De la topique à la figuration spatiale
Denis BERTRAND
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Mots-clés : espace, instance, lieu
Auteurs cités : ARISTOTE, Gaston BACHELARD, Roland BARTHES, Raúl DORRA, Gérard GENETTE, Algirdas J. GREIMAS, Ray JACKENDOFF, Mark Johnson, Teresa Keane, Janice Koelb, George Lakoff, Gyorgy Lukàcs, Françoise Parouty, Gyorgy Quintilien, Paul VALÉRY, Claude ZILBERBERG
Rien (…) N’aura eu lieu (…) Que le lieu. Mallarmé, « Un coup de dés »
« L’espace est partout », disait Claude Zilberberg en commençant. Il est partout et il hante le langage qu’il traverse de part en part, depuis la formation sémantique des expressions jusqu’aux structurations les plus complexes des discours figuratifs. Localement, modestement et rétrospectivement, je peux dire pour ce qui me concerne que cette omniprésence me hante : un mémoire de maîtrise il y a longtemps, intitulé « Espace et présence. Henri Michaux », une thèse intitulée « L’espace et le sens. Zola », et plus récemment une contribution au volume Sémiotique et esthétique dirigé par Claude Zilberberg et Françoise Parouty intitulée « Topique et esthésie ». Ceux-ci parmi d’autres, cela fait beaucoup, c’est peut-être obsessionnel… La sémiotique peut-elle apporter des éléments de réponse aux interrogations multiples et foisonnantes que porte avec elle la trop évidente et régissante invasion de la spatialité ? Je voudrais pouvoir esquisser une synthèse à ce sujet, sans prétendre y parvenir bien entendu. Comme le suggère la proximité entre le titre de mon exposé aujourd’hui (« De la topique à la figuration spatiale ») et celui de l’article « Topique et esthésie », c’est ce dernier texte qui servira de point de départ et de support à ma réflexion. Mais auparavant, deux exemples pour situer le problème.
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A. J. Greimas et Teresa Keane, « Pour ferrer la cigale », in P. Fröhlicher, G. Güntert, F. Thürlemann, Espaces du texte. Recueil d’hommages pour Jacques Geninasca, Neuchâtel, La Baconnière, 1990, pp. 57-61.
- Note de bas de page 2 :
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Nuit et jour, à tout venant / Je chantais, n’en vous déplaise. / Vous chantiez ? J’en suis fort aise. / Eh bien ! dansez maintenant.
Dans leur analyse du dernier quatrain de « La Cigale et la fourmi », « Pour ferrer la cigale »1 est son titre, Greimas et Teresa Keane explorent longuement « l’air de tristesse désabusée » qui se dégage du mot final de la fable « maintenant » (« Eh bien ! dansez maintenant. »2). Je n’entrerai évidemment pas dans le détail de cette très fine analyse qui fait ressortir la trame des locutions figées et des lieux communs sédimentés par l’usage dont la fable fait son matériau, c’est à dire des topoï avec lesquels le fabuliste accomplit son acte de création. L’enjeu du « maintenant » est là. Après les interprétations pathémique et figurative, l’analyse développe une dimension esthétique attachée à l’emploi de cet adverbe. S’opposent « Nuit et jour à tout venant / Je chantais » et « maintenant ». Je cite : « La plénitude du temps et la disponibilité communicative se transforme en vacuité et solitude. Un projet de vie et son abolition » (p. 60). D’inversions en transformations, on découvre à la fin de l’analyse le changement du signifiant qui transforme le signifié. Voici en effet que cet instant implosif du « maintenant » se sépare en deux segments (main tenant) et libère une autre interprétation, non plus temporelle, mais spatiale, dans la gestualité de capture alors donnée à lire. Les auteurs concluent ainsi en effet leur étude : « Curieux mot d’ailleurs, si l’on y pense, que ce maintenant, où le présent, nul et éternel, se trouve figurativisé par quelque chose que tient, qu’attrape pour un bref instant, la main de l’homme » (p. 61). Le temps a rejoint l’espace qui semble ainsi le fonder dans l’esthésie.
- Note de bas de page 3 :
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Cahiers, I, « Temps », Gallimard, Pléiade, pp. 1311-1312.
Un second exemple de transformation du temps en espace de la gestualité se trouve chez Valéry, dans son analyse de la durée3. Je cite un bref passage : « La durée est de la nature d’une résistance. L’homme qui soutient un poids à bras tendu, s’oppose à quelque chose. A quoi ? Non directement à la chute du poids – mais à la douleur croissante. Limite de division ou d’écart. (…) La durée est parce qu’elle ne peut pas durer. Toute durée est cycle. La sensation croît au delà de toute capacité de supporter. Comme si le poids croissait. » Fin de citation. Le seuil de résistance qui explique la temporalité durative s’exprime en termes de force, de poids, de limites, etc., autant de notions qui relèvent de l’expérimentation corporelle et spatiale. La perception du temps est rendue possible par l’expérience dans l’espace.
De tels transferts, ici illustrés par ces deux exemples, sont me semble-t-il de grande portée. Ils invitent à tenter une approche sémiotique de ce qui se joue dans cette sorte d’immanence invasive de la spatialité. Voici donc l’objet placé. Le parcours que je propose se fera en trois étapes qui tiennent en trois mots : localisme, topique, instance.
1. Localisme
On peut tout d’abord envisager l’hypothèse localiste dont on connaît la fortune depuis les Stoïciens jusqu’aux cognitivistes aujourd’hui. John Lyons définit ainsi le localisme :
- Note de bas de page 4 :
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J. Lyons, Sémantique linguistique (1977), Paris, Larousse, 1980, pp. 338-344.
« Hypothèse selon laquelle les expressions spatiales sont plus fondamentales, grammaticalement et lexicalement, que diverses espèces d’expressions non spatiales. /Elles/ sont plus fondamentales au plan linguistique, pour les localistes, car elles servent de modèle structurel aux autres expressions. La raison en serait, comme l’ont avancé très plausiblement certains psychologues, que l’organisation spatiale est au fondement même de la connaissance humaine »4.
Cette affirmation selon laquelle le sémantisme spatial façonne et modèle l’univers signifiant, au-delà de l’espace, forme une trame discontinue mais insistante dans les analyses du langage. « Tout notre langage est tissé d’espace » écrit G. Genette en commentant l’ouvrage de Georges Matoré, sur L’espace humain (La Colombe, 1962). L’affinité entre les catégories du langage et celle de l’étendue a été soulignée par Bergson. Presque toutes les prépositions ont exprimé des rapports spatiaux avant d’être transposées dans l’univers temporel, moral ou conceptuel. Les niveaux d’analyse, les plans, les points de vue, les perspectives, les d’un côté et de l’autre, les en amont et en aval, forment autant de métaphores spatiales plus ou moins endormies, une sorte de charpente spatiale pour soutenir des discours qui n’ont rien à voir avec l’espace. Il est frappant de constater qu’on oublie le coup porté quand on énonce cette expression… L’hypothèse localiste a été soutenue et radicalisée par plusieurs linguistes cognitivistes. Jackendorff, intégrant la faculté de la vision dans sa conception du sens et du langage humain, défend cependant une position plus modérée. Il montre que même si espace et mouvement ont une place centrale en sémantique, ils ne peuvent pas être utilisés seuls pour identifier la signification des verbes, ni être à la base de tout le vocabulaire d'une langue.
- Note de bas de page 5 :
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(1980), Paris, Minuit, 1980.
Il faut évoquer également les analyses de Lakoff et Johnson, dans Les métaphores dans la vie quotidienne (Metaphors we live by)5. Par delà le discours, le lien entre métaphore et vie pratique est pour eux essentiel : « la métaphore est partout présente dans la vie de tous les jours, non seulement dans le langage, mais dans la pensée et l’action » (p. 13). L’espace est évidemment au premier plan, dans les métaphores dites « d’orientation » (le bonheur, la santé, la domination, la vertu, la rationalité sont « en haut », et leurs contraires sont « en bas » : « je suis au quatrième dessous »). Mais bien au-delà de ce domaine c’est encore l’espace qui tapisse le langage ordinaire non spatial. C’est ainsi qu’un substrat spatial commande de manière quasi-générale les métaphores dites « ontologiques », par lesquelles le recours à une substance –spatialisée, délimitée, quantifiée, etc.– permet de former l’aperception d’un concept, d’une idée, d’une émotion sans bord, insaisissable autrement (« le poids des responsabilités », « être sous le coup de la colère »…). Du reste, parler de métaphore spatiale relève du pléonasme, tant le mot lui-même et sa méta-phorie nous transporte quelque part, et tant les dites métaphores sont généralement, par force d’usage, tirées du lexique de l’étendue ou de l’expérience spatiale. On devrait d’ailleurs, à propos de ces figures tramées dans le langage non spatial parler de catachrèses plutôt que de métaphores, puisqu’on ne dispose pas d’autre expression pour les signifier.
Même relativisée, l’hypothèse localiste pose donc une question fondamentale sur le statut de la spatialité dans l’ordre de la signification. Si on peut ne pas assumer l’idée d’une modélisation totale du plan du contenu à partir de la lexicalisation de l’expérience spatiale, on doit interroger le phénomène de la transversalité de la spatialisation : elle opère depuis le niveau étymologique de la formation lexicale jusqu’à celui de l’usage stéréotypé des catachrèses calcifiées, et plus encore peut-être à celui des configurations qui façonnent les poétiques figuratives de l’espace dans tel ou tel texte (cf. l’exposé de J. Fontanille il y a quinze jours). Y a-t-il entre ces différents niveaux solution de continuité ? Sont-ils à appréhender, au contraire, comme les variations d’une même phénoménalité ? Je voudrais, pour tenter de répondre à ces interrogations, envisager le problème en le restreignant à la topique.
2. Topique
Resserrer sur ce seul domaine la trop vaste question du statut de la spatialité au cœur de la formation des langues, à travers les expressions que structure l’usage et à travers les modes de figurativisation de la spatialité, est en soi encore vertigineux. Mais il suffit de s’entendre parler pour être sensible à l’invasion : je viens d’employer les mots « resserrer », « domaine », « vaste question », « statut », « au cœur de », « formation », « à travers », « expression », « structure », « mode », « figurativisation », « vertigineux »… C’est tout dire !
Je voudrais donc m’arrêter un instant sur la question de la topique, la théorie des lieux, et réexaminer en quelques mots l’étrange histoire du lien qui s’est formé entre « topique et esthésie ». La topique, dans ses premiers emplois, est un terme technique et abstrait. C’est l’instrument qui fonde les conditions du partage raisonné des arguments dans l’échange interlocutif. Les topiques sont isolables et délimitées, elles ont été isolées et définies. On en connaît les inventaires dans les dictionnaires de rhétorique, elles s’apprennent.
Il y a donc un paradoxe à vouloir organiser la rencontre de deux concepts que tout semble opposer : topique renvoie à la pratique du discours dans une langue naturelle, esthésie renvoie à l’expérience sensible du monde naturel ; la topique relève de la dimension cognitive, l’esthésie de la dimension sensible, à la fois sensorielle et pathémique ; la topique implique l’altérité, comme instrument de réglage de l’antagonisme dans l’échange, permettant le partage du sens par la détermination des inférences pragmatiques, alors que l’esthésie implique l’ipséité, comme en amont de la scission entre soi et le monde (en amont du débrayage, condition du partage) ; la topique implique l’assomption de l’usage et la mise en place de ses simulacres stéréotypés ordonnateurs de sens, quand l’esthésie implique au contraire la mise en suspens de l’usage (épokhè), l’éradication de ses produits, la traversée de ses écrans modaux de croyances et de savoirs, pour enfin mettre, au cœur du sensible, le sens à nu.
Or les migrations de la topique dans l’histoire de la rhétorique peuvent être interprétées comme une tension progressive vers l’esthésie, au point qu’une phénoménologie du « lieu » vient s’installer au sein même de la topique et la supplanter. Je distinguerai, par commodité, trois grandes étapes : (1) la topique comme dispositif du raisonnement dans l’argumentation, (2) la figurativisation de la topique, (3) la phénoménologie croisée du sujet et du lieu.
1. La topique, dispositif du raisonnement dans l’argumentation (inventio rhétorique)
Chez Aristote, la topique est conçue comme point d’intersection de raisonnements par ailleurs présents comme des parcours disjoints. Le topos est le lieu où peut coïncider dialectiquement une pluralité de raisonnements en vue de se différencier, de se confronter et de se faire valoir. C’est ce qui rend possible le partage des raisons, ce qui fonde la possibilité de l’entente, ce qui commande les « bien entendu » des enthymèmes. La topique détermine ce qu’on appelle aujourd’hui le plan de pertinence du discours. Ces conditions d’exercice de l’échange argumenté efficace sont adossées aux quatre fameuses propriétés qui déterminent la validité de toute prédication : la définition (le quoi de la chose dont on parle), le propre (ce qui appartient à la chose même), le genre (ce qui peut être attribué à plusieurs choses et les intègre du même coup dans un ensemble) et l’accident (ce qui est contingent pour une chose donnée). Ces quatre proto-topiques encadrent la trentaine de topoï ou lieux communs identifiés par Aristote et repris massivement depuis Quintilien jusqu’aux actuelles « grilles de recherche d’idées » des ateliers de créativité : qui, quoi, où, comment, pourquoi… et les catégories du type contrariété / similitude, cause / conséquence, ou consécution / conséquence, possible / impossible (catégorie qui commande le genre délibératif), réel / non réel (qui commande le genre judiciaire), le plus / le moins (qui commande le genre épidictique), etc. Je me réfère ici, entre autres, à Roland Barthes et à son texte sur « L’ancienne rhétorique ». Nous sommes dans la forme abstraite de la topique, espace mental de croisement et de convergence discursives.
- Note de bas de page 6 :
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Raúl Dorra, La retórica como arte de la mirada. Materiales sensibles del sentido I. Université de Puebla-Plaza y Valdés, Mexique, 2002.
Mais nous nous trouvons déjà dans le champ des simulacres visuels, car le choix de telle ou telle topique implique la mise en place d’un « point de vue ». Raùl Dorra écrit ainsi, dans La rhétorique comme art du regard : « La rhétorique serait donc essentiellement liée au point de vue du sujet. Parler, c’est proposer à l’autre une perspective aussi bien du monde que du langage lui-même. Transformer l’autre au moyen de la parole veut dire l’amener à adopter la perspective que le sujet lui propose »6. Fin de citation. La rhétorique aurait pour but un « faire voir », elle serait un « art du regard » (p. ). Et rejoignant par là les observations sur la dimension spatiale des concepts, Raùl Dorra justifie ceux de la rhétorique par une sémiotique du corps. Il écrit : « Ceci expliquerait que, depuis le choix du terme figure pour désigner ce qui fait ou qui compose le discours, jusqu’aux parties dans lesquelles, d’après la rhétorique classique, ce discours se divise, ils renvoient tous à la spatialité, au point de vue, au parcours, à la conformation d’un lieu, à l’image d’un corps. » (p. )
2. Deuxième étape. La figurativisation de la topique
Ces dernières observations nous mettent sur le chemin de la figurativisation de la topique. Barthes dit qu’elle s’est progressivement réifiée ; de formes vides destinées à être « remplies » par le discours occurrence, voici que les lieux sont devenus des formes pleines. En reprenant les termes de la sémantique structurale, on pourrait dire que leur très faible densité sémique originelle (comme le possible et l’impossible, le réel et le non-réel, le plus et le moins…) s’est peu à peu nourrie et densifiée. La topique s’est figurativisée, le lieu est devenu un lieu. Locus amoenus, portrait, paysage constituent désormais des passages obligés, des morceaux précontraints de discours, une stéréotypie du lieu. C’est alors que le lieu se rapproche du sujet et l’intègre : lieu de la domestication de l’espace, lieu de l’habiter, et pour finir lieu de l’identification réciproque de l’espace et du sujet.
- Note de bas de page 7 :
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Christof Schöch « L’ekphrasis comme description de lieux : de l’antiquité aux romantiques anglais », sur l’ouvrage de Janice Hewlett Koelb, Poetics of Description. Imagined Places in European Literature, New York & Basingstoke : Palgrave MacMillan, 2006, 232 pages, in Fabula. La recherche en Littérature. Déc. 2007 (revue en ligne).
L’évolution de la fameuse ekphrasis, reine des lieux figuratifs, est ainsi appréhendée, de la figuration à l’investissement sensible, par Janice Koelb, dans un ouvrage récent, publié en 2006, Poétique de la description. Lieux imaginés dans la littérature européenne (Poetics of Description. Imagined Places in European Literature, New York & Basingstoke : Palgrave MacMillan, 2006). L’ekphrasis, loin d’être réduite comme elle l’a été ultérieurement à la description verbale d’une image visuelle (le fameux bouclier d’Achille), est définie dès l’Antiquité comme « un discours qui nous fait faire le tour (periégèmatikos) de ce qu’il montre (to dèloumenon) en le portant sous les yeux avec évidence (enargôs) » (Aelius Théon, Progymnasmata, les exercices de rhétorique). Proche de l’hypotypose, ce topos porterait en germe la dimension passionnelle du « discours vif et animé ». Mais le lien entre description de lieu et investissement passionnel ne se serait précisé et codifié, selon l’auteur, que plus tard, chez des écrivains romantiques comme Wordsworth, dont l’une des innovations serait d’avoir opéré un déplacement : « de la description du lieu en tant que tel, il passe à celle de la perception du lieu par l’homme qui l’observe ou l’habite. » Avec lui les lieux suscitent une réaction émotionnelle et sont « eux-mêmes des emblèmes des humains qui s’y meuvent. » C’est ainsi que l’ekphrasis d’abord vouée à la représentation de lieux va souligner (…) l’interdépendance entre lieu et personnage et « devenir une figuration du sujet qui perçoit le lieu et qui en est en même temps affecté. »7 Rien de très original, si ce n’est que l’ekphrasis est devenu un topos intégré dans le champ rhétorique (morceau descriptif détachable en somme) qui n’a plus qu’un lointain rapport avec la définition originelle des topoï de l’argumentation efficace. Cette implantation atteste le déplacement bien connu de la rhétorique persuasive, fondée d’abord sur l’inventio et la dispositio, vers la rhétorique figurative de l’elocutio.
Les conséquences de cette extension du lieu dans la poétique romanesque sont considérables. Elles nous conduisent au problème de la description dans le roman réaliste. La montée en puissance de la description au détriment du récit, sorte d’hyper-topique, serait un des traits marquants de l’histoire moderne du roman. Cette thèse est surtout développée par Lukàcs (dans ses Ecrits de Moscou) : parlant du « nouveau réalisme » et de la « dissolution de la forme romanesque » (pp.123-133), Lukàcs considère l’expansion descriptive comme le grand symptôme du « flot sans cesse montant de la prose capitaliste de la vie » (128). De cette dissolution de la forme romanesque, les grands responsables seraient Flaubert et Zola. Et le centre de sa critique repose sur la relation tensive et conflictuelle entre description et action : « la description des choses et des états refoule dans le roman les actions des hommes. » (128). La description est à l’origine du déclin de la culture du récit dans le roman moderne, et donc de la mémoire qui constitue et institue le temps de l’histoire. Pour illustrer cette thèse, il oppose deux événements identiques, une course hippique, l’une dans Anna Karénine, l’autre dans Nana. Chez Tolstoï, tous les éléments figuratifs sont étroitement associés aux actions des personnages, la course est chargée du sens de l’action et concourt, explique-t-il, au destin de ces personnages. Chez Zola au contraire la description se sépare de l’action, elle devient autonome et vaut pour elle-même, les acteurs ne sont plus concernés par le tableau ainsi dressé, ils en sont spectateurs, à l’arrêt. C’est alors que le lien s’établit à un autre niveau, symbolique : l’objet ne vaut que par le symbole qu’il est susceptible de constituer ou d’engendrer ; des analogies vont se former, une homonymie entre le cheval vainqueur et l’héroïne du roman, tout comme dans la description de la gare Saint-Lazare au début de La bête humaine, les deux locomotives, l’une à la fumée blanche, l’autre à la fumée noire, l’une nerveuse et impatiente, l’autre paisible et taciturne, font « figurer », comme métaphores et symboles ancrés dans le langage de l’espace, les deux héroïnes rivales de l’histoire.
Le ventre de Paris présente de ce point de vue une situation extrême : l’action est littéralement mangée par la description. C’est la description invasive. Le roman semble tout entier descriptif. Les séquences narratives elles-mêmes sont à l’imparfait, comme noyées dans le flot itératif de ces objets qui peuplent les lieux et viennent, dans leur énorme accumulation, chaque jour envahir les Halles – les choux, les salades, les fromages, les poissons, la charcutaille. J’ai ouvert le livre au hasard, comme pour vérifier la règle sur n’importe quel extrait. Il se trouve p. 643-644 dans l’édition La Pléiade. On y voit un des acteurs, Quenu le jeune frère de Florent, tout entier livré à la fascination descriptive : « Et bientôt Quenu ne quitta plus la rôtisserie. » Je lis un passage.
Les larges cuivres de la cheminée luisaient, les volailles fumaient, la graisse chantait dans la lèchefrite, les broches finissaient par causer entre elles, par adresser des mots aimables à Quenu, qui, une longue cuiller à la main, arrosait dévotement les ventres dorés des oies rondes et des grandes dindes. Il restait des heures, tout rouge des clartés dansantes de la flambée, un peu abêti, riant vaguement aux grosses bêtes qui cuisaient ; et il ne se réveillait que lorsqu’on débrochait. Les volailles tombaient dans les plats ; les broches sortaient des ventres, toutes fumantes ; les ventres se vidaient, laissant couler le jus par les trous du derrière et de la gorge, emplissant la boutique d’une odeur forte de rôti. Alors, l’enfant, debout, suivant des yeux l’opération, battait des mains, parlait aux volailles, leur disait qu’elles étaient bien bonnes (…).
Il faudrait naturellement prendre le temps d’une analyse détaillée. Mais disons seulement que l’identité du personnage s’est littéralement fondue dans l’identité du lieu, qu’il reçoit d’elle toutes ses déterminations, qu’il est décrit par le lieu et ce qui l’occupe, qu’il est le produit de ses perceptions. La micro-narrativité n’est faite que de programmes itératifs. Mais tout cet édifice descriptif révèle sa fonction symbolique quelques lignes plus loin. La description permet de construire l’opposition formelle entre les deux frères. Tous les traits de Florent, le maigre instituteur « au visage battu de sa misère de professeur crotté », l’opposent terme à terme à ceux de Quenu.
Et parfois ils souriaient de se voir ainsi, l’un tout blanc, l’autre tout noir. La vaste pièce semblait moitié fâchée, moitié joyeuse, de ce deuil et de cette gaieté. Jamais ménage plus disparate ne s’entendit mieux. L’aîné avait beau maigrir, brûlé par les ardeurs de son père, le cadet avait beau engraisser, en digne fils de Normand ; ils s’aimaient dans leur mère commune, dans cette femme qui n’était que tendresse.
La description révèle alors sa fonction. Elle rend possible l’établissement de catégories ordonnatrices, support symbolique et topique du dispositif romanesque dans son ensemble : ces catégories, ici blanc vs noir, fâché / joyeux, deuil / gaîté, maigrir / engraisser, etc. ont pour matrice l’espace décrit, la logique du lieu. (Le ventre de Paris, 1873, Zola, OC, La Pléiade, 1960, p. 643-644). Ainsi le lieu absorbe la narrativité. Il nous conduit à la troisième étape, la phénoménologie du lieu.
3. La phénoménologie du lieu
Le lieu, espace figuratif, est en prise directe avec l’aperception. Les topiques deviennent topiques du sensible. Elles se déploient dans les « rêveries de l’intimité matérielle » de Gaston Bachelard. L’espace y règne en maître dans une relation esthésique fusionnelle avec le sujet, donnant lieu à la topo-analyse ainsi définie par Bachelard : « La topo-analyse est l’étude psychologique systématique des sites de notre vie intime » (Poétique de l’espace, p. 27). Et le topos vient, pour le courant critique auquel il donne naissance, se confondre avec le thème (critique thématique). Le thème, à la différence de sa définition sémiotique (le niveau thématique, abstraction généralisante du figuratif), le thème est ici caractérisé par des catégories infra-iconiques : le lisse et le rugueux, l’aérien et le caverneux, le miroitant et le dormant, etc., sources de la rêverie du sujet.
Mais plus radicalement encore, franchissant une étape supplémentaire dans ce parcours, les phénoménologues japonais de l’Ecole de Kyoto ont renversé la rection entre l’espace et le sujet. Ils attribuent un rôle fondateur au « basho », le lieu, qui vient s’installer en lieu et place du sujet, se substituer à lui comme principe fondateur de l’identité. J’ai tenté de synthétiser dans « topique et esthésie » la logique qui assure chez ces philosophes la conversion du sujet au lieu, et la définition de l’être à partir du lieu de l’être. Il n’est évidemment pas possible de reprendre ici le détail de ces analyses. Mais j’avais été particulièrement intéressé par le continuum que l’un des penseurs de cette école établissait entre les différentes modalités du lieu, traversant d’un seul tenant tous les étages de la topique, depuis l’expérience vive jusqu’aux structurations du langage.
Le lieu comme base d’existence tout d’abord, où des expressions telles que le « génie du lieu », « l’esprit ou l’âme du lieu » attestent le transfert d’une compétence intentionnelle du sujet à l’espace lui-même. C’est, en somme, « l’être du lieu ».
Deuxième étage, le lieu du corporel qui, loin de renvoyer au dualisme corps/ esprit du sujet, établit le corps que l’on vit (et non le corps que l’on a) comme condition d’inscription spatiale. Il s’agit du corps-mouvement, fait de dilatation et d’expansion, d’orientation et de perspective. La visée d’espace fait corps avec le corps vivant. Le contre-exemple du corps mort l’atteste : le cadavre fait perdre son sens à l’espace, il le resserre, il a perdu toute irradiation d’espace. J’appelais ce lieu du corporel, le « lieu d’être ».
Troisième étage, le lieu comme espace symbolique, et investi de valeurs. C’est le lieu bachelardien de la rêverie, articulé de l’intérieur par l’imagination et par la mémoire réunies et qui lui donnent sens. Ce lieu axiologisé et identificateur, lieu des sites de l’intime, celui du sujet personnel et historique, social et culturel, pouvait être nommé, pour rester dans la même déclinaison syntaxique, le « lieu de l’être ».
Quatrième étage enfin, qui vient rejoindre brusquement nos préoccupations antérieures, le lieu comme topos langagier. C’est le topos de la rhétorique, celui qui prend place dans l’inventio, celui que l’on découvre pour développer ses arguments. De même qu’on retrouve quelque chose quand on connaît l’endroit où on l’a cachée, de même, pour trouver des arguments, il faut connaître le lieu où ils sont enfouis, et les faire se lever. C’est la logique de l’enthymème. C’est « ce qui a lieu d’être ».
Etre du lieu, lieu d’être, lieu de l’être, ce qui a lieu d’être, la longue migration du lieu est accomplie, entre le topos matériel de l’espace-paysage et celui conceptuel du discours. Mais on sait aussi à quelles dérives politiques une telle logique unilatérale de l’ancrage dans le lieu a pu donner lieu : de l’identité d’espace à l’identité de race il n’y a pas loin et le pas a été franchi. Et pourtant, la topique se figurativisant, étendant son empire à la description et ses fonctions, puis se développant en une pensée phénoménologique du lieu, atteste au moins entre l’abstraction topologique initiale et la pratique signifiante finale, le caractère invasif de la spatialité. Un tel parcours sémiotique du lieu, entre l’être du lieu et ce qui a lieu d’être dans le discours n’est-il qu’une étrange coalescence ? Y a-t-il « là-dessous », une cohérence qui ne demande qu’à s’expliciter ? L’hypothèse d’un continuum sémiotique de la topique à l’esthésie, dans un sens ou dans l’autre, me paraît constituer un titre de problème passionnant. Peut-on tenter de l’articuler ? C’est ce que l’on peut envisager en sollicitant le concept d’instance.
3. Instance
Comment rendre compte de la plurivalence de la spatialité telle que nous la raconte l’histoire culturelle de la topique ? Je propose donc, par hypothèse, de l’aborder à travers l’étude des relations entre espace et instances. Cette hypothèse consiste plus précisément à dégager et à préciser les intersections entre les deux concepts.
Commençons par la signification même du mot instance. L’instance, on l’a vu par ailleurs, permet d’approcher avec une assez grande précision selon moi ce qui se joue dans une approche tensive de l’énonciation. Du latin « instantia », « imminence, proximité, présence », puis « application assidue », « allure pressante (du style) » et « véhémence », le terme a rejoint son acception actuelle d’« instance », en signifiant la « demande pressante ». Mais le participe présent « instans » qui l’a formé, à la fois « présent » et « pressant », vient de « insto, instare », « se tenir sur ou au-dessus », « serrer de près, serrer vivement », « presser l’accomplissement de quelque chose » et finalement « insister ». Bref, au départ, une situation dans l’espace. Le terme est marqué, en termes de modes d’existence, par les traits aspectuels de « proximité » spatiale et « d’imminence » temporelle. Cette « sollicitation pressante » se spécialise dans l’acception juridique avec la valeur de « mise en attente », puis dans l’acception psychanalytique, comme « composante de la personnalité », puis dans l’acception linguistique, comme constituant de l’énonciation, acception utilisée notamment par J.-Cl. Coquet avec ses « instances énonçantes », et qui rejoint le fond sémantique premier du terme, localiste : ce qui se tient là, à la fois absent et pressant ; ce qui réclame ses droits à advenir, ce qui cherche son lieu, ce qui cherche à avoir lieu. Cette instance constitutive de l’identité subjective en sémiotique est un concept spatial. Et c’est à ce titre qu’on pourrait, selon moi, étendre et prolonger la sémiotique des instances.
Dans cette acception précise en effet, le terme me paraît particulièrement éclairant. Il implique à la fois l’espace et l’advenue. Le mode d’existence de l’instance est virtuel et elle cherche à s’actualiser. Position énonciative difficile à faire surgir, voici qu’elle se réalise et se manifeste avec éclat dans les figures, comme la métaphore créatrice, la prosopopée ou autre, faisant alors l’objet, lorsqu’elle fait irruption, d’une assomption particulièrement forte.
- Note de bas de page 8 :
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P. Valéry, Mélange, Notes, Œuvres, I, Gallimard, Pléiade, p. 1730.
Le sujet, concept massif, est une pluralité d’instances. A la différence des propositions de la sémiotique des instances de Jean-Claude Coquet, où elles entrent dans un inventaire actantiel clos, un principe d’identification unique de chaque sujet à un instant donné, les instances me paraissent constituer au contraire un ensemble ouvert, une pluralité coexistente et en tension à l’intérieur de chaque acte d’énonciation, le sujet de langage se présentant comme un composé d’instances. C’est ainsi que ce qui rentre dans la composition du sujet entre dans la composition de l’espace. Valéry écrit : « Ce que je vois, ce que je pense – se disputent ce que je suis. Ils l’ignorent, ils le conduisent ; ils le traitent comme une chose… Suis-je la chose d’une idée, et le jouet de la splendeur d’un jour ? »8
Quand on parle de langage spatial, et qu’on signifie ainsi que l’espace dirige et contrôle un ordre du discours – tout ce qu’on ne peut pas dire autrement qu’en termes d’espace –, alors cela présuppose que l’espace est une instance au sens où nous l’entendons, non une instance de parole, mais une instance d’usage, et même un garant d’usage, l’usage qui légitime par exemple dans le discours abstrait, avec ses perspectives et ses points de vue, un certain ordre de la rationalité, précisément par les espaces qui la dessinent.