Quelques réflexions préliminaires en vue d’une sémiotique des sons

Jean-François Bordron

CeReS, Université de Limoges

https://doi.org/10.25965/as.2832

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : catégorisation, manifestation, perception, son

Auteurs cités : Henri BERGSON, Louis HJELMSLEV, Edmund HUSSERL, William James, Charles Sanders PEIRCE, Pierre Schaeffer, Erwin Straus

Plan
Texte intégral

1- Plans d’immanence

Notre projet est de faire une recherche sur les phénomènes sonores avec les méthodes et les conceptions théoriques de la sémiotique. Je voudrais pour cette raison présenter quelques réflexions préliminaires, non seulement pour exposer les difficultés de l’entreprise, mais aussi pour montrer dans quelle mesure les sons peuvent être compris comme des productions sémiotiques.

La première difficulté est de définir l’objet de notre recherche. Il ne suffit pas de dire qu’il existe des phénomènes sonores comme les bruits des villes, les cris des animaux, les claquements de porte. Les trois mentions précédentes désignent le son par sa source, ce qui revient d’une part à le contextualiser fortement, d’autre part à ne pas le décrire en lui-même avec des catégories descriptives autonomes. Là se trouve l’un des problèmes fondamentaux qu’il faut chercher à résoudre.

A ces deux contraintes vient s’ajouter le fait que les sons ainsi nommés paraissent indépendants de la perception qui les accueille mais aussi, dans une large mesure, les configure. Comme l’a enseigné Pierre Schaeffer, il existe des types bien différents d’écoute de telle sorte qu’il semble peu pertinent de décrire un son par sa seule analyse physique. La perception par ailleurs n’est pas statique. C’est une action, donc une dynamique dont le profil n’est pas nécessairement linéaire.

Il faut en outre remarquer que nous étudions le plus souvent les sons sur la base d’enregistrements donc d’un travail que l’on peut comparer à une production esthétique. Dans une certaine mesure, les sons enregistrés sont abstraits en cela qu’ils présupposent une certaine sélection dans l’environnement sonore. Mais ils sont aussi des constructions puisqu’ils n’existeraient pas sans tout un arsenal technique grâce auquel le preneur de son manifeste plus ou moins des intentions, des habitudes, un style.

Toutes ces raisons font qu’il est nécessaire de construire, en vue d’une analyse, un plan d’immanence qui exige de ne comporter que des phénomènes comparables, même s’ils sont distribuables en plusieurs niveaux d’organisation.

Quel que soit le choix fait pour répondre aux difficultés précédentes, il nous faut d’abord dire ce qui peut nous autoriser à qualifier un son de phénomène sémiotique.

2- Un point de départ phénoménologique

Si le son que nous devons analyser n’existe que dans le contexte d’une perception, il semble tout d’abord que la première voie d’accès vers lui doive être de nature phénoménologique. C’est l’option que Pierre Schaeffer a suivie dans une large mesure et sur laquelle nous reviendrons plus loin. En quel sens la perspective sémiotique est-elle comparable à celle issue de la tradition phénoménologique ? Ces deux démarches sont en réalité entremêlées depuis leur origine. On trouve chez Peirce à la fois une sémiotique, dont il est largement le fondateur, et ce qu’il nomme une « phanéroscopie ». Dans la tradition saussurienne, en particulier chez Hjelmslev, on rencontre une conceptualité souvent proche de celle de Husserl, en particulier en ce qui concerne la théorie des dépendances structurales. Par ailleurs, bien des développements actuels de la sémiotique se réclament explicitement de la phénoménologie. Mais il ne s’agit pas ici de défendre une option théorique particulière. Nous voulons plutôt montrer pourquoi la question de la perception, et plus spécialement celle de la perception sonore, conduit inévitablement à une certaine fusion entre les deux démarches. Elle résulte sans doute du fait que nous devons problématiser simultanément l’apparaître du son dans la perception et sa manifestation comme sens. Essayons de comprendre pourquoi il se pourrait qu’il s’agisse au fond de la même chose.

Note de bas de page 1 :

 Nous verrons que la notion d’objet, difficile à éviter, est cependant problématique.

Comment décrire la perception qui nous conduit par exemple à tourner la tête vers une émission sonore ? Si le son entendu relève d’une musique classique, la mélodie porte en quelque façon notre écoute. Un son brutal, une explosion par exemple, va surprendre notre perception et lui imposer une certaine contrainte, bien différente de celle de la mélodie. Dans d’autres cas, une succession de sons sera difficile à suivre par manque de structure d’accueil pour notre écoute. C’est quelquefois l’impression que peut produire la musique électro-acoustique. Ces exemples schématiques invitent à penser que l’acte d’écoute peut être de différentes natures et que cette nature peut changer selon ce qui est proposé par le son lui-même, par son mode de manifestation. Il semble ainsi qu’une dialectique subtile gouverne ce qui est au fond une rencontre entre deux actes, l’un provenant de l’objet1 sonore, l’autre du sujet, comme s’ils devaient s’ajuster ensemble dans une co-énonciation. Nous pouvons ainsi être tout autant justifiés à dire qu’il y a quelque chose qui demandait à être entendu, que de croire qu’il y a quelque chose que nous avons cherché à entendre. L’objet sonore que nous tentons de concevoir se présente donc comme l’ajustement sans cesse changeant entre deux dynamiques et non comme un objet au sens ordinaire du terme dont il faudrait simplement constater l’existence. Si la sémiotique musicale a eu recours fréquemment à la narratologie, c’est sans doute moins parce que la musique serait en elle-même narrative que parce que notre rapport à elle construit des récits comme mode d’ajustement entre ses sonorités propres et notre écoute.

Bergson disait que la perception est un commencement de liberté. C’est sans doute la définition la plus profonde que l’on puisse en donner car elle ouvre un problème plutôt que de l’enfermer dans une définition. Quelle différence y a-t-il en effet entre percevoir un son et y réagir ? Si la conséquence d’un son quelconque était, pour un sujet, une simple variation dans son comportement moteur, il ne serait pas nécessaire qu’il le perçoive au sens strict. Il suffirait que le son ait sur lui une efficace causale quelconque, comme il peut en avoir une sur un robot ou un simple appareillage. La perception ajoute quelque chose à la causalité de la nature, ce que Bergson appelle un commencement de liberté et que l’on peut tout aussi bien nommer un début de sens. Cet ajout est en même temps une soustraction car il opère une sélection. Examinons maintenant comment une description de la perception, et non seulement de l’objet perçu, peut être envisagée.

3- Les quatre écoutes de P. Schaeffer

Note de bas de page 2 :

 Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1966, 1977.

Pierre Schaeffer2 a distingué quatre types d’écoute qu’il est utile de rappeler pour notre propos.

La première, qui est sans doute la plus difficile à définir, est ce qu’il appelle « ouïr ». Elle représente au fond le fait le plus banal car elle ne suppose rien de particulier, aucune attention spéciale, aucune attitude du sujet ni aucun style de l’objet. Il se passe simplement quelque chose entre nous et le monde par la voie des sons et nous entendons, sans plus.

La seconde est « l’écoute ». Il s’agit de tendre l’oreille vers un son qui joue un peu le rôle d’un indice. On peut supposer que la perception s’accompagne d’un raisonnement implicite qui nous dit que l’écoute doit être maintenue, prolongée, parce qu’il y a quelque chose à entendre, le son lui-même ou ce dont il est la manifestation. L’écoute implique déjà un scénario relativement complexe généré par une tension interne à la perception.

L’écoute possède une variante intéressante que Schaeffer nomme « l’écoute réduite ». L’origine de cette notion est clairement phénoménologique puisqu’il s’agit d’une reprise de l’opération fondamentale de la réduction. Elle consiste en une volonté de décrire le son pour lui-même, en mettant entre parenthèses notre croyance au fait qu’il existe ou non quelque chose dont ce son est l’expression. La réduction suppose qu’il existe une légalité interne aux phénomènes, ici aux phénomènes de perception. La réduction n’est pas une tentative pour décrire le son en lui-même, ce qui n’aurait guère de sens, mais pour décrire la structure interne propre à l’apparaître du son dans une perception. L’apparaître n’est bien sûr pas une illusion, une apparence, mais un mode de manifestation. L’écoute réduite est donc une tentative pour accéder à la structure intentionnelle de la perception sonore sur laquelle nous reviendrons.

Note de bas de page 3 :

 E. Straus, Du sens des sens, traduction G. Thines et J.P. Legrand, Grenoble, Jérôme Millon, 1989.

Le troisième type d’écoute est nommé par Schaeffer « l’entendre ». Entendre implique une sélection à l’intérieur du champ perceptif. On peut par exemple essayer de distinguer un son particulier à l’intérieur du bruit général d’une ville. L’opération fondamentale est celle du détachement, de la sélection. Elle dépend d’un acte du sujet et par là introduit à l’intérieur de la perception des structures modales (« vouloir » et « pouvoir », en particulier). Elle se distingue par là de l’écoute réduite qui dépend essentiellement d’une structure intentionnelle et a surtout une vocation cognitive. De plus, l’entendre crée un volume et donc un espace. Il faut distinguer des plans, des distances qui aident à repérer ce que l’on cherche. La dimension de l’espace, que l’on peut supposer toujours présente, est ici fondamentale. Selon E. Straus3 la perception commence toujours par une distanciation. C’est sans doute la caractéristique fondamentale de l’entendre.

Le quatrième régime d’écoute est dite « le comprendre » ou encore « l’écoute sémantique ». On peut la rattacher à des valeurs, par exemple des valeurs esthétiques. Mais l’écoute sémantique consiste aussi en des reconnaissances de structures mélodiques, rythmiques, et suscite sans doute des réminiscences de tout ordre. On peut être tenté de voir dans l’écoute sémantique un commencement de sémiotisation de l’expression sonore. Mais il nous semble qu’en réalité la sémiotisation appartient aux quatre régimes d’écoute, chacun faisant apparaître un problème particulier de la construction du sens.

4 - Le problème de l’individuation.

Les régimes d’écoute que nous venons de présenter brièvement mettent en valeur un certain nombre d’attitudes fondamentales propres à la perception des sons. Il nous semble cependant qu’une certaine ambiguïté demeure quant à ce qui est mis en jeu dans une écoute. P. Schaeffer parle d’objets musicaux ou d’objets sonores, ce qui est sans doute légitime. Si l’on cherche à isoler un phénomène du flux de l’expérience il est dans une certaine mesure nécessaire de le constituer en objet. Il y a là une exigence cognitive et expérimentale. Mais la notion d’objet est ambiguë. Elle semble imposer une certaine conception du rapport du sujet à l’objet telle que ce dernier soit comme une cible visée par un acte. L’image classique du tir à l’arc peut servir ici de modèle. Il y a celui qui vise et ce qui est visé. Mais l’on oublie par là l’autre élément essentiel qui est le déploiement de l’arc et la dynamique qui en résulte. On peut bien dire que l’arc n’est qu’un moyen en vue d’une fin. Mais une autre conception est possible. Elle dirait que la cible et le sujet qui la vise ne sont que les résultats plus ou moins contingents d’un fait plus essentiel, à savoir la juste dynamique de l’arc. Ainsi en va-t-il pour la perception. On peut considérer que l’on entend quelque chose, ce dernier terme faisant en général référence à un objet. Mais la dynamique de l’écoute est par là oubliée. On peut au contraire partir de cette dynamique. Le problème posé est alors inverse. Il revient à demander comment l’objet et le sujet en viennent à s’individuer, cette individuation étant à comprendre comme le résultat d’un ajustement interne à la dynamique perceptive. Essayons de comprendre ce point un peu plus avant.

5- La perception comme sémiose

Si nous partons, comme nous venons de le suggérer, de l’idée selon laquelle la perception est une dynamique, ou, plus précisément, le couplage et l’ajustement entre deux dynamiques, on peut considérer que le résultat de ce couplage est ce que l’on nomme un plan d’expression (qu’il faudrait appeler plus justement un plan « d’entre-expression »). Pour comprendre la nécessité d’un tel plan, il faut prendre conscience du fait que ce qu’on appelle un objet de perception, par exemple une émission sonore, comporte en réalité une infinité d’aspects possibles qui ne sont donnés que par des esquisses relativement modestes. Cette notion d’esquisse, issue de la phénoménologie, est sans doute trop pauvre pour exprimer la complexité de la dynamique perceptive. Mais elle indique au moins que quelque chose émerge du rapport entre le sujet et l’objet qui n’est pas l’objet en soi, si tant est que cette notion ait un sens, mais l’expression du rapport du sujet à l’objet. Cette expression correspond dans notre esprit à ce que Husserl appelait le noème de la perception, terme sur lequel nous ne reviendrons pas ici.  On peut représenter par  le schéma suivant la fonction sémiotique qui relie l’expression au contenu exprimé.

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Note de bas de page 4 :

 Nous nous plaçons ici du point de vue de la réception mais il va de soi que l’acte d’émission est tout aussi fondamental quant à la construction du contenu.

Dans ce schéma, un acte, que l’on peut nommer une énonciation perceptive, se déploie en direction d’un horizon qui lui-même n’est pas inerte mais actif (en tant que dynamique physique par exemple). On peut penser ici à ce que Schaeffer appelle « l’écoute » mais aussi bien « l’entendre » ou « l’écoute sémantique ». Cet horizon n’est pas, ou pas encore, un objet. Surtout il n’est pas atteint mais visé et de cette visée, ainsi que de son rapport à l’horizon, résulte la constitution d’un plan intermédiaire (plan d’expression). Bien sûr ce plan est le résultat d’un ajustement progressif dont il faudrait pouvoir décrire les étapes. Tout se passe au fond comme dans un schéma métabolique dans lequel ce qui est produit à une étape du procès sert de matériau  pour l’étape suivante. Décrire la constitution progressive de ce plan d’expression nous semble être la tâche fondamentale d’une sémiotique des sons. Il s’agit d’une sémiotique parce que l’expression est ici corrélée à un plan du contenu qui nous est donné par le rapport entre l’acte et ce qu’il vise. En d’autres termes, l’énonciation est un élément essentiel du contenu. Cela se comprend aisément lorsqu’une fonction sémiotique est une perception. Que peut-être en effet le sens d’un son si ce n’est ce que nous éprouvons à même l’acte d’entendre4 ? Ceci n’exclut pas qu’il puisse y avoir par ailleurs des codes conventionnels qui ordonnent le plan d’expression des sons en vue de significations particulières. Mais le cas qui nous intéresse ici est celui dans lequel de telles conventions n’existent pas, ou peu, et où la perception, bien sûr dépendante de diverses situations culturelles qui la catégorisent, est la seule source de sens.

6- La genèse de l’expression

Si un plan d’expression est une dynamique, il nous semble, sans prétendre à l’exhaustivité, que trois types de questions peuvent être posées quant à la forme que peut prendre son développement dans le temps et donc sa genèse. Il ne peut s’agir ici de décrire une perception particulière. Nous voulons plutôt tracer quelques préliminaires dont la valeur serait plus d’ordre épistémologique que d’ordre expérimental.

La première question peut être formulée ainsi : y a-t-il une scansion générale selon laquelle une dynamique se déploie ? Nous limitons bien sûr notre questionnement aux dynamiques perceptives et ceci d’une façon très schématique.

La seconde question porte sur la notion de valeur. Peut-on décrire les positions relatives des éléments à l’intérieur de notre dynamique ? Ceci revient à rechercher s’il y a une paradigmatique dont la dynamique serait une syntagmatique.

Enfin peut-on décrire des modes d’individuation qui rendraient par exemple possible de repérer un son à l’intérieur d’un flux sonore ?

Commençons par cette dernière question.

7- La logique des flux

On peut en première approximation considérer que la perception sonore a affaire à un flux qu’elle   va chercher à organiser et à catégoriser. Quelles sont les opérations qui peuvent rendre pensables l’émergence d’entités distinguées dans un tel flux ? Précisons à nouveau qu’il ne s’agit pas de rapporter le flux à un objet qui en serait sa source mais de comprendre l’organisation possible du flux dans son immanence.

Pour désigner le flux perceptif, W. James a proposé l’idée d’ « expérience  pure » qu’il définit ainsi, abstraitement :

Note de bas de page 5 :

 W. James, Essais d’empirisme radical, traduction de Guillaume Garreta et Mathias Girel, Paris, Agone, 2005, p. 90

« ‘L’expérience pure’ est le nom que j’ai donné au flux immédiat de la vie, lequel fournit la matière première de notre réflexion ultérieure, avec ses catégories conceptuelles. Il n’y a que les nouveaux-nés, ou les hommes plongés dans un demi coma dû au sommeil, à des drogues, à des maladies ou à des coups, dont on peut supposer qu’ils ont une expérience pure au sens littéral d’un cela qui n’est encore aucun quoi défini, bien qu’il s’apprête à devenir toute sorte de quoi, riche aussi bien d’unités que de pluralités, mais dans des rapports non apparents, changeant au fur et à mesure mais de façon si confuse que ses phases s’interpénètrent et que l’on ne peux discerner aucun point, qu’il soit de distinction ou d’identité. L’expérience pure, dans cet état, n’est qu’un autre nom pour désigner le sentiment ou la sensation. Mais son flux tend à se remplir de points d’inflexion aussitôt qu’il se produit, et ces parties saillantes se trouvent alors identifiées, fixées et abstraites, si bien que l’expérience s’écoule maintenant comme si elle était criblée d’adjectifs, de noms, de prépositions et de conjonctions. Sa pureté n’est qu’un terme relatif, désignant la proportion de sensations non verbalisées qu’elle renferme encore. »5

Le flux de l’expérience est donc habité par des points d’inflexion sur lesquels vient se fixer le langage selon ses catégories. Plus loin, dans le même texte, W. James est encore plus explicite :

Note de bas de page 6 :

 W. James, Essais d’empirisme radical, idem, p. 91

Les prépositions, les copules, et les conjonctions – « est », « n’est pas », « puis », « avant », « dans », « sur », « à côté », « entre », « près », « pareil », « différent », « comme », « mais » - éclosent dans le courant de l’expérience pure, le courant des concrets ou le courant des sensations, aussi naturellement que les noms et les adjectifs, et ils s’y mélangent à nouveau avec la même fluidité quand nous les appliquons à une nouvelle partie du courant. »6

Ces citations nous invitent à étudier en premier lieu la façon dont le langage et ses catégories organisent notre expérience du flux sonore. C’est sans doute la première chose que doit accomplir une démarche sémiotique et qui est un programme de recherche en soi. Contentons-nous pour l’instant de rechercher ce qui peut nourrir l’idée essentielle de « points d’inflexion », points sur lesquels viendrait se fixer le langage. On conçoit bien qu’un flux puisse s’infléchir mais quelles peuvent en être les raisons ? Elles sont sans doute multiples si l’on songe à un flux particulier. Mais prises abstraitement, il semble que quelques opérations soient à elles seules déterminantes.

Il y a d’abord la fonction d’arrêt que l’on peut attribuer à un écran, à un mur, à des obstacles de toutes sortes.  L’arrêt disperse le flux dans d’autres directions mais surtout produit des situations locales, des lieux. La lumière ne donnerait pas d’image si l’écran ne venait l’arrêter. De même le son se réfléchit sur une surface qui en même temps, selon sa forme, le configure.

A l’opposé, on peut situer tout ce qui a une fonction de relance, de diffraction. L’arrêt concentre, la relance crée des multiplicités nouvelles comme le fait un prisme par exemple.

Il existe bien sûr des cas empiriques dans lesquels ces deux fonctions peuvent être coordonnées, sinon confondues. Mais elles sont logiquement opposées.

Relevons encore la fonction de capture pour laquelle l’image traditionnelle est le tourbillon de l’ancienne physique. Mais on peut dire dans le même sens qu’un résonateur capture un son.

Une autre fonction peut être illustrée par l’idée de référentiel. Un élément d’un flux prend sens parce qu’il est situé, dans l’espace et dans le temps. Appelons cela une fonction de repérage. Elle rend les éléments d’un flux, ou plutôt les mouvements qui dans un flux sont faits éléments, interprétables.

Ces quelques fonctions nous semblent suffire pour donner un destin à des points d’inflexions aux sens de W. James. Il faut ajouter qu’elles permettent les opérations de conjonction, disjonction et fusion car elles créent les éléments qui leur sont nécessaires. Finalement nous obtenons une articulation minimale de notre plan d’expression que l’on peut assimiler à une sorte de physique naïve.

8- Les moments dynamiques

Si l’on peut accepter l’idée qu’il y ait une pluralité d’écoutes, il n’est pas nécessaire pour autant de renoncer à chercher si elles n’auraient pas quelques traits en commun qui formeraient comme une succession nécessaire dans l’ordre des événements perceptifs. Si l’on excepte l’« ouïr » dont l’indétermination est trop grande, les autres écoutes semblent pouvoir suivre la scansion en trois temps que l’on rencontre en général dans les phénomènes de perception.

Le premier temps est celui d’une appréhension simple, que nous avons appelée plus haut une écoute indicielle. Cette étape est celle d’une rencontre entre notre organe et le son, rencontre suivie d’une interrogation, même vague, sur ce dont il s’agit. L’indice est la forme sensible du questionnement. Ce moment est inévitable mais l’on comprend aisément qu’il ne puisse se suffire à lui-même.

Il faut en quelque sorte une réponse à la question ou tout au moins une insistance dans l’interrogation. Cela ne peut se faire que par le développement et le maintien d’une forme. C’est le moment iconique de la perception. « Iconique » veut dire ici « prise de forme » ce qui n’implique aucune idée de mimétisme. La forme ainsi comprise est un style de déploiement du son dans la durée que P. Schaeffer illustre abondamment. Disons qu’il y a comme un dessin du son, sans doute très variable, mais qui donne l’impression d’une prise de forme. Bien sûr ce dessin peut s’entendre à plusieurs échelles et concerner aussi bien une simple note que le long mugissement d’une sirène.

Il faut remarquer que si notre attention suit ce dessin, que l’on peut imaginer sinueux, il est nécessaire que notre mémoire garde le souvenir au moins approximatif de ses étapes si nous voulons avoir une idée pas trop confuse de la forme d’ensemble. Il faut ainsi une sorte de maintien de la forme, non comme une simple succession porteuse d’oubli, mais comme une unité dont l’on peut percevoir la structure interne. C’est en cela précisément que consiste l’iconicité.

Contrairement à ce qui pourrait sembler, nous ne cherchons pas à décrire le déploiement physique du son mais bien le déploiement de la perception, raison pour laquelle la mémoire qui stabilise les formes temporelles est essentielle ici. Il faudrait sans doute ajouter que cette mémoire a aussi une fonction créatrice car elle est chargée de réminiscences diverses qui guident l’écoute et son interprétation.

La stabilisation iconique n’est cependant pas suffisante pour que nous puissions dire que nous reconnaissons un son. Reconnaître est autre chose que percevoir. Pour cela il faut que le son entendu possède une identité telle qu’elle puisse, par une sorte de bijection, être rapportée à des paysages sonores gardés en mémoire. Le cri d’un oiseau est reconnu parce qu’il a une identité qui tient essentiellement au fait qu’on peut le situer dans un ordre de choses dans lequel il a une place particulière. L’identification dépend d’un ordre déjà constitué et fournit une identité relationnelle. La fonction symbolique se caractérise précisément par l’établissement d’un univers réglé.

Les trois moments que nous venons de parcourir sont ordonnés structurellement. Ils ne décrivent pas une dynamique physique, celle-ci pouvant prendre des formes infiniment variables, mais la forme de notre expérience perceptive, ce qui est tout autre chose. On peut trouver, entre chacun de ces moments, des étapes intermédiaires, mais là n’est pas notre propos. Nous voulons simplement suggérer qu’une étude de la façon dont ces trois étapes peuvent être habitées par des morphologies particulières nous semble une tâche possible. On parlera alors d’une typologie des morphologies d’écoute. La différence avec la classification des écoutes de P. Schaeffer est que nous portons notre attention non pas sur le seul sujet écoutant mais sur la relation d’écoute elle-même.

9 - Catégories et valeurs

Le plan d’expression que nous essayons de décrire comporte aussi une fonction référentielle. Nous disons toujours que nous percevons quelque chose et non que nous percevons notre perception. Cette direction intentionnelle, propre à toute perception et faisant partie de son sens, doit avoir sa marque dans le plan d’expression lui-même.

Si nous recherchons la façon dont cette fonction est décrite dans le cas de l’univers sonore, nous rencontrons chez P. Schaeffer l’idée d’objets sonores, ces objets étant ce à quoi la perception renvoie. La notion d’objet ainsi utilisée est, comme nous l’avons déjà souligné, dépendante d’une certaine finalité expérimentale. Il faut pouvoir manipuler ces objets, les accélérer, les ralentir, les couper en divers endroits, en inverser le sens de l’écoute. Mais leur statut est moins clair qu’il pourrait d’abord sembler car ils sont au fond ce qui reste d’une perception lorsque l’on met entre parenthèses l’acte qui la constitue. Dans le langage sémiotique, on peut dire que les objets sont des perceptions débrayées. Cela ne veut pas dire qu’ils n’existent pas, mais plutôt que leur mode d’existence est établi par une réduction pour ainsi dire contraire à la réduction phénoménologique dont parle P. Schaeffer. Dire qu’il y a des objets relève d’une affirmation qui va dans le sens opposé à celui produit par l’écoute réduite. Ce n’est plus une réduction mais une objectivation en cela qu’elle isole l’objet de l’acte de percevoir. Il sera toujours difficile d’éviter cette ambiguïté, ce qui est pourtant nécessaire si nous voulons comprendre en quoi exactement le plan d’expression indique l’existence d’un objet, indépendamment d’une éventuelle objectivation de cet objet. Nous cherchons donc à comprendre ce que veut dire « objet » lorsque ce terme désigne une propriété structurale du plan d’expression.

La direction que nous suivrons consiste à remarquer que le plan d’expression d’une perception sonore se décrit assez communément à l’aide d’un ensemble de catégories qui sont également celles qui servent à définir ce que l’on appelle ordinairement un objet général c’est-à-dire la forme que doit avoir tout objet pour être tel. On sait que cette notion a été de multiples fois critiquée, en arguant essentiellement qu’il n’existe pas d’objets généraux mais seulement des objets individuels. Mais il ne s’agit pas ici d’existence mais de plan d’expression, c’est-à-dire de signifiants. L’hypothèse que nous faisons est que l’architecture du signifiant, dans le contexte de la perception, est telle qu’elle induit, au titre de son sens, la conviction qu’il s’agit d’une perception d’objet. Regardons dans cette optique la façon dont P. Schaeffer décrit un son.

Note de bas de page 7 :

 Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, idem,  p. 415

Note de bas de page 8 :

 Sur la perception catégorielle nous renvoyons à : Jean Petitot-Cocorda, Les catastrophes de la parole, de Roman Jakobson à René Thom, Paris, Maloine,1985

Note de bas de page 9 :

 Il suffit pour s’en convaincre de constater qu’il est impossible d’imaginer un objet sans utiliser ne serait-ce qu’une de ces catégories.

Sous le titre le Trièdre de référence7un son est donné en fonction des trois coordonnées que sont l’intensité, le temps, la fréquence. L’intensité est mesurée en décibels, le temps en secondes et la fréquence en Hertz. Mais ces mesures physiques ne doivent pas cacher le fait que ces trois axes correspondent aux catégories très générales que sont la qualité, la quantité et la relation. La qualité s’exprime toujours par une grandeur intensive, c’est-à-dire par un degré (ici l’intensité), la quantité a ici une expression temporelle. L’axe des fréquences est plus difficile à interpréter car il donne le sentiment de représenter des grandeurs continues. Cela est sans doute vrai physiquement. Il n’en demeure pas moins que, d’une façon générale, notre système perceptif catégorise les sons. C’est le cas pour le langage et pour la musique pour lesquels on sait que la perception est catégorielle8. Mais l’on peut supposer que, quel que soit le type d’expérience sensible à laquelle on se réfère, il existe toujours une certaine catégorisation des sons. Du point de vue de la perception, à l’axe des fréquences devrait plutôt être substituée l’organisation paradigmatique du champ sonore, de telle sorte que l’on aurait bien un système de relations ou de valeurs. Dans ces conditions, les trois catégories de la qualité, de la qualité et de la relation serait bien la base de l’organisation du plan d’expression (et non de la physique du son, redisons-le). Or ce sont là aussi les catégories définissant l’objet général9. Notre hypothèse est simplement que notre perception infère spontanément de l’organisation de son plan d’expression à l’idée que la source physique à laquelle elle se rapporte possède une structure d’objet comparable.

Le schéma suivant, résume notre propos, en s’inspirant du Trièdre de référence mentionné plus haut. Le plan sur lequel s’inscrivent les rapports entre intensité et extension temporelle est dit plan dynamique. Celui coordonnant les valeurs et le temps est dit plan mélodique. Enfin l’articulation entre les valeurs et l’intensité forme le plan harmonique. Ces dénominations sont reprises de P. Schaeffer.

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L’axe des valeurs est le plus problématique. Il demande que l’on parvienne à décrire la catégorisation des sons autres que ceux relevant de la musique et de la phonologie. Nous retrouvons par là le problème qui est à la source de cette réflexion.

10 - Synthèse

Le parcours qui précède nous a permis de situer quelques problèmes dans le cadre d’une conception générale de ce que peut être une sémiotique de la perception. Retenons, au titre d’un programme de recherche, la nécessité des investigations suivantes :

Il faut d’abord, comme nous l’avons vu à propos de l’organisation des flux sonores, décrire la façon dont le langage s’emploie à dépeindre les sons de toutes sortes, depuis les bruissements les plus ténus jusqu’aux explosions les plus intenses, et ce en une multitude de lieux. Le niveau lexical paraît important. Le niveau textuel également, surtout si l’on se place du point de vue de la manifestation discursive.

Un second problème est celui de la forme que prend la dynamique sonore à chacune des étapes que nous avons cherché à distinguer. On peut faire l’hypothèse qu’il existe une classification possible des morphologies selon lesquelles les événements sonores peuvent se déployer.

Le point commun de ces recherches est sans doute le problème de la catégorisation, au sens où un domaine se trouve organisé par des rapports de valeur à l’intérieur de paradigmes. De là dépend également, sur le plan syntagmatique, la reconnaissance d’une sorte de prosodie des paysages sonores.

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