Introduction
La démonstration comme un ballon captif

Anne Beyaert-Geslin

CeReS, Université de Limoges

Index

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Mots-clés : démonstration, image

Auteurs cités : James Mac Allister, Françoise BASTIDE, Noëlle Batt, Jean-François BORDRON, Christiane CHAUVIRÉ, Lorraine Daston, Gilles DELEUZE, Maria Giulia DONDERO, Francis ÉDELINE, Paolo FABBRI, Jacques FONTANILLE, Peter Galison, Nelson GOODMAN, Félix GUATTARI, Bruno LATOUR, Peter Weibel, Steve Woolgar, Claude ZILBERBERG

Plan
Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 « Techniques de transformation, transformations des techniques » à Liège, les 23-24 octobre 2008 ; « Camoufler le visible, exhiber l’invisible », à Venise les 18-19 décembre 2008 ; « Peut-on (doit-on) définir l’image scientifique », à Strasbourg les 4-5 juin 2009 ; « Visualisation et mathématisation », à Liège les 3-4 décembre 2009 ; « L’argumentation dans l’image scientifique/L’image scientifique dans l’argumentation », à Venise les 16-17 avril 2010. A ce programme « in » s’ajoute un programme « off » : Journée interne au CeReS-Limoges, 13 juin 2008 ; Colloque L'image dans le discours scientifique : statuts et dispositifs de visualisation, Centre international de sémiotique et de linguistique d'Urbino, 19-20 et 21 juillet 2007 ; Journée pédagogique « Image et recherche scientifiques », IUFM du Limousin, 9 juin 2010 ; Journée d’étude « Cartes et territoires » au Centre du livre d’artiste de Saint-Yrieix-la-Perche, 15 mai 2010.

Note de bas de page 2 :

 Ce colloque a réuni, les 4-5 novembre, Catherine Allamel-Raffin, Noëlle Batt, Jean-François Bordron, Farid Boumediene, Marion Colas-Blaise, Maria Giulia Dondero, Francis Edeline, Mohammed El Ganaoui, Yves Jeanneret, Bruno Leclercq, Vivien Lloveria, Odile Le Guern, Renata Mancini, Alvise Mattozzi, Laurence Meslin, Tiziana Migliore, Bernard Pateyron. L’intégralité des interventions sera publiée, comme celle des journées précédentes, dans la revue Visible.

De 2008 à 2010, un programme financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR) a réuni, autour du Centre de Recherches Sémiotiques de Limoges, les équipes de sémioticiens de Liège, Venise et Catherine Allamel-Raffin, philosophe des sciences de l’université de Strasbourg. Le programme intitulé Images et dispositifs de visualisation scientifiques entendait soumettre les images scientifiques à l’étude sémiotique afin d’améliorer, par la confrontation des genres et des statuts d’images, la capacité d’expertise en sémiotique visuelle. Organisée sous forme de journées d'étude « tournantes » par les différentes équipes1, ce programme européen s’est achevé en novembre par le colloque de Limoges intitulé Images et démonstration scientifiques2. Ce dossier, qui restitue quelques propositions faites dans le cadre de ces journées finales n’est au demeurant qu’un fragment car il ne livre qu’un aperçu des discussions limousines et a fortiori, de la réflexion générale autour de l’image scientifique. Mais ce fragment n’empêche pas une certaine ambition panoramique parce qu’en se situant à la fin du parcours, le dossier permet de faire converger quelques lignes maîtresses et de nouer, autour de la notion de démonstration, les principaux points d’inflexion de la réflexion collective.

Note de bas de page 3 :

 Lorraine Daston & Peter Galison, Objectivity, The MIT Press, 2007.

Note de bas de page 4 :

 Jacques Fontanille, Le « réalisme » paradoxal de l’imagerie scientifique, Visible n° 5 L’image dans le dispositif scientifique : statuts et dispositifs de visualisation (MG Dondero et V. Miraglia dirs), 2009, pp. 191-199 et « L’imagerie scientifique. Questions sémiotiques », site de l’Association italienne de sémiotique, G. Marrone dir., http://www.ec-aiss.it/pdf/fontanille_2_5_07.pdf

En toute première approximation, la notion de démonstration doit être considérée dans sa diversité, rapportée à la diversité des images et des techniques scientifiques, et située vis-à-vis d’une histoire de l’objectivité scientifique comme celle que relatent Daston et Galison3. Ces auteurs décrivent trois âges de la production scientifique. Le premier, qui domine aux 17e et 18e siècles, est déterminé par la fidélité à la nature. Le travail du scientifique vise alors à dégager une vérité universelle, un « type », à partir de la diversité des données empiriques observables a l’œil nu. L’objectivité ainsi comprise est le fait d’un savant éclairé, capable de voir les types, qui travaille en collaboration avec un artisan-graveur capable de les « faire voir » : c’est la « double vue ». La seconde période, qui débute au 19e siècle, correspond à l’« objectivité mécanique ». Il ne s’agit plus alors de découvrir des types universels mais au contraire de reproduire des entités particulières sans intervention humaine ou subjective : c’est la « vue aveugle ». La troisième période, celle de l’imagerie, entreprend de dépasser l’observation par l’exploration4 afin de livrer, sur des savoirs et des hypothèses, des images construites par les mathématiques. A ce stade, les images réclament le jugement d’un expert capable d’interpréter les données brutes.

Note de bas de page 5 :

 Jean-François Bordron, « Le niveau sémiologique des images dans l’enquête scientifique », Visible 6 Techniques de transformation, transformations de techniques (M-G Dondero et A. Moutat dirs.), Limoges, Pulim, 2010, p. 58.

A chaque étape les images témoignent de pratiques différentes : ce sont des dessins, des photographies puis une imagerie. Mais elles réfèrent aussi à des conditions épistémiques distinctes puisqu’en s’acquittant de la correspondance avec le visible, la troisième période engage une « vérité » qui doit être référée à ce qui est construit par la visualisation. Le critère retenu n’est plus la ressemblance (relation transitive) avec un objet du monde mais la cohérence (relation intransitive) du plan d’expression élaboré, ce que Bordron restitue par la différence entre l’image horizon et l’image écriture5. La périodisation de l’image scientifique amène ainsi à redéfinir la relation sémiotique afin de situer et circonscrire l’objet à observer.

Note de bas de page 6 :

 Ce paradoxe a été souligné par Bruno Latour & Peter Weibel, Iconoclash, Beyond the image, Wars in science, religion and art, ZKM, MIT Press, 2007.

Le rapport à la « vérité » se conçoit en outre sous l’angle de l’authenticité. La photographie et son objectivité mécanique souscrivent à l’acception juridique du terme et considèrent l’image comme authentique en l’absence d’interférence, en l’occurrence de retouche. Avec l’imagerie, cette conception devient caduque puisque la visualisation construit au contraire une épaisseur d’images et sollicite l’intervention du scientifique qui la soumet à la mathématisation. Dans ce cas, loin d’être considérée comme une interférence, la quantité d’images participe au contraire à la validation du fait scientifique : plus les interventions sont nombreuses, plus le fait scientifique est établi6.

Note de bas de page 7 :

 Françoise Bastide et Paolo Fabbri, « Les procédures de découverte », Actes sémiotiques Bulletin, VIII, n° 3, mars 1985.

Note de bas de page 8 :

 Françoise Bastide, « La démonstration » (en page de garde : « Analyse de la structure actantielle du faire-croire »), Actes sémiotiques, Documents, III, n°28, 1981, pp. 7-8.

A chacun de ces stades, la démonstration se laisse en tout cas décrire comme une découverte7 qui, comme l’ont indiqué Bastide et Fabbri : « met en évidence des propriétés ou des phénomènes non vus, qu’ils soient invisibles sans l’artifice d’une expérience particulière ou qu’ils n’aient pas encore été découverts (ou rendus clairs) faute d’une expérience appropriée »8.

Note de bas de page 9 :

 Cette capacité de certaines images scientifiques comme les cartes à « mettre le monde sous les yeux » a été développée notamment dans Anne Beyaert-Geslin, « Stratégies cartographiques », Visible 10, à paraître.

La notion de découverte suffit à complexifier la relation sémiotique puisqu’elle s’effectue à l’intérieur d’une relation intersubjective, vis-à-vis d’un énonciataire qui en évalue la validité. Elle suppose donc une relation de communication qui mobilise différents modèles de démonstration en fonction du destinataire car, selon qu’elle s’adresse à la communauté scientifique ou au public de la vulgarisation, la démonstration ne recourt ni aux mêmes images ni aux mêmes arguments. Les vues d’artistes sont, par exemple, réservées au grand public qu’elles s’efforcent, non de convaincre, mais de persuader en tirant profit de l’évidence perceptive du visuel9. Cependant la relation de communication doit être comprise, au-delà de la symétrie destinateur/destinataire, comme une construction sociale située dans une époque donnée et vis-à-vis d’une communauté.

Note de bas de page 10 :

 Bruno Latour et Steve Woolgar, La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, Paris, La découverte, 1988.

Note de bas de page 11 :

 B. Latour et S. Woolgar, La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, idem, p. 74.

Une assertion scientifique étant déclarée vraie dès lors qu’elle n’est plus discutée10, elle suppose un consensus communautaire, une acceptation partagée qui dépend tout à la fois de l’autorité de l’énonciateur, de la confiance et du niveau de compétence du destinataire. Dans la relation ainsi établie, un faire savoir (conviction) et un faire croire (persuasion) rencontrent donc un pouvoir savoir et un pouvoir croire si bien que la démonstration, s’appuyant sur cette dialectique modale, stabilise un certain accord, un équilibre des connaissances dans une communauté qu’elle fait exister par cet exercice véridictoire. Faisant un pas supplémentaire, on pourrait suggérer que la démonstration vise, non pas cette agitation modale mais au contraire, un apaisement de la controverse et l’effacement du jeu des modalités qui indique précisément que le fait scientifique est établi. La démonstration entend ainsi faire céder les dialectiques modales devant l’être du fait et faire être. Dit autrement, à la façon de Latour et Woolgar11 « Tout ce qui va de soi a fait l’objet de controverse ».

Note de bas de page 12 :

 Bruno Latour et Steve Woolgar, La vie de laboratoire, La production des faits scientifiques, La découverte, traduction française, 1996 (1979), p. 141.

La démonstration est nécessairement socialisée, négociée, tout comme la preuve est négociée. Comme la preuve satisfait la toute première condition de l’apparition du sens selon Saussure, la différence, elle fait écart parmi les grandeurs mises en place. Conformément à sa traduction anglaise, elle s’impose alors à l’attention telle une « évidence ». En d’autres cas, elle exige d’être extraite des profondeurs du discours. Elle peut alors être rejetée comme un « bruit de fond sans importance »12 ou être reconnue, investie d’une valeur de preuve : c’est une « forme évaluée » (Husserl). En l’absence de reconnaissance, au lieu de se rencontrer autour de cette preuve présentifiée, le chercheur et sa communauté tournent autour et se tournent même autour sans se rejoindre. Se construisant sur la notion de négociation, la démonstration mobilise le schéma de l’épreuve de la sémiotique narrative.

Note de bas de page 13 :

 Claude Zilberberg, Eléments de grammaire tensive, Limoges, PULIM, 2006.

Elle se laisse en outre approcher par les modes d’efficience de Zilberberg13 car sa visée reste de faire survenir le fait scientifique et d’imposer son évidence comme un évènement. Lorsqu’elle « saute aux yeux », la preuve inverse l’ordre de la présence puisqu’elle semble préexister à la démonstration. Le fait scientifique subit alors cette modalisation aléthique caractéristique des chefs d’œuvre qui doivent être et « n’auraient pas pu ne pas être ». Le fait scientifique qu’on vient pourtant de construire semble alors avoir toujours était là, tapi dans son espace où il attendait tranquillement d’être dévoilé.

Cette entrée en matière suffit à montrer la multiplicité de la démonstration et à esquisser quelques axes structurants. Outre les transformations des pratiques et des formes de vie, la démonstration varie selon les instances en présence et la communauté visée, selon les domaines scientifiques (l’astrophysique ou la biologie, par exemple), les technologies envisagées (l’IRM ou la radiographie) et même selon son intentionnalité car l’image scientifique peut selon le cas viser la construction d’une connaissance, entreprendre l’établissement d’un fait ou une vérification, comme dans le diagnostic médical ou l’expertise des bagages de la sécurité aéroportuaire, deux domaines dont l’éloignement suffit à révéler l’étendue d’un champ d’application de l’image scientifique et sa diversité. En dépit de la multiplicité des opérateurs de diversification, un modèle général semble pouvoir être proposé.

Un prototype de la démonstration

Quel serait ce prototype ? D’abord, dans la mesure où nous avons envisagé une dialectique modale entre deux instances, la démonstration ressortit au domaine de la signification dont elle emprunte les principes séminaux. Elle témoigne ainsi du mouvement de l’intentionnalité textuelle et, comme il s’agit d’une relation de communication, d’une direction donnée par une intention de signification.

La démonstration témoigne en outre d’une expansion de la signification. La démonstration explique, c’est-à-dire qu’elle augmente, déploie ou déplie une idée dans une étendue, qui se manifeste par un syntagme constitué par plusieurs images mises bout à bout. Une image seule suffit-elle à démontrer ou faut-il au moins lui associer un discours latéral ? Cette restriction quantitative met en jeu le principe expansif de la démonstration.

Note de bas de page 14 :

 Voir notamment Gilles Deleuze, « Faille et feux locaux », L’ile déserte et autres textes, Textes et entretiens 1953-1974, Minuit, 2002, pp. 217-225.

Note de bas de page 15 :

 Voir les journées d’étude organisées à Venise, en avril par Paolo Fabbri, Alvise Mattozzi et Tiziana Migliore, « L’argumentation dans l’image scientifique/L’image scientifique dans l’argumentation ».

Les images mises bout à bout ne sont qu’une sélection d’images isolées parmi d’autres possibles puis ordonnées en fonction de l’intentionnalité de la démonstration. C’est donc le plan de l’expression de chaque image considérée comme un argument, l’organisation globale du syntagme, de même que la relation locale que chaque image entretient avec la suivante qui déterminent le sens de la démonstration, comme le montre avec une acuité particulière l’imagerie des laboratoires qui agence, en une chaîne d’images, des données provenant de différents instruments de visualisation. Plus précisément, la démonstration se laisse décrire comme une énonciation fragmentaire et les images elles mêmes comme des fragments qui dérivent  l’un vers l’autre en marquant le sens de la démonstration. Le terme deleuzien de dérivation14s’impose ici à l’attention pour marquer la force modale d’un courant qui entraîne, comme mu par une intentionnalité cachée, l’argumentation vers sa visée finale. Sans doute serait-il possible d’extraire ce fragment de la suite ordinale et de le faire dériver vers un autre fragment. On mobiliserait alors les notions de distance et de décentrement pour voir comment le nouveau rapport infléchit le cours de la démonstration et exige une compensation dans la dérivation. Les figures rhétoriques qui permettent de convaincre et de persuader l’interlocuteur étant prises en compte15, il convient de se concentrer sur l’organisation de ces images-arguments, la dérivation des fragments selon l’ordre nécessaire imposé par la démonstration.

Note de bas de page 16 :

 Jean-François Bordron, « Le niveau sémiologique des images dans l’enquête scientifique », ibidem.

Sous quelles conditions la démonstration peut-elle établir un fait scientifique ? Pour les images scientifiques contemporaines, la « vérité » ne saurait être envisagée comme une conformité à un objet du monde naturel mais se conçoit plutôt comme une « rectitude du dire », selon l’heureuse expression de Bordron16. Nous l’avons déjà souligné. Dans ce cas, avant tout sens moral, ladite « rectitude » renvoie à une image spatiale, à une linéarité qui nous autorise à décrire la démonstration comme une ligne, un alignement d’arguments, en l’occurrence un alignement d’images-arguments. Cette forme schématique peut même être précisée : c’est une ligne droite. Ni diagonale ni courbe, deux formes qui fausseraient dès l’abord sa validité.

La rectitude doit être associée à une densité qui préserve l’alignement de toute faiblesse interstitielle. La démonstration construit ainsi une totalité stable et insécable qui pourra être considérée comme un objet solide disponible pour une réutilisation ultérieure. Les fragments dérivent tous ensemble vers la preuve pour viser la totalisation et construire l’objet solide.

Un autre gage d’efficacité de la séquence ainsi constituée tient à la congruence des images. Celles-ci témoignent certes d’une cohérence globale mais doivent surtout être « en phase » les unes avec les autres et parfaitement ajustées, ce qui renvoie à l’idée d’une continuité isotopique : quelque chose de constant se conserve de bout en bout. Les images scientifiques construisent ainsi un segment « comptant pour un » mais qui conserve en mémoire la multiplicité de toutes les dérivations possibles, de tous les rapports potentiels laissés en suspens.

Note de bas de page 17 :

 Jacques Fontanille et Claude Zilberberg, Tension et signification, Liège, Mardaga, 1998.

Réalisée en tant qu’unité indivisible, la démonstration offerte à l’interprétation s’avère alors traversée par des accentuations, des intensités distribuées sur l’étendue susceptibles de mobiliser, à côté des approches rhétoriques ou pragmatiques, une description tensive17. Avec les critères d’intensité et d’étendue, on pose en outre les fondations d’un rythme, d’un tempo de la démonstration réglé sur l’espacement des arguments.

L’image dans la démonstration

Note de bas de page 18 :

 Cité par Christiane Chauviré, L’oeil mathématique, essai sur la philosophie mathématique de Peirce Paris, Editions Kimé, 2008, p. 186.

Une démonstration se laisse donc décrire comme un alignement d’images déterminé par la densité et la congruence. Pourtant, ces caractéristiques séminales risquent de nous induire en erreur en occultant les propriétés sémiotiques des images elles-mêmes. En effet, celles-ci ne sont pas des arguments comme les autres car elles ont la capacité de mettre le monde sous les yeux, la présence apparaissant comme une possibilité logique. Peirce souligne cette propriété : « Il y a une assurance que l‘icône fournit au plus haut degré. A savoir que ce qui est déployé sous l’œil de l‘esprit - la forme de l‘icône, qui est aussi son objet – doit être logiquement possible »18.

Relire les propositions de Peirce et les commentaires de Chauviré, suffirait à nous convaincre que la monstration vaut déjà pour une démonstration et engagerait à envisager un lien spécifique entre l’iconicité et la scientificité parce que Peirce associe explicitement les équations mathématiques à l’image. L’image démontre pour autant qu’elle met sous les yeux et, cette possibilité comprise, il n’y aurait qu’un pas à faire pour, la tenant pour quitte de toute nécessité de convaincre, lui assigner la capacité de persuader. La démonstration exemplifie les deux acceptions de l’argumentation : d’un côté, elle donne des arguments rationnels et de l’autre, tirant profit de l’évidence perceptive du visuel, elle persuade d’une vérité en lui donnant consistance.

Persuader et séduire

Note de bas de page 19 :

 Mac Allister, Beauty and revolution in science, Cornell University press, Ithaca and London, 1996

Note de bas de page 20 :

 « Si la nature nous conduit à des formes  mathématiques d’une grande simplicité et d’une grande beauté, nous ne pouvons pas nous empêcher de penser qu’elles sont vraies et livrent un état original (genuine feature) de la nature », observe par exemple Heisenberg. J. Mac Allister, Beauty and revolution in science, idem, p. 91.

Note de bas de page 21 :

 J. Mac Allister, Beauty and revolution in science, ibidem.

Cette capacité à faire croire par la présence ne se départit pas d’une force de séduction. Le plan de l’expression de l’image ou le syntagme que forment les images peut être redevable d’un jugement esthétique qui suffit à emporter l’adhésion et à faire être ce qui est donné à voir. L’idée a été développée par l’historien des sciences Mac Allister19. Il montre comment les critères d’évaluation des théories évoluent dans le temps et observe qu’entre deux formules ou hypothèses équivalentes, la préférence de la communauté scientifique ira toujours à celle qui satisfait un point de vue esthétique. La beauté envisagée ici essentiellement selon des critères de symétrie et de simplicité, serait donc un critère fondamental dans la validation et la diffusion d’une théorie scientifique. Mac Allister fait en outre le lien entre jugement esthétique et épistémique pour montrer qu’au vingtième siècle, de nombreux scientifiques sont convaincus qu’une belle théorie est forcément vraie20. Il semble par exemple que des facteurs esthétiques aient largement contribué à imposer la structure de l’ADN de James Watson et Francis Crick, un commentaire de l’époque indiquant que « la structure était trop jolie pour ne pas être vraie (too pretty not to be true)»21.

Note de bas de page 22 :

 Susan Condé, La fractalité dans l’art contemporain, traduction française de Charles Penwarden, La Différence ed., 2001.

Note de bas de page 23 :

 Cette dépendance est donnée par le titre de l’ouvrage de Jean-Pierre Changeux, Raison et plaisir, éditions Odile Jacob, 1992.

Dans la continuité de ces réflexions, il conviendrait de se demander si la théorie des fractals de Mandelbrot ne tire pas une part de son autorité et de sa popularité de la beauté de son modèle qui, comble de la reconnaissance esthétique, a inspiré un groupe d’artistes22. Mais sans mettre en cause la pertinence de la recherche historique de Mac Allister, on pourrait reformuler la question. S’ils sont considérés comme des critères du jugement esthétique pour les scientifiques convoqués par l’historien, la simplicité et la symétrie sont avant tout des gages d’efficacité du modèle, qui se prête ainsi à la conceptualisation et à la mémorisation, ce qui le rend aisément compréhensible et diffusable. Ceci nous amènerait à convenir que le jugement esthétique consacre la rationalité d’une proposition. Rationalité et beauté ne se laissent en tout cas pas aussi aisément séparer et se présentent plutôt sous un rapport de causalité mutuelle23. Dans cette optique, la participation de l’esthétique à l’évaluation des théories ne saurait être comprise comme un reniement de la rationalité mais comme une légitimation de la rationalité d’une démonstration par une sorte de bon sens diagrammatique.

Note de bas de page 24 :

 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1991, p. 191.

Note de bas de page 25 :

 Gilles Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, 2002 (1981), p. 92.

Note de bas de page 26 :

 G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1991, p. 191.

Note de bas de page 27 :

 G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ? idem, p. 192

Note de bas de page 28 :

 Le réalisme n’est pas « affaire d’un quelconque rapport constant ou absolu entre une image et son objet mais d’un rapport entre le système de la représentation employé dans l’image et le système servant de norme ». Nelson Goodman, Langages de l’art, Une approche de la théorie des symboles, traduction française par Jacques Morizot, Hachette, 1990 (1968), p. 64.

Mais Mac Allister propose surtout une relecture de l’histoire de la science moderne à partir des modèles esthétiques, ce qui inspire une seconde leçon. En effet, l’attractivité de certains modèles esthétiques nous incite à traiter les démonstrations comme des images -nous venons d’ailleurs de les décrire comme des images en y voyant une topologie et une éidétique. La production des démonstrations scientifiques, comme celle des images, mobilise effectivement des modèles, de même que l’interprétation de ces démonstrations s’appuie sur des modèles disponibles. Or pas plus que le peintre ne peint sur une toile blanche, le scientifique ne démontre sur une page blanche mais manipule des clichés préexistants, qu’il faut, comme l’expliquent Deleuze et Guattari, d’abord « effacer, nettoyer, laminer, même déchiqueter pour faire passer un courant d’air issu du chaos (..) »24. Cette créativité chaotique ressortit au diagramme tracé par le peintre Francis Bacon pour agrandir la bouche du pape et « faire surgir la figure improbable »25 mais elle appartient aussi au poète qui « fend l’ombrelle fabriquée par l’opinion » pour faire passer « un peu du chaos libre et venteux »26. En plusieurs endroits et par différentes métaphores, Deleuze (avec ou sans Guattari) décrit la créativité du chaos qui permet de se battre « contre les « clichés » de l’opinion »27. Mais cette description pourrait nous égarer parce qu’elle semble incriminer la mauvaise volonté d’une opinion qui, loin de ne pas vouloir voir la nouveauté, ne peut simplement pas la comprendre parce que la relation de communication est compromise. D’un côté, l’embrasement par le chaos permet de récuser l’adhésion tacite qui transforme la négociation en collusion et renvoie cette négociation à son exigence épistémique. Mais d’un autre côté, nous nous référons pour aborder le monde à nos habitudes perceptives et admettons comme réaliste une représentation qui concorde avec le système servant de norme28. On mesure ainsi la difficulté de la démonstration qui, pour se faire comprendre, doit s’appuyer sur des clichés qui entachent dès l’abord la vérité et compromettent la « rectitude du dire ».

Note de bas de page 29 :

 Voir notamment Maria Giulia Dondero, « L’indicialité de l’image scientifique : de la constitution de l’objet à sa manipulation », Visible 6 Techniques de transformation, transformation de techniques, idem, pp. 91-108.

Note de bas de page 30 :

 Nelson Goodman, Langages de l’art, idem.

Note de bas de page 31 :

 Gilles Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, La Différence ed. 2002, p. 95.

Note de bas de page 32 :

 Il s’agit de l’une des quatre mentions du diagramme faites par Deleuze, qui l’aborde également, et pour des acceptions très différentes, à partir de Foucault et de Peirce commenté par Jakobson (avec Félix Guattari). On se reportera pour ces différentes  acceptions à la remarquable introduction de Noëlle Batt, « L’expérience diagrammatique, un nouveau régime de pensée », Penser par le diagramme de Gilles Deleuze à Gilles Chatelet, TEL n° 22, Presses universitaires de Vincennes, 2004, pp. 5-28.

Mais une autre propriété est révélée par les images d’astrophysiques qu’il faut considérer comme des prototypes de l’image scientifique contemporaine. Comme l’a montré Dondero29, celles-ci s’assemblent sous forme de chaines d’inscription qui transportent la référence d’un point de départ à un point d’arrivée selon la finalité de la visualisation. La séquence démonstrative a donc deux entrées si bien que, d’un côté, les modèles diagrammatiques pourront être appliqués aux mesures et aux hypothèses faites pour d’autres objets tandis que de l’autre côté, il est toujours possible de revenir à la densité, de l’explorer à nouveau pour former de nouvelles hypothèses. Du coup, loin d’être orientée dans le sens de l’allographie comme on peut le penser de prime abord, la démonstration en astrophysique traduit un va-et-vient entre autographie et allographie. Elle autorise à la fois un mouvement ascendant pour retourner à la densité autographique qui est le creuset de l’information et un mouvement descendant pour accompagner la prise de distance diagrammatique, introduire l’image dans sa lignée et anticiper sur des transpositions, des images et des pratiques à venir. En remontant l’histoire de la séquence démonstrative et en inclinant vers son futur et l’application à d’autres objets, la démonstration emprunte le mouvement dialectique du diagramme qui, selon l’acception de Goodman30, contient le modèle perceptif de l’objet mais, selon celle de Deleuze31, anticipe une production à venir à laquelle il offre de nouvelles « possibilités  de fait »32. La démonstration procède à une traduction mathématique et diagrammatique, un côté tourné vers le particulier et l’idiosyncrasie, l’autre côté tourné vers la communauté et le partage.

Si la démonstration efficace peut être pratiquée dans les deux sens, vers l’autographie ou l’allographie vers l’histoire ou le devenir et du local au global, c’est qu’elle présente deux versants qui inclinent de même vers les deux instances en présence, le destinateur et le destinataire, vers soi et vers le partage. C’est un point qu’il faut encore examiner.

Le versant du destinataire donne à la démonstration le sens d’une rhétorique dont les données visent la conviction ou la persuasion. La démonstration apparaît alors comme une interface dans la négociation avec la communauté. Le versant du destinateur considère en revanche ces données comme des hypothèses ayant une valeur heuristique. Les deux versants de la même séquence valident une preuve qui prend elle aussi un sens rhétorique ou heuristique, à la fois preuve pour l’autre et preuve pour soi. Si l’on voit bien l’intérêt du versant rhétorique, on pourrait se demander pourquoi l’énonciateur a besoin d’une démonstration et d’une preuve tournée vers lui. C’est parce que l’image scientifique est une représentation, et même une représentation particulièrement volage.

La démonstration pour tenir les images

Note de bas de page 33 :

 Une typologie est proposée par Jean-François Bordron, « Le niveau sémiologique des images dans l’enquête scientifique », ibidem. Une autre ici-même par Francis Edeline.

Tout d’abord, il faut considérer la diversité des images scientifiques. Loin de se satisfaire d’une conception figurative, c’est-à-dire mimétique, celles-ci montrent des relations (équations physiques), des concepts (schèmes et diagrammes), des actions (schémas et plans) ou des catégories (images abstraites)33. Lorsque celles qui sont produites aujourd’hui montrent un objet (images figuratives), elles ont fait le choix d’une certaine technologie conçue comme un moyen d’accès à une certaine distance située hors du visible. En même temps qu’une technologie et une image, on choisit de rendre visible un monde possible parmi toute une gamme de mondes possibles. Mais un déplacement doit être pris en compte car certaines de ces images d’objet ne montrent pas l’objet lui-même mais l’expérience de l’objet. C’est le cas des vues d’artiste qui suggèrent ainsi l’être-au-monde de l’objet hors de portée. Ce rapide tour d’horizon suffit à montrer que la démonstration tient ensemble des images ayant des statuts extrêmement variés, qui explorent divers aspects de la connaissance maintenus ensemble brièvement, le temps de construire le chemin vers l’objet et de le saisir. En les tenant serrés, la démonstration maintient le rapport dialectique entre les images qui restituent les différents niveaux d’organisation de l’objet.

La démonstration apparaît alors comme un moyen d’accéder à ce monde hors de portée, comme une façon de tenir ce « visible sauvage » en respect. Elle retient l’objet de connaissance alors qu’il ne cesse de vouloir repartir dans son monde, de retourner à son altérité, à son étrangeté. Il faut donc le tenir au bout d’un fil, comme on retient un ballon gonflable. En le tenant ainsi en respect, on peut à la fois remonter le fil de la démonstration pour atteindre cet objet volage et le prendre en main mais aussi le transmettre à la communauté, toujours avec son fil. Conserver la démonstration, c’est conserver l’objet avec le fil qui lui donne accès.

L’image du ballon gonflage conservé avec son fil, qui prend dans cette introduction l’allure d’une vue d’artiste amène à discuter la notion de représentation. Etudier l’image scientifique lorsqu’on est un sémioticien plus accoutumé aux images artistiques permet de dépasser certains présupposés de ces univers de sens et de comprendre ce qu’est une représentation.

Note de bas de page 34 :

 Nelson Goodman, Langages de l’art, p. 64.

Une image ne montre pas seulement les propriétés de l’objet qu’elle représente mais aussi des propriétés qui indiquent comment regarder cet objet. A l’appui de cette proposition, il suffirait de se référer à Goodman34 pour qui une représentation n’est jamais un « enregistrement naïf » du monde mais restitue toujours un état du savoir sur le monde, une épistémè et des savoirs scientifiques qui ont déterminé notre façon de faire les images. Disant cela, nous reconnaissons une dimension « méta » à la représentation qui s’analyse, se commente elle-même et exemplifie notre rapport au monde.

Note de bas de page 35 :

 B. Latour et S. Woolgar, La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, idem, p. 76 et sv.

Note de bas de page 36 :

 « Le fait scientifique « relève d’une entité indépendante qui, en raison de son extériorité, ne peut être modifiée à volonté et n’est pas susceptible de changer, sous quelque rapport que ce soit », B. Latour et S. Woolgar, La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, idem, p. 178.

Cette caractéristique est encore plus vraie dans l’image scientifique qui montre toujours à partir d’un certain choix technologique en instaurant une dialectique entre le plan d’expression stabilisé et le choix technologique dont il procède, entre l’énoncé et l’énonciation. Mais un pas supplémentaire pourrait être fait pour décrire un mouvement dialectique allant vers la stabilisation progressive du fait scientifique. Dans un premier temps, la démonstration établit le lien entre l’un et l’autre pour que l’objet reste « encadré par son monde » mais elle fait bientôt oublier le cadre technologique pour que l’objet visuel s’autonomise et s’établisse comme un fait. Le contexte technologique n’est alors plus qu’un implicite. Latour et Woolgar ont décrit ce mouvement dialectique en montrant comment il participe à l’établissement des faits scientifiques35 décrits comme des entités indépendantes définies par l’extériorité36 qui s’isolent ainsi dans leur monde.

Mais ce mouvement dialectique pourrait également contenir la genèse de la production de la connaissance. Lorsque nous formons des hypothèses, nous leur construisons toujours un cadre référentiel qui obéit à certaines exigences heuristiques tout autant qu’à des exigences éthiques vis-à-vis d’une communauté. Lorsque l’hypothèse est validée par un consensus et que la rencontre s’est faite, le cadre référentiel peut être virtualisé et, s’il est conservé, c’est essentiellement pour des raisons éthiques, par égards pour les pairs. Nous effaçons alors les traces de la production et le résultat apparaît comme un objet suffisamment solidifié pour être réemployé en tant qu’argument. Associé à d’autres arguments, il construit le cadre d’émergence d’un autre objet solide.

Ainsi décrite, la démonstration apparaît comme l’unité de base qui permet de décrire la pratique individuelle du chercheur et de mesurer son chemin. La démonstration aspectualise la pratique, c’est-à-dire qu’elle la transforme en une ligne dont chaque argument dérive vers un résultat. Elle produit un objet solide qui pose déjà les fondements d’une autre démonstration, dérive donc déjà vers une autre et décrit, in fine, une trajectoire de vie individuelle où elle distribue des intensités et des rythmes dessinant un tempo.

Comment les images participent-elles aux stratégies et aux tactiques démonstratives ? Quel rôle y tiennent les images-arguments et les images-preuves ? Comment s’articulent-elles pour assurer, par l’alignement nécessaire des figures rhétoriques et des références, la « rectitude » de la démonstration ? Les auteurs réunis pour ce dossier répondent à ces questions en sémioticien mais mobilisent aussi les ressources de la linguistique et de la pragmatique et, de façon plus essentielle, des mathématiques et de la logique.

Marion Colas Blaise s’attache plus précisément à distinguer les démonstrations logiques et mathématiques des démonstrations par l’image. Catherine Allamel-Raffin se concentre sur la preuve et évalue la valeur probatoire des images dans un article produit dans le domaine de l’astrophysique.

Jean-François Bordron s’interroge sur la nécessité même de l’image et, considérant l’iconicité mimétique comme un cas très particulier, sur le rôle de l’image dans la théorie scientifique.

Maria Giulia Dondero considère l’image scientifique comme un « terrain d’expérimentation » qui permet de faire émerger les hypothèses au cœur de la démonstration et transforme le parcours d’expérimentation en parcours de démonstration.

Francis Edeline se concentre sur l’évolution intersémiotique de l’image scientifique, considérant que celle-ci n’apparaît jamais seule mais, bien qu’elle ne soit qu’un maillon d’une chaîne, permet de faire transiter par le visuel même « ce qui n’est pas visuel ».

En bon mathématicien et historien des mathématiques, Bruno Leclercq se concentre sur l’idéographie mais pour mettre en lumière le caractère visuel de la démonstration mathématique où l’intuition l’emporte sur la déduction. Il considère les preuves en tant qu’images et, à la suite de Wittgenstein, montre comme l’idéographie « montre des choses » qu’elle « ne dit pas ».

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