Jean-Marie KLINKENBERG, Petites Mythologies belges, édition revue et considérablement augmentée, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2009, pages 175

François Provenzano

Université de Liège, F.R.S.-FNRS

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Mots-clés : anthropologie, culture, langage, mythe, pratique, territoire

Auteurs cités : Roland BARTHES, Mark Johnson, George Lakoff

Texte intégral

Le dernier ouvrage de Jean-Marie klinkenberg ajoute, si besoin en était, une coloration supplémentaire à l’abondante palette bibliographique couverte par cette colonne du Groupe µ, depuis Rhétorique générale (avec le Groupe µ, 1970), jusqu’à La Littérature belge. Précis d’histoire sociale (avec Benoît Denis, 2005), en passant par Des langues romanes (1994) ou La Langue et le Citoyen (2001).

Jean-Marie Klinkenberg ne s’était pas encore illustré dans le genre de l’essai libre, auquel appartiennent ces Petites Mythologies ; il n’empêche que cet ouvrage noue de manière exemplaire différents fils tissés successivement par l’auteur dans ses travaux précédents, dont cet essai constitue l’intersection, à plus d’un titre.

Tout d’abord, il applique le regard sémiotique à un objet belge : deux secteurs d’étude que le chercheur maintenait jusqu’alors dans une sorte d’étanchéité réciproque. Ensuite, il combine l’attention aux dimensions cognitives de la construction culturelle au souci de prendre en compte les composantes institutionnelles de cette construction : ici encore, les deux approches pouvaient sembler mutuellement exclusives à la lecture des autres travaux de Klinkenberg. Enfin, le propos de cet ouvrage s’illustre par son va-et-vient permanent entre, d’une part, une rigueur d’analyse, outillée conceptuellement et patiemment argumentée et, d’autre part, un propos plus politique, voire volontiers polémique, qui utilise l’humour caustique comme force critique de résistance aux effets idéologiques des mythologies de la culture belge.

Ce propos se décline en une vingtaine de vignettes, qui pointent sous la forme d’un énoncé simple – « ovationner le roi », « rouler à vélo », « trouver un compromis », etc. – quelques fragments anthropologiques dont l’articulation rend compte du fait d’être belge. La dernière section de l’ouvrage, intitulée « Pourquoi ce livre ? », propose quant à elle une sorte d’épilogue réflexif et méthodologique qui explicite la genèse du projet, en situe l’originalité dans le débat identitaire en Belgique et souligne la pertinence du regard sémiotique sur ces questions. Enfin, un précieux index énumère toutes les entrées possibles dans le corps du livre, suggérant ainsi des parcours de lecture démultipliés. Par exemple, aucune mythologie n’est consacrée à « Bruxelles » en particulier, mais le motif se rencontre dans pas moins de huit chapitres différents. Cela indique combien les mythologies distinguées ne sont pas des catégories étanches, des objets clos dont il aurait suffi de dresser l’inventaire, mais plutôt les pointes émergentes d’un interdiscours beaucoup plus vaste, qui autorise une combinatoire pratiquement infinie.

Cette combinatoire propose au final une vision kaléidoscopique de cet ensemble qu’est « la culture belge ». On perçoit dès lors toute la singularité de la réponse que l’auteur formule à la sempiternelle question de « l’existence » d’une culture spécifiquement belge : si la culture belge existe, c’est à travers la multitude de représentations qui sont construites et qui circulent à son propos. Aux professions de foi identitaires, Klinkenberg oppose donc une définition non-essentialiste de la culture, conçue comme « un protocole de décodage du réel » (p. 141) ; quant à « l’identité », l’auteur la présente comme « un sens donné collectivement à des pratiques ; c’est la lecture faite d’un réel qui, comme tel, n’en a pas, de sens » (p. 145).

Ces deux définitions nous laissent apparaître les deux niveaux théoriques qui construisent l’objet d’étude de cet ouvrage : un niveau anthropologique, celui du « substrat objectif », des pratiques, des objets, des territoires et des corps ; un niveau sémiotique, celui où se formalisent les valeurs que la collectivité attribue aux portions de substrats. La Côte belge, cette bande de sable longue d’une soixantaine de kilomètres, où se concentrent en été des expériences aussi variées que la pratique du cuistax ou le goût des moules-frites, devient ainsi l’une des représentations matricielles par lesquelles s’éprouve collectivement l’identité belge.

On le voit par cet exemple, l’une des originalités de la sémiotique sauvage pratiquée par Klinkenberg est d’embrasser autant des textes verbaux (dire « chicon » plutôt qu’« endive »), des pratiques (architecturales comme le façadisme, ou culinaires comme la double cuisson de la frite), des objets (le vélo), voire toute une scène pratique (« ovationner le roi ») : bref, tous les niveaux d’expérience du sens sont ici convoqués, dans une analyse qui en démontre la profonde intrication dans la perception de l’unité d’une communauté culturelle.

La question que soulève une telle démarche est celle de la recherche des grands invariants métaculturels. On perçoit, au fil des chapitres du livre, quelques grandes récurrences ; certaines assez évidentes, comme le rapport au langage et le rapport à la France, d’autres plus implicites, comme le rapport au territoire.

Le Belge entretient vis-à-vis de sa langue une relation d’insécurité, qui le porte à privilégier des stratégies d’hypercorrectisme ou d’aventurisme ; par ailleurs, le langage ambigu du compromis raisonnable et de la modestie assumée est une des caractéristiques pointées par le sémioticien dans son repérage des constantes rhétoriques du discours social en Belgique. La France apparaît quant à elle comme le grand voisin intimidant, dont le discours de grandeur permet au Belge de construire son altérité (linguistique, mais aussi éthique, esthétique, historique, sociologique, politique, etc.). Enfin, le rapport au territoire structure puissamment les représentations analysées par Klinkenberg : par sa manière de domestiquer le paysage qui l’entoure (la Côte, les côtes, la distance entre la ville et la banlieue, la frontière entre le « chez soi » et l’en-dehors), le Belge dit quelque chose des valeurs qu’il pose comme essentielles dans son univers de référence.

Ces quelques fils conducteurs (la langue, l’Autre, le territoire) peuvent-ils être considérés comme les grandes clés de lecture qu’une sémiotique de la culture pourrait appliquer à d’autres terrains que la Belgique ? Rien n’est moins sûr ; l’ouvrage a en tout cas le mérite de suggérer ces pistes et de stimuler la réflexion sur ce sujet.

Une dimension, tout de même, paraît consubstantielle à l’analyse mythologique des cultures, quelles qu’elles soient : celle de l’habillage discursif des mythes. C’est par accumulation de couches rhétoriques successives que l’objet ou la pratique deviennent mythes, c’est-à-dire résistent soudain à tout questionnement et s’imposent comme supports naturels d’un processus d’identification collective. Cette couche rhétorique est abondamment décrite par l’auteur, qui détaille l’action des métaphores, oxymores, synecdoques ou simplement slogans, qui orientent notre lecture du réel. Une ambiguïté subsiste, dans la manière dont l’analyste se situe par rapport à cette épaisseur discursive : d’un côté la rhétorique mythologique est présentée comme un processus de médiation plutôt euphorisant, qui nous permet de mieux appréhender le flux complexe de l’expérience ou, comme l’oxymore par exemple, se révèle « un puissant excitant de l’imagination, puisqu’elle permet de découvrir de nouveaux mondes » (p. 78) ; mais d’un autre côté, la même rhétorique mythologique est dénoncée pour ses effets de masquage, de brouillage, de dissimulation, comme lorsqu’elle permet au pouvoir ou à la presse (belges, en l’occurrence) de « dire les choses comme elles ne sont pas ». Cette ambiguïté nous pousse ainsi à nous demander s’il existe un « bon » et un « mauvais » usage de la rhétorique mythologique et si le mythologue n’est pas forcé d’endosser parfois malgré lui les habits du grammairien…

Cette question de la « bonne distance » par rapport aux objets étudiés est sans cesse présente en creux des analyses de Klinkenberg, qui admet volontiers que c’est parce qu’il a pu lui-même éprouver l’évidence des supports identitaires qu’il a rencontrés dans son propre parcours qu’il peut aussi, dans un second temps, faire un pas de recul et mettre le mythe à distance critique. En cela, on peut dire que sa démarche combine la sémiotique barthésienne des Mythologies à la sémiotique de Lakoff et Johnson des Métaphores dans la vie quotidienne : une critique idéologique de l’ordre sémiotique dominant et une analyse des mécanismes cognitifs qui assurent l’efficace de cet ordre, notamment via les processus de naturalisation qu’il met en place.

Cela dit, ce livre ne fait pas que rejouer sur un objet belge les paradigmes mis en place par ces grands devanciers. Nous avons déjà souligné son inscription dans les débats actuels autour d’une sémiotique des pratiques et les pistes qu’il propose quant à la manière d’articuler les différents niveaux d’expérience du sens. En cela, il adopte une position de remarquable conciliation entre l’anthropologie culturelle et la sémiotique de la culture. Un autre mérite de ce travail est de laisser en creux la trace d’un questionnement sur le statut des productions artistiques dans cet épais feuilletage de sens que constitue une culture. Que fait la littérature face au mythe ? Participe-t-elle elle-même des opérations de formalisation qui réalisent le passage d’une donnée d’expérience contingente, à l’image figée dans l’imaginaire collectif ? Ou fait-elle partie du substrat objectif qui sert de matériau au mythe ? Ou encore s’énonce-t-elle comme un discours concurrent à celui du mythologue, un discours critique qui détisse les fictions trop lisibles pour en formuler d’autres, qui déplacent les valeurs et reconfigurent les transformations ?

La Belgique offre à cet égard un cas particulièrement intéressant de syncrétisme de ces trois niveaux d’appréhension du discours artistique : le « surréalisme », mouvement d’avant-garde en littérature et en arts plastiques, est devenu par métonymie l’un des moyens commodes de désigner « l’esprit belge » dans son absurde singularité. Le « fameux dogme du “caractère surréaliste” » se trouve dès lors invoqué, par exemple, pour éviter de rendre compte autrement du dédale institutionnel belge, et pour en naturaliser l’expérience (souvent douloureuse pour les citoyens). Voilà donc que se trouve instrumentalisée dans un discours naturalisant une étiquette esthétique revendiquée au départ par des artistes qui entendaient précisément modifier nos habitudes conceptuelles sur le monde. Ce trajet qui conduit l’objet/le discours/la pratique de la résistance idéologique à l’instrumentalisation mythologique, le livre le parcourt à maintes reprises. Le cas de la littérature – et en l’occurrence du « surréalisme » comme avant-garde littéraire – fournit sans doute un matériau propice à l’investigation mythologique, quel que soit l’ensemble culturel qu’elle prenne pour objet. La sémiotique apparaît comme l’un des meilleurs outils pour ce type d’investigation, non seulement parce qu’elle peut décrire par le menu les opérations de formalisation et les sauts axiologiques qui modifient le statut de l’objet, mais aussi parce qu’elle peut se permettre ce regard décomplexé sur ce qui, comme les mythes et comme la littérature, tout à la fois fascine et paralyse. L’ouvrage de Jean-Marie Klinkenberg nous enseigne, à ce propos, qu’il faut tenter de résister à la paralysie, sans pour autant cesser d’être fasciné.

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