Julien Fournié : les saisons de la mode
Formes de vie et passions du corps
Jacques Fontanille
Professeur à l’Université de Limoges
Centre de Recherches Sémiotiques (CeReS)
Membre honoraire de l’Institut Universitaire de France
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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
Mots-clés : défilé de mode, formes de vie, haute couture, passions, pratiques, régimes temporels
Auteurs cités : Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS
Le corpus, le corps et l’objet
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Julien Fournié est un designer de mode français, directeur de la maison de couture parisienne qu'il a créée en 2009 et qui porte son nom, après un passage comme directeur artistique chez Torrente Haute Couture. Il connaît sa première expérience des maisons de mode chez Nina Ricci, puis il passe aux accessoires chez Christian Dior, et ensuite chez Givenchy Haute Couture. Il commence un nouveau stage chez Céline lorsque Jean-Paul Gaultier l’engage comme assistant styliste Haute Couture. Fin 2001, il rejoint le studio de Claude Montana comme styliste prêt-à-porter et accessoires. En 2008, il sera également directeur artistique de la maison Ramosport, spécialiste parisien du « casual de luxe » pour la femme et l'homme.
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Défilé de Julien Fournié Couture, collection « Premiers Modèles » pour l'automne-hiver 2009-2010, le 7 juillet 2009.
http://www.dailymotion.com/video/x9xouq - Note de bas de page 3 :
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Défilé de Julien Fournié Couture, collection « Premier Été » 2010
http://www.dailymotion.com/video/xc5jkv - Note de bas de page 4 :
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Défilé du 6 juillet 2010 de Julien Fournié. Collection intitulée « Premier Hiver ».
http://www.dailymotion.com/video/xdz9yo - Note de bas de page 5 :
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Défilé du mardi 25 janvier 2011. Collection intitulée « Premières couleurs ».
http://www.dailymotion.com/video/xgtj6s
Cette étude porte sur les quatre premières collections de Julien Fournié1, un jeune styliste français qui a récemment conquis son indépendance et qui affirme son identité esthétique et éthique tout au long d’une déclinaison étonnamment cohérente et progressive : Premiers modèles2, Premier Été3, Premier Hiver4, Premières couleurs5. L’hypothèse qui anime l’ensemble de notre démarche repose sur cette première impression de cohérence dynamique : l’identité stylistique du créateur s’affirme dans la recherche d’une modulation systématique des motifs de base, modulation propre à chaque collection et à chaque saison, et qui en chacune d’elle, intéresse des propriétés plastiques, tectoniques, texturales, chromatiques, mais aussi sensori-motrices, temporelles et passionnelles. L’hypothèse, en somme, serait que le style est à rechercher dans la manière dont il se transforme, et que chaque phase de cette transformation peut accéder au statut de forme de vie.
Pour ce que concerne plus précisément le vêtement et la mode, l’analyse s’efforcera de mettre en place les éléments du plan de l’expression qui concourent à faire du vêtement un « autre corps », une sorte d’ « alter égo » en relation avec » égo » (le corps propre), cette relations étant soumise à un ensemble d’opérations qui permettent l’expression, par le vêtement, des passions du corps qui le porte. Ces passions se déploient donc non pas sur ou dans le corps propre (le corps premier, celui du Moi), ni même sur et dans le « corps simulé » (le corps second, celui du Soi), mais dans les opérations qui affectent leurs relations. Nous supposons en effet que les propriétés du vêtement, le corps simulé, sont d’abord extraites de celles du corps premier (par débrayage), et projetées en retour projeté (par embrayage) sur celui-ci : le premier moment sous-tend le processus de création du vêtement, et le second, celui du vêtir et du port. La succession de ces deux moments fonde le principe d’une interaction et d’un dialogue entre les deux corps, et l’essentiel de la question à traiter pourrait alors être formulé ainsi : « Qui contrôle qui ? Qui a l’initiative du port et du mouvement ? Qui maîtrise le sens de la saison et de la collection ? Le corps propre ou le corps simulé ? Le Moi ou le Soi ? ». Des diverses réponses à cette interrogation découlent la description des effets passionnels, la mise en place des dominantes modales et axiologiques, et par conséquent la construction des formes de vie.
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C’est notamment la leçon qu’il convient de retirer de la première forme de vie étudiée par A. J. Greimas, le beau geste, qui, justement, n’est beau que s’il opère une négation ou une inversion des systèmes axiologiques propres aux formes de vie établies ou canoniques (A. J. Greimas, RSSI , Montréal, vol. 13 n°s 1-2, 1993).
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Cette approche repose sur un parti pris, qui en exclut d’autres. Rechercher la congruence interne de chaque collection, et la cohésion du cycle de transformations entre les quatre collections, conduit notamment à oblitérer, et à passer sous silence la diversité propre à chacune prise séparément, et notamment l’existence indubitable de forts contrastes entre les différentes solutions apportées, au sein de chacune d’elles, au problème central qui nous posons. Assumons ce parti pris, qui ne vaudra qu’en proportion du gain de compréhension qu’il apportera.
La déclinaison de ce dispositif en deux automnes-hivers et deux printemps-étés permet de faire l’hypothèse d’une typologie et d’un cycle de transformations où chacune des saisons de la mode est configurée en une forme de vie cohérente. Cohérence, mais en deux sens complémentaires : d’un côté la congruence interne de chaque forme de vie, et de l’autre côté, la cohésion des quatre formes de vie soumises au cycle de transformations. Ces deux dimensions sont nécessaires à la manifestation sémiotique des formes de vie. Car il faut entendre « forme de vie » sous cette double détermination : d’un côté, chaque forme de vie cultive la congruence interne des principaux choix sémiotiques (choix modaux, passionnels, figuratifs, etc.), et, de l’autre, elle ne prend effet que par la cohésion du cycle de transformations où elle entre à la fois en contraste et en filiation avec d’autres formes de vie6, qui exploitent les mêmes motifs figuratifs et les mêmes thématiques, mais selon d’autres choix et d’autres congruences internes. La série des quatre défilés de Julien Fournié est donc particulièrement appropriée à cet égard, puisque d’une part l’identité stylistique du créateur fournit un ensemble de motifs et de thématiques récurrents (au titre de la cohésion de l’ensemble), et, d’autre part, chaque collection propose des choix et des solutions qui lui sont propres (au titre de la congruence interne)7.
S’agissant de la définition de l’objet soumis à l’analyse, la collection de vêtement restera intégrée à la mise en scène du défilé, de sorte que la sémiotique-objet prise en considération ne sera ni le vêtement seul ni même la collection, mais bien la totalité du spectacle auquel ils participent. Le spectacle est une sémiotique-objet de l’ordre des stratégies, en ce sens qu’il a pour principal ressort l’agencement entre plusieurs pratiques, qui permet notamment d’associer différents types d’expression ; dans le genre spectaculaire des défilés de haute couture, les expressions associées sont pour l’essentiel des vêtements-objets et des corps, des éléments de plastique visuelle (par exemple le maquillage et les effets de lumière) et de disposition spatiale (les coulisses et le podium), des déplacements et des expressions mimo-gestuelles, de la musique, etc., et les différentes pratiques correspondantes sont agencées autour de la pratique principale, le port du vêtement.
La stratégie spectaculaire est ici fortement codifiée (notamment par les codes du genre « défilé de mode »), et programmée d’une part pour persuader et séduire le spectateur, et d’autre part pour laisser le moins de place possible aux aléas du cours d’action. Le principe même de cette programmation stratégique et pratique, qui se conjugue nécessairement, par définition, avec des ajustements potentiels tout au long du spectacle, sera lui-même partie intégrante des formes de vie ; en effet, le poids du programme peut être plus ou moins compensé par les possibles inventions et improvisations des acteurs du défilé, en congruence (ou pas) avec les contraintes (ou les libertés) du spectacle et du vêtement. Comme on le verra au cours de l’analyse, le spectacle construit notamment les positions d’interprétation du spectateur, et par conséquent, il implique ce dernier dans les effets des interactions entre le corps propre et le corps simulé : tout ce qui se passe entre le Moi et le Soi se passe donc aussi pour le spectateur, comme tiers actant qui voit et qui aperçoit, qui éprouve et qui ressent, qui espère ou qui regrette, qui est sollicité ou repoussé. Grâce à la mise en scène spectaculaire, les formes de vie ne sont donc pas seulement celles du Moi et du Soi, mais également celles de tous les autres rôles impliqués dans le défilé de mode, y compris, bien entendu, l’ensemble des publics visés.
Description : le parcours des saisons
Premiers Modèles (Hiver 2009)
Les éléments les plus saillants de cette première collection, sur le plan de l’expression, concourent tous à la mise en place d’une relation très particulière entre le corps et le vêtement, à commencer par la relation entre le « dessus » et le « dessous » : des parties avant du vêtement sont retournées, inversant le rapport dessous/dessus ; des parties arrière (un manteau avec pan arrière est relevé jusqu’aux bas du dos) sont traitées de manière à nier localement le rôle du vêtement en tant que « dessus » ; d’autres pans de tissus pendants, mais selon une pesanteur fluide et mouvante (en raison du choix de la matière et surtout de la coupe), font fonction d’ouvertures intermittentes, et laissent voir le dos nu ou tout autre partie du corps.
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Ces notions (Moi et Soi) font référence à des distinctions posées et justifiées notamment dans Jacques Fontanille, Corps et Sens, Paris, PUF, 2011.
Tout se passe donc comme si le rapport dessus/dessous était posé, comme règle implicite issue des propriétés de l’enveloppe du corps propre, mais sans cesse suspendu, perturbé ou récusé, ce qui fait du vêtement non pas, selon les codes canoniques, le dessus qui cache ou qui voile le dessous, mais un dessus qui s’inverse, s’écarte, se relève ou se retire, pour dévoiler ou révéler telle ou telle partie du dessous. D’un autre point de vue, on pourrait supposer que le corps exerce une pression sur le vêtement, une sorte d’intentionnalité diffuse en vue de l’exposition partielle et intermittente de sa propre enveloppe, et que cette pression d’échappement et de dévoilement l’emporte parfois, au détriment du rôle recouvrant qu’on attribue en général au vêtement ; mais le choix de l’une ou l’autre solution dépend d’un équilibre dynamique, soit en faveur du corps simulé par le vêtement, soit en faveur du corps propre. Quelle que soit la lecture interprétative retenue, elle doit donc commencer par reconnaître une tension qui se présente comme un rapport de forces entre deux manifestations figuratives, et probablement entre les deux instances actantielles qui les portent : du point de vue figuratif, la manifestation du corps simulé vs la manifestation du corps propre ; et, du point de vue actantiel, la manifestation d’alter égo (Soi-même comme un Autre) vs la manifestation d’égo (Moi).8
Les décolletés sont, dans la tradition vestimentaire occidentale, le motif même du dévoilement partiel et de la mise en scène surcodée et prévisible de ce dévoilement, et qui, par conséquent, n’implique pas une telle tension figurative et actantielle. Mais, dans cette collection de Julien Fournié, la diversité des formes d’ouverture sur le corps propre excède les canons du décolleté, en ce qu’elle procède d’une recherche systématique des variétés de la révélation indiscrète du corps vêtu. Le décolleté est parfois inversé : la partie haute est sous le cou, et la partie basse et échancrée en pointe allongée est dans le dos, ce qui accentue la dissociation entre l’orientation du corps propre et celle du corps simulé. Et aussi : une multitude de fenêtres sur le corps, fenêtres en triangle, en rectangles ou en carrés, et qui peuvent être placées aussi bien derrière (dans le dos) que devant (sur la poitrine), au centre ou sur le côté ; l’ouverture sur le corps propre implique un processus d’élaboration sémiotique en deux temps, par lequel le vêtement est dûment installé comme « dessus » et « enveloppe » corporelle, un corps second simulé, et, ensuite seulement, ouvert par endroits, certains prévisibles et d’autres moins prévisibles, pour rappeler la présence de l’enveloppe du corps propre premier, et en manifester de manière intermittente les propriétés de texture et de chromatisme.
La substitution du motif général de l’« ouverture intermittente » à celui, plus spécifique, du décolleté est assurée par de très nombreuses figures : des effets de déchirure, de lambeaux entrouverts, de pans de tissus mobiles dont l’ouverture est contingente, et soumise au hasard des équilibres et des gestes du corps propre en mouvement. Prolongeant la métaphore de la « fenêtre » corporelle, il y aurait ainsi des fenêtres entrouvertes, battantes, provisoires ou dérobées.
On observe en outre un autre type de dispositif, typique de l’esthétique de Julien Fournié, et qui va dans le même sens : le devant et le derrière, les seins ou le dos, le haut ou le bas, les épaules, le ventre, les fesses et/ou les jambes, peuvent être exposés sous des voiles transparents de couleur chair, dont la texture joue soit de la superposition des couches, soit de graphismes colorés ou en résille noire. La composition dominante de cette collection repose globalement sur l’alternance et la combinaison entre des voiles transparents et des trois-quarts enveloppants et opaques ; deux des modèles sont entièrement composés de voiles partiellement transparents et plusieurs autres sont entièrement opaques et enveloppants. Le voile de couleur chair manifeste tout particulièrement le caractère « corporel » (le corps simulé second) du vêtement : même là où il expose la nudité et l’intimité du corps propre, il la reconfigure dans une autre texture, comme une enveloppe débrayée du corps premier. Et, de fait, ce qui est alors donné à voir, ce n’est pas le corps propre premier, mais un dispositif visuel mixte, associant les propriétés de l’enveloppe propre et celle de l’enveloppe seconde simulée, et qui conjugue donc la texture et le chromatisme de la peau et du voile.
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Pour plus de précision sur la théorie de l’empreinte, voir Corps et Sens, idem. On y trouvera notamment des définitions précises de chacune des figures de l’empreinte corporelle, l’inscription sur l’enveloppe de surface, l’enfouissement dans la chair, le repérage déictique, et le déploiement de scènes intérieures.
Insistons encore sur le voile. Comme dans les deux collections suivantes, mais tout particulièrement dans les Premiers modèles, le voile n’est pas seulement un révélateur de nudité : d’une part il cultive l’incongruité et la surprise des parties de corps révélées, et d’autre part il porte dans cette collection des figures d’empreintes9 qui, déployées sur le corps propre, lui procurent des inscriptions, d’autres textures et d’autres modulations de la lumière que celles de l’enveloppe du corps propre lui-même. L’effet qui en résulte, l’enveloppe mixte, une conjugaison des propriétés plastiques de la peau et du voile, propose médiation entre les deux corps, que l’on peut interpréter aussi bien comme engendrée par la projection d’une représentation extérieure et donc d’un état de choses (si on adopte le point de vue du créateur), que comme la résurgence d’une représentation intérieure et donc d’un état d’âme (si on adopte le point de vue de la femme et de son corps propre). Comme l’effet est un mixte des deux, on est en droit de considérer que le voile, comme la plupart des autres motifs du corps simulé, est le révélateur d’une passion enfouie dans l’enveloppe du corps propre, que le créateur s’efforce de manifester par projection sur les figures du vêtement.
Quoiqu’il en soit de chacun des motifs examinés, il reste que ce dispositif participe d’abord, avant de pouvoir manifester quelque passion que ce soit, à la constitution d’un corps second simulé à partir du corps propre premier, sur le fond de la surprenante syntagmatique des relations dessus/dessous, et qu’on observe déjà ici les prémisses d’une progressive autonomisation du corps simulé. Les effets de « tenue » et de « tombé » des tissus, produits par les choix de structures et de coupes, en sont une des expressions, puisqu’à l’évidence, ils sont conçus pour manifester l’indépendance de la forme locale du vêtement par rapport à celle du corps propre. L’un des modèles comprend par exemple un bustier très évasé vers le haut, tout au tour de la poitrine et du dos, qui « tient » sa position par la seule vertu de la matière et de la coupe. Cette indépendance du corps simulé sera explorée dans tous ses degrés tout au long des quatre collections, depuis le degré minimal, la fenêtre ouverte sur le corps propre, que le donne à voir sans le modifier (juste un cadrage sélectif), jusqu’au degré maximal, la « prothèse » sur la hanche, qui déploie une forme adventice étrangère au corps propre, en passant par tous les degrés intermédiaires (le voile transparent, qui modifie seulement la texture et la couleur, ou le pan de tissu indépendant).
Dans cette collection tout particulièrement, le montage des formes opaques et des parties de voile transparent dissocie le vêtement et le dessin d’un corps-vêtement en tant qu’empreinte projetée sur le corps vêtu. Le caché révèle ce qu’on ne s’attend pas à voir, le montré dissimule ce qu’on s’attend à voir, et le dénudé cache juste ce qui ne doit pas être montré ; nous reviendrons sur quelques unes de ces surprises, mais nous en voyons déjà ici une des fonctions : cultiver dans le détail, et dans les tactiques dynamiques de la révélation et de la dissimulation, la dissociation puis les interactions entre les deux corps, celui de référence, siège des émotions immanentes, et celui simulé et projeté, support des empreintes et des passions manifestées. Et c’est pourquoi, dans cette première collection, le jeu des deux corps permet la manifestation de la vulnérabilité du corps propre. D’un côté, le vêtement met en scène une présence vulnérable, grâce aux ouvertures et déchirures, et en raison de l’incongruité des parties dénudées, qui, libérant les jeux de dévoilement de toute norme établie, les soumet aux hasards du mouvement des mannequins, et aux innovations apparemment capricieuses du créateur ; et de l’autre côté, le même vêtement propose un simulacre de corps exposé, mais reconfiguré en une sorte de trompe l’œil, qui manifeste sous forme d’empreintes superficielles, parfois décoratives, parfois apparemment aléatoires, la vulnérabilité intérieure.
En outre, certains mannequins du défilé portent un petit pansement sur le visage, indice rémanent d’une éventuelle blessure : le maquillage faisant partie du spectacle, mais sous une intégration toute particulière au « corps simulé » porté par le corps propre, il apparaît ici clairement comme un commentaire méta-sémiotique adressé à la composante passionnelle du vêtement lui-même, un commentaire symbolique de la vulnérabilité qui s’exprime par ailleurs dans tous les détails de la composition du vêtement. Cheveux clairs tirés en chignons, bras ballants et démarche de faible amplitude, sur une musique structurée d’accords obsédants, la mise en scène contribue elle aussi au commentaire de la vulnérabilité ; et comme les regards sont toujours de biais, fuyants et mobiles, le sentiment même de la vulnérabilité suscite l’inquiétude.
Premier Été (2010)
La nouvelle saison fait place aux pastels, et cultive l’alternance des voiles transparents de couleur chair et des tissus opaques aux tons désaturés, alternance qui emprunte toutes les dimensions : entre le haut et le bas, entre le dessus et le dessous, ou même en oblique. Elle substitue également aux trois-quarts, qui dominaient à l’automne-hiver précédent, deux types de longueurs très contrastées : des jupes et vestes hautes et courtes, dévoilant de longues jambes, et des longueurs maximales et traînant à terre, d’autres encore très basses et serrées aux mollets. Le dénudé et le voilé se font discrets, tout juste deux décolletés voilés qui laissent deviner les seins en transparence. La mise en scène est moins tendue : les cheveux tirés vers l’arrière laissent échapper quelques mèches dans le cou ou dans le dos, la démarche s’assouplit, et autorise de légers balancements latéraux des épaules et des hanches.
Alors que le dispositif qui dominait dans la collection précédente paraissait contraignant et uniforme, quant aux longueurs et aux couleurs, on peut donc supposer que cette collection exprime une libération partielle des contraintes imposées par le vêtement au corps second simulé ; toutefois, cette libération ne s’étend pas encore entièrement au corps propre, dont le port et le mouvement, même s’ils ne sont pas soumis à contention, restent souvent contraints par les formes du vêtement ; et surtout, le corps propre n’a toujours pas repris l’initiative et il n’a qu’une très faible maîtrise sur le port et le mouvement propres du corps simulé. Tout au plus est-il moins rigide, et soumis de ce fait aux aléas de la marche et du mouvement.
Les voiles transparents révèlent le corps, et, tout comme précédemment, proposent des textures et des couleurs mixtes ; mais ils portent en outre des graphismes qui dessinent un autre corps, appartenant au vêtement lui-même, et qui est en quelque sorte projeté comme un réseau d’empreintes sur le premier corps considéré comme écran et surface d’inscription. Le simulacre et le trompe-l’œil sont ici systématiques, et cette systématicité révèle et parachève ce qui n’apparaissait que comme une ébauche ou une tendance émergente dans la précédente collection.
On note également que les matières et les coupes suscitent toujours des effets de « tenue » et de « tombé », mais là aussi avec une accentuation de l’autonomie du corps simulé : ces matières et ces coupes sont parfois dotées ici d’une « tectonique » propre, indépendante du corps qui les porte, et qui permettent au vêtement de manifester une capacité de tenue sculpturale propre et autonome, susceptible de résister en quelque sorte au mouvement imprimé par le corps en déplacement. Les « excroissances » (par exemple une excroissance en forme de grand bouquet floral, portée devant la poitrine) viennent en quelque sorte parachever le débrayage superficiel d’un corps simulé projeté sur le corps propre, et qui s’impose à ce dernier.
L'ensemble de la collection est d'une très grande délicatesse, et la diversité des voiles et des tissus plus ou moins transparents et fluides procure à toutes les pièces une apparente fragilité et légèreté et un charme séducteur directement inspiré par cette nouvelle forme de vulnérabilité. Par comparaison, dans la collection automne-hiver précédente, l’exposition de la vulnérabilité « hivernale » semble rétrospectivement avoir été plutôt subie et quelque peu contraignante ; elle nous a en quelque sorte raconté l’histoire du corps au passé récent, un passé qui a laissé ses empreintes (et notamment de petits pansements sur le visage), comme des témoignages d’une vulnérabilité rémanente et manifestée « malgré soi ». En revanche, la fragilité printanière se faisant délicatesse et charme vécus, elle s’apprécie au présent et au futur proche, dans l’actualité du moment esthétique et dans la promesse d’événements et de situations à venir.
Il faut noter en particulier la manière dont les seins dévoilés sont par deux fois mis en scène : spécifiquement enveloppés de voiles dont la couleur et la coupe leur sont réservées, et qui contrastent pour cette raison avec le reste de la partie haute opaque et surtout avec la partie basse, ils ne se contentent pas de se laisser voir ou deviner, comme les parties dénudées, plus ou moins incongrues, de la collection précédente : ils sont en quelque sorte offerts pudiquement à la vue, recadrés, traités et proposés à la contemplation, et cette mise en scène de la délicatesse les signale comme la partie la plus précieuse qui soit donnée à contempler. Emblème de la fragilité séductrice, ce dispositif inverse les valeurs de la transparence et de l’ouverture du vêtement ; dans les Premiers modèles, les transparences et les ouvertures sur le corps propre impliquaient en quelque sorte une dégradation de la valeur d’intimité ; les dénudés incongrus, à la limite de l’indiscrétion et d’un humour triste, supposaient un affaiblissement local de la règle selon laquelle ce qui est précieux doit être couvert ; dans le Premier Été, au contraire, la transparence renforce paradoxalement la valeur d’intimité, en l’associant à la fragilité, et en substituant une proposition charmeuse à l’incongruité du dénudé décalé. Dès lors, ce complexe d’intime fragilité peut imposer une nouvelle règle, selon laquelle ce qui est précieux peut ou doit être découvert.
En outre, les parties hautes étant composées pour une part de tissu opaque et pour une autre de tissu transparent, l'alternative se présente ainsi : (i) soit une ouverture voilée, (ii) soit, le plus souvent, un haut voilé sur les épaules, prolongé plus bas par un tissu opaque. Dans les deux cas, la partie opaque est, certes, de fait maintenue par la partie haute transparente, mais le trompe-l’œil fait son œuvre : comme le voile transparent est ostensiblement mobilisé par sa fonction d’exposition et d’empreinte, son rôle de soutien en est oublié (virtualisé pour le spectateur), et les parties opaques semblent « tenir » toute seules, voire être retenues par les graphismes sombres qui sont inscrits sur les voiles supérieurs, mais dont on ne comprend pas, justement, où et comment ils sont eux-mêmes ancrés et en mesure de retenir le reste du vêtement inférieur. L'effet de trompe-l’œil participe à la manifestation de la fragilité et de l'instabilité, puisque le contraste entre le tissu opaque enveloppant le corps et les parties hautes transparentes donne l'impression fugace que l'élément opaque « tient » provisoirement par la vertu de son incompréhensible résistance à la pesanteur, puisqu'il semble que (presque) rien ne le retienne sur les épaules.
Cette vulnérabilité-là est donc différente de celle de la collection précédente, tout en reprenant une partie de ses motifs ; elle est protensive, elle est ancrée provisoirement dans un présent ouvert sur le futur immédiat des incidents prévisibles. Cette inversion temporelle justifie le changement de dénomination : la vulnérabilité doit être tenue ici comme déjà acquise et expérimentée, elle est rétensive, au passé récent ; la fragilité doit en revanche être comprise comme une indécise promesse (ou menace, selon le point de vue) d’instabilité et d’imprévu ; elle ouvre en quelque sorte une espérance de l’inattendu. En cela, elle participe d’une autre dimension des jeux du caché, du montré, de l'exhibé, etc. : en somme, le vêtement qui cache le corps pourrait bien ne plus le cacher, et menace (ou promet) en quelque sorte de tomber ; et plusieurs vêtements de cette deuxième collection qui ne comportent pas de voiles transparents sont également conçus et portés dans cet esprit : par exemple des drapés rejetés sur l'épaule et que rien d'autre ne semble retenir. Et les chignons mal serrés ne demandent qu’à se défaire un peu plus…L’actualité du moment esthétique étant orientée vers le futur proche de l’incident, toutes les passions potentielles qui peuvent naître de l’interaction entre le vêtement et le corps qui le porte, entre le corps simulé et le corps propre, sont en quelque sorte « mises en devenir », si ce n’est en « survenir ». Mais, protensives et non plus rétensives, elles n’en restent pas moins, comme dans les Premiers modèles, des passions de l’enveloppe : émotions épidermiques, vulnérabilité et charme fragile de la surface.
Premier Hiver (2010-2011)
Le second hiver reprend une partie des motifs du premier, mais en les exploitant de manière plus systématique et radicale. La diversité des ouvertures se réduit, et elles segmentent des parties et des plages de nudité plus canoniques (jambes, dos, bras, poitrine) ; les jeux de dénudé sont à la fois moins nombreux, moins variés, et plus radicaux : le décolleté classique domine, mais surtout le bustier qui dégage la nudité du haut du corps, sans voile, peau satinée et lumineuse. Quand apparaît le voile, il est radical et incongru : pour l’un des modèles, en vue arrière, le tissu opaque est remonté jusqu’au bas du dos, et le bas arrière du corps est drapé dans un voile transparent ; pour deux autres, un voile total laisse même voir une culotte claire.
La mise en scène globale est très contrainte et parfaitement récurrente : la position corporelle est rigide et contenue, les muscles saillants sur les bras et sur le cou ; les mains sont tenues ouvertes vers l’avant, bras tendus vers le bas ; la gestuelle est inhibée, et le port de tête figé, les mannequins avancent en glissant, habillés et maquillés de noir. Tout exprime la contention, jusqu’aux plages noires latérales du maquillage, qui semblent jouer le même rôle que les œillères des chevaux : contenir le visage dans l’axe, interdire le mouvement et le regard vers les côtés. Sur le fond de cette récurrence et de cette isotopie sans échappatoire, les permutations et les substitutions sont immédiatement lisibles : une sorte de grammaire des variations s’impose alors au spectateur, notamment l’alternance et les permutations entre l’apparition, la disparition et le déplacement des ouvertures, et des parties transparentes ; ces permutations exploitent les trois directions de l’horizontale, de la verticale ou de l’oblique. La fonction méta-sémiotique de la mise en spectacle se confirme, et sous deux aspects complémentaires : d’un côté, la composition plastique et la dynamique corporelle du spectacle fournissent une isotopie du plan de l’expression suffisamment stable pour que les variantes se donnent à saisir comme une « grammaire » systématique (des variétés de figures sur un fond invariant ostensiblement figé) ; de l’autre côté, elles commentent et exhibent les principaux contenus modaux et passionnels propres au vêtement (contention, soumission, figement passionnel).
Le défilé réserve aussi quelques surprises au spectateur, mais ces surprises confortent le principe d’une grammaire des variations suffisamment puissante pour l’emporter sur les codes habituels du vêtement : ce sont alors des solutions certes prévisibles dans les permutations de la grammaire des variations, mais clairement provocantes eu égard aux normes habituelles ; en somme, des exceptions qui confirment la règle. Nous avons déjà évoqué cette robe longue noire et traînante, qui, vue de l’arrière, révèle le dos, les fesses et les jambes sous un voile transparent : l’emplacement du voile est totalement incongru, mais prévisible parmi toutes les permutations possibles. Le décolleté d’une autre robe est complété par de faux mamelons : là encore, la grammaire des variations du vêtement redessine le corps, à la fois en le révélant, comme on peut s’y attendre, mais aussi en le redessinant sur le vêtement, ce qui est plus surprenant.
Il est clair, en cette troisième collection, que les transparences et les ouvertures, quoique moins nombreuses, retrouvent le chemin de la provocation, et surtout de la transgression des valeurs d’intimité. Mais, à la différence des Premiers modèles, où la transgression était à la fois un jeu ouvert et divers, et un simple affaiblissement de ces valeurs, le Premier hiver choisit de les nier ou de les contredire, une négation qui participe de l’emprise du corps simulé sur le corps propre, et, de fait, de l’entière substitution des valeurs de l’un aux valeurs de l’autre. Et, à la différence du Premier Été, qui donnait à deviner ce qu’il y a de plus précieux (les seins enveloppés de voile transparent), le Premier hiver en affiche ostensiblement le simulacre et la facticité (les mamelons dessinés sur le tissu) ou l’indiscrétion radicale (la robe longue relevée au-dessus des fesses, ou la culotte sous le voile).
Tout se passe comme si la mise en œuvre systématique et radicale de la grammaire des substitutions et permutations, à partir d’un petit nombre de motifs bien circonscrit, affichait avec emphase l’indépendance du corps simulé par rapport au corps propre ; et, dans les solutions les plus surprenantes, se manifeste plus encore le pouvoir de contrainte et de manipulation du premier sur le second.
Cette indépendance affichée du corps simulé doit donc être rapprochée de la contention à laquelle est soumis le corps propre. L’une ne va pas sans l’autre, dans la mesure où le vêtement ne peut afficher son indépendance que si le corps qui le porte a perdu toute possibilité de le contrôler, et si, pour cela, il est entièrement inhibé dans ses mouvements et ses expressions. L’un des motifs les plus saisissants de cette collection ne prend son sens que sous cette double condition modale : la plupart des modèles noirs et longs sont dotés de traines structurées et très mobiles qui, vues de l’arrière, serpentent, s’agitent, ondulent en tout sens, en bref semblent animées d’un mouvement propre.
Certes, ce mouvement est imprimé par la démarche, mais comme d’une part cette dernière est, en raison de la contention du corps, presque imperceptible, et comme d’autre part la matière et la coupe ont été conçues pour amplifier le moindre pas, le corps second semble simuler ici, sous nos yeux, jusqu’à l’animation d’un mouvement propre et indépendant. Cette indépendance simulée a d’ailleurs un nom, une métaphore qui vient à l’esprit tout au long du défilé : l’animalité (œillères de chevaux de trait, traînes serpentines, maquillages et allures de chat, etc.).
A la limite, le corps propre, entièrement drapé-moulé-texturé par le voile et les autres éléments opaques, fait place à un autre corps, un ensemble de figures à recadrer, reliées entre elles et superposées au premier corps. Mais cette limite (qui convertit par inversion le corps simulé superficiel en manifestation d’un corps profond plus « vrai » que le corps propre) est au cœur des opérations de débrayage/embrayage qui produisent l’effet passionnel. En effet, les parties opaques, qui dessinent, par leurs formes et leurs empreintes autonomes, une sorte de corps schématique et graphique, semblent elles aussi « révéler » quelque chose, tout comme les voiles, en ce sens qu’elles ne sont pas seulement des projections venues de l’extérieur, mais d’abord et surtout des extractions d’une configuration qui serait à l’intérieur, un « autre corps » qui habiterait le corps dévêtu, et que l’art du créateur s’efforcerait de faire passer en inscriptions de surface et de volumes sur le corps simulé.
C’est en ce sens que le vêtu opaque ou voilé manifeste quelque chose du corps profond, qui serait en quelque sorte plus secret et plus vrai que le corps propre de surface, même dénudé. Le vêtement opèrerait alors le désenfouissement d’une passion du corps, une passion manifestée par les structures opaques, les empreintes texturales et les inscriptions. Dans cette perspective, le corps propre apparaît en quelque sorte comme contingent et instrumentalisé : d’un côté, on ne le dénude ou on ne le révèle que pour en dégrader les valeurs propres d’intimité ; de l’autre, il porte un vêtement qui exhibe par débrayage non pas les passions de son enveloppe superficielle, mais celle d’un autre corps interne qu’il abrite et qui est enfoui dans la chair ; le corps propre superficiel est alors « traversé » par la relation directe qui s’établit entre le corps simulé et passionné et le corps enfoui et passionnant.
Il n’est donc pas étonnant de constater que la vulnérabilité hivernale s’est ici radicalisée et convertie en mise en scène dramatique de la contention et de la douloureuse apathie qu’elle induit : le maquillage, la posture et la démarche des mannequins constituent une sorte de « carcan » symbolique, et expriment dans un présent sans événement une contention qui résulte d’une décision venue du passé. Cette très forte contrainte imposée à toutes les femmes est lisible au présent, mais elle prend sa source dans une règle forgée dans un passé de domination, de la même manière que la grammaire systématique des variations « désenfouit » une passion du passé, issue d’un corps encore soumis à son propre passé, pour l’inscrire sur et dans le corps simulé au présent.
La vulnérabilité de ce second hiver s’est en quelque sorte transformée en carapace, et radicalisée dans une grammaire de la soumission, dans une manipulation dont le seul avenir est la répétition du passé. C’est le troisième avatar du même dispositif modal, passionnel et figuratif : vulnérabilité inquiétante pour commencer, elle est ensuite devenue charme fragile, et elle est maintenant souffrance et soumission.
Premières Couleurs (Eté 2011)
La deuxième collection d’été manifeste une toute nouvelle forme de vie, alors même que la « grammaire » de base du créateur est en partie toujours la même : les motifs de la composition vestimentaire confirment la stabilité d’une gamme stylistique et d’une « identité » technique du plan de l’expression, mais ils sont maintenant associés à de nouveaux motifs qui en transforment la signification. Les mêmes alternances de voiles transparents et d’éléments opaques, les mêmes effets de maintien, de tombé, d’échancrure ou d’ouverture des pans de tissus, sont exploités à de toutes autres fins que dans les premières collections. Tout comme précédemment, le corps simulé est recomposé en hauteur, en largeur et en oblique, grâce à l’alternance des couleurs, des matières et des coupes, et il est l’objet des mêmes recherches tectoniques (par exemple les prothèses de tissus sur les hanches). Mais, comme on va le voir, cette recomposition n’est pas subie par le corps propre, car il a repris l’initiative, et c’est lui qui, maintenant, anime de l’intérieur les formes du corps simulé.
Comme pour les autres collections, c’est la mise en scène du défilé qui donne le ton et l’isotopie passionnelle : elle est cette fois tonique, ludique, gaie, rapide, sur une musique pop enlevée. Les postures et les mouvements sont amples, la gestuelle est totalement libérée, et les regards, les mimiques et les sourires de connivence multiplient les « signes » et les adresses à l’égard du spectateur (ou du moins de la caméra, placée en bout de podium). L’exubérance même des postures est théâtralisée sous la forme d’ombres chinoises, dans la coulisse en fond de défilé, avant et après chaque passage de mannequin. Les mannequins sont tous « de couleur », et remplacent ici les mannequins presque tous blancs et blonds, pâles ou marbrés de noir des trois premières collections, et ce choix systématique, qui a été fort commenté par les professionnels de la mode, affiche non sans emphase que le corps propre assume pleinement cette fois les textures et les tons chauds de son enveloppe native.
Le spectacle joue des mêmes paramètres : la composition plastique (maquillage, couleur et texture de la peau) et la dynamique corporelle (mouvement et postures), et il en sélectionne les variantes qui font écho aux choix vestimentaires : les couleurs franches et vives, voire acidulées, les lamés brillants, le mouvement des jupes, libre, ample, rythmé, et inventif. Il se donne donc à saisir d’une part en tant que commentaire méta-sémiotique, grâce à récurrence des mêmes catégories de paramètres, et d’autre part en tant que contenu spécifique du commentaire, qui exhibe en quelque sorte l’isotopie dominante qui doit être sélectionnée pour l’interprétation de la collection.
Il n’y a plus ici autre trace de « vulnérabilité », dolente ou résignée, mais au contraire une solide et joyeuse vigueur. En cet été coloré, la « grammaire de base » ne manifeste plus la contrainte imposée antérieurement et durablement inscrite sur les corps, mais, au contraire, une disponibilité et une liberté reconquises.
La liberté retrouvée, bien entendu, est celle du corps propre, qui reprend le contrôle et l’initiative de ses mouvements en même temps que sa couleur de peau. Et pour ce faire, les ouvertures indiscrètes ont disparu, les voiles ne dénudent plus, les pans de tissus ne menacent plus de tomber ; solidement fixé, ajusté ou flottant autour du corps en déplacement, le vêtement laisse voir sans indiscrétion et sans impudeur les parties du corps dédiées au mouvement. Cette liberté s’exprime tout particulièrement dans l’amplitude des gestes et de la démarche, qui semble à chaque instant inventée et renouvelée. Cette amplitude vigoureuse permet au corps propre, au lieu de le subir comme un simulacre imposé, de retrouver la maîtrise du vêtement et de ses mouvements, surtout dans les parties basses qui sont les plus mobiles : des volants et des robes tournent, volent et voltigent sous l’impulsion de la main, des déhanchements et des rotations en appui sur les jambes.
De ce fait, les jeux de dévoilement et de révélation des fesses et des jambes, notamment, ne sont plus associables au corps profond en raison d’un débrayage, mais au contraire en raison d’un embrayage sur la sensori-motricité, sur la dynamique même de la chair en déplacement. Cet embrayage est particulièrement évident au centre du corps, qui est le centre même du mouvement : du côté du corps propre, les larges déhanchements et les balancements des épaules forment une ondulation dont le point fixe est la taille et le bassin ; du côté du corps simulé, presque tous les modèles comportent une sorte de short haut gainant et zippé qui moule cette zone fixe ondulante, et plusieurs d’entre eux, des prothèses surplombant les hanches. La connivence entre les deux est saisissante : le vêtement s’adapte à l’ondulation du corps ; le corps propre a repris l’initiative, et le contrôle de la signification du vêtement.
La passion du corps propre est dès lors celle même de l’engagement dans une interaction avec le monde et autrui. En s’adressant ainsi à autrui et à de nouvelles interactions potentielles, le mouvement du corps libéré s’ouvre à l’avenir et à son indétermination, et le met en posture de conquête. L’histoire de ce corps vêtu, un corps propre qui a repris le dessus sur le corps simulé, est donc proposée d’un point de vue prospectif. Au présent, il anime la mise en scène extérieure de représentations d’interactions éventuelles, comme si des agitations intérieures, des anticipations de relations entre le corps lui-même et de multiples acteurs potentiels demandaient à se manifester, en attente de réponses, de réactions et de sélections de la part d’autrui. Ce corps en mouvement sollicite en quelque sorte l’actualisation des scènes et des diégèses qui l’habitent et qui, désormais l’habillent au vu et au su de tous. La nouvelle ère qui s’ouvre est celle de la vigueur, et d’un potentiel d’emprise sur l’avenir et d’une histoire à écrire.
Deux saisons et quatre formes de vie
Des formes de vie spectaculaires et incorporées
Nous avons déjà avancé deux propriétés constitutives des formes de vie, à savoir :
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la congruence interne entre les choix opérés sur les catégories mobilisées, et
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une manifestation qui ne peut opérer que par contraste ou compétition avec d’autres formes de vie.
D’un côté, une forme de vie manifeste une identité saisissable à l’intérieur d’une culture (une identité culturelle), et de l’autre cette identité culturelle n’a de mode d’existence que dans le dialogue, la confrontation, la compétition ou l’alternative avec d’autres identités participant de la même culture (la même sémiosphère).
- Note de bas de page 10 :
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Les plans d’immanence de l’expression font l’objet d’une présentation détaillée dans Jacques Fontanille, Pratiques Sémiotiques, Paris, PUF, 2008.
Nous devons maintenant ajouter deux autres propriétés, pour mieux comprendre comment les saisons de la mode peuvent être constituées en formes de vie. La première concerne la hiérarchie des plans d’immanence de l’expression (signes, textes, objets, pratiques, stratégies et formes de vie)10, la seconde concerne le noyau organisateur de la forme de vie.
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Les formes de vie constituent le dernier niveau des plans d’immanence, un niveau qui est directement partie prenante de l’organisation des cultures en sémiosphères. A ce titre, elles sont susceptibles d’intégrer (par intégration ascendante) tous les autres plans d’immanence et, ce faisant, de les conformer à leurs propres orientations ; s’agissant de la congruence des choix opérés, il faut donc distinguer (a) ceux qui portent sur les contenus convoqués dans une forme de vie, et (b) ceux qui concernent chacun des plans d’immanence de l’expression. Dans le cas des saisons de la mode, collections et défilés compris, chaque forme de vie coïncide avec une saison, et impose des inflexions spécifiques au spectacle, à la pratique du port du vêtement, aux propriétés d’objet des vêtements, à leur textualité et aux divers motifs-signes qui les composent ; le niveau d’intégration optimal est celui de la stratégie spectaculaire (le défilé).
En effet, le spectacle est en outre, par définition, une interprétation fortement intégrative, car ce qu’il interprète appartient nécessairement aux plans d’immanence inférieurs, en général un texte ou une pratique. En l’occurrence, un défilé de mode est censé interpréter d’abord le vêtement en tant que texte (visuel) et objet. Mais cette textualité et cette objectalité étant elles-mêmes intégréesà la pratique qui consiste à porter le vêtement – le vêtement « vivant » et pas simplement contemplé en lui-même –c’est bien, en dernier ressort, sur le vêtement porté (et notamment sur la relation entre corps propre et corps simulé) que s’exerce l’interprétation spectaculaire. Dès lors, le spectacle du défilé est en mesure de proposer à l’adresse du spectateur des commentaires méta-sémiotiques sur le vêtement porté, qui explicitent les codes et les règles syntagmatiques de la relation entre corps propre et corps simulé. Ce caractère méta-sémiotique est par lui-même rendu ostensible par la récurrence des catégories spectaculaires prévues par le genre du défilé de mode (composition plastique et spatiale, et dynamique corporelle), et qui sont en quelque sorte procurées au spectateur comme métarègles de l’interprétation ; et c’est en identifiant les contenus spécifiques des choix qui sont faits à l’intérieur de ces deux catégories que le spectateur entre dans le spectacle comme participant à part entière, et en particulier comme cible de la persuasion et de la séduction. -
Les formes de vie opèrent des choix et imposent des orientations sur plusieurs catégories de contenus (et donc sur plusieurs niveaux du parcours génératif de la signification), ainsi que sur plusieurs types expressifs (et donc sur plusieurs plans d’immanence de l’expression). A ce titre, elles peuvent être saisies principalement à tel ou tel niveau du parcours génératif et/ou des plans d’immanence ; on dira alors que leur noyau organisateur, celui qui est la signature principale de l’identité culturelle, celui en quoi se condense l’essentiel de leur problématique identitaire, est situé à tel niveau. A cet égard, le noyau organisateur des saisons de la mode est typiquement celui des modalisations passionnelles (pour les contenus) et celui des pratiques corporelles avec objets (pour le plan d’expression).
Pour situer plus précisément ce noyau organisateur, nous avons distingué le corps propre d’égo (le Moi) et le corps simulé d’alter égo (le Soi), pour rendre compte du mode de relations entre le corps porteur et le vêtement porté. Du point de vue de l’expression, il s’agit tout particulièrement de la constitution d’une enveloppe seconde à partir des propriétés sémiotiques de base de l’enveloppe corporelle : des dessus extérieurs qui deviennent dessous intérieurs, et inversement, des enveloppes qui s’ouvrent, s’écartent ou se retournent, des empreintes qui s’inscrivent ou se projettent, qui sont enfouies et désenfouies, etc.
Du point de vue du contenu, le noyau organisateur est constitué des transformations de la dépendance, de la soumission, de l’indépendance et de la liberté ; ces propriétés modales visent bien entendu spécifiquement le noyau d’expression, à savoir les relations entre le corps propre et le corps simulé. L’autonomie figurative du vêtement en tant que corps second simulé doit être acquise pour que ses interactions avec le corps propre premier puissent être prises en compte. Cette autonomie se construit sous nos yeux, grâce à la dimension plastique (textures, chromatismes, tenus et tombés, voiles, pans de tissus et prothèses), qui « actantialise » en quelque sorte l’alter égo comme un Soi, lequel sera, sous cette condition, impliqué dans des interactions avec égo (le Moi du corps propre et de la chair). Parmi les interactions les plus typiques entre ces deux instances, nous avons identifié au plan des transformations figuratives les dévoilements et les ouvertures, le mélange des textures et des chromatismes, et les jeux du trompe-l’œil, et au plan des transformations modales, le passage du contrôle du corps propre par le corps simulé à la maîtrise du premier sur le second.
Le noyau passionnel des formes de vie
Les transformations modales et passionnelles peuvent alors être saisies et décrites comme le noyau organisateur de la confrontation entre les formes de vie :
- Note de bas de page 11 :
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Pour les définitions et justifications concernant la typologie des figures d’empreintes, ainsi que celle de leur interprétation et de leur énonciation, voir Fontanille 2012, Corps et Sens, idem.
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Les Premiers Modèles manifestent la vulnérabilité du corps, et rendent présent le passé récent de blessures superficielles et encore apparentes ; cette vulnérabilité de surface est celle de l’enveloppe soumise à des interactions extérieures vaguement menaçantes, y compris à l’indiscrétion et aux aléas les plus incongrus. Comme elle a été constituée dans un passé récent, elle est accomplie, acquise et rétensive. Les empreintes qui l’expriment au plan figuratif sont des témoignages au sens le plus élémentaire, indiquant le lieu du contact indiscret, et elles appartiennent de ce fait à la catégorie des empreintes déictiques de surface11 : ce sont les repères déictiques de la vulnérabilité ; en tant qu’empreintes déictiques de surface, pansements, voiles ou ouvertures indiscrètes, elles participent d’une vérité éphémère ou provisoire, une pure apparence sans profondeur.
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Le Premier Été manifeste unefragilité qui est elle aussi superficielle, et qui rend présent, en revanche, le futur proche d’une disponibilité aux interactions en cours ; cette fragilité a pour expression esthétique la délicatesse de la mise en scène de ce qui est le plus précieux, et elle a pour expression pratique une instabilité du vêtement, de la posture et de la coiffure, qui semblent promettre ou simplement suggérer le moment où ils vont se défaire. Comme la fugace promesse en question ne peut s’actualiser que dans un futur proche, celle fragilité est protensive. Les empreintes qui l’expriment sont principalement des graphismes en trompe-l’œil, qui font de la peau un écran de projection, mais aussi des textures voilées qui constituent des écrans de protection et de contact ; en tant qu’empreintes inscrites ou projetées, elles participent d’une illusion certes séduisante, mais elles ne donnent pas pour autant accès aux profondes passions de la chair.
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Le Premier Hiver est tout entier dévolu à lasoumission et à une contention douloureuse, profondément incarnées, affectant le corps tout entier, chair et sensori-motricité comprises, et plus seulement l’enveloppe de surface. Cette soumission actuelle rend présent et répète un passé de domination, dont les conséquences ont durablement affecté le corps tout entier ; elle est donc rétrospective, durable et itérative. Ses empreintes sont en conséquence « indélébiles », et les visages maquillés portent toujours la noirceur de ce passé qui ne passe pas ; plus profondes que celles des deux premières collections, elles sont enfouies dans la chair même. Dès lors, le figement des postures et du vêtement résulte du désenfouissement des passions de la chair, qui sont des passions de contention ; à cet égard, le vêtement pourrait être considéré ici comme une « exo-structure passionnelle », (comme on peut parler ailleurs d’« exosquelette »). En tant qu’empreintes simulant en surface, jusqu’au mensonge avéré (cf. les mamelons factices), les passions profondes du corps, elles participent d’une facticité résolument associée à la contention et à la soumission.
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Avec Les Premières couleurs, le corps propre reprend le contrôle de soi-même, et, libéré de la dépendance imposée par le corps simulé, peut en maîtriser la mise en visibilité et en mouvement. Le figement contraint est remplacé par la vigueur des initiatives gestuelles, et comme ces initiatives n’ont pas de destinataire identifiable (outre la position optimale du spectateur idéal), elles se donnent comme une ouverture active sur l’avenir des interactions possibles ; la maîtrise présente et l’initiative ouverte sont donc prospectives et inchoatives, dans un présent qui s’ouvre au futur des possibles. Les empreintes du corps simulé sur le corps propre sont de nature diégétique ; elles externalisent, par embrayage sur une sensori-motricité conquérante, des agitations et des scènes internes, préparatoires aux interactions à venir avec les autres acteurs. En tant qu’empreintes de représentation de scènes, elles participent d’une vérité qui est de l’ordre de la vraisemblance, et de la ferme croyance dans la vérité des fictions.
La congruence interne des quatre formes de vie
Récapitulons :
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la catégorie sémantique de base est modale : 1) impuissance et aboulie ; 2) séduction et indétermination ; 3) soumission et manipulation déontique ; 4) libération et volonté.
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elle est associée, pour la manifestation passionnelle, avec les thématiques de la force et de la faiblesse dans la stabilité ou l’instabilité des formes et de l’intégrité du corps : 1) vulnérabilité inquiète ; 2) fragilité charmeuse ; 3) contention douloureuse ; 4) vigueur exubérante.
Ces deux dimensions associées entrent en congruence avec les catégories suivantes :
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aspectualité, temporalité et modes d’existence : 1) rétensive, actualisante ; 2) protensive, potentialisante ; 3) rétrospective, durable, répétitive, virtualisante ; 4) prospective, inchoative, réalisante ;
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véridiction passionnelle : 1) apparence provisoire ; 2) illusion séduisante ; 3) facticité mensongère ; vraisemblance fictionnelle.
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figures d’empreintes corporelles : 1) Repères déictiques ; 2) Inscriptions et projections de surface et de contact ; 3) Enfouissement dans la chair et désenfouissement ; 4) Empreintes sensori-motrices et diégétiques ;
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types passionnels des formes de vie : 1) Formes de vie du pâtir ; 2) Formes de vie du ressentir ; 3) Formes de vie du subir ; 4) Formes de vie de l’agir.
La problématique sémiotique la plus généralement convoquée par ces différentes catégories est celle de la gestion pratique et stratégique des possibles : ouverts ou fermés, réduits ou extensibles, subis ou choisis, ils traversent toutes les catégories (modales, passionnelles, corporelles, temporelles, aspectuelles, etc.). La gestion des possibles est par ailleurs une des dimensions essentielles de l’agencement des cours d’action pratiques et stratégiques. En effet, et parce qu’ils ne se nourrissent justement que de ce qui leur permet de rester en cours, les cours d’action ne cessent d’être confrontés aussi bien à la réduction des possibles, qui arrête le cours pratique en réalisant définitivement son objectif, qu’à leur prolifération qui le virtualise par dissémination des objectifs et des parcours. Cette gestion pratique des possibles est par conséquent un réglage entre les deux directions de contrôle que sont d’une part l’intensité de l’engagement et de la force qui permettent au cours d’action de continuer, et d’autre part l’étendue et la diversité des possibles eux-mêmes. On obtient alors la structure tensive suivante, qui offre un principe de distribution et d’inter-définition pour les quatre formes de vie identifiées dans les premières collections de Julien Fournié.