l’expression, le faire-faire, c’est-à-dire un ne pas faire par soi-même, est la marque de la supériorité, de la “noblesse”, et le faire exécutif la marque de l’infériorité, de la “bassesse”. L’imaginaire de la distance et du contact admet deux possibles : (i) par implication doxale : celui qui croit que la distance préserve et que le contact dégrade ; (ii) par concession paradoxale : celui qui croit que la distance dégrade et que le contact préserve ; c’est le cas ici :

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Ainsi décrite, la responsabilité possède ainsi deux propriétés remarquables : elle est quantifiable et distribuable. Au titre du premier point, une paradigmatique au plan figural et une prédication “à degrés” au plan figuratif deviennent possibles ; au titre du second et sous les mêmes espèces, une syntaxe et une circulation du “fardeau” de la responsabilité entre les acteurs peuvent être envisagées.

Note de bas de page 36 :

 H. Arendt, Eichmann à Jérusalem, op. cit, p. 466.

Note de bas de page 37 :

 Ibid., p. 467.

Note de bas de page 38 :

 Responsabilité et jugement, op. cit., p. 146.

Ce partage de la responsabilité explique certaines vicissitudes rencontrées dans le traitement des imputations de responsabilité lorsque le cas est fâcheux : (i) du supérieur vers l’inférieur, le supérieur, s’il entend diminuer sa propre importance, s’efforcera de “mouiller” ses subordonnés afin de bénéficier des effets “mécaniques” de la pluralisation ; (ii) de l’inférieur vers le supérieur, c’est le cas récurrent des «actes accomplis sur “ordre supé­rieur36» évoqués notamment lors des grands procès qui ont suivi la seconde guerre mondiale ; la réponse est connue : «Et ils [les tribunaux] s’accordent tous sur un point : nul n’est tenu d’obéir à des ordres criminels37.» Là encore, si les tribunaux existent et si les procès ont lieu, c’est que la désobéissance à un ordre impérieux demeure l’exception. Une des explications possibles de ce constat amer réside peut-être dans le fait que la liberté, qui fonde du point de vue juridique la responsabilité, est un syncrétisme personnel dont la résolution ne va pas de soi. Il nous semble qu’il est important de distinguer entre deux modalités subjectales qui sont, la plupart du temps, confondues l’une avec l’autre : le sujet libéré et le sujet libre, celui-ci dépendant de celui-là. La libération est la condition préalable de l’exercice de la liberté effective, c’est-à-dire de l’ouverture du paradigme. Cette subordination de la liberté à l’égard de la libération est inscrite dans la définition du dictionnaire : “Action de rendre libre (une, des personnes)” →délivrance. La libération d'un captif, des otages.” La relation entre le sujet libéré et le sujet libre est difficile à préciser dès que l’on rend le sujet libéré à l’aspectualité et à la temporalité  : le sujet se libérant ; cette approche aspectuelle a pour plan de l’expression la complexité, laquelle éclaire le problème “philosophique” des deux volontés en conflit, l’une qui veut et l’autre qui ne veut pas : «(…) Il est dans la nature même de la volonté “en partie de vouloir et en partie de ne pas vouloir pas”, car si la volonté ne résistait pas à elle-même, elle n’aurait pas à prononcer des commandements et à exiger d’obéir (…)38

Note de bas de page 39 :

 Cette transition modale ne va pas de soi. Dans Responsabilité et jugement, H. Arendt place le ne pas pouvoir-faire au-dessus du ne pas devoir-faire : «En d’autres termes, elles [les personnes qui ont refusé les ordres criminels] n’ont pas ressenti une obligation, elles ont agi d’après quelque chose qui était évident pour elles, même si cela ne l’était plus pour ceux qui les entouraient. Leur conscience n’avait pas de caractère obligatoire ; elle a dit  : «Ça, je ne peux pas le faire.», plutôt que : «Ça, je nedoispas le faire.» in Respon­sabilité et jugement, op. cit., p. 107. Admettons la thèse du déficit de ne pas devoir-faire dans son rapport à ne pas pouvoir-faire. Du point de vue tensif, dans le cas de la corrélation inverse, la substitution advient sous condition d’équivalence, c’est-à-dire que le déficit quelque part doit être compensé. L’affaiblissement dans l’inexécution du programme criminel serait compensé par l’apparition de la possibilité d’un nous, dans la mesure où l’impuissance est personnelle, tandis que l’obligation est possiblement transpersonnelle, transmissible, soit la suite : 1. Je ne peux pas. 2. Je ne dois pas. 3. Tu ne dois pas. 4. Nous ne devons pas. Cette suite suppose trois transformations singulières : (i)  [je ne peux pas → je ne dois pas] ; (ii) [je ne dois pas → tu ne dois pas] ; (iii) [tu ne dois pas → nous ne devons pas].

Note de bas de page 40 :

 Ibid., pp. 462-463.

Accomplie,la libération est disjonctive : si elle a bien eu lieu, elle virtualise le contre-programme qui fait obstacle, obstruction à la réalisation du programme visé. Cette résolution analytique de la liberté éclaire la transition modale qui change un ne pas pouvoir-faire en un devoir-faire, ici la transition entre un je ne peux pas désobéir, soit l’énoncé d’état : je suis incapable de désobéir, et l’énoncé inaugural : je dois désormais désobéir39. Dans ces conditions, il est inconséquent, chimérique de demander à un sujet, qui ne s’est pas disjoint, donc affranchi de l’obligation d’obéir, de justement… désobéir. Si les tribunaux ne passaient pas outre, c’est leur raison d’être elle-même qui s’évanouirait : «Mais dans la mesure où ce crime reste un crime – ce qui est la condition de tout procès – tous les “rouages” de la machine, si insignifiants soient-ils, redeviennent, dans un tribunal, des acteurs, c’est-à-dire des êtres humains. Certes, l’accusé peut toujours maintenir, pour s’innocenter, qu’il a agi non en tant qu’homme mais en tant que simple fonctionnaire ; que ses fonctions auraient tout aussi bien pu être remplies par un autre. Mais c’est alors comme si le criminel, s’appuyant sur des statistiques indiquant que tel nombre de crimes est commis chaque jour en tel endroit, cherchait à démontrer qu’il avait seulement accompli ce qui était statistiquement prévisible, que cet acte n’était le sien, et non celui d’un autre, que par le plus pur des hasards, puisque après tout il fallait bien que quelqu’un le commît40.» Les tribunaux rendent ainsi d’abord aux prévenus leur dignité et cette restitution permet ensuite à ces mêmes tribunaux de les accuser, puis de les condamner au nom même de cette dignité recouvrée.

La question de l’imputation de responsabilité semble bien du ressort de la grammaire tensive à un double titre : (i) le monde étant ce qu’il est, le nombre de ceux qui exécutent est et à toujours été sensiblement supérieur à celui de ceux qui ordonnent ; (ii) en matière de responsabilité, l’augmentation du nombre aboutit à sa dilution. Il convient maintenant de préciser le lien de structure entre le mode d’efficience défini par l’alternance [parvenir vs survenir] et la syntaxe ici dispersive du nombre. Subit, brutal, intempestif, le survenir a pour plan de l’expression propre une commutation augmentative du nombre. Le survenir agit sur le gradient de la responsabilité de deux manières : (i) il augmente le nombre des acteurs et, en concordance avec le ressort concessif de la corrélation inverse, il change une augmentation en une diminution, ici de responsabilité ; (ii) le survenir disqualifie par son apparaître les acteurs qu’il surprend et bouleverse, et, par un nouveau renversement concessif, en diminuant leurs compétences, il augmente leur degré d’innocence, soit :

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L’irruption du survenir équivaut donc à un déplacement d’accent : aussi longtemps que le parvenir s’exerce, les circonstances sont dominées et apprivoisées ; quand le survenir sévit, les circonstances inédites qui le définissent prévalent en raison de la syncope des compétences intervenue. La responsabilité devient une affaire de circonstances au plan figuratif, de densité au plan figural.

3.2.2 – La question de l'étendue

Note de bas de page 41 :

 J. Littell, Les Bienveillantes, op. cit., p. 545.

Note de bas de page 42 :

 Selon H. Arendt, le cas illustratif est plutôt celui d’Oreste : «Si (…) chez Eschyle, Oreste tue sa mère sur ordre d’Apollon et est ensuite quand même hanté, par les Erinyes, c’est parce que l’ordre du monde a été deux fois perturbé et doit être restauré. Oreste a fait ce qu’il fallait quand il a vengé la mort de son père et tué sa mère ;  et pourtant il était coupable parce qu’il a violé un autre “tabou”, comme nous dirions aujourd’hui. Le tragique tient au fait que seule une mauvaise action peut compenser le crime originel, et la solution, comme nous le savons tous, est apportée par Athéna ou plutôt par la fondation d’un tribunal qui, dès lors prendra sur lui de maintenir le bon ordre et interrompra la chaîne infinie des mauvaises actions nécessaires pour sauvegarder l’ordre du monde.» in Responsabilité et jugement, op. cit., pp. 177-178. Ce texte appelle deux remarques brèves : (i) l’implication et la concession n’habitent pas des espaces séparés, mais, comme aux aguets, se disputent le contrôle du même espace discursif ; (ii) il est aisé de remarquer que le cas d’Oreste est symétrique et inverse de celui d’Œdipe, ce qui laisse à penser que Freud, en plaçant Œdipe-Roi au-dessus ou à part des autres tragédies, en a détourné subrepticement quelque peu le sens…

À partir de la distinction weberienne entre les deux éthiques, l’«éthique de la conviction» et l’«éthique de la responsabilité», nous accédons à deux styles éthiques :(i) le style restreint solidaire de l’«éthique de la responsabilité» et qui limite la responsabilité personnelle des sujets aux conséquences prévisibles ; (ii) le style étendu qui ajoute aux conséquences prévisibles les conséquences imprévisibles. Toutefois une difficulté se fait jour aussitôt : selon M. Weber, la dualité des deux éthiques est interne au même univers de discours, tandis que le style étendu serait le fait du monde grec à partir de l’image qu’en propose la tragédie grecque. Dans Les Bienveillantes, J. Littell en propose l’analyse suivante : «(…) les Grecs, eux, faisaient une place au hasard dans les affaires des hommes (un hasard, il faut le dire, souvent déguisé en intervention des dieux), mais ils ne considéraient en aucune façon que ce hasard diminuait leur responsabilité. Le crime se réfère à l’acte, non pas à la volonté. Œdipe, lorsqu’il tue son père, ne sait pas qu’il commet un parricide ; tuer sur la route un étranger qui vous a insulté, pour la conscience et la loi grecques, est une action légitime, il n’y a là aucune faute ; mais cet homme, c’était Laërte, et l’ignorance ne change rien au crime : et cela, Œdipe le reconnaît, et lorsqu’enfin il apprend la vérité, il choisit lui-même sa punition, et se l’inflige41.» Le cas est difficile. En premier lieu, la transition entre l’innocence et la culpabilité est confiée à la concession : bien qu’il soit innocent, Œdipe se reconnaît coupable, alors que, par anachronisme, il pourrait invoquer des circonstances atténuantes, ce qu’il ne fait pas. En second lieu, la sphère du parvenir a absorbé celle du survenir ; le survenu devient, en droit mais non en fait, mais le tragique est en partie défini par la virtualisation de cette distinction, du voulu ; la situation est comme l’on dit aujourd’hui : régularisée. Enfin, du point de vue de la structure, la responsabilité assumée humanise, «personnalise» selon le mot de Valéry, la non-responsabilité déshumanise en faisant du sujet, selon le terme usité, un simple “rouage”, donc un non-sujet. De là le dilemme cruel d’Œdipe : il “achète” ou préserve son humanité au prix de sa culpabilité et, sous ce préalable, il restaure l’état de droit42. Le tragique serait donc pour partie dans la dépendance d’une alternance renversant la concession : (i) se perdre en se sauvant, ce qui serait plutôt le fait d’un “moderne ; (ii) se sauver en se perdant, ce qui serait plutôt le fait d’un “ancien”.

Connaître une forme, c’est discerner ses latitudes de déformation. Dans les limites de notre analyse, ces latitudes sont de deux ordres : (i) l’intervention du nombre est distributive et diminutive, diminutive parce que distributive ; la responsabilité est en position de dividende, le nombre en position de diviseur ; le quotient obtenu mesure la “part” de responsabilité qui échoit à chacun des acteurs identifiés ; l’accroissement du nombre “profite” mystérieusement aux individus désignés comme responsables. (ii) inversement, parce qu’elle remplace la causalité admise par la contiguïté, l’extension de l’étendue est aggravante et dans le cas d’Œdipe elle substitue au faire personnel un être généalogique ; pour un personnage tragique, comprendre ce qui lui arrive, c’est se replacer dans la lignée maudite à laquelle il appartient. Dans ces conditions, le nombre et l’étendue interviennent de façon opposée : le nombre comme un diviseur, l’étendue, si elle est croissante, comme un multiplicateur. Cela tient sans doute au fait que la corrélation inverse est divisante, tandis que la corrélation converse est multipliante. Les avatars ordinaires de la responsabilité sont, selon une mesure qui reste bien sûr à déterminer, du ressort de l’espace tensif.

Note de bas de page 43 :

 «Quiconque fonde une république (ou en général un Etat) et lui donne des lois, doit présupposer que tous les hommes sont méchants, et que sans exception ils donneront libre cours à leur méchanceté intérieure dès qu’ils trouveront pour cela une occasion sûre.» in M. Weber, Le savant et la politique, op. cit., p. 193.

Une relation inattendue prévaut entre l’amplitude du faire et la subjectivité au titre de variable. En admettant qu’un “processus” soit plus ouvert qu’une “activité”, puisque la consé­quence de la conséquence ne saurait être exclue du fait, selon Machiavel cité par M. Weber, de la «méchanceté» des hommes43, selon H. Arendt, du fait de la multiplicité et du renouvellement des hommes et qu’une “activité” se clôt en principe avec la réalisation du programme actualisé,  le “processus” déréalise le sujet comme sujet, soit :

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3.3 – Grandeur et misère de la responsabilité

Note de bas de page 44 :

 M. Weber, Le savant et la politique, op. cit., p. 193.

La problématique relative à l’objet fait également appel à l’opposition aspectuelle [étendu vs restreint] introduite par M. Weber. “Restreint” signifie ici conditionnel : «Le partisan de l’éthique de la responsabilité (…) ne se sent pas en état de rejeter sur d’autres les conséquences de sa propre action, dans la mesure où il pouvait les anticiper44.» M. Weber prend clairement parti en faveur de l’«éthique de la responsabilité», et le portrait qu’il fait du partisan del’«éthique de la conviction» est, pour le dire sans ménagement, le portrait d’un être irresponsable. Toutefois le critère du “prévisible” que M. Weber propose pour trier les conséquences reste d’un maniement difficile. Du point de vue tensif, la sphère dans laquelle l’action dupartisan de l’«éthique de la responsabilité» s’exerce est celle du parvenir, et nous savons que la sphère du parvenir a pour horizon le survenir, mais cette assignation ne constitue pas, loin s’en faut, une connaissance. Si elle advient, la connaissance est a posteriori et s’avère inutilisable pour le coup suivant et l’une des raisons du désastre survenant tient souvent, presque toujours, au fait que la visée reproduise “bêtement” la saisie. Tout ce que le sujet est en mesure de dire, c’est à peu près : Je m’attendais à tout, sauf à ça ! Et cette exclamation mesure d’abord son propre désarroi. Dans ces conditions, la reconnaissance ou l’imputation de responsabilité d’un survenu fonctionne comme une causalité à rebours ; eu égard à la dualité directrice des modes d’efficience, l’allégation de responsabilité mobilise la modalité réparatrice, consolatrice du subvenir. Le survenir excluant par définition le succès du prévenir, l’allégation de responsabilité inscrit, comme en désespoir de cause ; une intentionnalité jusque-là défective. Le système sous-jacent au jeu de la responsabilité s’établit ainsi :

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Note de bas de page 45 :

 B. Pascal, Œuvres complètes, op. cit., p ; 1110 . Il est clair que, si Pascal avait eu connaissance de la thèse phénoménolgique de la “donation” (Stiftung), il n’y eût pas souscrit…

Note de bas de page 46 :

 Du conditionnel passé, les grammairiens nous disent qu’il «évoque une éventualité passée, non réalisée.» in R.L. Wagner & J. Pinchon, Grammaire du français classique et moderne, Paris, Hachette, 1962,  p. 366.

Note de bas de page 47 :

 P. Valéry, Cahiers, tome 2, op. cit., p. 1402.

Note de bas de page 48 :

 Fontanier produit comme exemple ces deux vers de Phèdre :
Je mourais ce matin digne d’être pleurée ;
J’ai suivi tes conseils : je meurs déshonorée.

Si la question de la responsabilité se pose, c’est que la prévision est condamnée à l’intransitivité en raison de la connexité et de l’instabilité du champ de présence. Le sens est moins ce qui se donne que ce qui sans s’annoncer comme tel se dérobe : «Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties45.» Ce déficit cognitif en quelque sorte structurel est thématisé en français par un temps étrange : le conditionnel passé qui reconfigure justement le passé46 : il aurait dû savoir que… Du point de vue systémique, Pascal laisse entendre que la connaissance exige le “ou… ou…” et n’a affaire qu’au “et… et…”, de sorte que telle conséquente évaluée comme terminative se révèle inchoative et germinative, de même que, pour reprendre un exemple connu, le traité de Versailles censé mettre un terme à la rivalité et à l’hostilité entre les grands pays européens a été posé comme une cause parmi d’autres de la guerre de 39-45. C’est sans compter encore avec les effets dévastateurs pos­sibles de l’hypotypose laquelle peut précipiter dans le champ de présence des grandeurs latentes, qui subsistaient à l’état de souvenirs et qui, après sensibilisation des affects, vont constituer, selon le mot de Fontanier, une «scène vivante», c’est-à-dire un événement. Ainsi, toujours à propos des origines de la guerre de 39-45, les massacres du Palatinat commis au XVIIème siècle par les Français étaient rappelés et stigmatisés par les nationalistes allemands. Enfin, par concession et sans que nous cédions à la dérision trop facile, nous dirons que, l’action au titre de la visée est liée à l’ignorance, par catalyse et pour un tiers : à l’ignorance de l’ignorance  ; si la connaissance était fiable, il n’y aurait pas d’action du tout, le spectacle anticipé de l’étendue du désastre vaudrait renoncement : «Si l’action était instantanément liquidée, monnayée en conséquences sensibles et personnelles à l’agent, il n’y aurait point de question ni de morale47» La figure de rhétorique associée serait l’énallage laquelle fait du futur un présent48.

4. Pour finir

Note de bas de page 49 :

 Montesquieu, Les lettres persanes,  Paris, Garnier-Flammarion, 1984, p. 140.

Note de bas de page 50 :

 H. Arendt, Responsabilité et jugement, op. cit., p. 58.

Ce qui ressort de ce survol relatif à l’imputation de la responsabilité, c’est, selon une expression que nous empruntons à Pascal, le «manque de proportion». L’inclusion de la sphère étroite du parvenir dans celle illimitée du survenir rend illusoire la circonscription des conséquences prévisibles souhaitée notamment par M. Weber. Nous l’avons mentionné : la sphère du parvenir et celle du survenir ne sont ni de même échelle ni de même tempo, et cette rupture d’échelle et cet asynchronisme virtualisent cette «convenance» dont Montesquieu, dans la lettre LXXXIII des Lettres persanes, faisait le ressort de la justice : «La Justice est un rapport de convenance, qui se trouve réellement entre deux choses ; (…)49» La déception de la sphère du parvenir entraîne deux commutations majeures du nombre qui, en fin de compte, s’annulent l’une l’autre : (i) commutation de la position “lui seul” à la position “tous” ; (ii) commutation de la position “tous” à la position “nul », qui n’est pas pour autant admissible. La condamnation pour l’exemple, de fait une synecdoque, n’est plus qu’une fiction qui emprunte à la pensée magique : celui-là paiera pour tous les autres ! Cette syncope de la  «convenance», de cette harmonie qui homogénéise et ajuste les grandeurs accédant au champ de présence fait du sujet un sujet saisi et, par catalyse, un sujet dessaisi, un sujet selon la stupeur. Comme le suggère H. Arendt, nous vivons un temps pour lequel les conditions-circonstances ont supplanté les principes, où le disconvenir  se manifeste incessamment : «(…) qu’arrive-t-il à la faculté humaine de jugement quand elle est confrontée à des circonstances qui signifient la chute de toutes les normes coutumières et sont donc sans précédent au sens où les règles générales ne les prévoient pas, pas même comme exceptions à ces règles ?50»  Soit :

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Si bien que, valide dans la sphère du parvenir, la notion de responsabilité est comme déplacée, inadéquate dans la sphère du survenir.

Note de bas de page 51 :

 Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, in Œuvres complètes, tome 2, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1951, p. 173.

Note de bas de page 52 :

 M. Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard,  1976, p. 61.

Si la dualité et l’inégalité signifiante des modes d’efficience ont bien la portée que nous leur supposons, notre appréhension du discours historique devrait s’en trouver quelque peu modifiée. En effet, le discours historique dans notre propre univers est globalement déterministe, et les historiens ont ratifié la thèse de Montesquieu : «Il y a des causes générales, soit morales, soit physiques, qui agissent dans chaque monarchie, l’élèvent, la maintiennent ou la précipitent ; tous les accidents sont soumis à ces causes ; et si le hasard d’une bataille, c’est-à-dire une cause particulière, a ruiné un État, il y avait une cause générale qui faisait que cet État devait périr par une seule bataille. En un mot, l’allure principale entraîne avec elle tous les accidents particuliers51.» Les divergences entre historiens portent seulement sur l’identité du facteur “général”, c’est-à-dire dominant pour telle séquence historique cadrée : l’économie ? la démographie ? la technique ? l’idéologie ?... Valide dans la sphère du parvenir, cette conception ignore la possibilité d’irruption inhérente au survenir, qui déboule et vient prendre à contre-pied les calculs les plus savants et les analyses les plus subtiles en retirant aux sujets la faculté de se reconnaître dans l’advenu. Ainsi que l’indique M. Foucault, dans L’ordre du discours : «Il faut accepter d’introduire l’aléa comme catégorie dans la production des événements. Là encore se fait sentir l’absence d’une théorie permettant de penser les rapports du hasard et de la pensée52.» Mais le mode de jonction a également ici son mot à dire, car penser l’événement est plutôt en concordance avec la concession, alors que le discours historique dominant se veut implicatif.

Nous aimerions revenir sur la structure du micro-univers déchiffré par M. Weber et H. Arendt. Cette structure présente deux caractéristiques majeures : la dualité et l’inégalité. La relation entre ces deux caractéristiques et notre approche de la responsabilité est malaisée à démêler. La responsabilité apparaît comme une opération de transfert de la sphère du survenir vers celle du parvenir et comme une requalification du “processus” en “activité”. Cette opération de transfert présuppose une opération de tri qui implique elle-même que les grandeurs traitées soient, selon le cas, quantifiables, partageables, enfin divisibles. Le scénario de l’imputation de responsabilité consiste donc à prélever sur le flux des survenirs – opération  de tri – un épisode et à le transférer au parvenir. Ce faisant, ce transfert exonère le survenir de tout reproche, ainsi que l’extrait cité de Zadig l’établit à l’envi. Le dégagement et l’imputation de la responsabilité à tel(s) acteur(s) correspondent, nous semble-t-il, à une modulation, à une Durchführung entre les sphères respectives du survenir et du parvenir.

Note de bas de page 53 :

 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 2, op. cit., p. 111.

Note de bas de page 54 :

 Ibid., p. 103.

Une occurrence n’établit pas une règle. Consacré à la “pensée mythique”, le second volume de La philosophie des formes symboliques de Cassirer constitue un précédent favorable pour notre hypothèse. Un des thèmes majeurs de sa réflexion, peut-être le thème majeur, porte sur la structure duale propre à la pensée mythique : une partition largement répandue prévaut entre deux «provinces» : «(…) une province de l’habituel, du toujours-accessible, et une région sacrée, qu’on a dégagée et séparée de ce qui l’entoure, qu’on a clôturée et qu’on a protégée du monde extérieur53.» La «province» marquée du sacré recueille les manifestations du survenir : «Le seul noyau un peu ferme qui semble nous rester pour définir le mana est l’impression d’extraordinaire, d’inhabituel et d’insolite. L’essentiel ici n’est pas ce qui porte cette détermination, mais cette détermination même, ce caractère d’insolite54.» Si l’on s’interroge sur la relation entre les deux sphères, on se rend compte que la culpabilité fonctionne également comme une modulation admise, codifiée, contrôlée entre les deux sphères mentionnées : en se reconnaissant comme coupables, les acteurs de la sphère profane, selon la perspective concessive partagée par la plupart des analystes, disculpent les grandeurs et les acteurs de la sphère sacrée. La culpabilité serait donc à cette partition religieuse ce que la responsabilité est à l’univers dit laïcisé qui définit pour une part la modernité. Soient les correspondances suivantes :

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Note de bas de page 55 :

 Cf. G. Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, Paris, Rivage poche/Petite Bibliothèque, 2003, pp. 136-137.

Si l’on adopte les suggestions du psychiatre japonais Kimura Bin55, l’aveu de la responsabilité serait à la position post festum ce que le sacrifice est à la position ante festum.

Toutefois notre démonstration n’est pas sans reproche. En effet, le cas que nous avons retenu ne porte pas sur deux synchronies distinctes et distantes, mais sur deux configurations liées par une continuité diachronique certaine. Mais cet argument peut lui-même être retourné : si cette structure est conservée alors que l’actorialité qui la manifestait a été virtualisée, c’est sans doute en raison des contraintes et des mérites qu’elle chiffre.

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