Introduction
en quête de Greimas

Nijolé KERŠYTÉ

Université de Vilnius,
Institut de culture, de philosophie et d’art de Vilnius

Index

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Texte intégral

« En quête de Greimas » : l’ensemble de textes que nous présentons sous ce titre bien général est effectivement le fruit d’une quête. C’est celle d’un groupe de chercheurs dont les travaux ont été élaborés durant l’année 2008 à la suite d’une rencontre tenue en Lithuanie les 9 et 10 novembre 2007 au Centre de recherches sémiotiques de l’université de Vilnius pour commémorer le 90e anniversaire de la naissance du Maître. Et le résultat sur lequel cette quête débouche, résultat qui justifie à nos yeux le présent dossier, c’est la découverte d’un autre Greimas, d’un Greimas à double face, sinon multiple.

Cette dualité se manifeste d’abord à travers la différence frappante qui ressort quand on compare les textes de Greimas rédigés en français et ceux écrits dans sa langue natale. Consacré à ses toutes premières publications en lithuanien, l’article de Viktorija Daujotytė-Pakerienė, professeur de littérature lithuanienne, « La réalité de la pensée d’Algirdas Julius Greimas », révèle un côté jusqu’à présent inconnu du public francophone. Aux antipodes du pur et dur sémioticien, c’est un Greimas néo-romantique et un peu sentimental qu’on voit apparaître, proférant des discours qui auraient semblé absolument incongrus s’ils étaient sortis de sa plume, ou même de sa bouche, en français.  « Schizophrénie » linguistique et en même temps existentielle dont Greimas était bien conscient. Le français était pour lui le langage de la réflexion et de la théorie, une langue dépouillée de toute affectivité, de tout côté personnel, de toute tonalité intimiste.  Par contraste, dans ce qu’il publie en lithuanien, que ce soit sur la littérature, la vie culturelle ou les problèmes d’actualité dans son pays d’origine, il se permet des expressions qui pourraient certainement paraître absolument inouïes à bien des adeptes de la « sémiotique greimassienne » ! Ainsi l’appartenance de Greimas à deux mondes, deux pays, deux cultures, se manifeste en premier lieu dans son langage, son écriture, ses choix stylistiques.

Le texte du sémioticien français Denis Bertrand, « Structure et sensibilité », évoque ce double rapport de Greimas au langage en général en opposant son côté dénotatif et univoque, qui vise à garantir la cohérence de la pensée scientifique et plus précisément structurale, et son côté connotatif, qui permet, parallèlement, d’exprimer le vécu et le senti de l’expérience. Denis Bertrand montre ainsi comment s’est développé l’intérêt de Greimas pour la problématique de la sensibilité au long de ses recherches structurales.

Le texte de Nijolé Kersyté, « La sémiotique d’A. J. Greimas entre logocentrisme et pensée phénoménologique », fait écho à celui de Denis Bertrand, d’une part en soulignant, contre les clichés répandus, que Greimas s’est intéressé à l’analyse du sensible tout au long de sa vie intellectuelle et non pas uniquement pendant les dernières années, et d’autre part en montrant que même dans son dernier livre, De l’Imperfection, ouvrage consacré aux questions du sensible, il laisse se chevaucher, sans chercher à l’expliciter, et peut-être sans s’en rendre compte, deux courants : celui de la pensée structurale (rapprochée ici de la pensée spéculative et logocentrique), qui domine la construction de la grammaire narrative, et celui de la pensée phénoménologique, qui devient incontournable dans les descriptions de l’expérience sensible.

Mais l’objectif de la rencontre initiale de 2007 n’était pas seulement de confronter entre elles de nouvelles approches de la pensée de Greimas. Il s’agissait aussi d’entreprendre une réflexion concernant sa vie et sa personnalité. Pour cette raison avaient été invités quelques-uns de ses anciens élèves, collaborateurs ou amis.

L’un d’eux, le sociosémioticien Eric Landowski, dans son « Honoris causa », a tenté une analyse sémiotique très originale de la personnalité de Greimas à travers toute sa variété. L’histoire et la critique littéraires traditionnelles, contre lesquelles s’est élevée la pensée structurale, recherchait par principe les traces de la vie et de la personnalité des auteurs dans leurs œuvres, démarche d’ailleurs rarement appliquée aux constructeurs d’œuvres théoriques. La tentative de Landowski ne devrait pas être vue comme un retour en arrière, une entreprise « pré-sémiotique ». Il ne considère nullement que la théorie sémiotique de Greimas reflète sa vie, il n’y cherche pas les traces de sa personnalité. A l’inverse, selon un mouvement qu’on pourrait qualifier de « post-moderne » sinon de « post-sémiotique » (par rapport à la sémiotique « standard »), il propose une lecture sémiotique de sa vie et de sa personnalité comme si c’était une œuvre à analyser. En utilisant pour cette lecture son modèle des interactions, il montre que la multiplicité des faces de Greimas (il en distingue quatre, nombre sacré pour tout bon sémioticien !) constitue un système cohérent et que « l’homme et l’œuvre », pris ensemble, forment un tout où la sémiotique apparaît, autant que comme une science, comme une philosophie et un style de vie.

Les autres élèves de Greimas, adoptant à l’égard de la mort une attitude philosophique qui, comme le souligne Paolo Fabbri dans sa contribution, « Simulacres en sémiotique : programmes, tactiques,  stratégies », vient de Marc Bloch plutôt que de Heidegger : considérant la mort comme « l’interruption d’un projet que d’autres peuvent poursuivre », ils  prolongent les perspectives de recherche ouvertes par leur Maître.

Ainsi, Heidi Toelle, professeur à l’université Paris 3, spécialiste de la littérature arabe, revient, dans son étude des « destinateurs cosmologiques dans La Nuit Cauchemar de Maupassant », sur un problème de syntaxe narrative soulevé il y a plusieurs années au séminaire de Greimas à partir de l’analyse de ce texte de Maupassant, analyse avec laquelle le Maître n’était pas tout à fait d’accord, problème resté jusqu’à présent en suspens. En vue de résoudre ce vieux litige entre sémioticiens, Heidi Toelle présente ici une analyse structurale exemplaire de La Nuit Cauchemar.

A côté de cette analyse consacrée à un domaine devenu classique, on pourra juger de la fécondité de l’approche sémiotique appliquée à des objets moins habituels, d’ordre visuel, comme dans l’analyse du professeur suisse Felix Thürlemann qui porte sur différents types de cartographie et lie la problématique de l’espace à celle de l’énonciation : démonstration très instructive, surtout pour un milieu où on croit encore que la sémiotique n’est qu’une méthode littéraire.

D’autres contributeurs se proposent de développer certains problèmes jadis abordés par Greimas ou ses collaborateurs mais par la suite quasiment oubliés.  Ainsi Paolo Fabbri reprend-il la notion de simulacre tandis que, dans sa contribution intitulée « Le risque du sens dans lasémiotique de Lotman et celle de l’école de Greimas », Kestutis Nastopka, l’un des principaux représentants et propagateurs de la sémiotique greimassienne en Lithuanie, et organisateur de cette rencontre, reprend la problématique de l’accident esquissée à deux reprises par Greimas et, s’inspirant des derniers travaux de Landowski, cherche à conceptualiser la notion de hasard en comparant, de ce point de vue, la sémiotique française à celle de Lotman.


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Ce retour au pays d’origine du Maître (car pour la plupart des invités, déjà passés de nombreuses fois en Lithuanie, il s’agissait d’un véritable retour) était en même temps le retour à une certaine idée de l’amitié, celle qui se noue entre des personnes très différentes mais attachées à une même quête intellectuelle : la quête du sens.  Cette idée, Greimas ne l’a jamais formulée en théorie mais il l’incarnait par sa pratique didactique.  Greimas, en effet, était davantage qu’un scientifique et un théoricien, il était aussi le Maître, et ses anciens élèves continuent souvent de l’appeler ainsi.  Greimas, figure lointaine de Socrate, pratiquait, comme une sorte de maïeutique secrète, l’art de faire accoucher les idées.  Son projet de sémiotique impliquait le travail en groupe, la réflexion à plusieurs.  Autour de lui, la quête scientifique avait beau s’accomplir individuellement, elle n’était jamais tout à fait solitaire.  Il fallait qu’elle puisse être partagée, et que ses résultats soient validés par le jugement collectif.  Les idées sémiotiques étaient en ce sens comparables à celles de Socrate ou même à la « bonne nouvelle » de Jésus : elles circulaient et s’échangeaient dans une communauté ouverte où n’importe qui pouvait entrer (mais aussi sortir) s’il le voulait, elles n’apparaisaient que dans le rapport intersubjectif et vivaient grâce à lui.  Ce n’est pas un hasard si, dans le mouvement structuraliste des années 60-70, seule la sémiotique de Greimas s’est constituée en une « école » (ni Lévi-Strauss, ni Barthes, ni Genette n’ont rien créé de tel, leurs élèves ou leurs successeurs étant toujours restés dispersés).  Non seulement cette école a persisté malgré l’effacement du structuralisme en France mais elle s’est autoconfirmée dans la conscience de ses élèves auxquels on doit d’ailleurs le titre même d’« école de sémiotique de Paris ».  Cette idée que la sémiotique greimassienne s’apprend en école et comme école a été si forte que presque partout où elle a essaimé hors de France, c’est sous la forme de petits groupes de chercheurs rassemblés autour d’une personnalité ou de quelques professeurs, à l’image du noyau dirigé, ou mieux, animé par le Maître.

Tel fut justement le cas en Lithuanie.  Le Centre de recherches sémiotiques y a été créé en 1992, l’année de la mort de Greimas, au moment où le premier colloque international de sémiotique, Esthétique et vie quotidienne en Europe, organisé à son initiative, se tenait à l’université de Vilnius.  Bien qu’on y ait donné dès le départ certains cours obligatoires de théorie littéraire, pendant de longues années ce centre a fonctionné (à côté de quelques autres créés eux aussi juste après la chute de l’Union Soviétique) un peu en dehors du curriculum universitaire officiel : c’était un organisme autonome, un « centre » paradoxalement marginal, placé pour ainsi dire sur une orbite exorbitante de l’université.  Dans cette position exceptionnelle, son statut reproduisait, sans l’avoir recherché, celui-là même de la sémiotique greimassienne en France.  D’année en année y ont été invités tour à tour nombre d’anciens élèves de Greimas pour présenter des séries d’exposés.  Après un long enfermement physique et surtout intellectuel dans un pays totalitaire, c’était comme une fenêtre grand ouverte vers l’Occident pendant si longtemps rêvé.  Beaucoup d’auditeurs s’y rendaient rien que pour sentir le souffle du vent nouveau.  Certains y sont restés et sont devenus les habitués du séminaire hebdomadaire actuel, dit « interdisciplinaire » car dirigé par deux pionniers de la sémiotique litnuanienne, Kestutis Nastopka et Saulius Zukas (qui a aussi fondé l’une des plus grandes maisons d’édition du pays, où, entre autres ouvrages théoriques, paraissent tous les textes sémiotiques édités en lithuanien), ainsi que le philosophe Arunas Sverdiolas.  De la sorte allait bientôt se constituer un groupe ressemblant moins à une équipe de recherche scientifique qu’à un « club intellectuel ».  Certains professeurs de la faculté de philologie le comparaient, entre eux, à une loge maçonnique ou à une société de gentlemen car à leurs yeux ce fut pendant longtemps le seul endroit où avaient lieu de vrais et libres débats de haut niveau intellectuel.

Note de bas de page 1 :

 Pour donner l’idée de l’ensemble de cette réunion, nous présentons également les titres des exposés qui n’ont pas donné lieu à la rédaction d’articles : Algis Mickūnas (Université d’Ohio) « Greimas et Merleau-Ponty » ; Dainius Vaitiekūnas (Université pédagogique de Vilnius) « Être lithuanien : Algirdas Julien Greimas et son auditoire lithuanien » ; Dalia Satkauskytė  (Université de Vilnius) « Le texte, le contexte et l’histoire dans l’œuvre de Greimas »; Saulius Žukas (Université de Vilnius) « Le sommeil dans la publicité contemporaine pour les parfums » ; Licia Taverna (Université de Tallinn) et Stefano Montes (Université de Palerme) « La révélation du détail chez Greimas : De l’incipit du Maupassant à la préface de Dumézil ».

C’est dans cette atmosphère fondée sur le goût partagé pour les discussions libres et la quête du sens que la rencontre en question s’est déroulée à la faculté de philologie de notre université. Tout au long de cette réunion, on a pas mal plaisanté sur le caractère lithuanien, manière d’évoquer implicitement celui de Greimas. C’est surtout Paolo Fabbri qui y incitait par son discours sur les simulacres passionels.  Il en a donné comme exemple l’entêtement, qui, selon lui, rapproche les Lithuaniens des Siciliens et ne devrait pas être considéré comme toujours de valeur négative.  Comme quoi la lenteur, et l’entêtement, ce défi à l’écoulement du temps, cette capacité de résistance au changement, permettent quelquefois de faire mûrir des fruits qui ne sont pas toujours mauvais et qui, au contraire, ne prennent leur vrai goût qu’avec le temps. Nous vous proposons d’en goûter quelques-uns1.

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