Bruit, son, ton, voix
un parcours aristotélicien
Herman PARRET
Université de Louvain
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Mots-clés : chant, corps, machine, son, voix
Auteurs cités : ARISTOTE, Roland BARTHES, Roman JAKOBSON, Emmanuel KANT, Julia KRISTEVA, Maurice MERLEAU-PONTY, Luigi Russolo, Luigi Stendhal
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Ce texte reprend en partie le Chap. I de La voix et son temps, Bruxelles, De Boeck, 2002, dans une version légèrement remaniée.
La voix humaine entre le son animal et le bruit machinal1
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Luigi Russolo, L’art des bruits. Paris: L’âge d’homme (Avant-gardes), [1916], 1975-2001.
Le futuriste Luigi Russolo, inventeur des instruments à bruit à Milan, publie en 1916, en appendice au Manifeste de Marinetti, un Art des Bruits2où il fait l’inventaire de tous les bruits possibles à rassembler dans ce qu’il appelle l’orchestre futuriste. Il y a, selon Russolo, six classes de bruits dans l’univers qu’il espère simuler tous par des machines dans ses laboratoires. Le lexique des bruits est bien spécifique aux différentes langues, et les traductions de l’italien ne peuvent être qu’approximatives. Première classe : le hurlement (vent), le rugissement, le ronflement (tonnerre, orgues), le mugissement (vent, mer), la détonation, le claquement ; seconde classe : le sifflement (serpent), le bruissement (étoffes), le chuintement (gaz, vapeur), le halètement (souffle) ; troisième classe : le chuchotement, le susurrement (feuilles d’arbres), le murmure, le marmottement ; quatrième classe : le grincement, le craquement, le grésillement, le pétillement, le frottement ; cinquième classe : les bruits obtenus par le battement de métal, de bois, de peau, de pierre ; sixième classe : les bruits produits par les “voix” humaines et animales : la clameur, le gémissement, le vagissement, le sanglot, le beuglement, le braillement, le bourdonnement, etc. Cette classification semble largement arbitraire et l’isolement des bruits produits par la voix, qu’elle soit humaine ou animale, n’est qu’un artifice taxinomique sans beaucoup d’importance théorique. En effet, l’homme et l’animal également peuvent hurler, mugir, ronfler, siffler, chuinter, haleter, gémir, murmurer, chuchoter, susurrer, marmotter, et produire des sons qui grincent, craquent, frottent. Russolo n’apporte aucun critère qui nous permettrait d’isoler les bruits ou les sons produits par la voix. N’étant intéressé que par la simulation de tous ces bruits par des machines et la formation d’un orchestre futuriste de machines, Russolo n’est pas trop conscient des distinctions conceptuelles entre le bruit et le son, entre la sonorité humaine et la sonorité animale, surtout entre un son produit par la voix et un son produit indépendamment de la voix. L’être humain semble pris entre l’animal et la machine. Sur cet axe qui va de l’animal au machinal en passant par l’humain, quelle est la portion couverte par l’idée de voix ? Là encore, tout dépendra de la caractérisation pertinente et efficace de la voix, permettant d’appliquer des distinctions essentielles dans l’“univers des bruits”.
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Politique, 1253a10-11.
- Note de bas de page 4 :
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Poétique, 1403b.
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Histoire des animaux, IV, 9, 535a.
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De la génération des animaux, V, 7.
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« Car tout être qui a un langage possède aussi la voix, mais les êtres qui ont la voix n'ont pas tous un langage » (Histoire des animaux, 536b).
Concentrons-nous un moment, pour ce qu’il en est de la voix, sur l’imbrication de l’animal et de l’humain, en laissant ouverte la question du rapport de l’homme à la machine. Personne mieux qu’Aristote n’a pensé le rapport subtil et complexe de la voix (phonè) à l’homme et au logos (raison/parole). C’est ainsi qu’Aristote indique dans plusieurs de ses écrits comment, d’une part, la voix enracine l’homme dans l’animalité et, d’autre part, constitue la rupture radicale avec le monde animal. En tant qu’animal politique (politikon zoôn), l’homme est par nature destiné à vivre en cité ; mais seul d’entre les animaux, il est également et surtout un être civil. Il est dit dans la Politique que l’homme et l’animal ont en commun le pouvoir d’exprimer la douleur et le plaisir par les sons de la voix ; mais, à l’encontre des animaux, l’homme parlant énonce également ce qui est utile et nuisible et, par suite, ce qui est juste et injuste3. Et la Poétique suggère comment l'homme, en manifestant poétiquement ses passions, est capable d’utiliser une voix médiatrice et modératrice, réglant ses volumes, intonations et rythmes. La poétisation de la voix met celle-ci au service de l’art des actions et la détache ainsi de son enracinement animal4. Toutefois, c’est dans les écrits physiologiques et psychologiques d’Aristote que l’on trouve le traitement le plus complet de ce thème. L'Histoire des animaux et De la génération des animaux, écrits physiologiques, esquissent les particularités de la voix des animaux, femelles et mâles, de ton grave ou aigu, rapide ou lent. Aristote y distingue bien clairement le bruit (psophos) produit par certains animaux (des insectes comme les criquets, mouches, abeilles et cigales, émettant des bruits par frottement - même certains poissons font des bruits) et le son (phonè) émis par un être animé à partir d’un appareil physiologique comportant un poumon et un larynx. Suit alors ce qui est propre à l’homme : la parole (dialektos) qui présuppose l’articulation de la voix (è tès phonès esti diarthroosis)5. Il semble donc bien que les écrits physiologiques accordent de la voix aux animaux disposant d’organes sensoriels adaptés. On verra que les écrits psychologiques sont plus restrictifs : l’articulation (diarthroosis) y sera dite essentielle pour qu’il y ait voix en tant que telle. Quoi qu’il en soit, la physiologie aristotélicienne nous indique que le substrat matériel du langage humain est la voix (tou de logou hulèn einai tèn phonèn)6, même si la voix est accordée en même temps à des êtres qui ne possèdent pas le langage7.
- Note de bas de page 8 :
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De anima, 420b.
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De anima, 420b.
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Stendhal, La vie de Rossini, 1824, surtout le Chap. XXXIV, “Qualité de la voix”, Oeuvres complètes, Paris, Pléiade.
Le Stagyrite reprend dans De anima8 l’idée que la voix est un son émis par un être animé (phonè psophos tis estin empsuchè). Mais il est dit également dans cet écrit psychologique qu’aucun des êtres inanimés n’est doué de voix, et que c’est seulement par ressemblance - par métaphore, pourrait-on dire - qu’on leur peut attribuer une voix, telle la flûte, la lyre et autres instruments qui comportent registre et mélodie. De anima nous procure deux spécifications d’une extrême importance, humanisant davantage d’avant le langage, la phonè non pas encore transposée en dialektos. Aristote écrit : « Pour qu’il y ait voix, il faut que l’être qui produit le choc mette en oeuvre quelque représentation (meta phantasias), car la voix est assurément un son chargé de signification (sèmantikos) et non pas un bruit produit simplement par l’air inspiré, comme la toux »9. Par conséquent, il est dit que le son vocal est d’emblée sémantisée et qu’elle porte ou constitue des représentations, l’acte vocal manifestant ainsi une certaine activité cognitive. La voix n’est pas un phénomène purement physiologique : à la voix s’est imposée la contrainte sémantique. Un autre passage psychologique, dans les Parva Naturalia, instaure de l’esthétique dans la voix. Aristote suggère que la voix, dans son rapport à l’ouïe, doit constituer une certaine harmonie ou proportion puisque toute impression excessive de sons vocaux abolit le sens de l’ouïe. La voix humaine, à l’encontre du bruit et de la voix animale, est euphonique et symphonique. Ainsi est-elle sémantisée et esthétisée : elle comporte sens et proportion. Cette double contrainte semble bien limiter la voix à l’homme, ayant ainsi transcendé son enracinement animal. La voix porte, de par ses qualités intrinsèques, des représentations sémantiques qui ne sont pas encore nécessairement des signifiés de mots ou d’autres séquences discursives mais également des représentations imaginaires : elle évoque en plus une beauté certaine, là où la concordance de la voix et de l’ouïe est euphonique, symphonique. De cette unicité sémantico-esthétique de la voix, non seulement vis-à-vis des animaux mais également face aux instruments, voire à tous les bruits du monde dont le futuriste Russolo nous présentait le catalogue, Stendhal faisait l’apologie dans quelques beaux paragraphes de la Vie de Rossini10 : la voix - et Stendhal pense aux prime donne de l’opéra italien qu’il adorait - surpasse bruits naturels et sons instrumentaux par sa “teinte de passion”, et elle indique à l’imagination, mieux que tous les bruits du monde, le genre d’images qu’on doit se figurer.
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Lettres de M. Charles Gottlieb de Windisch sur Le joueur d’échecs de M. De Kempelen, Bâle chez l’Editeur, 1783, University Library, Columbia University, New York.
Rien, jusqu’à ce moment, n’a été dit du rapport de la voix humaine à la machine. La simulation de la voix par la machine est un projet ambitieux de plusieurs grands laboratoires, à la pointe dans la recherche en intelligence artificielle. L’utopie de la simulation de la voix est évidemment plus ancienne que le Manifeste futuriste de Luigi Russolo. Ainsi il y a un registre de l’orgue baroque qui s’appelle la Vox Humana, registre bien poétique et féminin qui doit être utilisé en solo puisque la Vox Humana ne peut concourir avec des registres plus virils comme la trompette ou le basson. Et il y a les poupées parlantes, et toutes sortes d’automates à voix humaine. Un certain Charles Gottlieb de Windisch écrit en 1783 une lettre à l’Académie Impériale et Royale de Vienne concernant un automate très apprécié à cette époque11. Cet automate, conçu par un certain De Kempelen, était une “machine qui parle” :
La machine répond clairement et distinctement aux questions qu’on lui pose ; la voix en est agréable et douce, il n’y a que le R qu’elle prononce en grasseyant et avec un certain ronflement. Lorsqu’on n’a pas bien compris sa réponse, elle la répète plus lentement ; et si on l’exige encore une fois, elle la répète de nouveau, avec un ton de l’humeur et de l’impatience. Je lui ai ouï prononcer bien et fort distinctement en différentes langues les mots et les phrases, que voici : papa, maman, Roma, ma femme, la reine, mon mari, le roi, Marianna, allons, à Paris, ma femme est mon amie, maman aime-moi. [...] Ce parleur n’a pas encore la forme d’un corps humain. [...] L’Auteur se propose de lui donner les apparences d’un enfant de cinq à six ans, parce qu’elle a une voix analogue à cet âge, proportionné à l’état actuel de cette Machine bien éloigné encore du point de perfection.
L’excitation de l’Académie de Vienne en 1783 pour l’invention de De Kempelen, n’a certainement pas disparu aujourd’hui, et le problème du rapport de simulation entre la voix mécanique ou digitale et la voix humaine reste posé. Non que la qualité de la simulation de la voix humaine par ordinateur nous procure actuellement des émotions esthétiques considérables. Toutefois, la mise en question de l’originalité de la voix humaine par la Machine parlante transcende le domaine traité par Aristote qui s’intéressait essentiellement au rapport entre le bruit animal et le son humain. En effet, on pourrait dire que la Machine n’a rien d’animale, elle est pseudo-humaine. Ainsi, une toute nouvelle problématisation théorique s’annonce : la voix humaine présuppose-t-elle l’enchâssement dans un corps, ce qui bloquerait tout réductionnisme mécanique ou digital ? Et cet enchâssement dans la corporéité a-t-il la même force d’attachement pour les trois positions que l’on distinguera dès à présent : la voix d’avant le langage - le balbutiement, le cri, le sanglot, le gémissement -, la voix-parole et la voix d’après le langage - le chant, essentiellement.
La voix d’avant le langage, la voix-parole, la voix d’après le langage
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Lucrèce, De rerum natura, 524 ss.
Que le son vocal, le son produit par une voix soit perçue comme esthétique, comme qualitative, implique de toute évidence qu’elle soit pleinement corporelle. Qu’y a-t-il de spécifique à la beauté du son vocal, du son produit par une voix ? La signifiance de la voix précède et transcende le sens des mots proférés, elle réside plutôt dans ce qu’il y a de musical dans la voix, en sa tonalité, sa couleur et son timbre, dans le spasme rythmique. Roland Barthes parlait volontiers du “grain de la voix” comme porteur et marqueur du corps dans la voix. Lucrèce, en bon épicurien, met en scène, dans De rerum natura, l’aisthèsis du rapport de la voix à l’oreille. Souvent violente, la voix peut causer des blessures, déchirant la gorge et maltraitant l’oreille12. A cause de son espace de déploiement, la voix est un inter-corps touchant l’oreille. L’aisthèsis de la voix se transmet ainsi dans la sensualité de l’écoute, dans la sensitivité de l’oreille, elle est dans le toucher de l’oreille. Et pourtant le corps faisant voix n’est pas un conglomérat de la bouche et de l’oreille : la voix ne s’inscrit pas dans ce bref segment qui va de la bouche à l’oreille. Ce ne sont qu’orifices. La voix y passe, les effleure, les traverse, sans s’y fixer. Points de passage obligés, péages, la voix s’y modifie, s’y fait reconnaître mais n’y confie ni d’où elle vient ni où elle va. C’est bien en deçà de la bouche que la voix est engendrée, bien au-delà de l’oreille qu’elle se fait entendre. La voix glisse entre les lèvres, coule dans l’oreille. Elle est ce morceau du corps qui s’écoule, ce morceau du corps en train de se détacher ; elle est du corps en évanescence. S’échappant du corps, ce fragment détaché, arraché, rejeté, prolonge pourtant ce corps, le déploie dans l’espace ; dans un perpetuum mobile, puisque la voix ignore l’immobilité. L’immobilité, c’est la menace du silence. Arrêter le souffle, c’est se taire pour mourir. La volubilité de la voix lui permet d’être très près de l’essentiel, d’être miroir et écho de notre identité, la voix est l’ange tutélaire, le compagnon inévitable. Toujours très près de l’essentiel : cri du nouveau-né, murmure de l’amoureux, hurlement de celui qui souffre sous la torture, gémissement dans l’extase, soupir du mourant, toujours près de l’essentiel. C’est que la voix s’installe là où le sens est en train de naître, dans l’évidence d’une aube, l’imminence d’une fin, l’urgence d’une passion. Mobile, volubile, et invisible quand même. La voix n’offre rien de visible. C’est ainsi que la voix de l’autre n’a pas le même statut que son regard. Le regard de l’autre, cela se voit. L’autre en tant que regard est visible, l’autre en tant que voix est invisible mais d’autant plus fascinant. Invisibilité de la voix, et immédiateté aussi.
Ce que l’on perçoit et sent quand une voix nous atteint, n’est pas une voix “libérée” du corps qui la profère, mais c’est le corps même fait voix. Et pourtant la voix est l’indécidable du corps. Elle naît de lui mais elle l’oublie, l’efface. Issue de son dedans, elle n’est pas pour autant son intériorité. Allant vers son dehors, elle n’en est pas pour autant l’expression. Il n’y a pas une intimité du corps que la voix représenterait au-dehors. Le corps se fait voix sans pour autant s’exprimer par la voix. C’est le corps sexué qui se fait voix, et il convient d’ajouter en ce lieu un mot sur le sexe de la voix. Le sexe mâle de la voix par exemple comme Pascal Quignard le décrit dans le texte émouvant qu’est La leçon de musique :
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Pascal Guignard, La leçon de musique, Paris, Hachette, 1987, p. 11.
Au sein de la voix humaine masculine il y a une cloison qui sépare de l’enfance. Une basse de voix qui sépare les hommes à jamais du soprano des êtres qu’ils étaient avant que les submerge la grande marée du langage13.
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Voir, entre autres, pour une bonne présentation de la conception de J. Kristeva à ce propos : Felicia Miller Frank, The Mechanical Song. Women, Voice, and the Artificial in Nineteenth-Century French Narrative, Stanford, Stanford U.P., 1995 ; et, d’un point de vue radicalement féministe, Adèle Oliva Gladwell, Catamania.The Dissonance of Female Pleasure and Dissent, London, Gladwell, 1995.
En effet, la mue masculine, survenant vers treize ou quatorze ans, pourrait être définie comme une “maladie sonore que seule la castration guérit”. Cette mue pubertaire consacre définitivement la perte de l’enfance et de l’innocence, et cette innocence étouffée s’entend dans la tonique sombre de la voix adulte des mâles. Les hommes perdent leur voix d’enfant, et ils sont à jamais des êtres à deux voix : la voix d’une origine perdue en filigrane de la voix d’une plénitude acquise. Aux hommes la voix est infidèle. Un destin biologique les a soumis, au sein même de leur voix, à être trahis. Aux femmes la voix est fidèle. Les femmes persistent et meurent dans le soprano. Leur voix est un soleil qui ne meurt pas. Si la voix de l’homme est sombre et nostalgique, c’est à cause du sexe mâle de sa voix. Une voix de sexe femelle nous ouvre une tout autre constellation, bien contradictoire dans un sens. Dans chaque voix féminine, on perçoit la voix maternelle : désincarnation de la voix féminine par nostalgie pour la mère, comme Rousseau et Proust l’ont bien illustré et comme Julia Kristeva en a fait la théorie14.
Il y a trois sphères successives de la sonorité vocale que je voudrais brièvement commenter : la voix d’avant le langage, la voix-parole et la voix d’après le langage. Une phénoménologie adéquate de l’écoute devrait dévoiler comment l’oreille, à l’écoute des voix, suit le filet vocal découpant en surface la matière sonore, et interprète ce filet sonore en l’identifiant comme toux, rire, balbutiement, parole ou chant. L’oreille, à l’écoute, interprète la voix d’avant le langage, la voix qui crie, qui gémit, comme une menace, instable et stupéfiante, comme une brisure, et ce n’est qu’au moment où la parole s’installe dans la voix, que l’excès devient supportable. C’est que la sémantique reprend alors ses pleins droits. Ce n’est pas que le corps disparaît dans le passage du cri ou du gémissement à la parole : même la voix parlante ou “disante”, comme disait Barthes, peut continuer à crier ou à gémir. Tout comme la voix parlante n’est jamais radicalement séparée de la voix chantante : toute parole proférée comporte sa musique et peut être soumise à une analyse phono-esthétique. Par conséquent, on a affaire à une continuité sur un axe où les trois sphères reconnues de la voix d’avant le langage, de la voix-parole, et de la voix d’après le langage sont plutôt reconstruites par décision théorique. Somme toute, le cri est éminemment “musicalisé” par le Don Juan de Mozart lors de sa chute vertigineuse ou par les héros wagnériens lors de leurs combats chtoniques. Il y a tant de rires diaboliques et parfaitement orchestrés à l’opéra.
- Note de bas de page 15 :
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Le livre de David Appelbaum, Voice, Albany: State University of New York Press, 1990, propose également des classifications de manifestations de la voix, mais dans une perspective assez hermétique emprunté aux travaux de Jacques Derrida.
En évoquant trois manifestations de la voix d’avant le langage, l’économie est faite de bien d’autres, comme le cri précisément, le hurlement, le gémissement et tous les spécimens de bruits repris dans la taxinomie futuriste de Luigi Russolo. Ces trois manifestations ont chacune des contours isolables mais non imperméables : la toux, le rire, le balbutiement15. Aristote ne faisait pas grand cas de la toux qu’il considérait comme un bruit animal, qui peut être produit accidentellement par un être humain sans que toutefois l’existence d’une voix doive être presupposée. Ce jugement est-il trop radical ? Le Stagyrite avait sans doute raison de considérer la toux comme la position la plus “subvocale” sur l’axe continu des sonorités produites par les êtres humains. La toux, moins encore que le cri, ne peut être promue jusqu’à la haute poésie. Elle semble parvenir des régions inférieures du corps, des intestins et du fond des poumons, bruit de détonation, contraction spasmodique, vibration crue, pénétration profonde et jamais articulée dans l’âme qu’elle blesse. La toux est en plus, dans un sens profondément somatique, anti-communautaire. Le chef d’orchestre attend jusqu’à la dernière toux dans la salle pour démarrer l’adagio de sa symphonie. La toux est incivilisée jusqu’au moment de sa justification médicale. Elle est perçue, dans une conversation, comme l’interjection du corps, comme une perversion du souffle, comme une menace à la linéarité et à la continuité de la parole raisonnable. Et pourtant, il y a des modes de toux bien conventionalisés et fonctionnant comme paralinguistiques. C’est ainsi qu’on tousse fréquemment, aux Etats-Unis, en tant que stratégie conversationnelle : pour gagner le temps de la réflexion. Cette fonction de la toux, dans ce contexte, est pleinement pragmatique, et sa pertinence conversationnelle a été reconnue par les travaux sur les paramètres pragmatiques dans les conversations téléphoniques. Par conséquent, une “certaine toux” peut être récupérée, partiellement et inchoativement, par le discours.
- Note de bas de page 16 :
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E. Kant, Critique de la faculté de juger, Par. 54, Ak 225-230.
On pourrait dire la même chose du rire qui lui aussi est profondément incrustré dans le viscéral et le somatique. Des philosophies du rire, et de sa récupération communautaire et discursive, se sont révélées possibles et fréquentes. Même le bien sérieux philosophe de Königsberg - ou plutôt l’épicurien systématiquement réprimé en Kant - discute une théorie du rire dans la Critique de la faculté de juger16 où le rire est dit promouvoir le sentiment de la santé et de la vie (Lebensgefühl). Le rire est dit un affect soulevé par la transformation subite d’une expectation tendue en un rien. L’âme, tout en mouvement lors d’une satisfaction esthétique, est, pour Kant, un violon dont les cordes se tendent et se détendent (Anspannung, Abspannung). Kant s’amuse à la description physiologique sous-jacente du rire : le chatouillement qui fait rire, par exemple, provoque la tension et la détension des parties élastiques des intestins (elastischen Teile unserer Eingeweide) à un rythme soutenu, et, en même temps, de façon spasmodique, le remplissement et la vidange d’air des poumons. Je note à ce propos que, d’une certaine façon, le rire peut être considéré comme “l’oncle riche” de la toux. Homo ridens, par avance relativement à homo loquens, se distingue, avec certitude, de l’animal. Même si le rire, tout comme la toux, est généré dans le ventre et entraîne la convulsion du corps. Toutefois, cette convulsion peut être dominée et vaincue par une mise-en-silence menant au sourire, ou rire muet, où le rire s’intériorise et se retire sous la peau. Le rire témoigne sans aucun doute d’une plus grande mobilité que la toux, d’une certaine spiritualité même, d’une liberté interne inchoative. D’ailleurs le rire n’est que rarement perçu comme une pure interruption, comme une subversion ou une perversion du rapport intersubjectif, puisque le rire s’inscrit, avec aisance, dans le réseau syntaxique et narratif du discours.
- Note de bas de page 17 :
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R. Jakobson, Child Language, Aphasia, and Phonological Universals, The Hague, Mouton, 1968, pp. 24-28.
Le babil de l’enfant est d’avant le langage d’une tout autre manière. Personne ne contestera que le balbutiement est pleinement vocal, là où, pour la toux et le rire, la question n’est pas vraiment décidée. On assiste avec le balbutiement à la naissance brute du langage, le balbutiement est la vox naturalis, la voix d’avant l’impact des contraintes extérieures, grammaticales et communicationnelles. Et pourtant, le balbutiement, à l’encontre du cri de l’enfant, n’est pas planté dans les besoins directs et vitaux du corps - nourriture, chaleur, affection. Plutôt au contraire : l’enfant balbutie en jouissant de son propre corps fait voix. La voix balbutiante, c’est le pli du corps, le corps se repliant sur soi-même. Jakobson s’est beaucoup intéressé à ce “soliloque égocentrique sans but chez l’enfant”17 et surtout à la rupture brutale, selon lui, entre le stade du balbutiement au répertoire phonétique extrêmement riche, et le stade de la vraie parole dont l’inventaire phonétique est beaucoup moins abondant mais qui est marqué par la découverte par l’enfant de la valeur phonémique, différentielle et systématique. Pourtant, que la rupture entre le balbutiement et la parole soit radicale, peut être contesté. Il s’agit d’un glissement plus que d’une rupture. Le balbutiement se syntagmatise par une proto-articulation, il porte une proto-sémantique et il rayonne d’une proto-esthétique de sorte qu’il y ait pleinement voix là où on balbutie.
En sautant la position médiane de la voix-parole pour l’instant, je me tourne maintenant vers l’autre bout de l’axe, vers la voix d’après le langage, la voix surcodée au théâtre et à l’opéra, surtout la voix chantée. Le passage de la voix “disante” à la voix chantée est difficile à saisir, et tous les critères appliqués sont relatifs et interprétatifs. Merleau-Ponty voit le point de ce passage dans une intensification de l’investissement passionnel. Le geste émotionnel dans la voix chantante devient tellement dominant que la fonction de représentation du langage par la ressemblance objective et sa fonction de conceptualisation, sont globalement neutralisées. Voici quelques lignes de la Phénoménologie de la perception :
- Note de bas de page 18 :
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M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 218.
On trouve [...] que les mots, les voyelles, les phonèmes sont autant de manières de chanter le monde et qu’ils sont destinés à représenter les objets, non pas, comme le croyait la théorie naïve des onomatopées, en raison d’une ressemblance objective, mais parce qu’ils en extraient et au sens propre du mot en expriment l’essence émotionnelle18.
- Note de bas de page 19 :
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Je lis ces spécifications dans Wolfgang Goldhan, Kennzeichen der Sängerstimme, Leipzig, VEB Deutscher Verlag für Musik, 1943. Je ne peux approfondir cette discussion en ce lieu, mais je renvoie également à Meribeth Bunch, Dynamics of the Singing Voice, Wien-New York, Springer Verlag, 1994; J. Tarneaud, La chant, sa construction, sa destruction, Paris, Librairie Maloine, 1946 ; et Emma Seiler, The Voice in Singing, Philadelphia, Lippincott Company, 1900.
Chanter, en effet, c’est célébrer le monde, c’est vivre le monde en tant que corps à la gesture émotionnelle. Le passage du dire au chanter marque ainsi un certain seuil de “passionalisation” du corps. Ce seuil est transgressé, non seulement dans des contextes surcodés comme au théâtre ou à l’opéra, mais même dans le dire quotidien, et, comme le théâtre est au cœur de la vie de tous les jours, le chant de même est au cœur des discours les plus “disants”. On peut évidemment faire appel à des critères acoustico-phonétiques nous permettant de décider théoriquement du seuil de transgression entre la voix disante et la voix chantante. On constate en effet que le registre dans la parole n’est que d’une demi-octave, tandis que pour le chant, en général, il est de deux octaves et demie. Les lèvres et la langue sont minimalement actives dans la parole ; le volume dynamique et l’intensité du souffle, en moyenne, double dans le chant et la pression subglottale augmente dans le chant de 1 à 40. Le vibrato n’existe presque pas au niveau de la parole, la hauteur tonale est indéterminée et involontaire dans la parole tandis que dans le chant elle est mélodiquement déterminée. Et, paramètre bien illuminant, la proportion entre la durée consonantique et vocalique, est de 1 à 1.182 dans la parole tandis qu’elle est de 1 à 4.562 pour le chant19. Ainsi la quantité et la durée des voyelles augmentent considérablement dans le chant, la voix, par conséquent, y devenant plus “voix” à cause de cette omniprésence de sons vocaliques.
Toutefois, tous ces critères et paramètres sont bien relatifs, et ils ne mettent pas en cause l’essentielle continuité et imbrication des trois sphères sonores de la voix : la voix d’avant le langage, la voix-parole, la voix d’après le langage. Continuité et imbrication de ces sphères que l’on ne comprend que sur le fond de la corporéité généralisée de la voix.