Présentation du dossier

Anne Beyaert-Geslin

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Texte intégral
Note de bas de page 2 :

 Jacques Fontanille, « Les formes de vie.  Présentation », RSSI, XIII, 1993, 1-2 p. 5.

En 1993, Fontanille définit les formes de vie comme « des configurations où une « philosophie de la vie » s’exprimerait par une déformation cohérente de l’ensemble des structures définissant un projet de vie »2. En 2008, elles reviennent dans le plan d’immanence qui surplombe la hiérarchie de sa sémiotique des pratiques. Initialement motivé par cette nouvelle mobilisation du concept et le souci de contribuer à sa théorisation, ce dossier des Nouveaux actes sémiotiques en révèle divers aspects insoupçonnés. Tout d’abord, il montre comment, de sa première mention par Greimas en 1991 aux exemplifications d’aujourd’hui, la forme de vie accompagne la construction de la sémiotique et concentre l’interrogation sur le « sens de la vie » en témoignant d’un attachement à « l’existentiel », de cet indéfectible lien entre le sens et la vie que souligne, d’entrée de jeu, Landowski. Avec la forme de vie, « les actions quotidiennes sont orientées vers la constitution d’un sens de la vie », explique de même Ruiz Moreno tandis que, pour Colas-Blaise, c’est la dialectique du collectif et du singulier qui « se charge du sens de la vie ».

Note de bas de page 3 :

 Fontanille cité par Landowski.

En suivant l’étude de la forme de vie de la solitude, celle de la trêve, de l’erreur, du libertinage de corps ou de la vulnérabilité (version « vulnérabilité inquiète » ou « fragilité charmeuse »), on découvre aussi le passage d’un héritage, fût-ce d’un « legs » « à bien des égards énigmatique »3de la génération de Greimas à la suivante qui elle-même transmet, au travers du syntagme, la question du sens de la vie à celle qui la suit.

Note de bas de page 4 :

 Voir l’annexe à l’article de Landowski.

Autour du cadre de lecture liminaire posé par le dossier de la revue RSSI de 1993, une généalogie se dessine. Une prémisse est d’abord ajoutée, la mention initiale du concept par Greimas dans le texte d’introduction à son Séminaire de sémantique générale de 1991-92 intitulé « Esthétique de l’éthique : morale et sensibilité »4. Puis l’exploration sémiotique se poursuit et Floch circonscrit une problématique assortie d’une méthode de travail. La référence à Wittgenstein faite par Greimas se trouve également argumentée par les cinq occurrences relevées par Colas-Blaise dans les Recherches philosophiques.

Pourtant si le « legs » est commun, un grand clivage marque notre dossier, celui qui oppose le syntagme de forme de vie à son concurrent le style de vie. La forme de vie accompagne la sémiotique tensive, observe Landowski, et le style de vie, la socio-sémiotique. Tous deux constituent « deux types de grandeurs foncièrement différentes, du simple fait qu’elles se dessinent et prennent place à l’intérieur (pour les « formes ») ou à la marge (pour les « styles ») d’espaces théoriques eux-mêmes tout à fait différents quant à leurs principes de construction ». La distinction est marquée également par Colas-Blaise qui, loin de renvoyer les deux syntagmes à leurs espaces théoriques respectifs, emprunte au double cadre de lecture posé par Fontanille une définition comparative. Les styles de vie sont des déterminations sociales dont le nombre et l’organisation sont finis et imposés par la société alors que les formes de vie, quoique socialement et culturellement déterminées,« doivent pouvoir à tout moment être inventées et/ou récusées par la praxis », rappelle-t-elle. Basso réduit quant à lui la différence lorsqu’il soutient que même le style a une vie : « il change parce que sa régularité de manifestation est infléchie par la forme de vie ».

La forme de vie est infiniment labile. Elle se manifeste par le contraste, le dialogue et la compétition explique Fontanille qui fait l’hypothèse que « le style est à rechercher dans la manière dont il se transforme ». Cette plasticité la vouant dès l’abord à la sémiotique tensive, les études menées ici mobilisent largement cette syntaxe, l’exemplification des formes de vie aboutissant à une exemplification des différentes facettes de la théorie. En certains cas, la syntaxe tensive intervient ponctuellement pour rendre compte de la stabilisation de tensions, mais pour d’autres auteurs tel Zilberberg, elle s’impose comme le thème même de l’étude, le disputant à la forme de vie du libertinage analysée. La fameuse tirade du Don Juan de Molière est examinée selon un double paradigme, celui de l’événement et celui de l’exercice, et en retour, la théorie profite de ce corpus pour, acculée dans ses retranchements, dévoiler toute sa « délicatesse » et passer au crible d’augmentations et de diminutions. Pour décrire l’erreur chez La Fontaine et Mir-Asadollah, Shairi mobilise les mêmes ressources et montre que « l’erreur participe à la construction de la forme de vie par un engagement tensif ». Il entrevoit une bifurcation par laquelle d’une part, l’absurdité renvoie à la définition intensive de l’erreur et prend son sens dans l’événement, et d’autre part, la sagesse réfère à l’interprétation extensive de l’erreur, prend son sens dans l’exercice et procède d’une activité consciente du sujet.

Ainsi découvre-t-on comment l’exploration de la notion de forme de vie accompagne la construction de l’édifice conceptuel de la sémiotique et y puise en contrepartie les arguments qui affinent sa description. Au-delà, par la mobilisation et le dialogue des fondamentaux (l’évènement cher à Zilberberg croise l’accident de Landowski, par exemple ; l’exercice de Zilberberg rencontre l’exercice de Sloterdijk), elle s’affirme, non seulement comme un axe de réflexion majeur dans l’histoire de la sémiotique, mais aussi comme la pierre angulaire des différents édifices théoriques convoqués. Non seulement de la sémiotique des pratiques dont elle chapeaute les niveaux de pertinence superposés, mais aussi la sémiotique tensive et la socio-sémiotique.

En repensant la forme de la vie à l’aune de propositions récentes, les auteurs réunis pour le dossier s’accordent à marquer la place du corps, fût-ce en évoquant une « présence corporelle » ou une « corporalité » (Ruiz Moreno) ou les instances du corps-chair et du corps-propre dont le dialogue assure « la renaissance du sujet sémiotique » pour Shairi.

Dans ce concert, Basso adopte une position originale. Il observe la place singulière de la forme de vie dans la hiérarchie des pratiques de Fontanille. C’est en même temps le niveau d’élaboration du sens le plus individualisant et le plus indéterminé sur le plan de l’objectivation sémiotique ; en même temps le plus intime et incarné, et le plus impliqué dans la sémiosphère, assure-t-il. D’entrée de jeu, il associe la forme de vie au concept d’acteur conçu comme une constellation thématique des traits figuratifs qui rendent compatibles des rôles actantiels divers et constituent « une réserve de possibilités identitaires pas encore actualisées par la trajectoire existentielle en acte ». Ainsi la forme de vie court-elle parallèlement à la « tension identitaire » d’un acteur social.

C’est dans l’article de Fontanille que le corps s’impose avec la plus grande évidence. Dans cette unique exploration hors du domaine littéraire, celui-ci postule, à propos d’un corpus de quatre défilés du couturier Julien Fournié, une interaction entre le corps propre et le corps simulé, le Moi et le Soi. La prise de contrôle de l’un par l’autre produit des effets passionnels et installe des dominantes modales et axiologiques instauratrices de formes de vie. Sa démonstration permet de préciser un certain nombre de propriétés des formes de vie et, avant tout, d’affiner le principe de cohérence posé aux prémices de l’exploration sémiotique lorsque s’impose une « déformation cohérente » (Fontanille 1993) ou une « cohérence dynamique » (Landowski citant Floch). Sous cette clause de cohérence, Fontanille entrevoit deux déterminations complémentaires, une congruence interne et une cohésion de l’ensemble.

Dans la mesure où les quatre défilés étudiés constituent un cycle de transformations, chacune des formes de vie manifestées cultive la congruence interne des principaux choix sémiotiques (modaux, passionnels, figuratifs, notamment.) et ne prend effet que par la cohésion du cycle de transformations tout entier à l’intérieur duquel elle témoigne d’un système autonome associant ressemblances (filiations) et différences. D’autres éléments de définition apparaissent, notamment lorsque Landowski commente chacun des éléments définitionnels proposés par Fontanille en 1993. Colas-Blaise esquisse un modèle d’analyse de la forme de vie où le style expérientiel, un style praxique et un style pratique constituent les trois paliers d’un processus de culturalisation et de socialisation. Basso, peaufinant sa description de la construction identitaire dans diverses formes de vie, porte l’attention sur l’environnement et les possibilités d’extension de la forme.

Dans cet ensemble, l’article de Bordron adopte un angle particulier et s’efforce de décrire, plutôt que la forme de vie, la vie qui prend forme. Très en amont de la manifestation sémiotique, la notion de diathèse ambitionne de saisir une sensibilité générale avant même qu’elle ne se spécifie en des esthétiques particulières, des doctrines morales ou des épistémologies. L’enjeu est ici de comprendre la base, à la fois sensible et passionnelle, sur laquelle reposent les choix vitaux.

Note de bas de page 5 :

 Voir l’intitulé du séminaire de l’EHESS 1991-92 l’esthétique de l’éthique ».

Si au fil des études, la description de la forme de vie va s’affinant, elle dessine surtout une « silhouette » (Landowski), un « profil identitaire » (Basso) propre à un individu, un groupe ou une culture. Des récurrences, en s’accumulant, aboutissent à la construction d’une forme qui n’est pas dénuée d’« un certain effet esthétique » estime Ruiz Morenoenfaisant écho aux valeurs annoncées par l’intitulé du séminaire de Greimas5. Pourtant si la forme de vie se manifeste nécessairement par la récurrence, la régularité, une exception force l’attention, celle du beau geste qui, précisément, transgresse la règle établie, « défait une fixité, esthétise et rend sensible un renouvellement des valeurs » (Colas-Blaise) par la brutalité de sa force singulative.

Avant de passer la parole aux auteurs du dossier, il resterait à souligner son caractère exemplaire pour la revue Nouveaux actes sémiotiques. Elle aussi est une revue ancienne qui bénéficie d’un « legs » intimidant. Faisant écho à la diversité des points de vue noués autour de la notion de forme de vie, elle entend de même faire dialoguer les générations de sémioticiens et les théories autour de cet héritage. A ce souci de diversité générationnelle et théorique, les responsables du dossier ont souhaité associer une diversité culturelle en conviant des sémioticiens de Puebla et de Téhéran, de Milan et du Luxembourg à ceux de Limoges et de Paris. Leur postulat est que la diversité culturelle, outre le gage d’enrichissement théorique qu’elle représente toujours, offre ici une possibilité particulière d’interroger la forme de vie en tant que manifestation privilégiée du processus de culturalisation.

Malgré l’intelligence et l’érudition développée dans ces textes -notamment lorsqu’ils ressourcent la sémiotique à l’aune d’une vaste culture philosophique ou sociologique- cet ensemble de textes ne parviendra sans doute pas à épuiser le débat. Mais Basso nous a déjà mis en garde : la cohérence interne de la forme de vie n’est qu’une tension idéale et non une méta-règle, prévient-il. Si on peut lui reconnaître le statut de méta-sémiotique, c’est donc seulement à titre théorique. La forme de vie conservera donc nécessairement le caractère « inexplicite » qui caractérise le « sens de la vie ».

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