La négativité source de la signification ?

María Luisa SOLÍS ZEPEDA

SeS /BUAP

Luisa Ruiz Moreno

SeS /BUAP

https://doi.org/10.25965/as.2595

Index

Articles des auteurs de l'article parus dans les Actes Sémiotiques : Luisa Ruiz Moreno et María Luisa SOLÍS ZEPEDA.

Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 Ferdinand de Saussure, Écrits de linguistique générale, Gallimard, Paris, 2002.

Je voudrais commencer mon exposé par une citation de Saussure1, que voici :

« Il me semble qu’on peut l’affirmer en le proposant à l’attention : on ne se pénétrera jamais assez de l’essence purement négative, purement différentielle, de chacun des éléments du langage auxquels nous accordons précipitamment une existence : il n’y en a aucun, dans aucun ordre, qui possède cette existence supposée –quoique peut-être, je l’admets, nous soyons appelés à reconnaître que, sans cette fiction, l’esprit se trouverait littéralement incapable de maîtriser une pareille somme de différences, où il n’y [a] nulle part à aucun moment un point de repère positif et ferme. »

Note de bas de page 2 :

Tópicos del Seminario, vol. 18, SeS/BUAP, Puebla, 2007.

Ce fragment des Écrits de Saussure a été le point de départ et la ligne directrice de la recherche collective « Signification et négativité » qui a donné lieu, d’une part, à la publication du volume dix-huit de notre revue Tópicos del Seminario2 et, de l’autre, à un module de notre propre Séminaire en deux mil sept.

Ce travail, convoqué et coordonné par Luisa Ruiz Moreno est de caractère interdisciplinaire et international (puisque les participants sont argentins, français et mexicains). Il a réuni des chercheurs issus du domaine de la philosophie tels que Rodolfo Santander, Zenia Yébenes, de l’esthétique : José Luis Barrios), de la psychanalyse : Guillermina Casasco et, bien évidemment, de la sémiotique : François Rastier, Juan Magariños, Noé Jitrik et moi-même.

Le sens commun nous a habitués à associer la positivité à la signification, et la négativité à son manque. À partir de là, positivité et négativité deviennent des termes non seulement contradictoires et excluants, mais encore des valeurs absolues, de même que les concepts qu’ils manifestent. Ce qui veut dire que chacun de ces termes constituent des univers sémantiques séparés, quand bien même l’axiologie du sens commun les compare, les prend comme point de référence et établit des hiérarchies entre eux et à partir d’eux. Ensuite, l’idéologie qui émane de tels liens postule cette ordonnance comme ce qui est « naturel ».

Comme nous le savons, la sémiotique marche à contre-courant par rapport au sens commun, tout en ne le considérant pas comme exempt d’intérêt ; si la sémiotique s’y oppose et suspend sa marche, c’est bien pour le questionner et observer le comportement de ce que le sens commun impose comme étant sa sagesse, considérée comme naturelle, normale et, qui plus est, logique.

Nous pourrions considérer que la sémiotique, en tant que réflexion générale et en tant que science, est en elle-même une force négative qui fait violence sur l’axiologie dominante du sens commun –et nous pourrions même dire métaphysique-, car elle inverse sa tendance modale. C’est ainsi que ce qui débouche sur l’être et le faire du sujet, ses actions et ses passions, n’est plus la même chose selon une perspective ou l’autre.

Le sens commun tend toujours à affirmer, même quand il nie, et il laisse de côté ce que cette affirmation a de négatif parce qu’il le considère exempt de sens. Cependant, n’oublions pas que certaines communautés d’exclusion érigent le sens commun comme leur principe recteur, tout en croyant s’en éloigner, et finissant ainsi par en créer un autre.

De cette manière, le sens commun fait automatiquement sienne la signification ; tandis que la sémiotique, du fait de sa condition et la base de sa propre existence, ne peut que relativiser le sens commun, et finalement tout sens, car elle observe le discours (verbal et non verbal) où il s’origine et se manifeste pour se transformer en une réalité signifiante.

Et faire du discours, qui n’est autre qu’une émergence de la relativité, une problématique, cela revient nécessairement à réintroduire le négatif. Ce dernier étant compris comme une résultante ou une source génératrice de ce qui est nié ou de ce qui est exclu au moyen d’un acte d’énonciation. En effet, si nous adoptons le point de vue sémiotique, la négativité qui provient de ce qui est négatif ou qui y conduit, devient inhérente aux modalités du processus de signification, du fait qu’il possède ou produit du sens et partage, avec la positivité et dans des conditions égales, sa place dans la structure.

Par là, nous voulons dire que si une quelconque positivité émerge d’un processus de signification, c’est que l’élan initial a eu lieu grâce à une négation génératrice : commination négative sur le fond amorphe du sens, commination négative sur la première différence qui en résulte [A], et commination négative sur l’opposé de cette différence qui a été générée par la première négation [Ā].

Et, à ce moment précis, dans la contradiction obtenue par le parcours des négations successives, la première assertion s’exerce [E].

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Cependant elle ne s’exerce pas encore comme une assertion définitivement positive, mais comme une affirmation implicative et conditionnelle, orientée vers l’apparition d’une catégorie, c’est-à-dire d’une relation entre opposés qui, en tant que corollaire de tout le parcours se présupposent mutuellement. Et, seulement alors, nous serions face à une affirmation positive quoique, bien évidemment, provisoire.

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Cette affirmation positive serait toujours assujettie aux fluctuations du discours. Ces fluctuations, suivant une fois de plus la même dynamique, s’empresseraient aussitôt de la nier pour en instaurer une autre.

Si nous considérons le schéma suivant, “A” fonctionnerait comme étant le terme de référence qui, par l’intermédiaire de différentes négations, donnerait lieu à d’autres termes. La négation « A » déboucherait sur une multiplicité de possibilités, un ensemble ouvert « non A ». La négation de cet ensemble multiple aboutirait à la constitution d’un terme « E » caractérisé par l’absence d’au moins un trait sémantique existant en « A », soit différent mais précis.

Le schéma négatif « non A et E » serait alors la différence absolue, car il devient impossible que ses termes soient présents en même temps que les termes de références, du fait qu’étant des ensembles ouverts, ils se présentent de façon vague et diffuse, tandis que le terme contradictoire de la deixis négative se caractérise par une différence relative.

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Cette sorte de vérité a été démontrée par la théorie sémiotique standard en se constituant en pierre angulaire de son édifice théorico-méthodologique.

Note de bas de page 3 :

 Ferdinand de Saussure, Écrits de linguistique générale, ibidem.

Et s’il en va de la sorte, c’est parce que Greimas lui-même a trouvé la manière de donner une formalité et une représentation visuelle, grâce au carré sémiotique, à la trouvaille linguistique de Saussure, à savoir la négativité étant l’essence du langage. Certes, il s’agit d’un langage déjà conçu sémiotiquement parlant. Et justement, nous en revenons à la citation de Saussure3 qui nous a servi d’entrée en matière au début de cet exposé.

« Il me semble qu’on peut l’affirmer en le proposant à l’attention : on ne se pénétrera jamais assez de l’essence purement négative, purement différentielle, de chacun des éléments du langage auxquels nous accordons précipitamment une existence : il n’y en a aucun, dans aucun ordre, qui possède cette existence supposée –quoique peut-être, je l’admets, nous soyons appelés à reconnaître que, sans cette fiction, l’esprit se trouverait littéralement incapable de maîtriser une pareille somme de différences, où il n’y [a] nulle part à aucun moment un point de repère positif et ferme. »

Paradoxalement, ces affirmations, qui ne cessent de nous surprendre, nous conduisent à une positivité de la négativité, un calembour qui, selon les termes de la citation en question, affirme la négativité par sa seule existence et convertit de ce fait en fiction tout ce que cette négativité n’est pas.

Ce qui, par conséquent, nous renvoie au champ des valeurs absolues qui empêchent une vision sémiotique du monde tout en peuplant le sens commun ; valeurs dont la sémiotique s’efforce de se détacher puisqu’elles sont chères à l’essentialisme dont Greimas et Saussure lui-même tenaient tant à s’éloigner.

Comment relativiser la négativité tout en la postulant ? La réponse réside peut-être dans la relecture de ces paragraphes et dans la perspective d’une herméneutique contemporaine de la théorie-même de la signification qui a fini par assumer ses bases phénoménologiques d’origine.

Nous sommes donc en présence d’une nouvelle lecture faite à partir de la dynamique tensive du discours, soit la praxis sémiotique, la sémantique interprétative et les sciences de la culture. Nous reviendrons plus avant sur ces points.

Note de bas de page 4 :

 Cf. François Rastier, « Le silence de Saussure ou l’ontologie refusée », dans Bouquet, S. (éd), Saussure, L’Herne, Paris, 2002, pp. 23-51, et Tópicos del Seminario, vol. 18, « Signo y negatividad : una revolución saussuriana », SeS/BUAP, Puebla, 2007, pp. 13-55.

Ce retour aux sources, réalisé depuis la maturité théorique, est précisément ce que Rastier4 propose (et fait) dans l’article qu’il a écrit pour ce volume de Tópicos del Seminario ; article qui justement ouvre l’ensemble des réflexions qui y sont présentées quant à la fonction de la négativité dans la signification.

Pour François Rastier, le fondement scientifique de Saussure sur la négativité en tant que principe de l’unité linguistique, a constitué, bien au-delà de l’inauguration d’une nouvelle ère pour les études sur le langage, une véritable révolution copernicienne de la pensée occidentale ; dérangement épistémologique que nous n’arrivons pas encore totalement à prendre en charge, peut-être parce qu’au fond, cela impliquerait le passage d’une ontologie à une autre, ou à une déontologie. C’est ce qu’affirme Rastier tout en admettant l’incohérence, imputable à Saussure, d’avoir créée une nouvelle métaphysique (tout en se sauvant d’une autre) autour du langage, métaphysique qui surgit au moyen d’une curieuse personnification de la langue et de l’expression d’un sentiment tragique que l’on observe dans sa recherche. De ce tournant radical, deux conséquences se dégagent :

a) La première conséquence est que Saussure postule l’unité du langage par la forme. Unité en tant que propriété, en vertu de laquelle une totalité ne peut se décomposer sans que sa condition ne soit détruite ; unité, en tant que qualité ou paramètre qui explique cette totalité. C’est alors que surgit la forme de la négativité, qui, pour lui, réunit le chaos de l’intelligible et le chaos du sensible. Le lien est établi par ce qui n’est pas une substance sensible et qui n’est pas non plus une substance intelligible.
C’est ainsi que la forme est une relation pure et indissoluble, tout en étant contingente, ce qui implique qu’elle fournisse de la signification. Cette forme, qui n’est ni un chaos ni l’autre mais un mélange à l’infini de l’un et de l’autre avançant toujours en profondeur et en extension, établit un ordre, un sens que nous devons appeler signe, puisque ce qui est situé au centre de la problématique du langage, c’est le sens et la signification. Mais une fois cette question posée, tout tourne autour de celle-ci et les différences, entre autres, entre la langue et la parole sont établies, mais aussi les ressemblances, comme par exemple, entre les langues naturelles et les autres langages qui font de notre monde un monde humain.
Ce qui revient à dire que la langue et les langages, constitués négativement, fournissent de l’ordre ou du sens à tout ce qui hors de ces formes, n’en possèderait pas, du fait que ces formes sont les sources du langage.

b) La deuxième conséquence découle de la première, soit que le langage (en tant que système ou en tant que processus), verbal ou non verbal, n’est pas un véhicule pour transmettre un contenu préexistant. Par conséquent, il n’y a pas d’autre signification que celle qui surgit de la forme qui fait le langage. De moyen d’expression, le langage s’est converti en actant producteur et transformateur du sens ; ce qui est dit et redit dans les théories avec plus de facilité que ce que nous arrivons à en comprendre quant à la totalité de sa portée.

Ces deux points ont été traités, d’une manière ou d’une autre, dans tous les autres travaux présentés à la fois dans la revue Tópicos del Seminario et au cours des sessions du Séminaire de Puebla sur ce thème.

Et maintenant, si nous en revenons aux implications phénoménologiques et tensives de la négativité que nous avions laissées de côté plus haut, il conviendra, avant de continuer plus avant, de préciser que le terme négativité en tant que tel n’apparaît pas dans Sémiotique des passions, ouvrage de référence dans lequel est envisagé la dimension phénoménologique de la signification.

Note de bas de page 5 :

 A. J. Greimas et Jacques Fontanille, Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d’âme, Seuil, Paris, 1991, pp. 64-65.

Cependant le concept de négation s’y trouve bien, terme qui se réfère à une opération fondamentale pour la constitution du sujet en soi, c’est-à-dire en tant que sujet opérateur et fondateur du monde cognoscible5. La négation est un exercice de disjonction qui, hormis le fait d’avoir lieu au niveau sémio-narratif de superficie, comme le signale d’ailleurs la sémiotique standard, est une action primaire et existentielle du sujet car il s’agit d’une disjonction de la continuité et cette exécution conduit le sujet à la première scission du sens. En conséquence, il s’agirait d’une négation inaugurale, une commination négative sur le sens au profit de la signification. Cette négation serait la grande condition de possibilité de la mise en marche du sens, c’est une opération primaire qui a lieu au niveau du substrat phénoménologique.

Note de bas de page 6 :

 A. J. Greimas et Jacques Fontanille, Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d’âme, idem.

Pour les auteurs de Sémiotique des passions, la négation se produit à deux moments : tout d’abord au moment du discernement, qui est une interruption des fluctuations continues, discernement qui rend possible la délimitation et la discrétisation, et ensuite, au moment de la contradiction, la négation au sens catégoriel6. La négation est alors une opération primaire qui commine et suspend la continuité ; nous sommes par conséquent en présence d’une scission sur le sens amorphe. Grâce à quoi nous pouvons réaliser une première distinction entre la continuité et la discontinuité, entre ce qui est amorphe et la forme, même s’il s’agit encore d’une distinction « primitive ». Après quoi, une nouvelle négation intervient, précisément celle que nous avons expliquée plus haut et qui donne origine aux différents termes de la structure élémentaire de la signification.

Note de bas de page 7 :

 Jacques Fontanille et Claude Zilberberg, Tension et signification, Pierre Mardaga, Liège, 1998.

Ultérieurement, dans la sémiotique tensive, proposée et développée par Jacques Fontanille et Claude Zilberberg7, les notions de négation et de négativité sont brièvement mentionnées, soit comme point de départ, soit implicites dans certaines entrées de Tension et signification (par exemple en « Valeur », « Catégorie – Carré sémiotique »).

Au sein de la proposition générale de cette sémiotique –consistant aux différentes relations tensives entre l’intensité et l’extension, avec ses corrélations sensible et intelligible- nous pouvons voir, tel que nous le comprenons, qu’au niveau des relations inverses (à plus grande extension moindre intensité, et vice-versa), il y a une négation constante qui permet de délimiter un espace dans la zone de tension, laissant l’autre espace en « négatif », bien que présent dans la mémoire du processus. De cette manière, par exemple, si c’est l’extension qui avance, l’intensité est niée et devient négative. En effet, le processus est dominé par l’extension. Inversement, si l’intensité domine, l’extensité, quant à elle, est niée. Ce qui serait un exemple de positivité et de négativité relative, dans lequel la positivité est positive grâce à sa dominance sur l’espace tensif. Dans ce cas, les relations peuvent être réversibles.

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Il y aurait, selon nous, une autre possibilité, à savoir que le négatif, sur la structure tensive, empruntée à Zilberberg, se trouve à l’orée de ses limites ou à la croisée de la frontière, cette zone se trouvant « au-delà » serait une négativité radicale et absolue, bien que non irréversible ; il s’agirait du non sens, c’est-à-dire de la matière, qui, comme nous le savons bien, échappe à l’analyse sémiotique mais point à ses considérations théoriques, puisqu’en définitive il s’agit du support de la signification.

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Note de bas de page 8 :

 Par nullité, nous nous référons à une position de la tonicité dans l’espace tensif, caractérisée par l’extension minimum pour une intensité minimum.

Ce qui revient à dire que, si nous prenons l’espace tensif comme étant celui qui se trouve sur le schéma formé par les deux axes (vertical et horizontal) qui représentent l’intensité et l’extensité, la négativité absolue se situerait au-delà de n’importe lequel de ces sommets. La nullité8, par exemple, aussi bien du sensible que de l’intelligible, permettrait au schéma de « se plier ». L’excès de sensible ou d’intelligible, ou des deux, ferait « exploser » le schéma tensif.

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Note de bas de page 9 :

 M. Arrivé et J-Claude Coquet (comps.), Sémiotique en jeu. À partir de l’œuvre d’A. J. Greimas. « Algirdas J. Greimas mis à la question », Paris, Hadès-Benjamins, 1987, pp. 113.

Une zone amorphe, « d’ombres » de différences à peine ébauchées, par là-même autre que la signification, se trouverait hors de l’espace de cette dernière. Greimas a considéré cette « ombre » comme un sens négatif 9.

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Voici ce qui correspond à notre parcours à travers la théorie pour aller à la recherche de la notion de négativité. Nous pouvons constater qu’aussi bien le concept de négation que celui de négativité sont tous deux des notions difficiles à saisir et à définir avec précision à partir des sciences du langage en général.

Par contre, comme nous pouvons le voir, ces notions, que nous sommes en train de mettre en place, suggèrent plusieurs voies depuis la sémiotique. Et c’est grâce à la recherche que nous avons réalisée, aussi bien sur la négation que sur la négativité que nous pouvons adopter une posture à ce sujet.

La différence surgit au moins par la mise en relation de deux termes et c’est justement grâce à cette relation que chacun d’eux acquiert de la valeur. Au niveau de la relation d’opposition qui émerge entre les valeurs, l’une d’elles a un contenu délimité, elle s’affirme et domine l’autre, elle s’intègre aux autres valeurs en présence en établissant un système et en générant de ce fait une positivité, c’est-à-dire une existence pleine.

Le terme positif est celui qui se réalise, en effet sa présence dans la relation s’intensifie, tandis que le terme négatif est déplacé vers le « fond » ou « l’horizon », potentialisé, et en « attente » d’une nouvelle mise en relation, absente mais tout en étant d’une certaine manière présente par l’intermédiaire de la relation qui a eu lieu, et, par conséquent, présente dans le processus.

Le terme positif serait, selon les propres mots de Jacques Fontanille, une présentification de la présence, une plénitude ; le terme négatif, quant à lui, serait une présentification de l’absence.

Note de bas de page 10 :

 Jacques Fontanille. “La base perceptiva de la semiótica », Morphé 9/10, années 5 et 6, pp. 9-35.

En effet, bien que le terme soit absent, il s’y trouve sous la forme d’une résonance10. Nous pouvons dire, en utilisant le métalangage propre à la sémiotique tensive, que le terme positif s’instaure de cette manière par la tonicité qu’il acquiert. Et le terme négatif, quant à lui, resterait atone. La présence ou l’absence, la partie tonique ou atone des éléments en relation d’opposition nous permet de commencer à voir la dimension tensive entre le positif et le négatif, de même que sa densité et ses différentes modulations.

La positivité, présente, pleine et dominante, ouvre la voie à la signification, tandis que la négativité, de par son caractère absent et « vide », donne lieu à « l’insignifiance ».

Nous tiendrons compte des lexèmes négation, négatif et négativité de la manière suivante : la négation fait référence à une opération par laquelle est nié soit un terme soit un actant, et grâce à laquelle la différence entre deux unités sémantiques ou la disjonction entre le sujet et l’objet de valeur est établie. L’adjectif négatif désignera le résultat de la négation et sera accompagné d’un substantif qu’il qualifiera, comme par exemple dans le syntagme terme négatif. La négativité fera référence à une qualité, une propriété plus ou moins stable et continue de négations et de différences.

À partir de ces termes, nous sommes en condition de réaliser une construction pouvant expliquer le phénomène de négation, la focalisation sur les termes négatifs et la négativité, ce qui revient à dire qu’il nous est possible de construire un modèle que nous appellerons un modèle négatif et que nous pouvons schématiser comme suit.

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Le modèle négatif serait alors formé par la différence et l’inter-relation. Ce modèle génère comme points terminaux de la différence deux valeurs, l’une positive et l’autre négative.

Ces valeurs ne seraient pas en elles-mêmes ni positives ni négatives, et ne répondraient pas nécessairement à une connotation thymique ou aux déterminations axiologiques.

Il s’agirait de valeurs positives ou négatives en fonction d’une opération sémiotique de syntaxe qui les constitue en tant que telles, bien que, ultérieurement et dans un second temps, elles puissent coïncider avec différentes axiologies.

Pour qu’un terme acquiert à la fois plénitude et identité, il est indispensable qu’une relation différentielle (et de similitude) avec d’autres termes s’établisse, et pour que la différence se produise, une opération de négation doit avoir lieu. Par conséquent, nous pouvons dire que négation et négativité établissent une relation de présupposition simple : toute négation est un présupposé de la négativité, c’est-à-dire que toute négativité a été engendrée par une opération de négation.

Si on privilégie la négation et si la valorisation retombe sur le terme négatif, comme c’est souvent le cas, le discours sera traversé par une négativité qui instaurera la narration et produira un certain effet de sens.

Cette négativité se déplacera dans le discours tout en restant constante, et pourra être appelée, de manière hypothétique, la charge sémantique négative, étant donné qu’elle représente la quantité de sémanticité qui se maintient dans le discours et qui, dans ce cas, serait caractérisée par l’éminence et l’importance de la différence des opérations de négation et des termes négatifs.

Pour conclure, selon notre perspective, la négativité n’est pas définie par l’absence totale et irréversible de signification, sans oublier que s’il en était ainsi, la négativité n’aurait pas à être un objet digne de la sémiotique. La négativité est réversible et relative aux discours et aux usagers.

La négativité existe quand la différence existe, de même que des termes négatifs qui restent « au fond » du processus, en tant que « résidus », mais potentialisés, dans l’attente d’être convoqués.

Nous avons observé des cas singuliers dans lesquels la différence joue un rôle protagonique, les termes négatifs font acte de présence, et ce qui se trouvait au fond, sous une forme trouble et indéterminée, en arrive à dominer le discours en se transformant en une charge négative. Par conséquent, le négatif est une forme d’existence dans le processus sémiotique, conformant également un système, bien que généralement en absence.

Certaines formes de vie ne se constituent pas sur un fond amorphe de sens, mais grâce à une série de significations établies auxquelles le sujet fait violence en créant, à partir de ces dernières, des termes négatifs qui lui permettent de construire son propre système sémiotique, positif cette fois.

Nous pouvons affirmer que le sujet auquel nous faisons référence réalise un travail intense, concentré et évident sur la négativité : il « expulse » la négativité du « fond » pour la rendre présente.

Il est de cette façon possible de soutenir que, d’une manière générale, le discours donne une forme sémiotique à ce qui se trouve au fond, au non sens. Par conséquent, sens et non sens ne seraient pas des positions absolues, mais des positions relatives aux différentes cultures, et plus encore, relatives aux différentes formes de vie.

La négativité aurait différents degrés d’existence dans différents discours, et pour certains d’entre eux, la négativité pourrait même arriver à jouer un rôle protagonique comme en ce qui concerne les responsables de faire « dire l’indicible » ou de « rendre visible l’invisible ».

Note de bas de page 11 :

 Cf. Jacques Fontanille, “L’absurde comme forme de vie”, RSSI Vol 13, Nos. 1 et 2, Université de Québec à Montréal, 1993, pp. 95-116.

On peut citer par exemple, certains types de discours littéraire –le discours fantastique, absurde-11, différentes formes du « beau geste », des formes inédites telles que celles de « l’éloge de l’ombre », etc.

Le passage de ce qui est à ce qui ne peut être, de ce qui est compréhensible à ce qui ne l’est pas, est un mouvement qui ne défait pas la fonction sémiotique, il la déstabilise tout simplement ; il n’annule pas le sens, mais le met dans une situation critique.

Si nous sommes partis de l’affirmation qui veut que la négativité soit une condition de possibilité de la signification, nous devons dire que la négativité n’est dominante dans le discours que du fait de sa propre nature, elle donne lieu à un effet de sens singulier, celui de l’absurde, de l’étrange et de l’inadmissible.

C’est précisément sur ce versant que les travaux de notre numéro de Tópicos del Seminario, conçus depuis le champ de la philosophie et instaurant une relation complémentaire avec les sciences du langage, font référence, par exemple, à l’interprétation bergsonienne des idées négatives du vide, de la négation et du rien. Cette approche souligne l’implication qui voudrait que la destruction de l’idée du rien soit donnée par l’explication génétique selon Bergson. Et ce, pour en arriver à la conclusion suivante : l’idée du vide et du rien n’est pas absolue mais partielle.

Pour rester sur ce versant philosophique qui abonde dans le sens de la négativité en tant que condition de la signification, une autre approche se centre sur le problème du langage et de la négativité extrême qui est la mort.

À travers les réflexions de Maurice Blanchot, nous nous rapprochons des conditions de possibilité de la littérature, liées au langage et à la vérité ; et également à ce que Blanchot appelle la demande de la littérature, qui a trait à la mort du fait que la condition littéraire est celle de la dissolution du sujet qui écrit dans une négation passive et radicale : un « se défaire » dans l’anonymat vertigineux du langage.

Si nous nous plaçons au niveau d’une optique esthétique, les relations entre image, mort et impossibilité de représentation peuvent être abordées. Cette approche est faite à partir de la problématisation tant du support technologique (la photographie) que de la « représentation » du déchet et de la ruine en tant que négations de la mort.

À partir de l’analyse de diverses photographies de mort produites à différents moments de conflits armés au cours du vingtième siècle, l’analyse développe un argument sur la condition aporétique de ce type d’images.

On tente de montrer de quelle manière le mode de production, reproduction et distribution de ces images rend impossible la mort. Et on essaie de montrer comment cette impossibilité est intimement liée à la technologie même en tant que moyen de représentation.

Depuis une socio-sémiotique, s’appuyant sur les études cognitives, qui pose une problématique ontologique du sujet au moyen de trois éléments, à savoir : la pensée, la sémiose et le monde, la négativité se définit par la relation entre les bords qui se déplacent du champ sémiotique des opérations cognitives vers le champ sémiotique phénoménologique.

Parler d’une sémiotique des bords suppose l’acceptation de l’existence d’une différence, dans l’efficacité cognitive, entre un champ sémiotique et ses bords. Par champ sémiotique, nous entendons un ensemble de phénomènes situés en contexte dont l’existence ontologique et la perceptibilité proviennent d’un ensemble d’énoncés et de significations en vigueur dans une société donnée.

Les bords d’un champ sémiotique sont ceux marqués par les opérations grâce auxquelles d’autres énoncés et d’autres significations possibles se construiraient, ce qui déplacerait le champ sémiotique, et sur ce déplacement, un autre bord se dessinerait à partir des énoncés et des significations qui cesseraient d’être possibles.

Introduisant l’aspect de la psychanalyse à cette discussion, tel un courant de pensée qui n’a cessé de constituer une théorie de la négativité implicite au sein de la théorie du désir, la négativité intervient dans le processus de signification à partir de l’articulation de deux idées centrales de la sémiotique et de la psychanalyse.

D’une part, l’étude du sens ne peut que se réaliser en fonction de son articulation signifiante. Et d’autre part, le rêve est une réalisation déguisée du désir sur le sens duquel on ne peut rien savoir avant sa mise en récit. Sens et désir existent comme des effets produits par le texte. Leur analyse dans les étapes du processus sémiotique renvoie à la prohibition qui donne naissance à la culture et qui détermine l’« être du désir » du sujet. Liée à la prohibition, la négativité soutient la structure logique d’opposition qui dirige le passage du désir et du sens grâce à la chaîne signifiante.

Si le désir surgit comme un effet du discours, on doit tenir compte du sens dans l’analyse des textes. De tels textes, intégrant la culture, renvoient toujours à la prohibition d’origine, principe négatif qui constitue la source générative du sujet en tant qu’entité fondée sur le manque.

La contribution des études littéraires au thème qui nous occupe, s’est faite à partir d’une analyse du « Sonnet » de Mallarmé, du « Sonnet » de Góngora et du « Prologue à l’éternité » de Macedonio Fernández. Ces analyses s’articulent autour du mot « rien », cependant sa valeur sémantique diffère car les philosophies sur lesquelles repose son emploi diffèrent : néo-hégélianisme, sénéquisme, idéalisme subjectif. Si l’on considère de manière sémiotique, « rien », ce mot se trouve en relation avec « négation » et de là immédiatement avec « négativité ».

Mais dans l’énonciation, ces termes s’affirment de telle façon qu’ils sont compris dans l’énoncé. On en conclut donc que « rien » est « quelque chose », étant donné que de « rien » découle la négation et la négativité. Un système d’engendrements successifs est ainsi constitué, engendrements qui sont par conséquent des signifiants : l’absence en tant que présence productrice.

Les analyses, proposées dans ce volume de Tópicos del Seminario et reprises dans notre Séminaire de Puebla, se sont penchées sur une négativité porteuse de sens. Après une lecture générale et particularisée, nous nous sommes rendu compte de la possibilité d’associer ces réponses qui, en effet, peuvent être reliées entre elles, en couples, ou bien encore en petits groupes que nous avons essayé d’agencer dans cet exposé selon les lignes épistémologiques et disciplinaires de leurs auteurs.

Cette réflexion propose un parcours qui, mis à part le départ linguistique avec la participation de Rastier, est principalement un va et vient de la sémiotique à la philosophie, en passant par la psychanalyse et autres disciplines qui constituent ici des zones de passage entre l’une et l’autre.

On pourra constater au fur et à mesure que nous avançons depuis la linguistique vers les autres disciplines, que la négativité devient une figure qui se charge de contenu, et nous pourrions en quelque sorte dire qu’elle se charge de positivité. Et comme il correspond à ce parcours, la négativité s’intègre petit à petit à un champ sémantique duquel elle peut difficilement être séparée.

Avant d’établir une relation avec sa propriété contraire, c’est-à-dire la positivité, ou avec l’acte de négation, ou de prohibition, ou encore de dénégation, ce qui apparaît en premier, lié à la négativité, c’est la nullité, et son mode d’objectiviser sur le rien. Et c’est à partir de là que la négativité est associée au vide, à l’absence, à l’impossibilité et au désespoir ; et ensuite, à la mort.

Les fruits de cette double recherche, d’une part les articles qui conforment le volume dix-huit de notre revue Tópicos del Seminario, et de l’autre les réflexions qui ont surgi lors des quatre sessions de notre Séminaire consacrées à ce thème de la négativité, sont les suivants.

En premier lieu, la négativité se constitue comme un univers sémiotique complexe, vaste et relatif à la positivité-même, aux discours, aux praxis énonciatives et aux cultures qui finalement définissent ce qui est positif et ce qui est négatif. Et, en second lieu, dans cette relativité, seules restent dans le processus de signification les opérations qui affirment ou qui nient.

C’est pourquoi nous devons relativiser la position de Saussure et lire sa pensée d’une autre façon, d’où notre question du point de départ, à savoir : la négativité est-elle source de la signification ? Et nous répondrons « oui », si nous pouvons la relativiser en l’opposant à la positivité. Cette relativité entre positivité et négativité est la condition de possibilité du langage et de la signification.

Traduction par Dominique Bertolotti Thiodat

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