De la démonstration image(ante) à la démonstration par l’image
régimes de l’image (scientifique) et énonciation

Marion Colas-Blaise

Université du Luxembourg, CELTED (Metz) & CeReS (Limoges)

https://doi.org/10.25965/as.2759

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : démonstration, description, image scientifique, monstration présentation, représentation

Auteurs cités : ARISTOTE, Jacqueline Authier-Revuz, Averroès, Jean-François BORDRON, Jacques Bouveresse, Karl Bühler, Jean-Claude COQUET, Jean-Claude Euclide, Jacques FONTANILLE, Jacques Frege, Nelson GOODMAN, Jean-Blaise Grize, Philippe Hamon, Gottfried Wilhelm Leibniz, Diego Marconi, Mathieu Marion, Pierre OUELLET, Herman PARRET, Chaïm PERELMAN, Stephen Toulmin, Ludwig WITTGENSTEIN

Plan
Texte intégral

En quoi la réflexion sur la démonstration contribue-t-elle à accroître la connaissance de l’image (scientifique) ? Si telle est la question de fond, une autre s’impose d’emblée à nous : si le terme « démonstration » abrite celui de « monstration », est-il possible de conférer à la démonstration un double statut, en distinguant entre une démonstration logique ou mathématique qui montre en « faisant image » et une démonstration par l’image ?

Une double demande nous est alors adressée : nous devrons scruter les « avatars » de la démonstration, suivant qu’elle est image et « imageante » ou qu’elle se contente de recourir à l’image ; ainsi, à la faveur d’un élargissement de la perspective, il s’agira de voir comment se négocie le passage de l’« image logique » à l’« image figurative » ; enfin, il importera de montrer que la démonstration qui fait image et la démonstration par l’image peuvent être associées à des régimes iconiques différents, qu’on visera à définir à partir des formes que prend la mobilisation du montrer et du dire.

Note de bas de page 1 :

 On trouve l’expression « théorie de la dépiction » notamment dans Jacques Bouveresse, « Wittgenstein et le langage comme image de la réalité », Cahiers philosophiques, 1987, no 32, pp.7-16.

Convoquant le bagage conceptuel de la sémiotique, mais aussi de la linguistique pragmatique et de l’énonciation, et nous inspirant librement de la « théorie de la dépiction »1 du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein, nous nous proposons ainsi de développer quatre parties : dans un premier temps, nous essayerons de tracer un cadre général, qui permettra, dans le détail du développement de cette étude, de mettre au service de la réflexion sémiotique sur l’image des considérations à la fois logiques ou philosophiques et linguistiques ; un parcours définitionnel apportera ainsi un double éclairage, en menant de quelques définitions de la démonstration qui ont jalonné le parcours de la réflexion philosophique et logique à une approche d’ordre linguistique, qui cherchera à cerner les contours du « texte démonstratif » ; dans un deuxième temps, nous dégagerons des aspects essentiels de la « théorie de la dépiction » wittgensteinienne, en forgeant la notion de démonstration image(ante) ; sur ces bases, nous adopterons, dans un troisième temps, une perspective plus nettement sémiotique, en cherchant à faire correspondre la démonstration image(ante) à un régime spécifique de l’image logique, qu’il importera de confronter avec d’autres régimes de l’image possibles ; enfin, dans un quatrième temps, focalisant l’attention sur la démonstration par l’image, nous nous interrogerons sur les conditions de sa textualisation, de son fonctionnement à l’intérieur d’une pratique, voire de son esthétisation, afin de déterminer le régime iconique auquel elle peut alors être rattachée.

1. La démonstration des points de vue logique et linguistique 

1.1. Un modèle de type logico-déductif

Note de bas de page 2 :

 Aristote, Organon III (Les Premiers Analytiques), trad. nouvelle et notes par J. Tricot, Paris, Vrin, 2001 (1992), pp. 4-5.

On conçoit l’intérêt d’un parcours définitionnel qui mène d’Aristote à Averroès, d’Euclide à Descartes, à Leibniz ou à Frege et Russell. En l’occurrence, on confiera à Aristote le soin de dégager quelques propriétés distinctives du syllogisme démonstratif : « Le syllogisme est un discours dans lequel, certaines choses étant posées, quelque chose d’autre que ces données en résulte nécessairement par le seul fait de ces données. Par le seul fait de ces données : je veux dire que c’est par elles que la conséquence est obtenue ; à son tour, l’expression c’est par elles que la conséquence est obtenue signifie qu’aucun terme étranger n’est en plus requis pour produire la conséquence nécessaire »2.

Dans la foulée, on retiendra, d’une part, que la démonstration comme type spécifique de syllogisme met dans le jeu la déduction, marquée au sceau de la nécessité, et, d’autre part, qu’il est possible de juger de la validité des enchaînements de propositions excluant tout élément « étranger » indépendamment du recours à la référenciation (au renvoi à la réalité).

Note de bas de page 3 :

 Gottfried Wilhelm Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, Paris, GF Flammarion, 1990 (1765 posth.).

Note de bas de page 4 :

 À leur tour, Frege et Russell conçoivent la logique sur le modèle d’une théorie axiomatique. On verra plus loin que Wittgenstein rejette l’idée qu’il y a des axiomes en logique, ou encore il considère que les axiomes doivent être des « hypothèses » ; à ce sujet, cf. Mathieu Marion, Ludwig Wittgenstein. Introduction au « Tractatus logico-philosophicus », Paris, PUF, 2004, pp. 98-109.

Sans doute la démonstration syllogistique gagne-t-elle à être mise en regard, d’abord, avec la méthode euclidienne, qui fonde la démonstration sur des définitions, axiomes et postulats en même temps que sur des énoncés universels évidents ; ensuite, avec la formalisation poussée des processus de la pensée que conçoivent Leibniz, sensible, dans Nouveaux essais sur l’entendement humain, à l’« espèce de mathématique universelle »3 constituée par la forme des syllogismes, et surtout Frege ou Russell, qui demandent aux systèmes formels artificiels de servir de fondement aux mathématiques4.

1.2 La démonstration est-elle « tautologique » ?

Note de bas de page 5 :

 Philippe Hamon, Introduction à l’analyse du descriptif, Paris, Hachette, 1981, p. 46.

Note de bas de page 6 :

 Philippe Hamon, Introduction à l’analyse du descriptif, idem, p. 76.

Un changement de cap théorique permet de creuser la question de l’agencement de la démonstration avec la proposition « support » (ainsi la conclusion d’un raisonnement qu’il s’agit d’exposer) à laquelle elle s’adosse. Il n’est pas anodin, en effet, que Philippe Hamon mette la démonstration à contribution dans sa définition de la description : « La description est toujours, plus ou moins, ostentation, de la part du descripteur, de son savoir (encyclopédique et lexical), démonstration tout autant que “monstration” de l’étendue d’un lexique, démonstration aussi de son savoir-faire rhétorique […] »5. Si l’acception large du terme « démonstration » ne doit pas occulter les différences entre la description et la démonstration, on conçoit l’intérêt d’un tel rapprochement : il permet de constituer la relation entre un terme syncrétique global (du type « maison ») et la série de termes organisée sous forme d’explication et de déclinaison – de « dépli paradigmatique », « réglementé » et « ordonnancé »6 – en « modèle » de celle que l’on constate entre, d’une part, une proposition synthétique et, d’autre part, le développement démonstratif débouchant sur une conclusion, grâce à des règles d’inférence.

Note de bas de page 7 :

 Philippe Hamon, Introduction à l’analyse du descriptif, idem, p. 76.

Note de bas de page 8 :

 Philippe Hamon, Introduction à l’analyse du descriptif, idem, p. 78.

Note de bas de page 9 :

 Jacqueline Authier-Revuz, Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non-coïncidences du dire, Paris, Larousse, t. 1 et t. 2, 1995.

En s’entourant des précautions voulues par les spécificités de la description et de la démonstration, on doit prendre toute la mesure des conséquences d’une telle intrication des notions. En effet, la description se voit conférer un statut de « méta-classement »7. On peut s’en autoriser pour attribuer à la démonstration elle-même une dimension méta-discursive : de la même manière que la description est pour Philippe Hamon une « sorte d’appareil métalinguistique interne amené fatalement à parler des mots au lieu de parler des choses […] »8, la démonstration parle de la proposition synthétique support sur laquelle elle prend appui. À la façon de ces boucles énonciatives réflexives étudiées par Jacqueline Authier-Revuz9, pourrait-on ajouter : de ce point de vue, la démonstration fait retour sur la proposition support, prise comme objet, à la faveur d’un dédoublement énonciatif ; elle est modalisée comme « discours second ». Ainsi se dessine le champ, moins des « non-coïncidences du dire » selon Jacqueline Authier-Revuz, que de la paraphrase, de la traduction, voire de la « tautologie » que Philippe Hamon met en relation avec la description : la démonstration est une espèce de « reprise » en ce qu’elle parle de la proposition support sans la commenter ni la réénoncer. D’un point de vue pragmatico-sémiotique, on conçoit l’intérêt de la répétition (dépliante) : à l’instar de la description qui, « comme la tautologie, […] ne se contente peut-être pas de répéter une même information à travers la déclinaison de signes différents », la chaîne des déductions fait office d’intensificateur, en mettant la proposition support en relief.

Résumons. L’agencement interne de la démonstration a reçu un double éclairage, des points de vue logique et linguistique : d’une part, la démonstration apparaît comme régie par un modèle de type logico-déductif ; de l’autre, elle se présente comme une configuration énonciative qui, en dépliant et en exposant la proposition support à travers une chaîne de déductions, l’assortit d’un dédoublement énonciatif.

Les défis lancés de part et d’autre ne sont évidemment pas les mêmes. Nous nous emploierons à nouer les fils en nous appuyant sur la « théorie de la dépiction » de Wittgenstein.

2. La « théorie de la dépiction »

Note de bas de page 10 :

 Antonia Soulez (dir.), Dictées de Wittgenstein à Waismann et pour Schlick I, Paris, PUF, 1997, p. 253.  

On peut espérer que les réflexions sur l’image logique et la proposition-image dans le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein permettront de caractériser la démonstration logique ou mathématique plus finement. La tâche, certes, est malaisée, en raison de problèmes d’exégèse du Tractatus logico-philosophicus, largement dus à l’oscillation entre une acception figurative de l’image liée à l’idée de reproduction plus ou moins fidèle, et une acception logique ou mathématique. Cette ambiguïté ne semble résolue qu’ultérieurement, quand, au cours des années 1930, le concept d’image se trouve complexifié : « Une image est d’abord ce qui est semblable à son objet, ce qui fait la même impression que l’objet », écrit Wittgenstein, avant de poursuivre : « Par là, on passe par toute sorte de degrés intermédiaires à l’image au sens mathématique, qui est un tout autre concept. Le mot “image” est, précisément, équivoque »10.

Note de bas de page 11 :

 Ludwig Wittgenstein, Philosophische Grammatik, Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1984 (erste Auflage) ; Basil Blackwell, Oxford, 1969 ; Philosophische Untersuchungen, Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1971 (erste Auflage) ; Basil Blackwell, 1958.   

Note de bas de page 12 :

 Cf. Jacques Bouveresse, « “Le tableau me dit soi-même…”. La théorie de l’image dans la philosophie de Wittgenstein », Macula, 5/6, 1978, p. 160 et Essais III. Wittgenstein & les sortilèges du langage », Marseille, Agone, 2003. Jacques Bouveresse cite un passage de la Grammaire philosophique : « Imaginons une histoire en images, faite d’images schématiques, donc davantage semblable au récit dans une langue qu’une suite de peintures réalistes. […] Et une phrase de notre langue verbale se rapproche d’une telle image de ce langage d’images beaucoup plus que l’on ne croit », idem, p. 161.    

Note de bas de page 13 :

 Ludwig Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, idem, p. 175 ; pour la traduction française, voir Jacques Bouveresse, « “Le tableau me dit soi-même…”. La théorie de l’image dans la philosophie de Wittgenstein », idem, p. 163.

Note de bas de page 14 :

  Ludwig Wittgenstein, Philosophische Grammatik, idem, p. 162 ; pour la traduction française, voir Jacques Bouveresse, « “Le tableau me dit soi-même…”. La théorie de l’image dans la philosophie de Wittgenstein », idem, p. 163. Désormais, la proposition est une image de la réalité si l’on peut employer une image comme une proposition : l’expression « image » n’est « décidément trompeuse » que si elle est prise littéralement, « si on tente de voir dans la proposition une image au sens originel », Antonia Soulez (dir.), Dictées de Wittgenstein à Waismann et pour Schlick I, idem, p. 255.  

Aux problèmes d’interprétation, voire de traduction, s’ajoutent les critiques que Wittgenstein a lui-même formulées, dans la Grammaire philosophique ou dans les Investigations [Recherches]philosophiques11. Au fil des écrits, ce n’est pas tant la comparaison entre la proposition et l’image, à la base des réflexions du Tractatus logico-philosophicus, qui est remise en question : comme le souligne Jacques Bouveresse, si Wittgenstein refuse d’instituer la théorie de la proposition-image en théorie explicative de la proposition, il continue d’y recourir12. C’est plutôt la conception « essentialiste » de la représentation qui est soumise à discussion, dès lors que l’attention accordée au « système de la langue » entraîne un déplacement d’accent en direction de la grammaire, des usages des mots et phrases, aux dépens d’un ancrage historique et social dans la « réalité ». Désormais, Wittgenstein écrit que « “le tableau me dit soi-même” […]. C’est-à-dire, qu’il me dise quelque chose, cela consiste dans sa structure propre, dans ses formes et couleurs »13. Cependant, même dans ce cas, le rapport entre le langage et la réalité n’est pas négligé ; il est reconfiguré : c’est dans la « grammaire du langage » que doit être trouvée « l’harmonie entre la pensée et la réalité »14.

Nous tournant surtout vers le Tractatus logico-philosophicus, nous focaliserons notre attention d’abord sur l’image logique.

Note de bas de page 15 :

 Au sujet de l’isomorphie structurelle, cf. notamment tel passage du Tractatus : « Que les éléments de l’image soient entre eux dans un rapport déterminé présente (stellt vor) ceci : que les choses sont entre elles dans ce rapport », 2.15 ; trad. Gilles Gaston Granger, Paris, Gallimard, 1993, p. 38 ; pour les termes allemands, que nous ajoutons, cf. Tractatus logico-philosophicus. Logisch-philosophische Abhandlung, Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1980 (15. Auflage).

Note de bas de page 16 :

 Tractatus logico-philosophicus, 4.04, trad. Gilles Gaston Granger, idem, p. 55.

On notera, d’entrée, que la « méthode de projection », qui relie l’image à quelque chose d’extérieur à elle – à une situation, selon le Tractatus –, doit préserver une communauté de forme ; elle suppose entre l’image et la situation une isomorphie structurelle15. Pour que l’arrangement ou l’articulation des éléments de l’image mis en corrélation biunivoque avec celui des éléments du fait soit le plus adéquat possible, il faut que l’image ait la même « multiplicité logique (mathématique) »16 que ce qu’elle dépeint.

Dans ce contexte, trois notions, étroitement interreliées, ouvrent ensemble sur la distinction entre les régimes de l’image : celles de ressemblance, d’arbitraire et, enfin, de possible. Nous les questionnerons plus spécifiquement.

2.1. Image et ressemblance

Note de bas de page 17 :

 Tractatus logico-philosophicus, 3, trad. Gilles Gaston Granger, idem, p. 41.

Note de bas de page 18 :

 Tractatus logico-philosophicus, 2.181, trad. Gilles Gaston Granger, idem, p. 40 ; cf. également 2.18, trad. Gilles Gaston Granger, idem, pp. 39-40 : « Ce que toute image, quelle qu’en soit la forme, doit avoir en commun avec la réalité pour pouvoir proprement la représenter (abbilden) – correctement ou non – c’est la forme logique, c’est-à-dire la forme de la réalité ».

Note de bas de page 19 :

 Tractatus logico-philosophicus, 4.012, 4.015, trad. Gilles Gaston Granger, idem, p. 52. Pierre Klossowski traduit le terme allemand « Gleichnis » par « similitude », Paris, Gallimard, 1961, p. 47.

Nous nous attarderons sur la notion de ressemblance, qui appelle à être étendue : si la pensée peut dépeindre la réalité tout en étant privée des « formes » de l’objet que sont l’espace, le temps et la couleur, c’est parce qu’elle est une « image logique des faits »17 (nous soulignons). L’image est appelée « image logique » si « la forme de représentation est la forme logique »18. Enfin, c’est sur la « logique de la représentation » que reposent la capacité d’être image (Bildhaftigkeit) et la possibilité de toute « métaphore » (Gleichnis) du dénoté (par exemple, à travers une proposition-image de la forme « aRb »)19.

Note de bas de page 20 :

 Tractatus logico-philosophicus, 2.182, idem, p. 18 ; trad. Gilles Gaston Granger, idem, p. 40. Au sujet de l’image qui est « aussi une image logique », voir également Jacques Bouveresse, Le mythe de l’intériorité. Expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein, Paris, Éditions de Minuit, 1987, p. 120.  

Note de bas de page 21 :

 Diego Marconi, La philosophie du langage au XXe siècle (trad. Michel Valensi), Paris, Éditions de l’Éclat, 1997, p. 38.

Si la logique fournit l’espace dans lequel la projection est envisageable, on peut fonder une description fine des modes de projection sur les degrés de logicité de l’image. « Jedes Bild ist auch ein logisches. (Dagegen ist z. B. nicht jedes Bild ein räumliches) », écrit Wittgenstein, Gaston Gilles Granger proposant la traduction suivante : « Toute image est en même temps image logique. (Au contraire, toute image n’est pas spatiale) »20. Pour notre part, nous dirons avec Diego Marconi que toute image est « aussi » logique : cette formulation a l’avantage de mettre en avant la distinction entre l’image aussi logique et l’image seulement logique (la pensée)21 ; la ligne de partage est alors fonction de degrés d’abstraction.

2.2. Image et modélisation

Note de bas de page 22 :

 Cf. Notebooks, 1914-1918, Oxford, B. Blackwell, 1961, p. 7 ; cité par Jacques Bouveresse, « “Le tableau me dit soi-même…”. La théorie de l’image dans la philosophie de Wittgenstein », idem, p.153.

Note de bas de page 23 :

 Jacques Bouveresse, « “Le tableau me dit soi-même…”. La théorie de l’image dans la philosophie de Wittgenstein », idem, p. 154.

Note de bas de page 24 :

 Voir Denis Perrin au sujet d’un rapprochement avec la définition mécanique de Hertz, dans Prinzipien der  Mechanik (1894), « Wittgenstein et le clair-obscur de l’image », L’image (A. Schnell dir.), Paris, Vrin, 2007, p. 100.

Précisément, le couple notionnel « arbitraire » / « non arbitraire », au sens où l’entend Wittgenstein, répercute la capacité de symboles conventionnels à abstraire l’image de tout ce qui est « inessentiel », au risque de la ressemblance. Il en va ainsi de l’écriture alphabétique, par opposition à l’écriture pictographique des hiéroglyphes, mais aussi de l’image en sa diversité. À travers les formes de médiation correspondant au tableau, au dessin et au schéma se négocient une stylisation et modélisation croissantes. Ainsi, quand l’image se soumet aux seules contraintes d’une « écriture bidimensionnelle »22, aux dépens des faits temporels, colorés, sonores, etc., elle engage ce que Jacques Bouveresse, établissant une comparaison avec les signes iconiques chez Peirce, appelle la « diagrammaticité »23. Ce que la notion d’image-modèle24 met en avant, c’est sa capacité, non pas d’imitation pure, mais de modélisation à travers la composition d’éléments qui peuvent ne pas être eux-mêmes figuratifs.

2.3. La notion de possible

Sans doute la notion de modèle revêt-elle plus d’importance encore à la lumière de celle de possible, avec laquelle elle se combine. On retiendra que cette dernière met dans le jeu la question de la vérité de la dépiction.

Note de bas de page 25 :

 Tractatus logico-philosophicus, 2.201 et 3.13, trad. Gilles Gaston Granger, idem, pp. 40 et 42. Dans une perspective plus sémiotique (voir infra), nous proposons de traduire « eine Möglichkeit des Bestehens und Nicht-bestehens » par « une possibilité d’existence et de non-existence » ; cf. également Tractatus logico-philosophicus, trad. Pierre Klossowski, idem, p. 33.  

Note de bas de page 26 :

 Tractatus logico-philosophicus, 4.031,trad. Gilles Gaston Granger, idem, p. 54.

Note de bas de page 27 :

 En écrivant dans Grammaire philosophique que dire qu’on voit une table dans une image, c’est caractériser l’image en faisant abstraction de l’existence d’une table « réelle », Wittgenstein en propose une version radicale, idem, p. 165.

Wittgenstein écrit ainsi : « L’image représente la réalité (bildet ab) en figurant une possibilité de subsistance et de non-subsistance d’états de choses », avant d’ajouter plus loin : « À la proposition appartient tout ce qui appartient à la projection ; mais non pas le projeté. Donc la possibilité du projeté, non le projeté lui-même »25. L’important, c’est la capacité de l’image logique à se soustraire aux contingences grâce à la modélisation et à ouvrir ensuite sur l’éventail des possibles restitués. Le sens de la proposition réside alors dans le fait de « figure[r] telle ou telle situation », à travers l’agencement des éléments de la proposition (eine Sachlage zusammenstellen), « à titre d’essai (probeweise) »26. L’image logique ainsi conçue peut rester en deçà de la comparaison avec la réalité, et donc en deçà de l’attribution d’une valeur de vérité : l’image peut « figure[r] (darstellen) ce qu’elle figure, indépendamment de sa vérité ou de sa fausseté, par la forme de représentation (Abbildung) »27.

Note de bas de page 28 :

 Tractatus logico-philosophicus, 4.03, trad. Gilles Gaston Granger, idem, p. 54.

Bien plus, la règle de syntaxe récursive, que l’« arbitraire », précisément, ne respecte pas, est posée au départ de la communication d’un « sens nouveau avec des expressions anciennes »28, de la génération d’un nombre potentiellement infini d’expressions. La créativité est ainsi fonction, d’une part, d’une raréfaction des éléments de la reproduction par soustraction de ce qui est « inessentiel » et d’une mise à nu d’une structure possible et, d’autre part, de l’existence de règles régissant les réarrangements des éléments.

Il semblerait ainsi, pour résumer, que les notions de ressemblance, de modélisation et de possible projettent une grille d’analyse de l’image logique. Nous entourant de précautions, et sans considérer que toutes les propositions se rapportent à la réalité comme des images à ce qu’elles dépeignent, nous nous en autoriserons pour dégager des régimes de l’image, logique, voire non logique.

3. Les régimes de l’image

Nous inspirant de la « théorie de la dépiction » plus librement, et adoptant une perspective sémiotique, nous viserons à déterminer les régimes de l’image doublement : d’abord, à partir de trois modes de la « dépiction » ; ensuite, à la lumière des stratégies énonciatives impliquant un énonciateur et un énonciataire. Ici et là, les réflexions devront déboucher sur une caractérisation plus fine de la démonstration.

3.1. Les modes de la « dépiction »

Eu égard à la distinction entre l’image aussi logique et l’image seulement logique, d’une part, entre l’image logique et l’image figurative, d’autre part, on cherche à dégager trois modes de la « dépiction » se répartissant sur un continuum et attestant, globalement, un mouvement de (dé)logification. On se laisse guider, pour l’essentiel, par les acceptions des termes allemands « vorstellen », « abbilden » et « darstellen », proposant ainsi :

Note de bas de page 29 :

 Sans être en mesure d’établir une correspondance parfaite (voir aussi Denis Perrin, « Wittgenstein et le clair-obscur de l’image », idem, p. 98, au sujet de possibles divergences internes au texte allemand), on proposera le terme « représenter » pour 4.04 : « Am Satz muß gerade soviel zu unterscheiden sein, als an der Sachlage die er darstellt », Tractatus logico-philosophicus, idem, p. 37. Alors que Pierre Klossowski traduit par « représenter » (un état de choses), Tractatus logico-philosophicus, idem, p. 49, Gilles Gaston Granger opte pour le verbe « présenter », Tractatus logico-philosophicus, idem, p. 54.

i) que l’image aussi logique peut représenter (darstellen)une réalité dans l’exacte mesure où elle comporte une composante « imitative » plus importante, au-delà même de la pertinence proprement dite des éléments de l’image29 ; dans ce cas, l’image donne à saisir la réalité plus fidèlement, de manière plus im-médiate, en réduisant au minimum les transformations voulues par la « loi de projection » ;

Note de bas de page 30 :

 Voir, par exemple, Tractatus logico-philosophicus, 2.1514, idem, p. 17 : « Die abbildende Beziehung besteht aus den Zuordnungen der Elemente des Bildes und der Sachen ». Gilles Gaston Granger et Pierre Klossowski traduisent respectivement par « relation représentative » et « relation de représentation » (idem, p. 39 et idem, p. 34).

ii) que l’image aussi logique peut reproduire ou « re-présenter » (abbilden) la possibilité d’un état de choses, en établissant une connexion (Zuordnung) plus abstraite entre les éléments de l’image (et les relations qu’ils tissent entre eux) et ceux de la réalité30 ;

Note de bas de page 31 :

 Voir, par exemple, Tractatus logico-philosophicus, 2.11 : « L’image présente la situation dans l’espace logique, la subsistance et la non-subsistance des états de choses », trad. Gilles Gaston Granger, idem, p. 38.

iii) que l’image seulement logique, qui fait abstraction de tout mode de réalisation particulier (spatial, temporel…) de la structure, en faisant correspondre le plus haut niveau d’abstraction à des relations en général ou à des possibles, « pro-pose » ou présente (vorstellen)31. La médiation modélisante fait que la dissociation entre l’image (logique) et l’impression référentielle est maximale.

Note de bas de page 32 :

 Contre la conception axiomatique de la logique de Frege et Russell, Wittgenstein rejette l’évidence comme critère de la proposition logique ; cf. Tractatus logico-philosophicus, 6.127, trad. Gilles Gaston Granger, idem, p. 102. Les axiomes doivent être « supposés » : cf. Antonia Soulez (dir.), Dictées de Wittgenstein à Waismann et pour Schlick Iidem, p. 106. Cf. aussi Christiane Chauviré : « […] la démonstration mathématique est moins pour Wittgenstein la vérification d’un énoncé portant sur un fait que la détermination d’un sens qui n’existe pas sans elle. Les mathématiques opèrent à un niveau antérieur à celui de l’attribution d’une valeur de vérité : celui de la constitution du sens », Le grand miroir. Essais sur Peirce et sur Wittgenstein, Besançon, Presses universitaires franc-comtoises, 2003, p. 338.   

Quel est alors le statut de la démonstration image(ante) ? Inscrivant la réflexion dans le sillage de celle d’Aristote ou d’Euclide, on a considéré supra qu’à travers des déductions nécessaires, et sans qu’aucun terme étranger soit convoqué, elle « déplie » et « expose » – donne à voir en plaçant sous les yeux – ce qui peut être postulé ou énoncé au départ. À la faveur d’aménagements, on retiendra, ici, le mode de la dépiction propre à l’image seulement logique : plutôt que d’établir une connexion avec un état de choses. la démonstration image(ante) rend compte d’une proposition support en en pro-posant une image possible, voire en signifiant la possibilité d’une image. Eu égard à la question de la « vérité », on notera que selon Wittgenstein, la validité du raisonnement est fonction de la rigueur des déductions32.

3.2. Les stratégies énonciatives : le montrer et le dire

Note de bas de page 33 :

 Tractatus logico-philosophicus, 4.121,trad. Gilles Gaston Grangr, idem, p. 58. Cf. également la traduction de Pierre Klossowski pour aufweisen : « Elle l’exhibe », idem, p. 53.

Note de bas de page 34 :

 L’idée de l’image qui « me dit quelque chose », à travers « ses formes et couleurs », est développée notamment dans Philosophische Grammatik, idem, pp. 26-27. Jacques Bouveresse résume la problématique en ces termes : « Ce que Wittgenstein a dû découvrir à ce moment-là n’est pas tellement que la proposition est une image, mais plutôt que l’image est, ou en tout cas pourrait être, une proposition, que toute image contient une potentialité de sens propositionnel. Bien entendu, il n’a pas pu perdre de vue, même à cette époque, qu’un bon nombre de représentations picturales ne “disent” rien, en tout cas rien qui soit susceptible d’être vrai ou faux. Mais ce qui est important est qu’elles pourraient le faire […] », « “Le tableau me dit soi-même…”. La théorie de l’image dans la philosophie de Wittgenstein », idem, p. 159.

On sait que la proposition-image « montre (zeigt)la forme logique de la réalité. Elle l’indique (weist auf) »33. Franchissant un pas, nous avancerons que l’image ne se contente pas de montrer : elle peut dire aussi34. Deux questions se posent d’emblée à nous : celle des conditions auxquelles elle dit ; celle de l’articulation du montrer et du dire.

Note de bas de page 35 :

 Tractatus logico-philosophicus, 4.022,trad. Gilles Gaston Granger, idem, p. 53.

Note de bas de page 36 :

 Voir notamment une des définitions de l’assertion selon Antoine Culioli : « Au sens strict, assertion s’emploiera chaque fois que l’énonciation porte sur une certitude, c’est-à-dire chaque fois que l’on est en mesure de déclarer vraie une proposition, que celle-ci soit de forme affirmative ou négative, à l’exclusion des autres modalités » (Encyclopédie Alpha, 1968, s.v. ASSERTION).  

À travers le rapport à la vérité, avancera-t-on en réponse à la première question : « La proposition montre (zeigt) son sens. La proposition montre ce qu’il en est des états de choses quand (wenn) elle est vraie. Et elle dit qu’ (sagt daß) il en est ainsi »35. Il semblerait alors que l’assertion, dont la vérité ou la fausseté est un trait caractéristique36, échappe (du moins en partie) à la logification, ce qui se traduit par une contextualisation accrue. Seule l’image qui représente est alors en mesure de dire. Dans ce cas, elle n’est pas seulement « imitative » : elle suppose un sujet (re)construisant la réalité et se l’appropriant.

Note de bas de page 37 :

 Jacques Fontanille, Sémiotique du discours, Limoges PULIM, 2003 (1998).

Plus exactement – et c’est répondre à la deuxième question –, tout porte à croire que la « représentation » correspond à une combinaison du dire et du montrer. Nous visons ainsi à définir les régimes de l’image à partir non seulement des modes de la « dépiction », mais de la gradualité des formes de dosage du dire et du montrer, sans que pour autant le montrer ou le dire correspondent à des termes extrêmes présentant des valeurs plénières. Privilégiant le point de vue sémiotico-énonciatif, nous nous appuyons avec profit sur les modes d’existence des contenus dans le champ de présence de l’énonciateur, tels que les a étudiés surtout Jacques Fontanille37.

Note de bas de page 38 :

 Au sujet de la sémiotique tensive, voir surtout Jacques Fontanille et Claude Zilberberg, Tension et signification, Hayen, Mardaga, 1998 ; voir également Jacques Fontanille, Sémiotique et littérature. Essais de méthode, Paris, PUF, 1999.

Note de bas de page 39 :

 Jean-Claude Coquet, Phusis et logos. Une phénoménologie du langage, Paris, PUV, Université Paris 8, Saint-Denis, 2007, notamment pp. 36-37.

Sur ces bases, nous avancerons que le régime de l’image (déjà figurative) qui représente met en œuvre une énonciation qui attribue aux contenus le mode d’existence « réalisé » : dans les termes de la sémiotique tensive, c’est combiner une zone forte sur l’axe de l’intensité (implication affective, sensible d’une instance d’énonciation) avec une zone forte sur l’axe de l’étendue (qui concerne les manifestations du nombre, de la mesure et l’ancrage dans l’espace et le temps…)38. Les combinaisons du montrer et du dire font qu’à l’isomorphisme structurel (de l’ordre du montrer) s’ajoute la forme prédicative du jugement (de l’ordre du dire, qui peut également produire du nouveau, discursivement, et plus seulement à travers un nouvel arrangement des mêmes éléments). Dans ce cas, l’instance d’énonciation est un sujet au sens où l’entend Jean-Claude Coquet quand, dans une perspective phénoménologique et sémio-linguistique, il n’admet comme tel que l’instance judicative39.

Note de bas de page 40 :

 Jean-Claude Coquet, Phusis et logos, idem, p. 36.

Note de bas de page 41 :

 MathieuMarion, Ludwig Wittgenstein. Introduction au « Tractatus logico-philosophicus », idem, p. 109.  

À l’opposé, le régime de l’image qui présente ou pro-pose élit le mode d’existence « virtualisé » (ou virtuel), seul compatible avec une logification aboutie : en deçà de toute contextualisation, il restitue l’éventail des possibles. Une intensité affective ou sensible et une étendue dans l’espace et le temps faibles sanctionnent le retrait de la composante du dire, au profit du montrer : quand l’image montre d’elle-même, elle met à profit une force ou intensité intrinsèque. L’instance énonciative correspond alors au non-sujet selon Jean-Claude Coquet, c’est-à-dire à une « instance productrice d’un discours où le jugement n’a point de part, par exemple l’instance pré-judicative du phénoménologue »40, à moins que l’on n’ait affaire à son absentification même, comme semble le suggérer Mathieu Marion : « […] Wittgenstein ne fait pas appel à un “sujet pensant”, car il refuse tout rôle à l’intuition […], pour ne conserver que “l’acte de calculer” »41.

Quant à l’image qui reproduit ou re-présente, on dira qu’elle occupe une position intermédiaire ou frontière, qu’il est possible d’inscrire dans une dynamique de la logification ou de la dé-logification, selon la perspective adoptée. D’où une hésitation entre la potentialisation (intensité faible, étendue forte), dès lors que la représentation sert de point de repère en direction d’un renforcement du montrer, et l’actualisation (intensité forte, étendue faible), dans le cas d’une montée vers la réalisation et le dire. L’instance énonciative pourrait correspondre au quasi-sujet, que Jean-Claude Coquet pourvoit de la « quasi-présence du jugement », qu’il s’agisse, selon la perspective, d’un affaiblissement du jugement (potentialisation) ou de son émergence (actualisation).

L’hypothèse qu’on a cherché à vérifier plus haut se confirme : la démonstration logique ou mathématique est de l’ordre de l’image qui présente ou pro-pose. Précisément, selon Wittgenstein, la relation interne entre les propositions qui justifie la preuve mathématique et l’inférence logique se montre à nous. Si tel est le cas, c’est sans doute parce que l’abaissement de l’intensité affective et sensible d’un sujet s’impliquant vivement se solde, comme par contrecoup, par l’advenue à la présence d’une force qui se déploie comme d’elle-même. Dans ce cas, nous venons de le suggérer, l’instance énonciative correspond au non-sujet. Du coup, et contrairement aux régimes de l’image qui re-présente et, a fortiori, qui représente, le destinateur-récepteur n’est pas appelé à participer activement. On dira même que le régime de l’image qui présente ou pro-pose ne présuppose pas la disjonction qui donne forme et existence à une instance énonçante et à son récepteur et fonde leur interaction.

Enfin, eu égard à la textualisation de la démonstration, le Tractatus nous amène à nuancer notre position. Dans un premier temps, la mise en regard de la démonstration et de la description a conduit à considérer la démonstration comme un texte et à lui attribuer une dimension métalinguistique ou métadiscursive. On dira désormais que la démonstration correspond à un pré-texte (virtuel ou virtualisé, un non-texte), plutôt qu’aux formes de textualité par potentialisation/actualisation et par réalisation que mettent en œuvre les régimes de l’image qui re-présente et représente. Certes, elle est pourvue d’une cohésion interne ; cependant, la cohérence, en tant qu’elle prépare sa contextualisation, lui fait défaut. Ensuite, la distinction entre le montrer et le dire permet à Wittgenstein de faire l’économie du métalangage, que réclame aussi la conception axiomatique.

En même temps, en notant dans Investigations philosophiques que « le sujetse montre, ne se dit pas » (nous soulignons), Wittgenstein nous oblige à franchir le pas. En effet, seul le texte sert de support à l’inscription des marques du sujet énonçant. Une question importante surgit alors : à quelles conditions est-il possible de concevoir une démonstration texte répondant à ces exigences ? Une démonstration dotée d’une cohésion interne et d’une cohérence, et qui porte les traces du sujet d’énonciation ?

Note de bas de page 42 :

 Herman Parret, « La mise en discours en tant que déictisation et modalisation », Langages, no 70, 1983, pp. 83-97.

Pour préciser le cadre théorique, nous nous tournerons d’abord vers un article que, partant des Investigations philosophiques de Wittgenstein, Herman Parret consacre à la « mise en discours en tant que déictisation et modalisation »42.

3.3. Démonstration et dé-monstration

Note de bas de page 43 :

 Karl Bühler, Sprachtheorie, Die Darstellungsfunktion der Sprache. [Das Organon-Modell], Iéna, Verlag von Gustav Fischer, 1934 ; cité par Herman Parret, « La mise en discours en tant que déictisation et modalisation », idem, p. 88.

Note de bas de page 44 :

 Pour François Récanati, Alain Berrendonner, Oswald Ducrot ou Henning Nølke, le langage ne consiste pas seulement à dire le monde, mais – à travers diverses classes d’expressions comme les interjections, les adverbes de phrase, différents modalisateurs et connecteurs – à montrer symptomatiquement son énonciation. À ce sujet, voir plus particulièrement Laurent Perrin, « Le sens montré n’est pas dit », L’énonciation dans tous ses états (M. Birkelund, M.-B. Mosegaard Hansen et C. Norén dirs.), Berne, Peter Lang, 2008, pp. 157-187, et « L’énonciation dans la langue. Ascriptivisme, pragmatique intégrée et sens indiciel des expressions », Ironie et un peu plus. Hommage à Oswald Ducrot pour son 80ème anniversaire (V. Atayan et U. Wienen éds.), Francfort, Peter Lang, 2010, pp. 65-85.

Note de bas de page 45 :

 Herman Parret, « La mise en discours en tant que déictisation et modalisation », idem, p. 89.

Traçant la généalogie de l’opposition du dire et du montrer, de Port-Royal à Karl Bühler qui conçoit le discours comme « champ monstratoire »43, Herman Parret opère un déplacement d’accent en direction de ce qui retient l’attention des linguistes : la monstration de l’énonciation44. Dans ce cas, l’accent est mis moins sur l’« exhibition » de la forme logique de la réalité ou la monstration de l’assertion ou véridiction, en tant qu’elle échappe à l’assertion, que sur ce que Benveniste appelle la construction de la subjectivité dans le langage. Herman Parret note ainsi : « L’instance d’énonciation se présente dans la monstration quelque peu à la manière d’un indice peircien : le sujet s’investit dans la monstration »45.

Note de bas de page 46 :

 Herman Parret, « La mise en discours en tant que déictisation et modalisation », idem, p. 89. Distinguant entre quatre stratégies énonciatives, Herman Parret associe le « brayage » au couple « embrayage/débrayage », la « modification (expressivité) » à l’opposition « subjectivation/objectivation », l’« actionnalisation (contractualité ) » au passage de la « performativisation » à la « déperformativisation » et, enfin, la « tension (authenticité) » à la « symbolisation » qui tranche avec l’« ana/cataphorisation », idem, p. 92.

Note de bas de page 47 :

 Cf. Pierre Ouellet, Voir et savoir. La perception des univers du discours, Candiac (Québec), Les Éditions Balzac, 1002, pp. 406-407 : « Cette stratégie énonciative – dont l’effacement des sujets anthropologiques de l’énonciation est le résultat – consiste à déporter la responsabilité énonciative du “je” vers le “nous” (qui unit, dans une même instance coénonçante, l’énonciateur et l’énonciataire), puis vers le “on” (qui désindividualisel’énonciateur pour faire de l’énoncé ou du discours lui-même sa propre instance énonciative : la Science parle), et enfin vers le “il” (qui objective et universalise l’instance d’énonciation en l’identifiant à l’univers des objets du discours ou des événements rapportés : les faits parlent) ». Au sujet de l’« effacement énonciatif », cf. également Alain Rabatel, « L’effacement énonciatif dans les discours représentés et ses effets pragmatiques de sous- et de sur-énonciation », Estudios de Lengua y Literatura francesas, no 14, 2003, pp. 33-61. 

Note de bas de page 48 :

 Herman Parret, « La mise en discours en tant que déictisation et modalisation », idem, p. 91.

Dans ce cadre, la « dé-monstration » selon Herman Parret concerne le passage du sujet au « non-sujet »46, la représentation objectivante qui entraîne, comme dans le discours scientifique, une désinscription du sujet. Le simulacre de la « désénonciation » selon Pierre Ouellet47 relève d’une stratégie énonciative usant de « stratagèmes manipulatoires aptes à faire croire précisément que le discours démonstratif est “neutre” et “objectif” »48.

Note de bas de page 49 :

 « Das denkende, vorstellende, Subjekt gibt es nicht », Tractatus logico-philosophicus, idem, 5.631, p. 90. Albert Shalom note à ce propos : […] si la notion d’image doit être considérée réellement comme le principe essentiel, fondamental, du langage, alors il n’y a plus de place pour des variations subjectives, et le sujet ne peut être qu’une sorte de miroir reflétant, à partir d’une perspective particulière, la réalité environnante », « De la langue comme image à la langue comme outil », Langages, vol. 1, no 2, 1966, p. 100.

Ainsi, au-delà de la présence ou de l’absence de marques de l’énonciation, la démonstration logique et mathématique se distingue de la dé-monstration à travers le statut même de l’instance d’énonciation : alors que la dé-monstration se caractérise par l’effacement des marques de l’énonciation, la démonstration logique et mathématique peut être associée à l’« inexistence » d’un sujet « pensant », qui « présente » (vorstellend)49.

Cela ne nous dispense pas de nous demander à quelles conditions, et vertu de quels aménagements, la démonstration peut elle-même devenir un support textuel d’inscription pour un sujet énonçant qui, dans une situation donnée, cultive l’interaction avec l’énonciataire. L’hypothèse est que la textualisation de la démonstration est rendue possible par le recours à l’image, la figure géométrique. On supposera même que la démonstration texte peut épouser les contours de l’argumentation, au-delà même de l’utilisation de la démonstration dans une argumentation. Il faudra alors cerner le changement de son statut et étudier les modalités de sa reconfiguration. L’enjeu est de taille : si les hypothèses sont confirmées, cela voudra dire que la démonstration par l’image peut être rattachée au régime non plus de la « présentation », mais de la « représentation ».

La réflexion sera organisée en quatre temps. Pour commencer, nous questionnerons la possibilité d’une appréhension sensible de la figure géométrique. Nous essayerons ensuite de montrer à quelles conditions celle-ci peut être considérée comme un texte-énoncé. Dans la foulée, nous scruterons les modalités de son fonctionnement à l’intérieur d’une pratique de type argumentatif. Nous terminerons en montrant que la prise en compte de ses propriétés plastiques ouvre de nouvelles perspectives.

4. La démonstration par l’image

4.1. L’expérience de la démonstration

La démonstration par l’image a-t-elle un fondement sensible ? On envisagera la figure géométrique à la lumière du schéma et du schème, étudiés notamment par Jean-François Bordron et Pierre Ouellet.

Note de bas de page 50 :

 Jean-François Bordron ajoute : « Le schème est avant tout une règle de construction ou procédure. Comme telle, une règle procédurale fournit la généricité. En même temps, elle ne produit, à chacun de ses usages, que du particulier », « Schéma, schématisme et iconicité », Protée, vol. 21, no 1, 1993, pp. 11-12.

Note de bas de page 51 :

 Jean-François Bordron, « Schéma, schématisme et iconicité », idem, p. 13.

Note de bas de page 52 :

 Pierre Ouellet, « Le don des formes. Schématisme et actes perceptifs », Protée, vol. 21, no 1, 1993, pp. 15-24.

Jean-François Bordron reconnaît au schème la capacité de concilierl’« incontestable généricité de l’idée de triangle formulée par Descartes » avec l’« incontestable individualité de toute représentation telle que l’avait notée Berkeley »50. Au fondement du sens (de l’intentionnalité) du schéma, lui-même en lien avec les catégories de l’actantialité et du jugement, le schème suppose un sujet sensible, notamment celui de la deixis spatiale et temporelle grâce auquel des « séries » (temporelle et spatiale) se détachent du « chaos sensible »51. Comme le souligne également Pierre Ouellet52 en partant de la polysémie des mots « schème », « schéma » et « schématisation » dans la théorie sémiotique d’inspiration greimassienne, le schématisme concerne les conditions spatio-temporelles auxquelles émergent à la fois les phénomènes proposés à une expérience sensible et perceptive et leurs représentations sémiotiques et métasémiotiques. Précisément, la schématisation donne à voir les morphologies spatio-temporelles qui sous-tendent tant l’expérience sensible d’états de choses plus ou moins contingents que la représentation symbolique, la structuration logico-conceptuelle abstraite.

Ainsi conçus, le schème et le schéma font toucher le point même où doivent à la fois être pensées l’articulation des ressources des langages symboliques avec les modes d’apparition phénoménale, celle de la catégorisation avec une appréhension sensible. En déport des opérations intellectuelles impliquées dans la déduction gouvernée strictement par des règles et des conventions, les morphologies spatio-temporelles de la figuration géométrique donnent accès aux configurations propres à une expérience perceptivo-cognitive et sensible.

Note de bas de page 53 :

 Cf. (http://www.palais-découverte.fr/index.php?id=858) : Dans un triangle rectangle, le carré de l'hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés : a² + b² = c².
Idée 1: deux parallélogrammes qui ont la même base et la même hauteur ont aussi la même aire ;
Idée 2 : lorsqu'on déplace une figure, son aire ne change pas ;
Idée 3 : si une figure est dilatée ou contractée dans un facteur k, son aire est multipliée par k² ;
Idée 4

On retiendra en guise d’exemple rapide les enchaînements proposés en ligne de figures géométriques en couleur et « animées », qui fournissent six démonstrations à partir du théorème de Pythagore53 : la permanence et le changement chromatique, mais aussi le devenir de formes qui se chevauchent, apparaissent et disparaissent, se substituant les unes aux autres en produisant une impression de « fondu enchaîné », entraînent une sensibilisation du sujet au mouvement dans l’espace-temps. Celui-ci produit l’impression d’une co-rythmie à la base d’un « sentir avec » dans le maintenant de la sensation et de la perception, où se nouent intimement au présent le passé récent de l’image qui s’efface et le futur proche de celle qui s’ébauche.

4.2. La démonstration par l’image : du texte à la pratique

À quelles conditions la figure géométrique peut-elle être considérée comme un texte ? Ensuite, comment le texte est-il pourvu d’un contexte ?

Note de bas de page 54 :

 Cf. Jacques Fontanille, « Textes, objets, situations et formes de vie. Les niveaux de pertinence du plan de l’expression dans une sémiotique des cultures », La transversalité du sens. Parcours sémiotiques (J. Alonso et alii dirs.), Paris, PUV Saint-Denis, 2006, et Jacques Fontanille, Pratiques sémiotiques, Paris, PUF, 2008. Globalement, Jacques Fontanille étudie le passage des signes aux textes, des textes aux objets, des objets aux pratiques, des pratiques aux stratégies et, enfin, des stratégies aux formes de vie.

Pour rendre compte des modes de saisie de la figure géométrique, nous proposons de considérer les niveaux pertinents du plan de l’expression tels que les conçoit Jacques Fontanille54. Ils permettent, en effet, de rendre compte de l’articulation des unités minimales (signes ou figures) – des éléments matériels et sensibles – avec le texte-énoncé, qui les intègre et leur fait correspondre des formes de contenu et des systèmes de valeurs, du texte-énoncé avec l’objet-support et avec la pratique qui héberge le texte au titre d’une des composantes qui y cohabitent.

Note de bas de page 55 :

 Jacques Fontanille, « Textes, objets, situations et formes de vie. Les niveaux de pertinence du plan de l’expression dans une sémiotique des cultures », idem, p. 218.

Soit d’abord le texte. Il se caractérise, avons-nous dit dans un premier temps, par sa cohésion interne et sa cohérence, qui le prédispose à une adéquation avec l’usage attendu. La définition du texte-énoncé que propose Jacques Fontanille met davantage l’accent sur la solidarité du plan du contenu avec celui de l’expression : « Un “texte-énoncé” est un ensemble de figures sémiotiques organisées en un ensemble homogène grâce à leur disposition sur un même support ou véhicule (uni -, bi- ou tri-dimensionnel) […] Globalement, le texte-énoncé se donne à saisir, du côté de l’expression, comme un dispositif d’inscription, si l’on accepte d’accorder à “inscription” une vaste extension »55.

Note de bas de page 56 :

 L’expression appartient à Éric Landowski, que Jacques Fontanille cite dans « Textes, objets, situations et formes de vie. Les niveaux de pertinence du plan de l’expression dans une sémiotique des cultures », idem, p. 222.

Note de bas de page 57 :

 Cf. Jacques Fontanille, Sémiotique des pratiques, Paris, PUF, 2008, pp. 26-27.

Note de bas de page 58 :

 Voir notamment Ruth Amossy (dir.), Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, Lausanne, Delachaux & Niestlé, 1999. Voir Ekkehard Eggs au sujet de l’articulation du logos (dont relève la démonstration selon Aristote), avec l’ethos et le pathos : « […] le logos convainc en soi et par soi-même indépendamment de la situation de communication concrète tandis que l’ethos et le pathos sont toujours liés à la problématique spécifique d’une situation et, surtout, aux personnes concrètes impliquées dans cette situation », « Ethos aristotélicien, conviction et pragmatique moderne », idem, p. 45. On notera que selon Dominique Maingueneau, « l’ethos se montre, il ne se dit pas », idem, p. 77.

Ensuite, le texte-énoncé ou l’objet-support peuvent être appréhendés au sein d’une pratique. La mise à contribution de celle-ci a le mérite de proposer une « sémiotisation du contexte »56, en mettant l’accent sur l’entre-jeu de l’ensemble des composantes d’une « scène » prédicative : le texte et son support, des éléments de son environnement, un ou plusieurs procès, des actants pourvus de rôles modaux, passionnels…57. La pratique, qui intègre le texte, est responsable, dira-t-on, de sa contextualisation. On mesure alors le chemin parcouru depuis la démonstration logique ou mathématique : la figure géométrique est au moins prise dans une interaction entre énonciateurs ; concrètement, le cadre de la pratique peut accueillir, échanger et (re)distribuer les manifestations d’un faire croire qui vise à emporter l’adhésion de l’énonciataire ; en plus du logos dont dépend la démonstration aristotélicienne, il peut orchestrer la circulation d’« images de soi » chargées de faire connaître l’ethos des sujets impliqués58. Dira-ton que, grâce à la figure géométrique, la démonstration peut être de type argumentatif ? C’est aux travaux de Jean-Blaise Grize qu’on demandera une mise en regard de la démonstration logique et de l’argumentation.

4.3. Démonstration et argumentation

Note de bas de page 59 :

 Jean-Blaise Grize, Logique et langage, Paris, Ophrys, 1990, p. 65.

Depuis la fin des années 1960, Jean-Blaise Grize cherche à rendre compte de l’argumentation en opposant à la logique formelle les « opérations de pensées » indissociables d’« activités discursives »59.

Note de bas de page 60 :

 Jean-Blaise Grize, « Le point de vue de la logique naturelle : démontrer, prouver, argumenter », L’argumentation aujourd’hui. Positions théoriques en confrontation (M. Doury et S. Moirand dirs.), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 38. Les « propositions » de la démonstration sont à distinguer des « énoncés » : « […] (on ne voit jamais figurer dans une démonstration des expressions comme “sans doute” ou “je pense” par exemple) », idem, p. 38.

Note de bas de page 61 :

 Jean-Blaise Grize, « Le point de vue de la logique naturelle : démontrer, prouver, argumenter », idem, p. 37.

Note de bas de page 62 :

 Jean-Blaise Grize, « Le point de vue de la logique naturelle : démontrer, prouver, argumenter », idem, p. 36.

Certes, il définit la démonstration comme « une suite ordonnée de déductions qui se présentent sous forme de propositions dont chacune implique la suivante », avant de souligner que dans ce cas, « aucune proposition n’apporte une information qui n’est pas contenue dans les précédentes », qu’une « démonstration n’agit que sur le statut des propositions, [qu’]elle les fait passer de la contingence à la nécessité. C’est ce que marquait bien la façon scolaire de les présenter : P. En effet… Donc P. On part de P et on arrive à P »60. Sans surprise, la démonstration scientifique relève ainsi de la « logique-système », qui est un « calcul », plutôt que de la « logique-procès », qui se manifeste à travers des discours61. Il n’est pas anodin que l’absence ou la présence de la contextualisation, qui autorise, voire appelle l’interaction entre sujets, soit érigée par Jean-Blaise Grize en critère distinctif : « On peut alors dire que démontrer est le déroulement d’un calcul qui est conduit sous les yeux du spectateur, tandis qu’argumenter se présente comme une activité de discours entre les acteurs, à laquelle le spectateur participe […] »62. En même temps, il énonce – au moins indirectement – les conditions d’une contextualisation de la démonstration.

Note de bas de page 63 :

 Jean-Blaise Grize, « Le point de vue de la logique naturelle : démontrer, prouver, argumenter », idem, pp. 37-38.

Note de bas de page 64 :

 Jean-Blaise Grize, « Le point de vue de la logique naturelle : démontrer, prouver, argumenter », idem, p. 39.

Ainsi, les couples qu’il décline – le concept et la notion, la déduction et l’inférence, le calcul et la preuve – projettent la grille à travers laquelle peuvent se vérifier le changement de statut de la démonstration et l’infléchissement de sa pratique. En effet, promouvoir la notion au détriment du concept, c’est opter pour la logique-procès qui utilise autant les « dénotations » (que Jean-Blaise Grize appelle « concepts ») que les « désignations » (liées à la référenciation) : si la notion inscrit en creux la participation de l’énonciataire, c’est parce qu’elle « reste liée aux référents que désignent les signes-mots […] »63. Ensuite, la distinction entre le concept et la notion fonde celle entre la déduction et l’inférence : contextuelle, celle-ci met à profit une double ouverture, vers les « préconstruits culturels partagés par les interlocuteurs » et vers les « aspects nouveaux au sein de la situation »64. Enfin, il faut user de preuves qui emportent l’adhésion en alliant la conviction avec la persuasion. L’efficacité du discours démonstratif est tributaire également de la vraisemblance, plutôt que de la vérité interne au raisonnement.

Poursuivant le raisonnement de Jean-Blaise Grize, on dira donc que la contextualisation doit répondre à une triple exigence : le basculement du concept vers la notion, qui a une portée référentielle ; la mise sous l’accent de l’inférence, qui est sensible aux variations contextuelles ; enfin, le recours à la preuve, qui est indissociable de l’action exercée sur l’énonciataire.

Tel serait donc le cadre théorique d’une pratique de type argumentatif. Nous ajouterons qu’un usage interactionnel de la figure géométrique passe par une temporalisation et une spatialisation. La sémiotisation du temps, qui atteste la prise en main du sujet, peut s’opérer en deux temps : par ordonnancement chronologique et par sélection du moment présent. La transformation du « pré-texte » (logique) en textualité réalisée et l’interaction avec celle-ci peuvent ainsi être le fait d’une narrativisation débrayante qui transforme les étapes du raisonnement en stations d’un parcours où se déploient les relations topochronologiques de nature ana/cataphorique ; l’intérêt, c’est que la mise en perspective débrayante introduit du battement – le risque et la possibilité de la bifurcation – dans ce qui apparaît d’abord régi de part en part par une modélisation théorique construite de manière logico-déductive. Par ailleurs, dans une situation d’énonciation donnée, le sujet peut opter pour une déictisation embrayante.

D’un côté, la temporalisation entraîne un affaiblissement du lien de nécessité interne qui régit les chaînes de déductions. Contre le culte de l’apodicticité, le discours démonstratif assigne un rôle central au questionnement et au choix. Plus largement, le passage du savoir devoir être au savoir pouvoir être ouvre la voie à l’évaluation, à une éthique, voire à une esthétique (qui permet, par exemple, de statuer sur l’élégance de la démonstration). De l’autre, la déictisation embrayante extrait une composante de la démonstration, l’isole et la référe au sujet d’énonciation.

Note de bas de page 65 :

 Pour Chaïm Perelman, l’argumentation se distingue de la démonstration par son caractère non contraignant, Le Traité de l'argumentation. La nouvelle rhétorique, écrit en collaboration avec Lucie Olbrecht-Tyteca, 1ère édition, Paris, PUF, 1958.    

À quelles conditions est-il alors permis d’envisager une continuité entre la démonstration logique ou mathématique et une pratique de type argumentatif ? Les travaux de Stephen Toulmin, pour lequel la rationalité du discours fait dépendre la validité d’un énoncé de celle de prémisses, en vertu de règles admises dans une communauté donnée, semblent nous y encourager ; Perelman paraît l’interdire65. On dira que le devenir de la démonstration implique un nouveau mode de connaissance : prise en charge par une pratique de type argumentatif, elle cherche à emporter l’adhésion de l’énonciataire à travers une mise en scène de la validation de l’énoncé.

Note de bas de page 66 :

 Voir Nelson Goodman, Langages de l’art. Une approche de la théorie des symboles, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1990.

Note de bas de page 67 :

 Nelson Goodman, Langages de l’art, idem, pp. 280-281.

Pour rendre compte de ce changement de statut, l’usage métaphorique des notions d’« interprétation » (au sens musical du terme), d’« exemplification » ou d’« exécution » selon Nelson Goodman66, peut être éclairant. Globalement, le cheminement qui fait passer de la démonstration image logique ou mathématique à la démonstration textualisée et contextualisée est alors conçu sur le mode de l’« exécution » qui, en « exemplifiant », déborde la « partition » proprement dite. Goodman écrit ainsi : « Une exécution musicale exemplifie et exprime aussi normalement bien des à-côtés de l’œuvre ou de la partition. On peut dire par ellipse que l’œuvre exemplifie une propriété si celle-ci est exemplifiée par toutes les exécutions de l’œuvre. Mais ceci se produira rarement, puisque les propriétés exemplifiées non prescrites par la partition ne sont pas constitutives et peuvent varier librement d’une exécution à l’autre […] ». Et il ajoute plus loin : « […] en dépit de la définition des œuvres par des partitions, l’acte d’exemplifier ou d’exprimer au moyen d’une exécution tout ce qui dépasse la partition fait référence dans un système sémantiquement dense, et pose un problème d’ajustement infiniment fin »67.

On voit mieux, désormais, en quoi la démonstration par la figure géométrique relève du régime de la représentation. La complexité de l’interprétation (au sens musical du terme) résulte, dirons-nous, de la combinaison du montrer avec le dire : d’une part, l’interprétation relève de la « traduction » et elle est monstrative ; d’autre part, elle semble impliquer un dire assertif : si la démonstration textualisée et contextualisée « interprète » la démonstration logique ou mathématique, il est probable que non seulement elle redéfinit le rapport à la connaissance, mais qu’elle ajoute du sens.

4.4. Les lectures « représentationnelle », esthésique et esthétique

Note de bas de page 68 :

 La question rejoint celle de la « fidélité » de l’exécution musicale à la partition. Selon Nelson Goodman, l’exécution peut être plus ou moins « convenable » : « […] “convenable” ne peut vouloir simplement dire “concordant avec la partition”. La propriété en question est plutôt une concordance avec les instructions supplémentaires qui peuvent être ou non verbales, être imprimées au fil de la partition, ou données tacitement par la tradition, de vive voix, etc. », Langages de l’art, idem, p. 280.  

Note de bas de page 69 :

 Au sujet des traits visuels « pertinents », cf. Odile Le Guern, « L’en deçà et l’au-delà de la signification. Entre sens et signification : de la composante esthétique à la lecture des motifs et de leur mise en discours », L’image entre sens et signification (A. Beyaert-Geslin dir.), Paris, Publications de la Sorbonne, 2006, p. 170.  

Que les figures géométriques puissent apporter du « nouveau », au-delà même de l’exécution « convenable »68, un ultime déplacement d’accent le soulignera davantage. Au-delà ou en deçà de la contextualisation proprement dite, on s’attardera sur les traits visuels non directement « pertinents »69 qui font que la figure géométrique peut résister à une intégration dans le texte-énoncé de la démonstration et dans une pratique de type argumentatif : le détail contingent, non constitutif du texte démonstratif, ou encore le changement chromatique et l’animation de l’image, soumise aux variations de tempo et de tonicité, s’ils sont considérés en eux-mêmes et pour eux-mêmes.

Note de bas de page 70 :

 Nelson Goodman, Langages de l’art, idem, pp. 205-207.

Note de bas de page 71 :

 Nelson Goodman, Langages de l’art, idem, p. 273.

On mettra dans le jeu le diagramme selon Nelson Goodman, dont la réalité est complexe. D’abord, il peut revêtir une triple forme : analogique ou graphique, quand, par exemple, « chaque point sur la courbe […] a sa propre dénotation » ; digitale, quand la courbe « joint simplement tous les points numérotés pour souligner une tendance, les points intermédiaires sur la courbe [n’étant] pas des caractères du schéma » ; mixte, quand un modèle à l’échelle est « analogique eu égard aux dimensions spatiales mais digital eu égard aux matériaux »70. Ensuite, le « schéma diagrammatique » se distingue du « schéma imagé » sur la base du rejet ou du maintien de certains traits jugés contingents dans le premier cas, constitutifs dans le deuxième71.

Note de bas de page 72 :

 Cf. Nelson Goodman : « Alors qu’il existe une ligne au moins théoriquement nette entre schéma denses et articulés, parmi les schémas denses la différence entre le représentationnel et le diagrammatique est une question de degré ». À la faveur d’une différence syntaxique, on peut alors « faire des diagrammes de montagnes, et des images de battements de cœur », Langages de l’art, idem, p. 273.

Note de bas de page 73 :

 Si l’on suit Nelson Goodman, l’esthétisation passe par l’attribution d’une « densité » à la fois syntaxique (du côté du signifiant) et sémantique, les degrés de la saturation syntaxique étant fonction de la mise à contribution plus ou moins strictement poursuivie des détails au plan de l’expression, Langages de l’art, idem.

D’où un dernier ensemble de questions : dans quelle mesure la figure géométrique se prête-t-elle, telle le fragment d’électrocardiogramme cité par Nelson Goodman, à une lecture schématique, certes, mais « imagée », « représentationnelle », c’est-à-dire particulièrement dénotationnelle72 ? Mais aussi, à quelles conditions une prise en considération des propriétés plastiques de la surface matérielle conduit-elle à une suspension des traits visuels « pertinents » au niveau figuratif ? Enfin, en quoi est-ce favoriser une lecture « esthétique »73 ?

Pour montrer en quoi les variations chromatiques et les changements de forme contrôlent les voies de passage entre la « diagrammaticité » et les lectures « représentationnelle », mais aussi esthésique et esthétique, on distinguera deux paliers.

D’une part, la co-construction (par l’énonciateur et l’énonciataire) d’une représentation plus ou moins iconique d’un mode d’organisation intelligible peut passer par une fictionnalisation déconnectée du contexte, qui bouscule les habitudes cognitives et perceptives. Le schéma, dira-t-on d’abord, n’apporte rien de nouveau ; il se contente de faire voir que les phénomènes et les représentations symboliques et épistémiques sont sous-tendus par des formes communes. Au contraire, l’attention portée aux propriétés plastiques des figures géométriques serait au départ d’une réinvention des rapports de consécution et de causalité entre les images, au profit de configurations inédites.

Par ailleurs, il se peut non seulement que le « co-sentir » endigue l’attribution de formes communes à une « réalité » phénoménale et à une représentation de concepts : il arrive que le tempo rapide de la succession des images ou l’assaut des couleurs rendent inopérant l’exercice de l’attention perceptive ; le producteur/récepteur est alors happé par ce qu’il voit, emporté dans un tourbillon qui, à l’encontre d’une aspectualisation unifiante présupposant un sujet et un objet qui s’interdéfinissent, débouche sur un pur « ressenti de présence ».

Note de bas de page 74 :

 Au sujet du « ressenti esthétique », voir notamment Marie Renoue, Sémiotique et perception esthétique, Limoges, PULIM, 2001.

Quant à l’évaluation esthétique à laquelle sont proposées les configurations inédites, elle peut s’appuyer sur le « ressenti esthétique »74 qui tient à l’« isomorphisme » entre les formes que revêt la configuration géométrique et celles qu’emprunte l’état modal et passionnel du sujet.

Conclusion

Au terme de ces investigations, on dira que la réflexion sur la démonstration a permis de distinguer deux statuts et usages. Si la démonstration logique image(ante) fait se dérouler une chaîne de déductions, présentant, dépliant et exposant une proposition support, la démonstration par l’image ouvre d’autres perspectives : d’une part, elle rappelle que le schéma et le schème donnent une forme commune à la fois à des phénomènes et des états de choses et à des représentations symboliques et épistémiques, autorisant des expériences sensibles, perceptives et cognitives ; d’autre part, elle invite à considérer les conditions auxquelles la textualisation du pré-texte construit de manière logico-déductive et sa contextualisation peuvent être appréhendées dans le cadre d’une pratique de type argumentatif ; enfin, elle jette les bases non seulement d’une co-construction fictionnelle, mais d’une esthétisation.

Surtout, ce qu’on a vérifié ainsi, au fil des étapes qui ont conduit de la démonstration conçue comme un modèle de type logico-déductif à la démonstration par l’image textualisée, contextualisée et esthétisée, c’est la capacité de l’image (scientifique) à épouser différents régimes et à endosser différentes fonctions. On espère avoir montré que de la présentation, qu’on a associée à la démonstration image(ante), à la re-présentation et à la représentation, à laquelle on a rattaché la démonstration par l’image, se négocient et s’éprouvent des combinaisons variables du montrer (que les choses se rapportent ou peuvent se rapporter les unes aux autres, et à un état de choses, d’une certaine manière) et du dire (assertif) : des combinaisons elles-mêmes à l’origine de la production et de la mise en circulation des valeurs.

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