Avoir prise, donner prise
Eric Landowski
Paris, C.N.R.S.
Index
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Mots-clés : ajustement, apprentissage, création, effet, interaction, interobjectif, intersubjectif, machine, manipulation, objet, opération, outil, pratique, prise, programmation, rapport esthétique, résultat, transformation, usage, utilisation
Auteurs cités : Roland BARTHES, Nicolas Bouvier, Gérard Bucher, Michel de CERTEAU, Joseph COURTÉS, Michela DENI, Jean-Marie FLOCH, Jacques FONTANILLE, Claudia Garcia, Algirdas J. GREIMAS, Manar HAMMAD, François JULLIEN, Nijolé Kersyté, Eric LANDOWSKI, Gianfranco MARRONE, Francesco MARSCIANI, Maurice MERLEAU-PONTY, Andrea Semprini, Gilbert SIMONDON, Peter Stockinger, Italo Svevo, Eero TARASTI, Alessandro ZINNA
INTRODUCTON
Une sémiotique des objets ?
La marche des sémioticiens, comme celle des fantassins, est en règle générale une marche à deux temps : une sémiotique de l’énoncé, une sémiotique de l’énonciation, une problématique narrative, une problématique discursive. Pour avancer, on passe d’une conceptualisation à l’autre, qui lui fait pendant. Et pendant que l’une progresse l’autre attend : une sémiotique des textes, une sémiotique des pratiques, une problématique de l’intelligible, une problématique du sensible. Comme si on avait toujours affaire à deux perspectives complémentaires, l’une présupposant l’autre, mais envisageables séparément, l’une après l’autre : une sémiotique de l’action, une sémiotique des passions, une problématique du sujet, une problématique des objets. On sait bien, pourtant, que les choses ne sont pas si tranchées. Que par exemple l’énonciation est elle-même énoncée, qu’une forme d’intelligibilité hante le sensible, et ainsi de suite. Ces dichotomies, si utiles soient-elles, ne sauraient donc être tenues pour définitives.
- Note de bas de page 1 :
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Cf. A. Semprini, L’objet comme procès et comme action. De la nature et de l’usage des objets dans la vie quotidienne, Paris, L’Harmattan, 1995 ; M. Deni (éd.), Semiotica degli oggetti, Versus, 91, 1999 ; E. Landowski et G. Marrone (éds.), La société des objets. Problèmes d’interobjectivité, Protée, 2001 ; M. Deni, Oggetti in azione, Milan, Angeli, 2002 ; J. Fontanille et A. Zinna (éds.), Les objets au quotidien, Limoges, PULIM, 2005.
Il en va ainsi en particulier de la séparation qui s’est établie entre, d’un côté, une sémiotique narrative de portée générale, centrée sur la problématique du sujet, et de l’autre, une branche de la discipline considérée comme plus spécialisée, et de ce fait un peu marginalisée, qu’on appelle la sémiotique « des objets »1. Ce n’est pas que la sémiotique générale ignore « l’objet ». Au contraire, l’« objet-valeur », en tant qu’actant où vient s’investir la valeur visée par le sujet, a sa place au cœur de la syntaxe narrative. A tel point que le modèle sémio-narratif a pu être caractérisé par certains de ses détracteurs comme purement « objectal ». Mais il prête aussi à une critique de plus grande portée, qui va exactement dans le sens inverse : en formalisant la syntaxe des relations entre le sujet et l’actant-objet, ce modèle n’a-t-il pas surtout pour inconvénient d’ignorer ce que le simple bon sens inciterait à considérer comme le seul véritable « objet » : l’objet-chose auquel tout un chacun a affaire, sous mille formes, à chaque instant de la vie réelle ?
- Note de bas de page 2 :
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Cf. E. Landowski, « Jonction versus Union », Passions sans nom, Paris, P.U.F., 2004, pp. 57-69.
L’actant-objet a le statut d’un simulacre entièrement dépendant de l’intentionnalité des sujets. C’est une figure de l’imaginaire qui ne fait que traduire la manière dont une société catégorise axiologiquement le monde en y distinguant des éléments « consommables » ou « thésaurisables » et dont elle définit les compétences et les pouvoirs de ses membres en distribuant entre eux des « objets modaux ». Passant de main en main, conjoignant les uns à la valeur et en disjoignant certains autres, les « objets-valeurs » ainsi conçus circulent à la manière d’une sorte de monnaie dont la fonction est de rendre possible des processus d’échange — une économie — entre des sujets eux-mêmes réduits au statut de possesseurs tantôt actualisés (conjoints à la valeur), tantôt virtuels (en état de disjonction). Par contraste, l’objet-chose, sans se confondre avec la chose en soi, s’impose, en tant que grandeur sémiotique, par sa consistance matérielle face à des sujets dotés non seulement d’intentionnalité mais aussi de sensibilité, c’est-à-dire d’un pouvoir sensoriel discriminateur en présence des qualités esthésiques de ce qui les entoure et les « touche », non pas par « jonction » mais sur le mode de l’union 2. D’où la tendance à faire de l’analyse de nos rapports concrets aux objets la matière d’un chapitre à part en considérant que les rapports de sens qui se nouent au contact des choses saisies dans leur matérialité relèvent de principes différents de ceux qui président aux rapports de sens en jeu dans l’interaction entre les gens, quant à elle ramenée (en termes de grammaire narrative) à des échanges portant sur des objets-valeurs pour ainsi dire sans chair. C’est cette séparation que nous croyons devoir remettre en cause.
- Note de bas de page 3 :
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Cf. J.-M. Floch, « La maison Braunschweig », Petites mythologies de l’œil et de l’esprit, Paris-Amsterdam, Hadès-Benjamins, 1985 ; id., « Du design au bricolage » et « Le couteau du bricoleur », Identités visuelles, Paris, P.U.F., 1995 ; A. Semprini, « Comment mettre le temps en espace. Analyse sémiotique des montres », Protée, 19, 2, 1991 ; id., Il senso delle cose. I significati sociali e culturali degli oggetti quotidiani, Milan, Angeli, 1999 ; C. Garcia, Construção da visibilidade da mulher, thèse, São Paulo, PUC, 2005 ; F. Marsciani, Exercizi di semiotica generativa. Dalle parole alle cose, Bologne, Esculapio, 2000 ; id., Tracciati di etnosemiotica, Milan, Angeli, 2007.
Certes, on comprend les raisons qui, dans les années 1990, ont conduit au développement d’une « sémiotique des objets » en tant que problématique à part. L’objectif étant de passer de l’analyse des objets « en papier » chargés d’organiser figurativement la surface des discours à celle de choses bien réelles — montres, maisons ou tire-bouchons, soutiens-gorge et robinets, rasoirs, fauteuils ou couteaux3 —, on a bientôt été amené à constater qu’il ne suffisait pas de leur appliquer les grilles syntaxiques du modèle narratif classique. Pour rendre compte des effets de sens émanant de leurs articulations matérielles, de nouvelles catégories, relevant du plastique et plus généralement de l’esthésique, ont dû être inventées de toutes pièces. Les sémioticiens travaillant sur les produits de l’industrie humaine et leur « design » ont ainsi été parmi les premiers à se trouver empiriquement mis au défi de concevoir une sémiotique capable de faire droit à la dimension sensible de nos rapports au monde en tant que monde signifiant.
- Note de bas de page 4 :
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E. Tarasti, Existencial Semiotics, Bloomington, Indiana University Press, 2000.
Mais les sujets non plus ne sont pas seulement des êtres de papier. Du point de vue d’une sémiotique de l’expérience, telle du moins que nous cherchons à la construire parallèlement à la sémiotique existentielle développée par Eero Tarasti4, la relation de sujet à sujet, avant de se spécifier en termes actantiels, est une relation vécue comme un rapport de co-présence sensible entre des êtres incarnés. Et les qualités esthésiques porteuses de sens dans ce type de rapports sont, dans leur principe, du même ordre que celles qui, par leurs combinaisons, définissent la consistance matérielle des choses. Dans ces conditions, si la même dimension sensible imprègne toutes nos constructions de sens, et si ce dont il s’agit de rendre compte c’est de l’expérience concrète du sens dans nos rapports au monde en général, il ne peut y avoir qu’une seule sémiotique dont la vocation est d’englober l’ensemble de nos relations à « l’Autre », qu’il s’agisse de nos « semblables » ou de n’importe quelle grandeur « inanimée » peuplant notre environnement.
Il ne s’agit pas, bien entendu, de nier par là la spécificité du rapport intersubjectif. Une personne n’est pas une chose. Mais le fait que le rapport à autrui soit en dernière instance — selon toute apparence — irréductible à celui qui nous lie aux choses n’implique pas que les régimes de sens selon lesquels s’articulent les rapports entre sujets diffèrent nécessairement de ceux qui organisent nos rapports de sens avec le reste du monde. Si nous faisons au contraire l’hypothèse d’une communauté de structure entre ces niveaux de rapports, c’est que la différence entre l’Autre-sujet et l’Autre-objet, pour universelle qu’elle soit, ne nous apparaît pas comme un donné. A titre de comparaison, la différence sexuelle a beau, elle aussi, être universellement reconnue, elle n’en constitue pas moins une construction sémiotique — ce qui seul, d’ailleurs, permet de comprendre que d’une culture à une autre elle puisse être thématisée sous des formes variables ad infinitum. Sémiotiquement parlant, ce qui est premier comme on le sait, ce ne sont pas les différences fondées en nature mais la différenciation entre modes d’appréhension du monde. C’est de ces différences de régimes, et non l’inverse, que peut résulter, entre autres, l’émergence de figures telles que celles, d’un côté, de la personne-sujet, et de l’autre, du cela, de la « chose » ou de l’objet.
- Note de bas de page 5 :
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Cf. Passions sans nom, op. cit., passim.
- Note de bas de page 6 :
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Libre bien sûr à ceux qui tiennent à ce qu’il n’y ait de sémiotique que du « texte », d’observer que du moment où des pratiques, même non textuelles, sont prises pour objet d’un méta-texte descriptif, elles deviennent du même coup, par rapport à lui, un texte-objet : simple jeu de mots. Cf. G. Marrone, « L’invention du texte », Nouveaux Actes Sémiotiques, 2008 (https://www.unilim.fr/actes-semiotiques).
D’où l’effort que nous poursuivons en vue de construire une théorie unifiée — ni « objectale » ni « subjectale » — de la production du sens dans l’interaction sous toutes ses formes, autrement dit qui permette de rendre compte en des termes homogènes de la dimension signifiante des rapports vécus qui, à travers nos façons de faire les plus quotidiennes, nous lient aux choses ni plus ni moins qu’aux autres sujets et nous donnent prise sur les uns et les autres. Si un tel objectif a de toute évidence des implications quant à la problématique des relations entre sujets (ce dont nous avons traité ailleurs5), il oblige aussi à reprendre à la base la réflexion sur les conditions de la production et de la saisie du sens dans le rapport à l’objet, rapport à envisager non pas dans un cadre textuel mais sur le plan des pratiques6. Tel sera l’objet de la première partie de ce travail. La suivante sera consacrée à l’élaboration d’une syntaxe visant à rendre compte, à l’intérieur d’un cadre général commun, de la diversité des types de prise que présupposent non seulement les interactions des choses entre elles ou des hommes entre eux mais aussi celles qui se jouent entre objets et sujets. Et on examinera finalement, dans la troisième partie, comment cette syntaxe pourrait s’appliquer à la forme de prise qui, mettant le sujet en rapport avec lui-même, lui donne prise sur le monde.
- Note de bas de page 7 :
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Une version préliminaire de cette première partie est parue sous le même titre in P. Kukkonen et al. (éds.), A Sounding of Sings. Modalities and Moments in Music, Culture and Philosophy. Essays in Honor of Eero Tarasti, Imatra, International Semiotics Institute, 2008.
PREMIÈRE PARTIE
Façons de faire7
I. Usages du monde
- Note de bas de page 8 :
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N. Bouvier, L’usage du monde, Genève, Librairie Droz, 1963 (rééd. Paris, Payot et Rivages, 2001).
Tout part, du point de vue le plus général, d’une certaine conception, à vrai dire désormais banale, de ce qu’est le sens. N’étant pas une substance qui habiterait les choses et s’offrirait dans l’immédiateté de leur présence, mais n’étant jamais non plus entièrement fixé par aucune grille culturelle de reconnaissance des objets, ou des sujets, il ne peut être qu’une résultante, un effet, un produit émergeant de l’usage : de « l’usage du monde », selon la belle formule de Montaigne, reprise par Nicolas Bouvier8. Pour éviter un éventuel malentendu, soulignons que si nous mettons de cette manière en relation l’idée de sens et celle d’usage, ce n’est pas dans l’optique d’une philosophie du langage qui réduirait le premier au second. C’est bien plutôt dans la perspective d’une réflexion sémiotique qui s’efforce de reprendre à son compte l’interrogation phénoménologique sur les conditions de l’émergence du sens du point de vue des sujets qui le vivent en tant que dimension constitutive de leur être au monde. Constituer le monde comme univers de sens, c’est se poser soi-même en tant que sujet en interagissant avec les éléments du monde qui nous entoure, et cela (à condition de donner à l’expression sa portée la plus large) en en faisant usage. Mais dans ce cadre, il faut distinguer d’emblée deux formes d’interactions, qui, on va le voir, correspondent à deux acceptions possibles de ce mot, « usage » : l’une renvoie à l’idée d’utilisation, l’autre à celle de pratique, ou plus exactement à une forme spécifique de la « pratique » que nous allons bientôt définir.
I.1. De la chose à l’objet
« Utiliser » quelque chose — une chose, un couteau par exemple —, c’est l’employer dans un certain but, c’est s’en servir en en usant, comme on dit, « conformément à sa fonction » (ou à son « affordance »). Or, pour cela, avant même qu’un quelconque utilisateur ne commence à s’en servir, il faut qu’à ses yeux cette chose soit en réalité déjà plus, ou peut-être au contraire déjà moins — en tout cas autre chose — qu’une simple chose. Déjà moins, parce qu’il faut que le sujet qui porte sur elle son attention ait cessé de la regarder comme une totalité indifférenciée simplement présente devant lui et qu’il l’ait en fait déjà réduite à un petit nombre d’aspects ou de propriétés susceptibles de lui « servir à quelque chose », c’est-à-dire de remplir un rôle d’adjuvant dans la réalisation de quelque projet d’action sur le monde. Et en même temps, dans cette mesure même, déjà plus, parce que dès ce moment cette chose se signale à ses yeux par la « fonction » que son utilisation éventuelle mettra en œuvre. Autrement dit, investie de signification et chargée d’une valeur d’usage, la « chose » a déjà acquis le statut d’un objet.
Constituer ainsi la chose en objet, c’est du même coup la faire entrer dans une classe où viendront prendre place d’autres éléments qui, se présentant comme équivalents du point de vue de leur utilité, auront vocation à partager le même nom, un « nom commun », leur nom d’usage : par exemple, cette chose posée ici sur la table est, comme mille autres, « un couteau ». Et ce nom, une fois accolé à la chose, scelle pour ainsi dire son destin. A partir du moment en effet où un existant quelconque a été reconnu, dénommé, étiqueté comme étant « ce qu’il est » en tant qu’objet, il y a tout lieu de s’attendre à ce qu’il soit ensuite effectivement utilisé comme tel : en l’occurrence, « pour couper », puisque ce dont il s’agit est ce qu’on appelle (ce qui s’appelle, dirait un locuteur moins « sémioticien ») un « couteau ».
- Note de bas de page 9 :
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En plus de leur nom commun — un couteau, un pain, du vin —, beaucoup d’objets portent aussi, aujourd’hui, un nom propre, une « marque » : un Opinel, un Poilâne, etc. Et plus encore que le nom générique, le nom de marque spécifie un mode d’emploi. A contrario, il suffit bien souvent de changer le nom, la marque, l’étiquette, pour faire de la chose un autre objet. Ainsi, un vin ordinaire non seulement ne sera pas bu de la même façon mais pourra même changer de goût selon qu’on le sert dans son litre sans « appellation » acheté au Prisunic ou qu’on le transvase dans une bouteille étiquetée Château-Laffitte.
Ceci dit, connaître le nom et la fonction d’un objet ne suffit généralement pas pour s’en « servir », au sens strict du terme, c’est-à-dire parvenir à mener à bien le type d’action sur le monde pour lequel il peut théoriquement remplir le rôle d’adjuvant. Encore faut-il savoir le « faire marcher » car un objet ne « marche » — ne remplit sa fonction et ne « rend service » — que sous certaines conditions. Si c’est un couteau, il ne coupera que si je l’incline selon le bon angle et exerce, à une vitesse déterminée, la pression adéquate et le mouvement convenable en fonction des caractéristiques de ce que je prétends couper, découper, tailler, trancher ou sectionner. Autrement dit, le fonctionnement d’un objet, quel qu’il soit, est régi par des lois ou pour le moins programmé selon des régularités liées à sa constitution propre, auxquelles s’ajoutent souvent des règles relevant de la norme culturelle (à table, couper la salade au couteau est techniquement faisable mais ne se « fait pas ») : autant de déterminations que je dois connaître, ou apprendre, parce qu’elles définissent, toutes ensemble, son « mode d’emploi »9.
I.2. De la signification au sens
Ce dispositif associant un nom à l’idée d’une fonction elle-même subordonnée à certaines règles d’utilisation correspond à ce que nous conviendrons d’appeler la signification donnée à la chose, vue comme objet. Conformément à ce que la science du langage nous a appris, elle se constitue par différence : un couteau n’est pas une fourchette. Et ce couteau-ci n’est pas n’importe lequel car la signification générique associée à son allure générale et à ses propriétés distinctives (tel le tranchant de sa lame, par opposition aux pointes d’une fourchette) admet ensuite des distinctions plus spécifiques. Par exemple, une lame en dents de scie, ou biseautée, indiquera qu’il fait partie d’une sous-catégorie déterminée de couteaux conçus pour couper de préférence tel genre de matériau : c’est un couteau « à pain », « à poisson », etc.
- Note de bas de page 10 :
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Sur la distinction entre « avoir de la signification » et « faire sens », cf. Passions sans nom, op. cit., p. 112.
Si la chose, en devenant objet, prend donc une « signification » précise, elle cesse en revanche, du même coup, d’être prise dans le type de relations qui permettrait de la saisir en tant que foyer de sens10. Pour qu’elle « fasse sens », il faut passer — ou revenir — de son utilisation (effective ou simplement projetée) à ce que nous appellerons sa pratique. Alors que la signification, selon la définition que nous convenons d’en donner, est fixée antérieurement à l’utilisation de la chose en tant qu’objet et spécifie restrictivement son mode d’emploi, le sens ne saurait, lui, être donné avant la pratique. Il ne peut au contraire qu’en résulter. Car pour qu’il se donne à appréhender, il faut que le sujet, sans peut-être même savoir à quoi la chose en question est censée servir, prenne l’initiative de « s’y frotter », qu’il se hasarde à l’« essayer », à mettre à l’épreuve ce qu’elle peut donner, bref qu’il entreprenne de la pratiquer, et que, moyennant cette pratique, il découvre, en acte, sa consistance, ses qualités propres, ses propriétés, ses potentialités. Il faut, en d’autres termes, que le sujet expérimente (soit effectivement, soit au moins sur le mode imaginaire) la spécificité du rapport d’interaction dont la constitution immanente de la chose considérée contient tacitement la promesse ou, le cas échéant, la menace car toute pratique constructrice de sens et de valeur comporte certains risques.
Selon l’optique précédente, le couteau ne pouvait être que ce qu’il est en tant qu’objet répertorié : un instrument destiné à couper ; sa signification, arrêtée une fois pour toutes et figée par un nom, enfermait son usage dans les limites d’une fonction précise. Le sens, à l’opposé, est in-déterminé, ouvert, et, en droit, le reste indéfiniment parce qu’il est toujours à construire dans des pratiques interactionnelles que rien ne vient encadrer a priori. A cet égard, il en va des couteaux comme des pipes. Cette chose, dans ce tableau, qu’on empoignerait avec plaisir pour fumer et que tout le monde appelle une « pipe », on sait bien qu’elle n’est pas ce qu’on dit qu’elle est. Mais ce couteau, sur la table, lui non plus il ne se réduit ni à sa forme prototypique d’instrument tranchant ni, encore moins, à ce que nous en dit son nom. « Ceci n’est pas un couteau ! » Savoir « ce que c’est », et même comment on s’en sert n’exclut ni la possibilité d’imaginer d’autres façons de l’utiliser, et par là d’en redéfinir la signification, ni celle d’en pratiquer l’usage d’une manière qui en ferait surgir des effets de sens insoupçonnés. Ces deux éventualités doivent être soigneusement distinguées.
I.3. De l’utilisation à la pratique
On peut appeler, tout d’abord, détournement l’opération consistant à revenir de l’objet, déjà sémantiquement et fonctionnellement catégorisé, à la chose même, et à la recatégoriser en lui attribuant une nouvelle signification-fonction. Soit encore ce même couteau, « instrument tranchant servant à couper », comme dit le dictionnaire. Certes. Pourtant, rien n’empêche de s’en servir pour bien d’autres choses. Pour écrire, par exemple (sur le sable), ou pour faire signe, ou même pour enfoncer un clou, ou du moins s’y essayer. Exercice hasardeux, interaction risquée, pour la lame autant que pour les doigts, idée absurde puisqu’un couteau n’est pas « fait pour ça » et ne s’y prête guère. Il n’en reste pas moins que s’il se prêtait, de par sa morphologie, à quelque autre utilisation qui, bien que tout aussi « déviante », serait, elle en revanche, efficace à quelque chose, elle finirait tôt ou tard par s’imposer.
- Note de bas de page 11 :
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Cf. M. de Certeau, L’invention du quotidien, I. Arts de faire, Paris, UGE, 1980.
De la baignoire où personne ne se baigne mais qui fait fonction de poulailler au téléphone qu’on ne fait pas marcher pour se parler mais pour s’écrire, les reconversions fonctionnelles de ce genre sont innombrables11. Mais de façon bien plus systématique, ce sont aujourd’hui tous les objets sans exception, quel que soit leur usage convenu, qui ont vocation à changer de signification et de fonction, à devenir autre chose — quelque chose de plus — que ce qu’ils sont. Car depuis qu’un beau jour un esprit inventif, devenu par la même occasion on ne peut plus célèbre, eut le premier l’idée de donner l’exemple en choisissant pour sa démonstration plus trivial encore qu’un couteau — un urinoir, comme chacun sait —, n’importe quel « artiste » peut désormais se contenter d’extraire n’importe quoi de son contexte, de le poser, à l’envers ou à l’endroit, sous les projecteurs de quelque galerie ou dans une salle de musée pour que, par le fait même de cette transposition, ce n’importe quoi soit aussitôt recatégorisé — intronisé — comme ayant le statut et la « fonction » (en l’occurrence essentiellement commerciale) d’un objet d’art.
La seconde éventualité, qui n’est plus de l’ordre du détournement mais implique un dépassement, est plus fine, et par suite plus difficile à cerner. Elle consiste en une façon de faire qui, loin d’imposer à l’objet une fonction étrangère à son utilisation canonique, se conforme à ce à quoi il est censé servir, mais en même temps, par la manière spécifique de le pratiquer, en fait surgir et rayonner un surplus de sens et de valeur qui dépassent sa signification-fonction de base. Ce qu’on entend par « pratiquer » l’objet, ce n’est donc pas le détourner de sa vocation, ce n’est pas l’utiliser dans des opérations et pour des fins différentes de celles que commande sa définition admise ; c’est lui faire rendre, dans le cadre même de sa fonction, plus que ce à quoi il sert. Tout en étant remplie, la fonction utilitaire est alors dépassée dans une performance qui, par l’adéquation du rapport qu’elle suppose entre l’objet et celui qui le pratique, tend vers une forme d’accomplissement esthétique. Et cela, même s’agissant d’un instrument aussi commun qu’un couteau !
- Note de bas de page 12 :
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Fr. Jullien, Nourrir sa vie, Paris, Seuil, 2005, pp. 89-90.
- Note de bas de page 13 :
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La hache ou la scie sont certes utilisables aussi — pour tronçonner, non pour dépecer.
C’est ce dont François Jullien apporte un bel exemple, tiré de Tchouang-tseu12. Pour dépecer un bœuf, le boucher Ding se sert comme tout le monde d’un couteau13. Mais il en use d’une manière qui loin de le réduire à sa fonction anonyme et objective d’« instrument tranchant servant à couper » en fait un véritable partenaire, un co-sujet dans l’accomplissement d’une performance de virtuose — de l’équarrissage — qui lui vaut l’admiration du prince Wenhui.
A la façon dont de la main il tenait empoigné l’animal (...), il s’en échappait si musicalement des hua et son couteau évoluait si bien en cadence, en laissant entendre des huo, qu’il rejoignait de bout en bout un air de musique.
- Note de bas de page 14 :
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Nourrir sa vie, p. 96.
Prise dans cette « mélodie gestuelle »14, l’utilisation de l’instrument, au lieu de se ramener à une opération technique que viendrait justifier après coup l’obtention du résultat pour lequel elle a été effectuée, se transforme en une pratique interactionnelle offrant en elle-même cette qualité sui generis qu’on appelle « esthétique ». Cette qualification demande toutefois à être précisée car s’il existe bien, aujourd’hui, comme on vient de le voir, une esthétique du détournement au nom de laquelle il suffit de décontextualiser des objets quelconques et de les rebaptiser « œuvres d’art » pour en faire « de l’art », c’est de toute évidence une autre conception de l’esthétique qui entre en jeu lorsqu’on envisage la pratique même comme « art de faire ».
I.4. De la valeur au rapport esthétique
Selon la première conception, ce qui est jugé esthétique, c’est l’objet lui-même. Et ce qui le qualifie comme tel — comme objet d’art —, c’est l’application d’une grille de classification extérieure figeant les objets dans leurs fonctions respectives, la fonction dite « esthétique » n’en étant qu’une parmi d’autres, cumulable ou substituable à n’importe quelle autre. C’est en vertu de ce genre de système de critères qu’on pourra dire, par exemple, que parmi tous ces couteaux, celui-ci est un « couteau de cuisine » — il ne vaut que par son utilité pratique —, alors que celui-là, même s’il a été fabriqué dans un but utilitaire, présente de par sa forme, son style ou sa matière certaines qualités reconnues comme nécessaires et suffisantes pour en faire un « couteau de collection » destiné non pas tant à « servir » qu’à être admiré, copié en tant que modèle plastique, thésaurisé comme un petit capital et peut-être un jour revendu très cher, si sa valeur marchande est cotée par les antiquaires.
A l’opposé, selon l’autre perspective, ce qui est jugé beau n’est pas l’objet en soi, vu à distance, mais la qualité d’un ensemble de relations dynamiques auxquelles il est partie prenante et qui ne peuvent apparaître qu’à travers l’usage qui en est fait. Ce que l’objet a à voir avec l’esthétique ne se donne alors à saisir qu’en acte, dans l’exercice même d’une interaction qui tend vers l’harmonie, par ajustement réciproque entre l’objet, le sujet qui s’en sert, et la matière sur laquelle ils opèrent ensemble. Entendu comme art de faire, « l’art » consiste, autrement dit, à élever l’utilisation programmée des choses à la hauteur de pratiques d’ajustement créatrices de sens, qui, tout en respectant la signification fonctionnelle des objets, la dépassent. Mais à l’instar des couteaux, pour ainsi dire n’importe quel ustensile d’usage quotidien sollicite aussi, à quelque degré, si nous voulons en tirer le meilleur parti, un certain art de le pratiquer.
- Note de bas de page 15 :
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Ce qui ne revient pas nécessairement à tout ramener à l’opposition, communément reçue mais dont Gilbert Simondon a montré l’inconsistance, entre les objets, en particulier « esthétiques », auxquels la culture donne « droit de cité dans le monde de la signification », et ceux, dits « techniques », qu’« elle refoule (...) dans le monde sans structure de ce qui ne possède pas de signification mais seulement un usage, une fonction utile ». G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958, p. 10.
- Note de bas de page 16 :
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Infra, troisième partie, II.1.
Est-ce à dire que l’ensemble des objets qui nous entourent ouvrent potentiellement la voie vers un rapport esthétique entendu comme expérience d’un sens et d’une valeur affleurant de l’usage même du monde ? En droit peut-être, mais en fait ? Si ce que nous disons du couteau vaut, on le montrera plus loin, pour une paire de skis et peut s’appliquer à une bicyclette, à une voiture ou même à une locomotive à vapeur (en supposant qu’elle soit conduite par un poète comme Buster Keaton), peut-on imaginer une pratique à propos de l’usage d’un fer à repasser ou d’une machine à laver ? Pourquoi pas ? C’est bien le cas des machines à coudre, du moins si on estime que la surréaliste mise en rapport de l’une d’entre elles avec un parapluie sur une table de dissection constitue une façon de les pratiquer plutôt que de seulement les détourner. Mais cela aurait-il encore un sens dans le cas d’objets techniques comme un métier à tisser, une centrale électrique, un haut-fourneau ? Peut-être, à l’extrême rigueur, si on décidait de leur appliquer les techniques d’emballage jadis mises en vogue, à Paris, pour le Pont-Neuf, par Christo. Il n’en reste pas moins qu’à l’évidence une ligne de démarcation est ici à tracer15. Elle suppose, entre autres, l’explicitation, en termes sémiotiques, d’une distinction parallèle (bien que non homologable terme à terme) à celle qui oppose « pratique » et « utilisation » et sur laquelle nous aurons à revenir : celle entre les concepts d’« outil » et de « machine »16.
Exclu ou non (laissons pour le moment la question ouverte) de nos rapports aux « objets techniques », ce rapport esthétique, il n’est en tout cas pas plus aisé, contrairement à ce qu’on pourrait croire, de l’établir en présence des objets d’art, dont pourtant il est admis qu’ils ont par définition une valeur esthétique, que face à ceux qui ne font qu’humblement nous servir au jour le jour. C’est peut-être même l’inverse. Quand nous allons au musée regarder des tableaux ou n’importe quels autres objets « de collection », nous savons d’avance ce qu’il en est de cette valeur particulière qui leur est supposée inhérente, garantie qu’elle est par l’histoire de l’art, par l’institution qui les expose, et le cas échéant par la critique. Nous le savons même tellement que nous n’avons, en les regardant, qu’à prendre acte du fait que ce sont effectivement de bien belles choses, des choses vénérables, des « chefs d’œuvre ». Dans ces conditions, loin d’avoir à constituer par nous-même le sens plastique de ces objets moyennant l’établissement de quelque rapport vivant qu’il nous faudrait faire l’effort de construire en cherchant à nous ajuster à ce qu’ils cherchent à nous dire à travers l’alliance spécifique de formes, de couleurs, de matières qu’ils réalisent — et par là à les « comprendre » —, nous sommes invités à recevoir toute prête et à accepter sans plus la signification convenue que leur assigne le contexte où ils ont été placés spécialement à notre attention. Payer son entrée au musée revient alors à s’acheter une portion de marchandise à valeur esthétique institutionnellement garantie, une petite tranche d’art, de la même manière qu’on peut se procurer dans les bons magasins, sous forme de plats tout prêts à consommer, de la valeur gastronomique commercialement garantie. Et cela, dans les deux cas, avec l’avantage, pour le consommateur docile (respectueux des systèmes socio-culturels de classification et de valorisation des objets), de ne pas avoir à s’interroger, en consommant, sur le goût, le sens ou la valeur du produit, puisque sa qualité a été fixée d’avance par quelque instance habilitée à en décider et qu’il suffit de s’y fier.
- Note de bas de page 17 :
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Sur la distinction entre « lecture » et « saisie », cf. E. Landowski, « Unità del senso, pluralità di regimi », in G. Marrone et al. (éds.), Narrazione ed esperienza, Rome, Meltemi, 2007, pp. 26-43.
Le rétablissement d’un authentique rapport esthétique aux œuvres d’art — d’un rapport qui fasse honneur à leurs potentialités de sens — suppose un dépassement de cette attitude consommatrice qui fait de l’art une collection d’objets installés une fois pour toutes dans leur statut muséal, et de l’esthétique un domaine de connaissance davantage que d’expérience. Mais c’est un affranchissement en tous points comparable que les autres objets requièrent eux aussi de notre part si nous voulons saisir les qualités de sens qu’ils contiennent en puissance, au-delà de leurs significations admises et immédiatement lisibles. Rien, de ce point de vue, ne les distingue de cette autre grande classe d’objets que sont les livres, et plus généralement les textes, objets lisibles par excellence (au moins en principe) mais qui, eux aussi, ne livrent leur sens esthétique qu’au prix d’une saisie17. Ainsi, plus généreux que nous qui les enfermons si souvent dans leurs significations fonctionnelles, économiques, esthétiques, rituelles ou autres encore, ou qui, à la limite, ne leur attachons de valeur que pour le prestige social que confère leur possession, les objets, eux, sont tous disposés à nous ouvrir — pour peu que nous nous y prêtions, c’est-à-dire que nous nous risquions à essayer de les pratiquer — l’accès à un peu de ce que Greimas appelait le « sens de la vie ».
II. Formes d’interactions
Par le biais de la pratique en tant qu’opposée à l’utilisation, on est ainsi conduit à postuler l’existence d’une relation nécessaire, constitutive, entre sens et interaction. Mais la notion d’interaction demande à son tour d’être précisée. Pour produire aussi bien que pour saisir du sens, il faut interagir : interagir, plus précisément, en pratiquant la chose, et non en utilisant l’objet. C’est donc qu’il y a deux manières différentes d’« interagir », selon le type d’usage en cause. Mais s’il est relativement facile d’opposer en théorie utilisation et pratique, il est à prévoir que dans l’analyse de cas concrets il sera parfois moins aisé, peut-être même impossible d’affirmer catégoriquement qu’un usage donné relève exclusivement de l’une, ou de l’autre. Il suffit pour s’en rendre compte d’examiner ce en quoi consiste, sémiotiquement, le processus d’apprentissage que présuppose toute forme d’usage d’un objet, aussi bien son utilisation que sa pratique.
II.1. Apprentissage, maîtrise, virtuosité
Apprendre comment se servir d’un objet, c’est, le plus souvent, commencer par acquérir un savoir « théorique » situé sur un plan purement cognitif. Selon le degré de complexité de l’objet qu’on se propose d’utiliser, cela peut se résumer à lire son mode d’emploi ou les instructions d’un manuel, ou bien nécessiter les explications d’un initié. Mais ce genre d’informations n’est jamais suffisant. Au-delà de tout ce qu’on peut emmagasiner comme savoir à propos d’un objet en termes de connaissance de principe, à distance et pour ainsi dire abstraite, son utilisation efficiente, même pour un maniement simple en apparence, requiert un savoir faire avec, qui, s’exerçant sur un plan où le cognitif ne se distingue plus du pragmatique, ne peut s’acquérir que « par la pratique ». Mais alors, si l’utilisation suppose une certaine forme de pratique, que devient l’opposition entre ces deux notions ? Sans devenir caduque, elle se révèle plus dialectique que précédemment envisagé.
Quand on parle d’apprentissage par la pratique, on vise la mise en œuvre — « en pratique » — d’un savoir que, par hypothèse, le sujet (à supposer qu’il en dispose) ne sait pas encore « appliquer ». La « pratique » prend alors la forme d’exercices destinés à lui inculquer, à force de tâtonnements, d’essais, d’échecs et de tentatives réitérées, un modèle de comportement de nature à lui permettre, une fois suffisamment « entraîné », de contribuer pour la part qui lui revient à la réunion des conditions requises pour que l’objet remplisse correctement sa fonction. C’est ce qui fait souvent de l’apprentissage une dure mise à l’épreuve : l’apprenti arrivera-t-il à faire ce que l’objet exige de sa part pour pouvoir fonctionner ? à le tenir convenablement ? Si c’est un couteau, oui sans doute. Mais une raquette ? un violon ? Et à se tenir lui-même comme il faut, au piano, à bicyclette, sur des skis, à cheval ? Or c’était plutôt l’inverse qui se produisait dans la « pratique » telle que nous l’entendions plus haut puisque c’était alors, au contraire, la chose qui se trouvait mise à l’épreuve, ou du moins à l’essai, en tout cas interrogée quant à ses potentialités par un sujet en quête du sens, encore indéterminé, qu’il pourrait lui faire rendre.
On a donc là deux acceptions distinctes du même mot : dans un cas, « pratique » est synonyme d’exercice didactique conditionnant l’utilisation compétente d’un objet prédéfini dans sa signification et programmé quant à sa fonction ; dans l’autre, le même terme renvoie à l’idée d’une praxis heuristique susceptible de créer ou de recréer indéfiniment, en acte, le sens de la chose « pratiquée ». Pourtant, y compris dans les pratiques finalisées que recouvre la première de ces acceptions, la relation qui se noue sur le plan pragmatique entre l’apprenti utilisateur et l’objet, avec les tâtonnements, les essais répétés qu’elle implique avant que le premier ne trouve la bonne position ou la bonne « prise » par rapport au second — essais qui, au début, ne peuvent s’effectuer que presque à l’aveugle (ce à quoi tient toute la difficulté du travail d’apprentissage) —, est un rapport fondamentalement incertain, hésitant, dont le sujet ne discerne que très confusément la forme adéquate alors même que tout ce qu’il fait a justement pour but de trouver cette bonne forme.
Qu’on songe à la situation de quelqu’un qui n’a encore jamais utilisé une paire de skis : savoir à quoi il a affaire (par exemple avoir appris que les skis ont des « carres ») et ce qu’il y a lieu d’en faire (se souvenir qu’on s’en sert pour ne pas déraper) ne lui suffira évidemment pas. Il ne commencera à proprement parler à « skier » que du moment où il aura tout à coup saisi quelque chose, un « je ne sais quoi » qu’aucun manuel, ni même le moniteur, ne dit vraiment, parce que seule l’expérience peut le lui donner à appréhender sur le mode de l’éprouvé. L’apprentissage consiste donc, paradoxalement, d’un côté, en l’acquisition d’un savoir de type livresque, qui, si clair soit-il en lui-même, reste à lui seul inopérant, et de l’autre, en un dépassement de ce savoir par une sorte de régression vers l’expérience en acte de la chose même. Car c’est bien elle qu’il faut obscurément apprendre à connaître, à sentir en tant que partenaire d’une interaction dont l’équilibre dynamique n’est aucunement donné par avance mais que chacun doit pour ainsi dire réinventer pour son propre compte.
Tout se passe au fond, dans cette phase d’apprentissage, comme s’il s’agissait pour le novice de découvrir, ou mieux, de construire le sens d’une chose inconnue, absolument étrangère et tout à fait énigmatique, qui, avant de lui servir, lui demanderait de la comprendre. Seule cette forme de connaissance-là, une fois trouvée, fera enfin de la chose en question, par exemple de cette paire de skis, l’objet utilisable qu’elle a vocation à être et, en même temps, de ce débutant l’utilisateur compétent — l’initié — qu’il aspire à devenir. Par là même, malgré sa visée utilitaire, ce processus initiatique de quête d’un rapport fonctionnellement adéquat à l’objet s’apparente à la dynamique relationnelle que suppose, entre le sujet et la chose, la praxis heuristique propre à un usage non pas exclusivement utilitaire mais en même temps créateur de sens sur le plan esthétique. A contrario, s’il n’y avait pas en profondeur un élément commun à ces deux variantes de la pratique, il suffirait, dans la première (celle du type exercice didactique), de la connaissance théorique des principes de fonctionnement de l’objet et des principes de conduite corrélativement à observer par l’usager pour que n’importe quel nouveau venu soit immédiatement capable de s’en servir.
Mais un rapport non moins dialectique entre niveaux de régulation de la pratique joue aussi dans la détermination de la conduite qui apparaît comme la plus éloignée de celle du débutant, à savoir non pas celle de l’utilisateur moyen qui a suffisamment pris de leçons pour se tenir honorablement sur ses skis ou pour conduire comme tout le monde sa voiture, mais celle du champion, du virtuose, de l’« artiste » en l’un ou l’autre de ces domaines, à la manière du boucher Ding dans le maniement du couteau. Car il est clair que si la façon de faire de ces virtuoses atteint à la dimension esthétique, cela n’est possible que sur la base d’une parfaite maîtrise des principes mêmes de fonctionnement et de conduite qu’un débutant a, par définition, tant de mal à comprendre et à appliquer. Ceci dit, ces principes dont le novice se désespère de ne pas arriver à saisir esthésiquement le sens et la portée (au point qu’il s’en trouve réduit à essayer à chaque instant de se les remémorer), le champion les met en pratique, lui, sans même y penser car il les a depuis longtemps incorporés comme des éléments si familiers qu’ils sont devenus partie intégrante de son hexis même de skieur, de pilote, de pianiste ou d’as du couteau.
II.2. Interactions ou coïncidences
Cependant, le fait de constater que divers modes ou niveaux de régulation des pratiques peuvent ainsi se chevaucher au lieu de s’opposer catégoriquement n’élimine pas la nécessité de préciser sur quelles bases il y a lieu, conceptuellement, de les distinguer.
De ce point de vue, on peut reformuler de la façon suivante les distinctions présentées plus haut en y intégrant maintenant celle qui vient d’être faite entre trois stades, ou trois degrés de la compétence. Pour le novice comme pour le virtuose, le sens vient aux choses à la faveur d’une véritable dynamique interactionnelle déployée, pour le premier, à des fins didactiques dans le cadre d’exercices d’apprentissage, et pour le second à des fins créatrices dans le cadre de praxis heuristiques. En revanche, entre ces deux extrêmes, pour l’utilisateur moyen, la signification figée qu’il se contente de reconnaître dans l’objet ne présuppose, elle, ni ne favorise à vrai dire aucune interaction. Déjà assignée à l’objet avant toute utilisation, elle restera pour lui (sauf accident) indéfiniment la même, si nombreuses soient les occasions qu’il puisse avoir de se servir dudit objet. Il peut d’ailleurs en aller de même pour le virtuose à partir d’un certain stade. Une fois qu’il a incorporé les conditions d’un ajustement parfait avec son partenaire dans l’interaction, il court en effet le risque que sa praxis, au lieu de se renouveler et d’ouvrir indéfiniment la possibilité de figures chargées d’un sens jusqu’alors inédit, se fige à la manière d’un algorithme technique impeccablement mis au point et devienne à ses propres yeux pure routine, répétition quasi automatisée d’un programme dont l’exécution, même toujours aussi « brillante » peut-être, vue de l’extérieur, aura cessé, pour lui, de présenter aucune valeur créatrice : perte du sens, retour à la signification.
- Note de bas de page 18 :
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L’usage se faisant « usure » et transformant, comme dit Greimas, « les gestes sensés en insignifiance ». De l’Imperfection, Périgueux, Fanlac, 1987, p. 87.
- Note de bas de page 19 :
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Sur les notions de programme « de base » et de programme « d’usage », cf. A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979 (« Programme narratif », « Rôle »).
Mais en contrepartie de ce qu’elle a de réducteur et de routinier, à la limite même, paradoxalement, d’insignifiant18, cette signification qui fige l’objet dans sa fonction et limite les ambitions que son utilisateur pourrait avoir en termes d’expérience du monde sensible, c’est elle qui, dans les circonstances les plus diverses de la vie de tous les jours, permet sinon d’interagir du moins d’agir en connaissance de cause, et le plus souvent assez efficacement, sur le monde en tant qu’univers fonctionnel, en en utilisant les éléments. Autrement dit, si la signification instituée bride le développement de pratiques créatrices de sens, elle fonde par contre la possibilité d’une programmation de l’action. Car se servir d’un objet « comme il faut », conformément à sa définition, à son mode d’emploi, à ce qu’on appellerait en pharmacie ses « indications » ou, en sémiotique narrative, son « rôle thématique » — prendre un couteau sans autre prétention que de couper quelque chose —, bref l’utiliser, cela revient à coordonner, du dehors et pour ainsi dire mécaniquement, des « programmes » préétablis, autonomes et de niveaux différents, à savoir, d’un côté, un projet d’action sur le monde, celui de l’utilisateur — programme « de base » définissant le résultat auquel l’utilisation de l’objet en question doit aboutir —, et de l’autre, à titre de programme « d’usage », un algorithme de comportement, celui propre à l’objet lui-même, tel que fixé par l’usage sur la base de ses propriétés constantes et de ses régularités de fonctionnement19.
- Note de bas de page 20 :
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Cf. E. Landowski, « En deçà de l’interaction, la coïncidence », Les interactions risquées, Nouveaux Actes Sémiotiques, 101-103, 2005, pp. 86-91.
Dans ces conditions, on ne devrait plus, en toute rigueur, parler en pareil cas d’interaction mais de co-incidence entre programmes. En général, on s’intéresse surtout aux cas où une telle co-incidence résulte d’une coordination sciemment aménagée, comme cela se produit lorsqu’un sujet met délibérément le programme de comportement d’un objet au service de ses propres fins : la co-incidence prend alors la valeur d’une « utilisation ». Mais il arrive souvent aussi que les programmes de deux ou plusieurs actants en viennent à co-incider pour des raisons fortuites ou considérées comme telles. Leur rencontre, et les résultats — miraculeux ou catastrophiques — qui en découleront prendront alors, pour l’observateur, la valeur d’« accidents ». Dans le cadre de la problématique de l’« interaction » au sens générique de ce terme, il faut donc distinguer deux grands modes de rencontre entre actants : d’une part les co-incidences, concertées ou aléatoires, d’autre part les inter-actions proprement dites. Par opposition aux précédentes, on peut définir ces dernières comme des configurations dans lesquelles l’un au moins des interactants, au lieu de traiter l’autre comme le simple exécutant d’un programme connu d’avance, ou de s’en tenir lui-même à suivre quelque programme qui fixerait de manière immuable son propre comportement, laisse dépendre la forme de prise qu’il cherchera à exercer sur l’autre du type de prise que cet autre lui-même paraîtra lui offrir à travers son comportement en acte20. Si l’utilisation relève de la co-incidence, la pratique, telle que nous l’avons définie, relève au contraire de l’inter-action stricto sensu puisque « pratiquer » l’objet, c’est l’appréhender comme une pluralité de sens potentiels qui ne sont pas prédéterminés, et donc, précisément, ne pas le réduire à sa signification-fonction, à son « programme ».
- Note de bas de page 21 :
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A propos d’une sémiotique de l’erreur et des formes d’échecs qui peuvent en résulter, idem, p. 55, 89.
Corrélativement, du point de vue du sujet, pour qu’un objet soit utilisable, il faut et il suffit qu’il soit de quelque manière « programmé ». Ainsi du réveil-matin dont on sait, en le remontant, qu’il sonnera en principe à l’heure voulue, ou de l’eau, dont on peut être sûr que si on la chauffe à 100° elle bouillira — la différence de degré de certitude entre ces deux programmations aussi banales l’une que l’autre tenant à ce que contrairement aux régularités naturelles, qui ne connaissent jamais de défaillances, les horloges, comme tous les artefacts humains, ont les mêmes oublis, partagent les mêmes fatigues et commettent les mêmes erreurs que leurs constructeurs ou leurs utilisateurs21. Néanmoins, dans ces limites, lorsque le fonctionnement d’un objet (ou même, d’ailleurs, d’un sujet) est « programmatiquement » régi, la régularité de comportement que cela implique de sa part nous donne par elle-même prise sur lui : il suffit, pour lui faire réaliser le programme virtuel qui est le sien, d’aménager les conditions contextuelles qui le mettront « en marche ». Mais dans la vie courante nous avons constamment affaire aussi à toutes sortes d’éléments qui ne peuvent pas relever d’un tel régime, soit parce que nous ne connaissons pas leurs programmes (à supposer qu’ils en aient), soit parce que nous ne les regardons pas comme programmés même si, selon quelque autre point de vue que celui que nous adoptons, il serait possible de les considérer comme tels. Ne présentant pas de régularités connues, ou ne s’y réduisant pas, ils ne sont pas, à proprement parler, « utilisables ». Si nous en faisons pourtant usage, ce ne peut donc être que sur un autre mode, non instrumental, en inter-agissant avec eux, dans des « pratiques ».
On pourra trouver cette distinction trop catégorique et objecter, à juste titre, que beaucoup d’objets présentent à la fois les deux aspects. Un piano, par exemple, fonctionne incontestablement selon des régularités bien programmées : à chaque touche du clavier correspond une note et aucune autre. De ce point de vue, c’est un instrument des plus sûrs, qu’on peut parfaitement utiliser, sur cette seule base, pour « pianoter ». Mais il faut reconnaître que cela n’est pas vraiment — vraiment pas ! — ce qu’on peut appeler « jouer du piano ». On a donc là un objet utilisable mais qui n’en demande pas moins d’être pratiqué. Au point que se contenter de l’utiliser, ce serait en fait le maltraiter — raison pour laquelle, pour notre part, nous le classerions volontiers, par respect, parmi les objets inutilisables, comme à vrai dire tous ceux qui nous sont les plus chers (le planeur, le cheval et quelques autres), si chers sans doute justement parce qu’ils deviennent pour nous davantage que des « objets » dès que nous en faisons les partenaires de nos pratiques. Qu’est-ce donc, en ce cas, qui nous les rend praticables, et de quelle manière non programmée avons-nous, tant bien que mal, prise sur eux ? — Une fois de plus, c’est tout un nouveau champ de réflexion à construire qui s’ouvre en ce point.
II.3. En deçà de toute emprise, la prise
Pour que le loup de la fable croque l’agneau, il fallait certainement qu’il ait faim, et aussi de bons crocs, des crocs bien croquants puisque c’est par la gueule qu’un carnassier prend prise sur autrui. Mais il fallait en même temps que l’agneau soit appétissant, et surtout croquable, car c’est par la tendresse que ce genre d’animal offre prise aux carnassiers. De même, si, en guise de couteau, la guillotine coupe tellement bien les têtes, ce n’est pas seulement parce que sa lame est coupante, c’est aussi parce que les têtes sur lesquelles elle tombe sont, par définition, coupables.
- Note de bas de page 22 :
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M. Hammad, Aux racines du Proche-Orient arabe, ou Manarades, Paris, Geuthner, 2003, p. 36.
En arabe, nous apprend Manar Hammad, qasaba veut dire couper22. Mais, précise-t-il, l’usage relie fortement ce verbe « au découpage de la viande, en particulier à l’acte de couper la trachée, dite qasabat », car « étymologiquement définie par le fait qu’on la coupe ». On comprend alors que ce terme désigne également la tige discontinue du roseau, lui aussi « prédestiné à être coupé ». Ceci revient à dire que si une interaction (au sens générique de ce mot) est une action entre deux actants, il faut, pour qu’elle ait lieu, que soient réunies deux conditions — deux conditions qui en réalité n’en font qu’une, envisagée sous deux angles différents : l’un des deux actants, celui censé « agir » sur l’autre, doit avoir prise sur lui d’une manière ou d’une autre, et pour cela même le second, destiné, lui, à « être agi », doit en retour donner prise au premier d’une manière ou d’une autre. Seul cela le rend utilisable, ou praticable.
Plus généralement mais de façon analogue, dans des disciplines très diverses, on rencontre toutes sortes de descriptions de processus interactionnels qui, dans leur ordre propre, ne sont concevables, et dont on ne peut rendre compte, que dans la mesure où chacun des actants qu’ils font entrer en rapport trouve ainsi son « répondant » chez l’autre. Pour prendre deux exemples tout à fait hétérogènes, qu’il s’agisse, en physique, de la théorie de l’« attraction » universelle, ou, chez les sémioticiens, de la théorie de la « manipulation », seule une certaine communauté d’appartenance entre actants permet, dans les deux cas, de comprendre à la fois ce qui rend l’un « agissant » sur l’autre, et ce qui fait du second un partenaire en quelque sorte promis au premier parce que, si on peut dire, constitutivement « agissable » par lui. Ainsi, une masse en mouvement dans l’espace ne pourra jamais dévier la trajectoire que d’un élément présentant lui aussi une certaine « masse » ; de même, l’avocat le plus habile à « manipuler » les auditoires perdrait son temps devant un public dont la compétence interprétative ne ferait pas pendant à son talent de persuasion et ne l’y rendrait pas perméable (quitte à ce qu’il sache aussi y résister).
- Note de bas de page 23 :
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Cf. par exemple G. Bucher, « De la perfection de la théorie à l’imperfection des lettres », in E. Landowski (éd.), Lire Greimas, Limoges, PULIM, 1997 ; N. Kersyte, « La sémiotique d’A.J. Greimas entre logocentrisme et pensée phénoménologique », Actes du colloque « En quête de Greimas », Vilnius, 2007, in Nouveaux Actes Sémiotiques, 2009 (https://www.unilim.fr/actes-semiotiques) ; E. Landowski, « Possédants et possédés », Passions sans nom, op. cit., p. 73 sq.
Ce que nous voulons cerner, et à quoi nous donnons faute de mieux le nom de « prise », ne se réduit donc pas à un pouvoir unilatéral que l’un exercerait sur l’autre et grâce auquel il en ferait son « prisonnier ». La prise, telle que nous l’entendons, n’est pas une « emprise », un « emprisonnement » — un pur rapport de domination —, et pas non plus — peut-être encore moins — une « prise de possession ». Cette configuration-là existe assurément mais elle n’appellera pas ici de commentaire car elle est déjà sémiotiquement connue. C’est celle que décrit adéquatement, en syntaxe narrative, la notion de conjonction. Et ses limites ont déjà été relevées23. Comme on le sait, l’objet, une fois « conjoint » au sujet, devient son bien et même sa chose selon un rapport de possession et de domination qui donne au second une prise sans limite sur le premier, dont il dispose. Inversement, tant que le sujet et l’objet restent « disjoints », l’un n’a aucune prise sur l’autre. Et s’il en est ainsi, c’est parce que dans la « philosophie » implicite qui sous-tend cette perspective, les deux termes de la relation sont conçus comme des entités tout à fait extérieures l’une à l’autre, entièrement indépendantes l’une de l’autre et que rien ne peut en conséquence les relier sinon, de façon toute contingente, le désir (puis le cas échéant l’état) de possession de l’une par l’autre.
Ce qui par contre fait énigme pour nous, c’est la nature du rapport latent et bilatéral que présuppose la rencontre même entre deux éléments quelconques, rapport dont le « désir » peut certes, à l’occasion, constituer la forme apparente, une parmi d’autres possibles (quitte à ce qu’elle ne fasse alors que traduire figurativement, en surface, quelque détermination plus profonde et plus décisive). Car, et c’est de là que part notre interrogation, avant d’être (si ça se trouve) « conjoints » — avant même d’entrer en contact ou seulement en rapport sur un plan déterminé —— et pour que cela puisse arriver, ne fût-ce que par accident ——, ne faut-il pas que d’une manière ou d’une autre les deux actants soient déjà virtuellement en prise l’un par rapport à l’autre ? Cette prise d’avant la conjonction n’est ni un pouvoir (transitif) ni une possession (unilatérale), et elle n’a pas pour condition un « vouloir ». Ce rapport serait bien plutôt de l’ordre de l’affinité réciproque entre qualités immanentes aux interactants en puissance. Sans aucunement préjuger du sens que pourra prendre leur rencontre si effectivement elle a lieu — attraction, amalgame, fusion, collision, explosion, fragmentation, dissolution, désintégration, fission entre des éléments physiques, ou bien entente, collaboration entre sujets, ou au contraire affrontement et à la limite destruction mutuelle, ou encore coopération entre sujet et objet dans une utilisation ou une pratique, ou même, bien sûr, « conjonction » et emprise unilatérale (mais comme un simple cas particulier) —, ce rapport, cette « prise » originaire apparaît dans tous les cas comme la condition de possibilité de quelque forme d’interaction que ce soit (y compris sur le mode de la coïncidence fortuite) entre deux entités.
- Note de bas de page 24 :
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« Inhérence » en premier lieu, chez Merleau-Ponty, entre le « sentant » et le « senti » (Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945). Sur l’acception, plus extensive, de cette notion en sémiotique, cf. F. Marsciani, « Le goût et le Nouveau Monde », in E. Landowski (éd.), Sémiotique gourmande, Nouveaux Actes Sémiotiques, 55-56, 1998 ; également Passions sans nom, op. cit., pp. 53, 70, 123.
En d’autres termes, une interaction suppose toujours, de part et d’autre, des propriétés, des qualités, des « compétences », une consistance ou des structures qui, en se répondant par quelque affinité ou quelque rapport d’inhérence24, rendent leurs « possesseurs » — que ce soient des choses, des bêtes ou des gens — mutuellement interdépendants sur tel ou tel plan particulier. Un judoka, un fleurettiste, un danseur, un cavalier savent que pour « avoir » prise sur leur adversaire ou leur partenaire, il n’est d’autre moyen que de lui « donner » prise. Ces expressions du langage de tous les jours nous parlent d’une relation élémentaire qui, étant à la base de toute interactivité, demande à être sémiotiquement thématisée et conceptualisée. Une fois ce travail accompli, la notion de prise pourrait constituer un élément à part entière de notre outillage analytique. Si on sent bien, intuitivement, qu’on touche là une constante formelle, une syntaxe qui par sa généralité transcende l’infinie variété des domaines empiriques d’interaction, il reste à en construire une théorie d’ensemble qui permettrait d’unifier conceptuellement, et par suite aussi de différencier sur la base de critères explicites et interdéfinis les modes d’« influence », à l’évidence extrêmement divers, qui pourront être à l’œuvre localement, dans chacun des domaines à prendre en considération. Une théorie générale des formes de la prise est-elle donc envisageable ?
DEUXIÈME PARTIE
Les échelles du sens
A Sacha et Eividas,
maîtres ès bricolages.
I. Pour une syntaxe de l’« opération »
Dans ce qui précède, nous avons raisonné pour l’essentiel en faisant comme si les processus interactionnels à décrire ne mettaient en relation que deux protagonistes : un sujet et l’objet qu’il utilise ou qu’il pratique. La réalité est bien sûr moins schématique. Loin de constituer un rapport duel clos sur lui-même, l’utilisation ou la pratique d’un objet impliquent toujours une multiplicité d’acteurs.
I.1. D’une pierre cent coups
Quand un sujet utilise quelque chose à titre d’instrument, on peut évidemment supposer que c’est pour transformer un état de choses déterminé, autrement dit pour obtenir un certain résultat pratique ; mais dans la généralité des cas, obtenu ou non, ce résultat visé sur le plan qu’on appelle « pratique » ne prendra pleinement sa signification et sa valeur que sur un autre plan, par rapport à un ordre de finalités moins ponctuelles qui varieront en fonction des relations que le sujet en question entretient avec d’autres sujets. Et si de son côté l’objet permet à celui qui en use d’atteindre son objectif, ce ne peut être qu’en fonction des relations qu’il entretient pour sa part avec d’autres objets car c’est de ces relations que dépend aussi bien l’efficacité pratique de son utilisation que le sentiment d’élégance, d’harmonie, de justesse que peut susciter sa pratique. Le type de relations et de processus auxquels on a affaire se situe par conséquent au point de rencontre entre deux sphères d’interaction distinctes, à la croisée d’une intersubjectivité qui fonde l’intention même d’agir sur le monde, et d’une interobjectivité qui conditionne la possibilité d’opérer sur les choses au moyen des choses mêmes, en les faisant interagir les unes sur les autres.
Dans ce cadre, le sujet se présente donc, en premier lieu, comme un opérateur qu’on voit s’appliquer à aménager de manière contrôlée, sur le plan des rapports interobjectifs, des co-incidences entre les « programmes » de divers éléments qu’il fait entrer en rapport en vue de résultats pratiques. Le voici par exemple un marteau à la main, en train d’assembler deux planches en les clouant. Opération certes rudimentaire mais non pas pour autant élémentaire. Si on utilise un marteau conformément à sa fonction — à son programme —, ce ne peut être en effet, littéralement parlant, que pour « marteler », c’est-à-dire pour percuter, avant tout, des clous — cela évidemment pour les enfoncer, en particulier dans du bois, et finalement, grâce à la pression qu’ils exerceront en y pénétrant, pour joindre les éléments qu’on veut faire tenir ensemble. C’est donc par une sorte de raccourci qu’on désigne usuellement comme une seule action — « clouer » — une opération qui recouvre au moins trois actions distinctes — percuter, enfoncer, joindre — et que du même coup on attribue au sujet équipé de son outil l’obtention d’un résultat qui n’est à proprement parler le fait ni de ce sujet lui-même ni de l’outil dont il se sert mais celui des clous, éléments tiers que l’un des deux premiers acteurs, en se servant du second, fait agir sur un autre, en l’occurrence une matière déterminée, qui par sa nature leur donne prise : du bois.
De plus, il y a tout lieu de s’attendre à ce que les éléments en question, une fois cloués, servent à leur tour à autre chose, par exempleà fabriquer ou à réparer une porte, elle-même destinée — maintenant sur le plan des rapports intersubjectifs — à séparer deux zones d’activité ou deux espaces distincts (l’un « privé », l’autre « public »), etc. L’opération initiale que l’utilisation du marteau permet d’effectuer s’inscrit donc dans une perspective — un projet — qui lui donne son sens et qui, de fil en aiguille, peut se prolonger indéfiniment, tout objectif visé à une étape donnée ayant vocation à devenir, une fois atteint, le point de départ d’une séquence ultérieure. A quoi s’ajoute encore le fait que se servir d’un instrument, c’est dans nombre de circonstances faire en même temps autre chose que ce qui correspond strictement à sa « fonction ». Tirer de sa poche, par exemple, son briquet pour allumer la cigarette de quelqu’un qui n’a pas de feu, ce n’est pas seulement exécuter l’acte pragmatique consistant à « allumer une cigarette », c’est aussi accomplir, intersubjectivement, le geste quasi contractuel de « rendre service », et aujourd’hui, qui plus est, faire civiquement acte de solidarité entre fumeurs persécutés : cas banal où, au lieu de se succéder, plusieurs interactions de nature différente se déroulent en concomitance sur des plans distincts, cumulant résultats pratiques et effets d’ordre symbolique.
I.2. Acteurs et actants
La diversité des acteurs dont on peut imaginer qu’ils interviennent ainsi, tant sur le plan intersubjectif (en motivant l’opérateur), que sur celui des rapports interobjectifs (en donnant prise à l’instrument ou en lui résistant) est telle qu’on ne saurait envisager d’en dresser l’inventaire. Et on ne saurait non plus fixer une quelconque liste de figures actorielles qui seraient censées devoir par nature remplir dans toute opération soit le rôle de l’opérateur, soit celui de l’instrument. Tout peut en effet être « instrumentalisé », y compris bien sûr les sujets ; et vice versa, ce qui tient lieu d’instrument dans une opération donnée (ou à un de ses stades) peut très bien, dans une autre opération (ou à un autre stade), faire office d’opérateur. Dans ces conditions, si l’objectif qu’on se fixe est de comprendre, d’abord dans son principe et ensuite cas par cas, en quoi consiste ce qui dans une interaction donne mutuellement prise aux éléments en jeu et leur permet d’opérer les uns sur ou avec les autres, il serait vain de s’attacher au départ à l’identité singulière d’acteurs par nature susceptibles d’assumer presque indifféremment n’importe quel rôle selon le contexte. Ce qu’il faut avant tout chercher à identifier, ce sont les fonctions actantielles que ces acteurs remplissent tour à tour, fonctions qui, elles en revanche, revêtent le caractère de constantes et devraient de ce fait permettre de dégager une syntaxe de portée générale.
Si l’objet placé en position d’instrument est le briquet qu’on vient d’évoquer, ou, comme plus haut, un couteau, la présence d’un troisième acteur, en sus dudit instrument et de son possesseur, semble requise. Pourquoi en effet s’encombrerait-on de ce genre de choses si on n’avait pas de temps à autre quelque chose à allumer, ou à couper ? Ce quelque chose sur quoi l’instrument permet d’opérer (d’y mettre le feu, de le sectionner) a beau pouvoir être de nature extrêmement variée (avec un briquet, on n’allume pas que des cigarettes), il s’agit dans tous les cas, si on cherche à en définir le statut actantiel, de ce qu’on peut appeler l’objet immédiat de l’opération considérée (son « objet direct », diraient les grammairiens). Mais l’apparition d’un quatrième protagoniste n’aurait rien non plus d’étonnant. S’agissant du couteau et de son utilisateur, si ce couteau est celui d’un boucher et si ce boucher s’appelle Ding, il y aura à côté d’eux, on s’en souvient, quelqu’un, rien moins qu’un prince, en train de regarder ce qu’ils font à eux deux. Et comme, d’après ce qui nous est rapporté, Ding a souci de sa réputation professionnelle, ce témoin devient lui aussi l’objet de son action, son objet médiat (ou « indirect ») sur lequel il va prendre prise en le forçant à l’« admiration » par la manière même dont, usant de son couteau, il prend d’abord prise, en véritable artiste, sur son objet immédiat, la carcasse de bœuf. Mutatis mutandis, se superposent donc ici, comme dans le cas du briquet, au moins deux opérations concomitantes qui aboutissent respectivement, l’une à l’obtention d’un résultat, d’ordre pragmatique, concernant le bœuf, l’autre à la production d’un effet, en l’occurrence d’ordre esthétique, regardant le prince — transformations qui impliquent chacune une forme de prise distincte dont nous aurons à préciser la nature.
Mais laissons pour le moment le prince Wenhui dans sa position d’observateur et tenons-nous en à la scène qu’il a sous les yeux, à savoir une action qui se joue entre un sujet opérateur (Ding), l’instrument avec lequel il opère (son couteau), et l’élément sur lequel il opère (un bœuf à dépecer). En termes à peine plus abstraits, on a là trois actants qui s’interdéfinissent par leurs fonctions les uns vis-à-vis des autres, fonctions qu’on peut spécifier en tirant parti des désinences latines correspondantes :
1 |
2 |
3 |
|
Acteurs : |
le boucher |
le couteau |
le bœuf |
| |
| |
| |
|
Actants : |
operator |
operans |
operandum |
I.3. Manipuler ou manœuvrer ?
Vue à l’échelle de ce schéma, l’interaction se résume à un processus par lequel un sujet, moyennant la médiation d’un objet — d’un instrument —, agit sur un autre objet — en quelque sorte sa cible — en le dépeçant. Pour rendre compte en termes sémiotiques de la nature et de la forme d’une médiation de ce genre, le réflexe d’un chercheur familiarisé avec la grammaire narrative mise au point dans les années 1970 serait selon toute probabilité d’y voir une « structure de manipulation ». C’est en tout cas la solution qu’adopte Greimas dans son analyse des opérations qu’implique l’exécution d’une recette de cuisine :
- Note de bas de page 25 :
-
A.J. Greimas, « La soupe au pistou ou la construction d’un objet de valeur », Actes Sémiotiques-Documents, I, 5, 1979 ; rééd. in Du sens II, Paris, Seuil, 1983, p. 163.
le réalisateur humain du programme (...) délègue ses pouvoirs à d’autres sujets de faire (le feu fait bouillir l’eau ; l’eau fait cuire les légumes) en instaurant ainsi des structures de manipulation où les sujets délégués (...) semblent agir par mandat impératif.25
Et c’est aussi celle adoptée par Jean-Marie Floch au début de son étude bien connue sur l’Opinel :
- Note de bas de page 26 :
-
J.-M. Floch, « Le couteau du bricoleur. L’intelligence au bout de l’Opinel », Identités visuelles, op. cit. (supra, n. 3), p. 195.
l’homme, écrit-il, fait faire au couteau une de ces opérations quantitatives pour lesquelles sa forme et son tranchant l’ont rendu compétent. (…) le couteau est mandaté selon un certain contrat, et une fiducie peut même s’établir entre lui et son possesseur.26
Cette interprétation qui a pour principe d’anthropomorphiser l’agent placé en position d’operans (ici le feu ou l’eau, là un couteau) en lui attribuant le statut d’un « sujet délégué » et « manipulé » reste toutefois, à notre sens, un peu sommaire. De fait, le modèle contractuel du « faire faire » ne s’applique en pareils cas qu’au prix d’une fiction qui occulte d’entrée de jeu la spécificité des processus à décrire. Pour nous en tenir au second exemple, celui de Floch, où l’élément agissant (en tant que « sujet manipulé » ou qu’operans, selon la perspective qu’on adopte) est à proprement parler un « instrument » — un couteau —, on sait bien qu’en réalité, si un tel objet peut être plus ou moins « compétent » pour couper, il ne peut pas du tout l’être pour contracter des liens de « fiducie », sauf peut-être dans l’esprit imaginatif de son possesseur. Ce qui veut dire que quelle que soit la « confiance » qu’il puisse inspirer à celui qui s’en sert, pour qu’il déploie sa « compétence » ou, plus platement mais plus exactement, pour qu’il exerce sa fonction (actantielle) d’operans — pour qu’il coupe, et qu’il coupe ce qu’on veut qu’il coupe, c’est-à-dire l’operandum plutôt que, par exemple, les doigts de l’opérateur —, mieux vaut avoir soi-même, en tant qu’operator, la compétence requise : celle, à la fois cognitive, pragmatique et esthésique, de le tenir convenablement en main.
- Note de bas de page 27 :
-
A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette,1979 (« Sujet », p. 371).
- Note de bas de page 28 :
-
Cf. E. Landowski, « Rationalités stratégiques », La Société réfléchie, Paris, Seuil, 1989, pp. 232-235 ; Les interactions risquées, op. cit., p. 27.
Car à la différence du Sujet-héros qui, une fois « briefé » par son Destinateur-manipulateur sur l’objectif à atteindre, peut être laissé libre de choisir en fonction de son vouloir et de son savoir propres les modalités d’exécution de sa mission, un couteau, ou n’importe quel autre instrument de ce genre, ne remplit adéquatement son office — n’effectue son « parcours thématique » dans les conditions voulues — qu’à condition d’être convenablement guidé, tout au long de sa performance et dans le moindre détail, par son utilisateur. Autrement dit, bien qu’il ait certes vocation à occuper la position du sujet syntaxique qui « fait » une certaine action (qui coupe), on ne saurait lui attribuer, si ce n’est par métaphore, le statut modal d’un « Sujet » au sens de la grammaire narrative, c’est-à-dire dont les actions seraient fonction de la manière dont il « conçoit sa vie en tant que projet, réalisation et destin »27. Privé de toute intentionnalité, de tout vouloir comme de tout savoir propre mais par contre doté, sur le plan pragmatique, de pouvoirs régis par certaines régularités, il ne se prête aucunement à être manipulé et ce dont il s’agit, c’est tout au plus de savoir le manœuvrer, ce qui veut dire simplement savoir tirer parti des programmes virtuels qui sont les siens28.
- Note de bas de page 29 :
-
Les interactions risquées, pp. 40-47 et 17-20.
- Note de bas de page 30 :
-
Identités visuelles, pp. 196, 205, 206, 213.
En fait, Floch, lui-même évidemment conscient de tout cela, ne s’en tiendra pas, dans la suite de son étude, à la lecture « standard » et quelque peu mystifiante qu’il fait sienne en commençant, bien qu’il n’aille à aucun moment jusqu’à la récuser explicitement. Il y a là une sorte de paradoxe. A mesure qu’il avance dans l’analyse des deux types d’opérations prises pour objet — celles que réalisent respectivement un « bricoleur », avec un Opinel, et un « ingénieur », avec un couteau suisse — l’interprétation qu’il propose s’oriente dans un sens de plus en plus voisin de ce que pour notre part, quelques années plus tard, nous définirons, d’un côté, en termes d’ajustement, de l’autre, en termes de programmation et d’opérations29. A propos du couteau suisse, il n’est en effet question que de « programmes d’action automatisés » où l’utilisateur « ne fournit que l’énergie » à travers des « syntagmes gestuels figés » ; et pour ce qui est de l’Opinel, instrument « propice à l’expression et à la réalisation de soi », il nous est dit qu’il « instaure une relation directe avec le monde sensible » et donne à l’utilisateur « l’occasion d’éprouver ou de faire éprouver une émotion esthétique »30. Il n’est plus question de fiducie ni de mandat, ni de sujet, délégué ou manipulé ! mais, d’un côté, de régularités exploitables, et de l’autre, de sensibilités en contact. Si malgré cela, dans son propos explicite, Floch s’en tient à la doxa « manipulatoire », n’est-ce pas tout simplement parce qu’on ne disposait alors d’aucun modèle formalisé permettant de discriminer les différents régimes d’interaction à l’œuvre ? Cet état de choses explique mais ne justifie pas la tendance à réduire la syntaxe des actions sur (ou avec) les objets à la grammaire du faire faire, entre sujets. Notre tentative de conceptualiser la notion d’opération dans le cadre d’une sémiotique générale (et donc unifiée) de l’interaction trouve là une de ses principales motivations.
Ceci dit, il ne nous échappe pas que le schéma que nous venons pour notre part de poser partage avec la modélisation standard un certain air de famille, ce qui explique peut-être qu’il présente en partie le même genre d’inconvénients. Evitant toute forme d’anthropomorphisation, il a certes l’avantage de ne pas substituer d’emblée à la complexité des rapports réels la fiction sémiotique d’un monde enchanté dans lequel, pour la commodité de l’analyste, les objets se trouveraient miraculeusement affublés d’une âme. Mais il n’en reste pas moins insuffisant pour une autre raison, qui vaut d’ailleurs contre le modèle standard aussi, même si elle ne suffit pas à l’invalider en tant que tel et ne fait que contribuer à le rendre en l’occurrence peu adéquat. Les deux schématisations comportent en effet, à la base, un même défaut : c’est que les trois acteurs qu’elles mettent l’une et l’autre en relation, chacune en leur attribuant un statut actantiel différent, ne constituent pas, analytiquement, des unités véritablement pertinentes.
II. Dédoublements
Qu’il s’agisse du sujet qui opère (le boucher, vu soit comme « manipulateur » soit comme « opérateur »), de l’instrument dont il se sert (le couteau, « sujet manipulé » ou « operans »), ou finalement de l’élément pris pour cible, et auquel nous n’en viendrons que plus tard (le bœuf, « objet de valeur » selon Floch, et pour nous, à ce stade, simple « operandum »), chacun de ces acteurs, qui ne sont en fait que des figures de surface, éclate en une pluralité d’unités actantielles pour peu qu’on observe la scène de plus près.
II.1. Figures de l’operans
Qu’en est-il d’abord de l’instrument utilisé ? Composé d’une lame assortie d’un manche et d’un dispositif les fixant ou les articulant l’une à l’autre, il n’a que l’apparence d’un objet unitaire. Pour remplir efficacement sa fonction de médiateur dans une opération de dépeçage, un couteau doit assurément, d’un côté, avoirprise, par sa lame, sur l’operandum. C’est ce dont rend compte le syntagme situé au troisième des niveaux qui se superposent dans le diagramme ci-après. Mais il n’est pas moins indispensable qu’en même temps il donne prise, par son manche, à l’opérateur, ou plus exactement à sa main (premier niveau). De plus, pour que l’action de cette main sur ce manche ne soit pas vaine mais se traduise par une action de la lame sur les chairs à découper, il faut que ledit manche ait lui-même prise sur cette lame (niveau intermédiaire) :
operator |
operans |
operandum |
|
Niveau 1 : |
le boucher |
la main |
le manche |
Niveau 2 : |
la main |
le manche |
la lame |
Niveau 3 : |
le manche |
la lame |
la carcasse |
En tant que tel, le « couteau » ne constitue donc pas ici une unité pertinente. Il cède la place aux parties dont il se compose, parmi lesquelles chacune donne prise à un autre élément tout en ayant elle-même prise sur un troisième : agi par la main, le manche agit sur la lame tout comme la lame, agie par le manche, agit sur les chairs. Plus généralement, tout acteur, du moment où on se place à l’échelle permettant de l’identifier, change de statut actantiel selon le niveau auquel on le considère dans cette chaîne de relais, ou, ce qui revient au même, en fonction du statut actantiel, lui aussi purement relatif, des autres acteurs avec lesquels il entre en relation à chaque niveau. La main, par exemple, qui au premier niveau, dans ce diagramme du « couper », se trouve en position d’instrument (operans) par rapport au sujet (operator) qui la guide dans son action sur le manche du couteau (operandum), occupe en revanche, syntaxiquement, au deuxième niveau, la position d’un sujet (operator) par rapport audit manche (maintenant dans le rôle d’operans) dont elle commande l’action sur la lame (devenue l’operandum) ; et ainsi de suite. Car il y a une suite.
- Note de bas de page 31 :
-
Et la même question se posera sous peu à propos de ce qu’on est en droit de poser comme l’élément initial qui enclenche l’opération : peut-on se contenter de dire que c’est « le boucher Ding » ?
De fait, pourquoi cette lame devrait-elle constituer l’unité ultime de la description ?31 Est-ce véritablement elle qui effectue l’opération ? A cet égard aussi, tout dépend de l’échelle qu’on adopte. Tout comme l’espace, vu par les cartographes, une action, quelle qu’elle soit, se prête en effet à une multitude de descriptions différentes, toutes aussi « vraies » les unes que les autres, chacune à son niveau. Dans le cas présent, selon la distance qu’on adopte pour observer la scène, il est aussi justifié de se borner à dire que quelqu’un découpe quelque chose — vu de loin, c’est bien ce qui se passe — que de relever que ce n’est pas vaguement « quelqu’un » mais plus exactement la main de quelqu’un qui est en train d’agir — ou, plus pointilleusement, que l’action spécifique de « couper » à laquelle on assiste n’est pas en toute rigueur l’œuvre de cette main mais celle du couteau qu’elle manœuvre — ou même, à plus petite échelle, pour gagner en précision, que ce n’est pas non plus le couteau mais à vrai dire sa lame qui officie — ce à quoi nous nous sommes arrêté il y a un instant. De la même façon, un peintre, un photographe ou un cinéaste pourraient ad libitum focaliser l’un ou l’autre de ces niveaux, par des effets de « zoom ». Silhouette fugitive, le sujet n’habite qu’une zone moyenne, et à très grande comme à toute petite échelle n’apparaissent que des objets. Et d’ailleurs, en poussant encore d’un degré de plus dans le détail, on verrait bientôt que ce n’est pas tant cette lame que, plus exactement, son tranchant qui seul « tranche » pour de bon... A y regarder ainsi toujours de plus près, on pourrait en théorie poursuivre une régression de ce genre jusqu’à l’infiniment petit. Car pour que ce tranchant opère efficacement sur cette carcasse, encore faut-il que son fil (son « profil de coupe ») soit bien affûté, ce qui à son tour présuppose certaines qualités inhérentes au métal dont il est fait, à la composition de l’alliage et en définitive à la structure moléculaire de la matière utilisée.
Le même principe d’analyse permettrait, si on voulait, d’affiner l’ébauche de description donnée plus haut à propos de l’action de « clouer ». Comme on le remarque tout de suite, elle implique, par rapport à celle de « couper », un niveau de médiation supplémentaire. Entre le marteau et les planches à perforer (dans le but de les conjoindre), acteurs dont les positions correspondent respectivement à celles du couteau et des chairs à trancher (dans le but de les disjoindre), s’insère effectivement le relais d’un acteur de plus, le clou, élément dont la pointe assure le pouvoir perforant au contact du bois et dont la tête, en général aplatie, se prête à être percutée par la masse du marteau. Il en va grosso modo de même en ce qui concerne l’opération, à bien des égards voisine, consistant à « visser » — à ceci près que, comme ce n’est pas par percussion mais par rotation qu’une vis peut pénétrer dans du bois, il faut qu’elle se compose d’une tête non pas tant aplatie que fendue, de façon à donner prise au tournevis, et d’une tige qui, pour avoir prise sur le bois, doit certes être relativement pointue mais surtout vrillée.
- Note de bas de page 32 :
-
Sur ce qu’il en est de la « prédestination » du roseau — et des têtes — à être coupés, cf. n. 22.
- Note de bas de page 33 :
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Il va de soi que la terminologie « jonctive » est employée ici dans un autre sens que celui fixé par la grammaire narrative. La conjonction dont nous parlons est un rapport pragmatique entre des éléments quelconques qu’on juxtapose, accroche, presse, colle ou soude l’un à l’autre, ou même fusionne, et non une relation entre sujet et objet interprétée en termes d’acquisition ou de possession.
Cette esquisse de comparaison conduit à deux constatations. On voit d’abord que les acteurs entrent dans des relations de dépendance mutuelle qui déterminent en quelque sorte génétiquement leurs formes — ou, selon la perspective inverse (de type finaliste plutôt qu’évolutionniste), que la correspondance entre ces formes, alors considérées comme premières, fonde la possibilité de telles relations32. Mais se précise aussi la manière dont s’organisent les relations de type hiérarchique qui articulent entre elles les fonctions actantielles et les déterminations actorielles des éléments en jeu. Pour continuer d’exploiter les ressources de la terminologie latine, appelons operatio la fonction (actantielle) de rang supérieur, en entendant par là celle dont le caractère est le plus général, à savoir, si nous nous en tenons aux exemples inventoriés jusqu’ici, celle consistant soit à disjoindre des éléments, comme le fait un couteau, soit à les conjoindre, comme c’est le rôle du couple marteau-et-clou ou de la paire tournevis-et-vis. Et appelons modus operandi le principe fonctionnel, le « mode opératoire » mis en œuvre par un acteur déterminé pour l’effectuation de l’une ou l’autre de ces « operatio », autrement dit le type spécifique de mouvement requis, cas par cas, de la part de l’operans pour l’exercice de sa fonction conjonctive ou disjonctive sur l’operandum33.
Pour ce qui est de la conjonction, on vient de le relever, elle peut être réalisée tant par percussion (comme quand on cloue deux planches) que par un mouvement de rotation (quand on les visse), l’un et l’autre mode aboutissant à fixer ensemble les éléments moyennant une pression interne obtenue par insertion, dans le matériau, d’un corps à la fois rigide et plus dense que lui. S’agissant d’opérations disjonctives, à ces deux premiers modes, qui restent opératoires — qu’on pense à l’action percutante d’une hache (ou de son dérivé la guillotine) ou à celle, rotative, d’un taille-crayon —, s’ajoutera entre autres (étant donné qu’on ne cherche pas ici l’exhaustivité) un troisième modus operandi exemplifié quant à lui par l’action de la scie : c’est le mouvement de va-et-vient, associé, comme pour les deux modes précédents, à l’action du tranchant, principe opératoire de disjonction commun à tous les sous-types de « couteaux » dont on a ici un petit échantillon, et qu’on peut opposer au pénétrant, principe d’action mis en œuvre dans l’utilisation d’instruments à vocation généralement (bien que non exclusivement) conjonctive tels qu’un marteau, un tournevis, etc. C’est ce que résume le schéma suivant :
- Note de bas de page 34 :
-
On ne trouve, sauf erreur, dans une boîte à outils, aucun élément susceptible d’occuper cette case de la combinatoire. Pour ne pas la laisser vide, une possibilité serait de passer à un tout autre domaine, celui de la physiologie animale et plus précisément canine. Mais décrire l’« instrument » auquel nous faisons allusion risquerait de paraître incongru à divers titres, sans parler d’une description de l’opération même de conjonction dont il constitue l’operans, un operans pourtant si efficace que le résultat de son action a tendance à dépasser, à ce qu’on dit, non seulement l’attente de son operator mais aussi celle, supposée, de l’operanda, l’une comme l’autre ayant évidemment intérêt à ce que l’opération ne soit pas trop difficilement réversible — aspect qui pour d’autres raisons concerne d’ailleurs aussi le bricoleur lorsqu’il se trouve amené à devoir dévisser ou déclouer deux éléments après les avoir conjoints. Sur un registre encore différent, c’est aussi sur le mode du va-et-vient qu’opère l’aiguille de la couturière ou de la machine à coudre pour assembler deux pièces de tissu en y faisant pénétrer l’agent conjoncteur qu’est en ce cas le fil.
Operans |
Modus operandi |
||||||||||||
par percussion |
par rotation |
par va-et-vient |
|||||||||||
Operatio |
|
|
Point n’est besoin d’entrer davantage dans les détails, du moins à ce stade, puisqu’à première vue le modèle s’applique sans difficulté majeure à une assez grande variété de cas. Ce qui en ressort sur un plan général, c’est que toute relation entre un operator et son operandum étant nécessairement relayée par la médiation de quelque operans, chacune de ces médiations se trouve elle-même relayée par quelque autre médiation. C’est ce qui permet de comprendre que le schéma ternaire initialement posé pour rendre compte de l’interaction globale s’applique aussi, récursivement, à une échelle plus fine et comme en abyme, à toute une série de micro-interactions présupposées. D’où l’apparition, pour chacune des positions actantielles de base, de nouveaux acteurs résultant de la décomposition (purement analytique, bien sûr) de ceux de départ.
II.2. Instances de l’operator
Mais ceci, qui vaut pour l’objet — pour le couteau en position d’operans —, vaut aussi, comme on s’en doutait, pour le boucher Ding, sujet opérateur. Lui aussi perd son unicité apparente. Car même si c’est lui et non sa main qu’on admire, c’est bien elle qui fait le travail. Lui aussi, comme personne, se dédouble donc, actantiellement, ou même, plus probablement, se démultiplie.
Partant de ce constat, qui voudrait, ici de nouveau, s’en tenir aux modélisations narratives standards, ou « canoniques », dirait vraisemblablement que Ding, à la façon du Destinateur des contes, « délègue » à sa main, ainsi élevée à la dignité de « héros » operans, la charge d’agir pour son compte sur le manche du couteau (en position d’operandum), et par là, moyennant les médiations précédemment évoquées, sur une pièce de bœuf et peut-être bien, finalement, sur un prince. Supposons qu’on accepte cette vision un peu surprenante d’une main manipulée, autrement dit d’un sujet passant contrat avec une partie de son propre corps pour l’exécution d’une tâche déterminée. Reste alors à rendre compte du fait que le performateur et, si on peut dire, le responsable de l’opération n’en demeure pas moins ce sujet « lui-même » et non sa main, quant à elle censée n’agir (si on s’en tient à ce schéma) que « sous ses ordres » et « à son service ». Il y aurait donc une partie ou une instance constitutive du sujet qui serait en quelque sorte plus authentiquement lui-même que cette main dont il est pourtant le « possesseur » et, en tant que son supposé « mandant » (ou « commettant »), le maître. Que désigne donc cette expression, le sujet « lui-même » ? Comment se le représenter en tant que distinct de la partie agissante de son propre corps ?
Pour rendre compte de cette relation étrange, on peut être tenté de convoquer un agent supplémentaire — une instance originaire responsable de ce que fait ce qu’on appelle trop indistinctement la « personne » — mais qui, peut-être, n’est qu’une figure ad hoc bien que son rôle semble aller de soi : le cerveau. N’est-ce pas en effet une évidence que durant l’opération la main de celui qui opère doit rester sous contrôle, « guidée par le cerveau », figure métonymique du sujet à la fois intentionnel et sensible ? Ce qui conduirait à reformuler de la façon suivante le syntagme constitutif du niveau 1 dans le diagramme posé plus haut :
operator |
operans |
operandum |
le « cerveau » |
la « main » |
le manche |
Selon cette optique, de même qu’un couteau se compose d’un manche qui « commande » et d’une lame qui lui « obéit », le sujet se subdiviserait donc en (au moins) deux instances, un cerveau qui « décide » et « contrôle », une main qui « exécute ».
- Note de bas de page 35 :
-
Cf. A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire..., op. cit.. (entrées « Performance », « Cognitif », « Décision », « Pragmatique », « Exécution »).
Il y aurait en principe, sémiotiquement parlant, deux assez bonnes raisons pour accepter cette vision de bon sens. D’abord, on y reconnaît la distinction classique entre les deux dimensions sur lesquelles il est admis, en grammaire narrative, que peut se situer le faire d’un sujet : celle, dite cognitive, où ses performances consistent justement (entre autres) à « prendre des décisions », et celle, dénommée pragmatique, où on le voit « passer à l’exécution » de ce qu’il s’est fixé (ou de ce qu’on lui a assigné, et qu’il accepte) comme son programme d’action35. Et du même coup, seconde raison de nous rallier à cette perspective, nous aurions ainsi réponse à une question qu’on se pose sans doute mais que nous avons tenue jusqu’ici en réserve : lorsque nous disons que l’operator « a prise » sur l’operans et que l’operans, lui, « a prise » sur l’operandum, s’agit-il dans les deux cas de la même relation, de la même « prise » ? On voit bien, ici, que non, et on a en même temps l’explication, ou du moins une explication possible, peut-être seulement partielle et provisoire, de ce en quoi consiste la différence.
La première relation, par opposition à la seconde, serait d’ordre « cognitif », terme auquel nous préfèrerons toutefois substituer — pour essayer de ne pas réintroduire en ce point un biais trop anthropomorphisant — celui, certes discutable aussi, de communicationnel. Elle consiste, de la part de l’opérateur, à communiquer à l’operans, ou plus exactement à l’une de ses composantes — celle sur laquelle il a directement prise (à savoir, s’il s’agit d’un couteau, le manche) —, une orientation conforme au programme de base qu’il a « décidé » de poursuivre. Lorsque l’agent instrumentalisé, l’operans, n’a pas le statut d’un sujet capable de comprendre et de vouloir (ce qui neutralise le schéma manipulatoire), il faut en effet, pour qu’il puisse être agi et donc utilisé conformément à la visée de l’opérateur, qu’il présente deux faces, dont l’une, en quelque sorte « réceptrice », ou passive, doit permettre à l’opérateur de contrôler les modalités (le rythme, l’intensité, la durée, etc.) selon lesquelles son autre face, sa face « active », exécutera son programme d’action sur l’operandum. Les « commandes » d’un appareil correspondent à cette fonction. Mais il va de soi que la « communication » qu’elles assurent entre operator et operans est en fait (paradoxalement ?) une communication d’ordre purement pragmatique (et non cognitif). Il ne s’agit effectivement de rien d’autre que de la transmission de certaines impulsions physiques (mécaniques, calorifiques, chimiques, électriques, magnétiques, ou autres) qui, bien que probablement comparables dans certains cas à des stimulations « nerveuses » ou même susceptibles d’être interprétées comme des « signaux », établissent entre éléments un mode de communication tout à fait étranger à l’idée d’échange symbolique et qui n’implique par conséquent, à strictement parler, aucune forme de compétence « cognitive » du côté de l’operans.
Ces précisions une fois apportées, l’autre relation, celle qui va de l’operans à l’operandum, apparaît comme ni plus ni moins « pragmatique » que la précédente, en ce sens que ce n’est pas, là non plus, sur la faculté de compréhension ou la conscience de l’élément agi (à supposer qu’il en ait une) que s’exerce la prise de l’élément agissant. C’est de nouveau sur sa constitution physique. Cette seconde relation se distingue en revanche de la première par le caractère exécutoire et non plus décisionnel du procès auquel elle donne lieu. C’est la mise en branle — on pourrait presque dire le déchaînement — de l’algorithme (pragmatique s’il en est !) qui est inscrit dans la structure de l’autre composante de l’operans, celle sur laquelle l’opérateur n’a pas en général directement prise (la lame du couteau, la masse du marteau, la pointe du tournevis) mais qui n’en constitue pas moins sa partie « active » (tranchante, percutante, pénétrante) et, si on veut, « émettrice », ou extrovertie, tournée qu’elle est vers l’operandum sur lequel elle est constitutivement apte à exercer sa prise, une prise d’ordre proprement opérationnel et non pas communicationnel. Il ne s’agit plus en effet d’impulser, d’orienter, de guider l’élément sur lequel la prise s’exerce, mais bien de le transformer.
Si nous avons cependant pris la précaution de mettre en tout ceci beaucoup de termes entre guillemets, ce n’est pas seulement parce qu’il se pourrait qu’ils n’aient encore, en partie, à propos du couteau, qu’une valeur métaphorique. C’est aussi parce que, si nous en revenons maintenant à la question du sujet dans son rapport à son propre corps, toute cette construction a beau suggérer une distribution de rôles assez commode au stade d’une modélisation très globale, il n’en reste pas moins que le statut de ce cerveau et de cette main en tant qu’instances actorielles supposées distinctes, de même que la nature des relations que les verbes décider, contrôler, exécuter établissent entre elles posent de vrais problèmes — des problèmes que la distinction entre prise communicationnelle (et décisionnelle) et prise opérationnelle (et exécutoire) éclaire peut-être mais ne résout pas ! S’agissant pour nous de construire un modèle unitaire, la difficulté est au fond de ne pas tomber dans l’impasse qui consisterait, sous prétexte de ne pas anthropomorphiser les rapports entre les choses, à réifier les relations inter- ou, comme ici, intra-subjectives.
- Note de bas de page 36 :
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Les interactions risquées, pp. 17-20.
- Note de bas de page 37 :
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Idem, p. 72.
D’un côté, on l’a relevé un peu plus haut, faire comme si la subordination des organes moteurs d’un sujet (en l’occurrence, de sa main) à son appareil nerveux central était réductible à une structure de manipulation entre deux actants autonomes, modalisés par le vouloir et le savoir, serait choisir une solution ni plus ni moins factice que quand il s’agissait de l’appliquer à la relation entre le couteau et son usager. Mais il ne serait pas moins simpliste d’imaginer qu’on puisse rendre compte de ces rapports dans les termes de ce que nous avons défini ailleurs comme le régime de la programmation, régime d’interaction fondé, dans sa variante la plus stricte, sur un principe de régularité d’ordre causal36. Cette option reviendrait à assimiler, contre toute vraisemblance, la grammaire des connexions d’ordre neurobiologique aux lois mécaniques qui subordonnent par exemple les mouvements d’une lame de couteau à ceux du manche auquel elle est fixée. Par ailleurs, l’idée qu’entre décision et exécution — entre le « cerveau » et la « main » — il pourrait, à l’extrême opposé, n’y avoir de coordination que d’ordre aléatoire est de toute évidence à écarter aussi, sauf à exclure la possibilité même d’un contrôle du sujet sur ses propres mouvements. En ce cas, si les modalités de la prise instrumentale qu’un sujet opérateur est censé exercer sur son propre corps faisant fonction d’operans ne relèvent à première vue d’aucun des trois régimes d’interaction que nous venons de passer rapidement en revue — trois d’entre ceux que la théorie sémiotique en son état actuel permet d’interdéfinir37 —, faut-il admettre, en raisonnant par élimination, qu’elles ne peuvent en conséquence relever que d’un quatrième régime, qu’ici même nous avons déjà évoqué plusieurs fois, autrement dit qu’on doit avoir affaire à quelque forme particulière, encore à préciser, d’ajustement ? C’est l’hypothèse que nous retiendrons et que nous chercherons in fine à étayer.
II.3. Schéma opérationnel et modèle interactionnel
En tout cas, le fait que le principe de schématisation en termes d’opérations que nous avons adopté aboutisse en ce point à faire apparaître une configuration dont notre théorie de l’interaction ne semble pas immédiatement permettre de rendre compte n’invalide pas, par lui-même, ladite schématisation. C’est peut-être au contraire le modèle interactionnel général qui est à revoir, notamment en ce qui concerne la nature des relations qu’il prévoit entre les deux régimes qui paraissent décidément en cause, ceux de la programmation et de l’ajustement. Si la présente schématisation pose donc pour le moment, comme on dit, plus de problèmes qu’elle n’en résout, on voit qu’elle aide en tout cas à les formuler, et pour cela d’abord à les localiser. Traduisant l’hypothèse selon laquelle une seule syntaxe à caractère élémentaire et d’un haut degré de généralité suffit, à un premier niveau, pour rendre compte des rapports entre l’ensemble des figures et instances qu’engage de proche en proche une opération (qu’il s’agisse d’« objets » ou de « sujets », tantôt envisagés comme des totalités, tantôt considérés au niveau de leurs composantes), cette schématisation, dans la mesure même où elle est entièrement centrée autour de la notion d’opération, nous a permis de subsumer sous un modèle actantiel commun (et, à ce qu’il nous semble, plus réaliste que le modèle standard) un certain nombre de configurations à première vue hétérogènes. Mais ceci étant, elle nous force maintenant, à un autre niveau, à nous interroger sur la nature des caractéristiques qualitatives, c’est-à-dire sémantiques, qui différencient les figures actorielles où viennent s’incarner les fonctions actantielles en elles-mêmes constantes. Ce sont en effet ces caractérisations qui devraient permettre de rendre compte de l’apparition, entre lesdites figures, de types spécifiques de prises, aussi diversifiés les uns des autres que le sont les propriétés des protagonistes qu’elles impliquent respectivement, et que les niveaux où elles s’exercent.
A chacun desdits niveaux (puisque, soulignons-le, on a affaire à une superposition hiérarchique de syntagmes relevant d’échelles d’observation distinctes et non pas à une concaténation syntagmatique de séquences qui s’enchaîneraient sur un même plan), un acteur déterminé se présente comme une unité bipartite, comme un maillon à la fois régi, ou « agi » par le précédent et agissant sur le suivant, ou le régissant. Mais, et c’est en ce point qu’apparaissent les différences qualitatives, ce qui constitue le principe de ces rections entre éléments relève à chaque niveau d’un ordre différent. Alors que le sujet, Ding, a, si on peut dire, neurologiquement prise sur sa propre main, sa main a ergonomiquement prise sur le manche du couteau, qui lui-même a mécaniquement prise sur la lame, qui à son tour aprise structurellement (caractérisation qu’on justifiera par la suite) sur la carcasse de bœuf. Et finalement, étant donné que tout cet empilement de déterminations ne donne lieu, en surface (à l’échelle qu’adopterait un observateur « naïf »), qu’à une seule macro-interaction, une seule « performance » — « découper une carcasse de bœuf » —, il se pourrait que, regardée à bonne distance comme un spectacle, cette performance, si elle paraît accomplie avec art, permette au sujet opérateur (au « performateur », Ding) de prendre prise, en dernière instance et d’une autre manière encore — esthétiquement —, sur un observateur éventuel. Voilà qui nous permettrait d’assigner au prince Wenhui la place qui, ne fût-ce que le moment d’un spectacle, lui revient dans ce modèle : celle de l’operandum, place modeste (vue l’importance de son statut social) mais non pas pour autant réservée aux objets :
operator |
operans |
operandum |
|
Niveau macro-interactionnel : |
Ding |
sa performance |
le prince |
En fin de compte, si cette analyse fait ressortir quelques-unes parmi les innombrables micro-interactions que présuppose une macro-interaction déterminée et permet de spécifier les niveaux auxquels elles interviennent ainsi que d’entrevoir les différents ordres — du plus rigoureusement mécanique et interobjectif au plus purement intersubjectif et symbolique —, et par là de sérier les différents régimes de sens dont on peut prévoir qu’elles relèvent respectivement, on doit reconnaître qu’elle laisse en suspens leur description proprement dite. Elle paraît même ne pouvoir faire plus que la renvoyer, comme s’il s’agissait d’autant de boîtes noires, à autant de disciplines spécialisées : ici à la neurobiologie, là à l’ergonomie, ailleurs à une cinématique, etc. Or il ne saurait être question de « sémiotiser » un à un chacun de ces domaines, et de proche en proche la totalité des champs où peuvent s’exercer des pratiques humaines ! Non seulement pareille ambition serait à l’évidence absolument démesurée, mais elle irait même à l’encontre du but que nous poursuivons puisque ce que nous recherchons en nous interrogeant sur ce que nous appelons la « prise », c’est une conceptualisation unitaire — et non pas éclatée par domaines — visant un phénomène relationnel par hypothèse trans-disciplinaire. Dès lors, la question cruciale qui se pose en ce point est, ni plus ni moins, de savoir où passe la frontière entre ce qui, dans cette prolifération de niveaux, d’acteurs, d’interactions d’ordre divers, et qui plus est d’univers sémantiques hétérogènes, doit être regardé comme sémiotiquement pertinent, et ce qui ne saurait l’être. Si nous ne sommes pas actuellement en mesure d’y répondre, c’est sans doute que nous sommes encore loin d’avoir dégagé toutes les implications du concept même d’opération. Il faut donc en approfondir l’analyse, quitte à introduire pour cela — mais à titre seulement heuristique — de nouveaux exemples de pratiques.
TROISIÈME PARTIE
Formes de prises
I. Transformation ou création ?
- Note de bas de page 38 :
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D’où la notion de « transformation stationnaire ». Cf. E. Landowski et P. Stockinger, « Problématique de la manipulation : de la schématisation narrative au calcul stratégique », Degrés, 44, 1985.
Au sens usuel du terme, une « opération » se définit comme une action, en général concertée, visant à transformer en quelque manière un objet déterminé, ou le cas échéant, si cet objet se trouve menacé de quelque transformation tenue pour indésirable, à assurer au contraire son maintien en l’état38. Ainsi, en matière d’urbanisme, a-t-on affaire à des opérations dites, les unes, de rénovation, les autres, de sauvegarde, qui, dans tous les cas, supposent l’existence d’un parc architectural en place, vu soit comme matière à remodeler soit comme patrimoine à préserver (contre le vieillissement des bâtiments, les menées des promoteurs, etc.). On a donc là deux types d’opérations qui, bien qu’orientées dans des directions opposées, ont pour caractéristique commune le fait que leur effectuation présuppose à titre de donnée de départ et comme leur condition de possibilité l’existence de ce que nous avons appelé leur operandum. Il en va pareillement pour une troisième classe d’opérations, celles de destruction (bombarder une ville), puisque, de même qu’on ne peut transformer ou préserver que ce qui est, il n’est possible d’anéantir que ce qui existe.
Mais il se trouve que nous devons rendre compte aussi d’opérations qui relèvent d’une logique différente qu’on appelle communément « créatrice ». « Créer », dit le Petit Robert, c’est « tirer du néant ». Plutôt que d’entrer dans les considérations métaphysiques auxquelles pourrait conduire la discussion de cette définition, nous nous demanderons ce que devient en ce cas notre operandum. Dans le processus de création, quel peut être le statut sémiotique de l’objet que l’opérateur fait advenir à l’existence non pas par transformation de quelque matériau donné au départ, mais pour ainsi dire ex nihilo ? Comment comprendre le rapport que le « créateur » peut entretenir avec un tel « objet » ? Ecrire est une des opérations de ce genre, et son examen devrait nous éclairer sur ces questions.
I.1. Statut de l’operandum
Certes, avant de produire quoi que ce soit qu’on puisse considérer comme « créateur », écrire se ramène à effectuer une série d’opérations, les unes d’ordre matériel, les autres d’ordre intellectuel, dont aucune ne sort du cadre qui nous a suffi jusqu’ici. Comme on dit trivialement, écrire n’est d’abord que « noircir du papier » : moyennant l’utilisation d’un instrument (operans) propre à déposer sur un support idoine certaines traces visibles, un scripteur (operator), transforme une surface vierge, la « page blanche » (operandum), en un feuillet chargé de marques aux formes convenues, reconnaissables comme autant de signes lisibles. Mais à moins qu’il ne s’agisse d’un écolier en train d’apprendre à tracer les lettres, il est clair que ce scripteur est certainement, en même temps, d’un autre point de vue, un « rédacteur ». S’il écrit, c’est en vue de produire un objet très particulier, un « texte », dont on s’accordera à considérer qu’il ne procède pas uniquement d’opérations pragmatiques. On ne sort pas encore, pour autant, du champ d’application du modèle. Car si on considère qu’un texte ne peut surgir ex nihilo mais résulte toujours, pour une bonne part, d’une réécriture qui part d’autres textes, on doit admettre qu’en tant qu’activité intellectuelle aussi, écrire revient à transformer un donné préexistant tenant lieu d’operandum — à savoir un corpus de discours déjà produits, un registre de figures, de topoi ou de thèmes exploitables, et plus généralement un certain état de la langue et de la pensée — auxquels celui qui écrit applique en guise d’operans les ressources de son intelligence ou de quelque système combinatoire (par exemple les procédés qu’offre la rhétorique) en vue de fabriquer à partir de là un discours soi-disant de son cru.
Pourtant, ce qu’on peut à proprement parler appeler un texte ne se réduit ni à une juxtaposition de taches sur du papier ni, sauf pure compilation ou collage de citations (procédés de fabrication textuelle peu recommandables en dehors des milieux strictement académiques), à la simple mise bout à bout d’énoncés déjà en circulation. S’il est vrai que le scripteur ne fait que transformer l’état d’un support graphique et que le rédacteur ou, pour reprendre la terminologie de Roland Barthes, l’« écrivant » se limite à recombiner entre eux des sèmes, des thèmes, des expressions relevant d’un langage tout fait, écrire, c’est aussi, parfois (l’écrivant laissant alors place à l’« écrivain »), faire rendre au langage plus que ce qui y est donné au départ. C’est à partir de ce moment que l’écriture peut devenir « créatrice », c’est-à-dire produire un objet, un texte, qui reconfigure le monde — et le langage lui-même.
- Note de bas de page 39 :
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Fr. Jullien, Nourrir sa vie, op. cit., p. 89.
Ces considérations ne nous éloignent qu’en apparence des activités plus humbles — clouer, visser, découper — qui nous ont occupé plus haut. A propos du maniement du couteau, il nous faut revenir une fois encore au boucher Ding car ce que sa façon de faire a d’éblouissant pour le prince nous apprend quelque chose sur ce qu’il en est dans cette tout autre pratique qu’est celle de l’écriture. Au lieu de se borner à se servir de son outil pour imposer du dehors une forme nouvelle à son objet (réduire un bloc entier de chair et d’os à une série de morceaux de viande de taille maniable), il en cherche les linéaments internes et s’applique à les suivre au plus près « en s’appuyant sur la structure naturelle de l’animal » : « Je m’attaque, lui fait dire François Jullien, aux grands interstices et conduis ma lame au travers d’amples passages en épousant la conformation interne »39. Il l’« épouse » même si bien que, tout inanimée qu’elle soit, cette carcasse semble prendre une part égale à la sienne dans l’exécution d’une sorte de corps à corps ou de duo. Et dans la mesure où chacun de ses gestes s’ajuste exactement à la configuration anatomique de l’animal — son couteau ne tranchant jamais dans le vif mais suivant les lignes de force et les points de jointure qui font de cette masse à l’apparence monolithique un tout organique secrètement articulé —, il nous en révèle dynamiquement la structure intime et pour ainsi dire l’être même. C’est en ce sens que nous disions plus haut qu’une lame de couteau peut avoir prise structurellement sur son objet.
Mais en même temps, on voit mieux à quoi tient le caractère esthétique de la prise que Ding exerce par sa performance avec le bœuf sur le prince qui l’observe. Il tient à ce que, paraissant danser avecl’animal (plutôt que simplement opérer sur lui), Ding a l’art de faire apparaître l’objet de l’opération sous un jour nouveau et de permettre du même coup au spectateur de mieux le « comprendre ». Faire ainsi surgir un surplus de sens et de valeur non pas du « néant » mais d’un juste rapport à l’objet (ou plus généralement, à « l’autre »), c’est cela, peut-être, qu’on est en droit d’appeler créer, sans charger ce terme d’aucune connotation mystique ! Certes, du fait qu’elle s’exerce à travers une praxis corporellement incarnée, la prise dont il est question ici se distingue de celle, plus « intellectuelle », qu’implique une activité d’écriture, mais elle ne s’y oppose ni dans son principe ni dans ses effets. Car n’est-ce pas au fond d’une manière analogue que l’écrivain, en s’engageant lui aussi, mais avec le langage, dans une sorte de corps à corps (au lieu de se limiter à en exploiter les ressorts en vue de produire des énoncés lisibles), en accomplit certaines potentialités jusqu’alors insoupçonnées et révèle par là quelque chose de son être, en tant que réserve de sens ?
Dans le cadre du régime d’écriture auquel se soumettent le scripteur et l’écrivant, tout est fixé par avance, aussi bien les éléments pertinents de départ que les procédures opératoires à suivre, aussi bien les instruments à utiliser que le résultat à atteindre. Il en va différemment pour l’« écrivain ». Pour lui, ces éléments ne se découvrent qu’en marche, dans un processus interactif à la faveur duquel une configuration textuelle d’abord tout au plus intuitivement pressentie comme la possibilité d’un dire prend peu à peu tournure par ajustement mutuel entre le créateur et l’objet textuel encore à naître, c’est-à-dire cela même que l’opération d’écriture est en train de créer en en cherchant la forme. Même si l’activité opératoire continue alors de passer, en partie, par la transformation d’un donné, elle ne s’y arrête pas. Ce qu’elle vise — et c’est par là que la « pratique d’écriture », ou, comme cela se dit aussi, la « pratique textuelle » peut être créatrice —, ce n’est pas en premier lieu à atteindre un résultat défini d’avance en opérant sur ce qui est, mais à permettre l’accomplissement d’une potentialité, l’actualisation d’un possible qui, aux yeux de l’opérateur-écrivain, demande à être. Si, à la différence du bœuf, qui « demande » seulement à être respecté pour faire de son dépeceur un artiste, le texte demande, lui, plus radicalement, à être, c’est parce que, contrairement à l’operandum des autres opérations, il n’a pas le statut d’une chose actuelle que l’opérateur pourrait, s’il le voulait, transformer (en vue d’en accroître la valeur économique) au lieu de chercher à en tirer des effets esthétiques. Son statut est celui d’une réalité virtuelle qui, pour advenir à l’existence effective, impose à son créateur, l’auteur, l’effort paradoxal de découvrir sa forme, pourtant encore à venir. L’operandum, de ce point de vue, devient une idéalité, parfaitement consistante dans le ciel des potentialités et dont, pour cette raison, l’actualisation requiert de la part de son inventeur ou de son accoucheur la capacité d’en percevoir le contour exact, en tant que pure potentialité, et une forme d’assentiment consistant à accepter de se laisser guider par elle. Pour entendre sa voix, il lui faut s’y rendre entièrement disponible, et pour saisir sa forme, c’est lui qui doit arriver à se laisser saisir par elle.
I.2. De l’operatum au co-operans
Cependant tous les bouchers ne sont pas, comme Ding, des poètes. Afin de nous donner un point de comparaison qui permettra de tirer de ces observations une conclusion de portée plus générale, regardons comment officie un de ses confrères moins talentueux et, pour faire contraste, baptisons-le Dong.
Pour lui, une utilisation purement mécanique du couteau (ou même de la hache) peut faire l’affaire. Exerçant fonctionnellement son office, c’est en effet sur (et non avec) ladite carcasse qu’il opère, sans autre but que de la débiter en une collection de morceaux conformes à ce qui est programmé par l’usage dans sa profession — que cet usage respecte ou non la morphologie de l’objet. Dans ces conditions, il n’y a pour le bœuf aucune chance de sortir de la position d’operandum que nous lui avons initialement attribuée. Il y a en revanche lieu d’ajouter (comme une fois de plus la grammaire le prévoit) que si, avant et même pendant l’opération, il représente l’objet « à opérer », l’opération même à laquelle Dong procède aura finalement pour résultat de le transformer en un objet « opéré », c’est-à-dire (pour l’homogénéité de la terminologie) en un operatum. Et on doit évidemment s’attendre à ce qu’ensuite, une fois transformé ce qui était à transformer — mutatis mutandis, c’est le cas de le dire —, chacun des éléments disjoints dont se composera l’operatum ainsi obtenu fasse à son tour fonction d’operandum dans le cadre de quelque nouvelle opération : après le dépeçage, la cuisson, le séchage ou la salaison... A l’opposé, traitée d’égale à égal dans une opération où les deux acteurs concourent à un seul et même processus leur permettant à l’un et l’autre, et l’un grâce à l’autre, de déployer leurs potentialités respectives, la même carcasse occupe, comme on l’a vu, par rapport à Ding, la position d’un véritable partenaire dans une dynamique interactionnelle génératrice de sens et de valeur. S’il n’y a pas là de quoi remettre fondamentalement en cause notre modèle ternaire, cela nous oblige du moins à distinguer les cas (comme celui de Dong) auxquels il s’applique tel quel, et ceux (comme celui de Ding) dont il ne permet pas encore de rendre pleinement compte. D’où la nécessité de compléter la construction dont nous nous sommes contenté jusqu’à présent.
- Note de bas de page 40 :
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J.-M. Floch, Identités visuelles, op. cit., p. 205.
Après avoir repéré deux grands classes d’opérations — les unes s’inscrivant dans le cadre d’activités du type « utilisation », les autres relevant de la « pratique » —, nous avons analysé comment la fonction de l’operator change quand on passe de l’une à l’autre (l’« écrivant » devenant « écrivain », ou le boucher, « artiste ») ; et nous envisagerons d’ici peu ce qu’il en est de l’operans vis-à-vis de lui-même. Relativement à l’objet sur lequel porte l’opération, ce que nous venons de constater est que d’un régime à l’autre, lui aussi il change de statut. Dans le cadre d’une pratique, non seulement sa position ne peut pas être celle d’un pur et simple objet sur lequel le sujet agirait unilatéralement, mais de surcroît le but de l’opération n’est plus (ou plus uniquement) de lui faire subir, en tant qu’operandum, une transformation au terme de laquelle, devenu operatum, il apparaîtraît comme autre chose que ce qu’il était au départ. Le propre d’une pratique est au contraire de faire honneur à l’« objet ». Elle en respecte la structure ou, s’il s’agit d’un élément en mouvement, en épouse la dynamique dans un processus proprement interactionnel. Et s’il s’agit, comme dans une pratique d’écriture, d’un objet à construire, elle cherche à permettre l’accomplissement exact de sa nécessité interne en en trouvant ce qu’on appelle l’expression « juste ». C’est seulement à cette condition que peut venir au jour ce que l’autre recèle en lui-même comme potentialités de sens, et que peut surgir l’effet esthétique. Comme l’écrit Floch à la fin de l’étude citée plus haut, « l’émotion esthétique (...) provient de (l’) union au sein d’une chose créée entre l’ordre de la structure et l’ordre de l’événement »40.
- Note de bas de page 41 :
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Fr. Jullien, Nourrir sa vie, op. cit., p. 51.
En lieu et place de l’operandum, c’est donc en réalité un nouvel actant qui apparaît ici, sans la participation active duquel l’opération continuerait certes d’avoir une signification fonctionnelle mais ne ferait pas sens esthétiquement (ou existentiellement). Nous conviendrons de l’appeller le co-operans du sujet opérateur, en tant que co-créateur de sens et de valeur. Ce qui rejoint cette autre observation de François Jullien : « L’œuvre ne sera réussie que si l’artiste parvient à dégager une naturalité en lui, en amont de tout savoir technique comme de toute idée, telle qu’elle lui permette de rejoindre la naturalité congruente de son objet ou de sa matière érigés, de ce seul fait, en ‘partenaires’ de sa création »41. Si, dans le cas de Ding, c’est une carcasse de bœuf qui remplit ce rôle, à un tout autre niveau, pour l’écrivain, c’est le texte en gestation qui en tient lieu.
I.3. Le lieu de la valeur
- Note de bas de page 42 :
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A.J. Greimas, « La soupe au pistou ou la construction d’un objet de valeur », art. cit., p. 166.
Mais par opposition au faire créateur, qui, valant pour lui-même, peut — comme on dit — s’accommoder de ne « servir » à rien (si ce n’est à l’accomplissement du créateur), c’est évidemment le faire transformateur qui, de la cuisine à l’usine en passant même par la bibliothèque (vue comme atelier de production intellectuelle), constitue l’essentiel des activités d’une société à raison de son utilité. En termes économiques, que ce soit à l’échelle des tâches domestiques ou de la production industrielle, la transformation opérée sur les objets — transformation qu’on peut analyser comme un travail, celui de l’operans — génère une valeur ajoutée. « Ajoutée » par l’opération à la valeur initiale de l’operandum, elle ne peut être mesurée (et, selon les contextes, comptabilisée, ou non) qu’une fois l’opération achevée, en tant que son résultat. Dans ce type de contextes, une opération génère donc, en fait, deux résultats. L’un est d’ordre technique : c’est la transformation d’un objet, ou, le plus souvent, d’un ensemble d’objets, comme lorsqu’on concocte une soupe, bricole une porte ou fabrique un texte à partir d’éléments de base pris ici ou là comme ingrédients à accommoder et à combiner. L’autre est d’ordre économique : c’est l’obtention de cette valeur additionnelle que l’opération génère en transformant la « matière première » en « produit fini », ou, comme dit Greimas à propos de l’opération culinaire, en faisant passer une série d’« objets partiels », éléments de départ qui ne présentent en eux-mêmes qu’une relativement faible valeur (en raison de leur « statut ‘naturel’ et de ce fait non qualifié »), à l’état d’un « objet complexe » ayant, lui, le statut d’un « objet culturel » digne de circuler entre sujets (entre l’hôte et ses convives)42. Sémio-économiquement, le résultat que vise l’opération, et qui la justifie, est en somme l’obtention de la valeur ajoutée qu’implique la transformation de notre operandum en operatum, ou « objet de valeur ».
- Note de bas de page 43 :
-
Idem, p. 168.
- Note de bas de page 44 :
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Idem, p. 161.
Cependant, même de ce point de vue utilitariste, il ne peut pas y avoir que le résultat qui compte. Le processus qui y conduit doit aussi être pris en considération, non pas en lui-même comme ce serait le cas selon la conception alternative (qui valoriserait l’opération en tant que telle, comme pratique — culinaire, textuelle, ou autre), mais en termes de coût. A ce propos, bien que Greimas n’entreprenne pas la construction des « modèles d’ordre génératif » qui, dit-il, pourraient rapprocher l’analyse sémiotique de la « recherche dite opérationnelle », il souligne que « l’optimisation des procédures de génération », ne doit pas être étrangère au « projet sémiotique »43. Cela certainement en partie pour des raisons d’ordre pragmatique, Greimas ayant toujours cherché à favoriser les applications de la théorie sur le plan des réalités sociales — la sémiotique, « discipline ancillaire » —, mais aussi, sans doute, pour des raisons de fond. « L’essentiel pour l’homme, écrit-il en conclusion du même article, c’est la quête et la manipulation des valeurs (leur appropriation, leur attribution, etc.) », déclaration qu’éclaire celle-ci, par laquelle il introduit son analyse : « Pour que [le sujet] puisse transmettre l’objet de valeur, il faut qu’il le possède d’abord. Or la possession ne peut être assurée qu’à l’aide d’un PN [programme narratif] de don, d’un PN d’échange ou, finalement, d’un PN de production »44. Selon cette logique circulaire où la possession est érigée à la fois en but et en moyen, un objet n’a de « valeur » que pour autant qu’il peut faire fonction de marchandise dans un monde réduit à un espace d’échanges, c’est-à-dire à un marché.
Il en résulte que pour qu’un « PN de production » se justifie, il importe que la valeur ajoutée qu’il doit générer ne soit pas grevée par le coût des procédures qu’il met en œuvre, car c’est de la différence entre ce coût et la valeur du produit final que dépend le taux de profit à escompter du « PN d’échange » ultérieur. Pour « gagner plus », il ne s’agit donc pas de « travailler plus », slogan présidentiel en forme d’attrape-nigauds qui trompe peut-être une partie de la main d’œuvre utilisée comme operans dans les « PN de production » d’une économie, mais certainement pas les entrepreneurs, qui, en tant qu’opérateurs, savent que le vrai moyen de s’enrichir (et dont eux seuls disposent) est de réaliser des « gains de productivité », précisément en « optimisant les procédures de génération ». Pour cela, on s’est longtemps acharné à faireeffectivement« travailler plus » les hommes, les bêtes et les femmes, et même les enfants, mais nul n’ignore aujourd’hui qu’il est économiquement plus efficace de substituer, à titre d’operans, la machine au « travailleur » et, là où ce n’est pas (encore) possible, de rationaliser les procédures opératoires qu’on le charge de mettre en œuvre.
- Note de bas de page 45 :
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Dans l’univers technique de la production, le « technicien » se définit selon Gilbert Simondon comme « l’homme de l’opération en train de s’accomplir ; il assume non pas la direction mais l’auto-régulation de l’ensemble en fonctionnement ». Par opposition, « l’industriel, comme le travailleur, est poussé par la finalité : il vise le résultat ; en cela consiste leur aliénation ». Du mode d’existence des objets techniques, op. cit., p. 126.
A cette optique qu’on cherche aujourd’hui à anoblir en lui donnant le titre ronflant de « culture du résultat » s’oppose la vision de l’action comme pratique et comme accomplissement45. La valeur n’étant plus alors conçue comme d’ordre purement économique mais par exemple esthétique, éthique ou d’une manière générale « humaine » sinon existentielle, elle n’est plus placée exclusivement dans le produit (final et fini) et n’est donc pas à attendre après le travail, comme sa récompense, mais à rechercher dans la qualité du « travail » même, vu comme processus à la faveur duquel se noue entre sujet et objet une interaction non pas entièrement programmée mais dynamique et en quelque mesure créatrice, quelle que soit la nature de ce que leur co-opération peut produire. Bien sûr, les conditions de la mise en pratique d’une telle « philosophie » sont rarement données telles quelles dans les situations concrètes de la vie sociale, et encore moins dans ce qu’on appelle le « monde du travail ». Elle suppose pour le moins la possibilité de s’affranchir de la quête spéculative du gain, quête boulimique où tout se passe comme si on ne cherchait jamais à se conjoindre à la valeur que pour l’investir dans quelque nouvelle opération promettant de rapporter et donc de posséder davantage encore. En revanche, que le contexte permette la rupture avec cet enchaînement, et peut alors commencer une quête tout autre, orientée vers cette valeur que constitue l’effet de sens susceptible d’émerger d’une pratique bien ajustée à son objet, indépendamment du résultat sur lequel elle débouche, ce résultat fût-il économiquement nul, ou même, à la limite, négatif, c’est-à-dire pure dépense.
II. Opérer sans savoir
Oublions donc les opérations économiques. Et puisque cela ne nous oblige évidemment pas à en revenir à celles à base de couteaux ou de stylos, envisageons plutôt celles qu’implique l’usage d’un ordinateur. Au lieu d’agir par l’intermédiaire d’un manche, la main du sujet opérateur agit en frappant les touches d’un « clavier ». Or, à la différence du manche qui commande directement une lame, ou une plume, elles-mêmes en prise sur l’objet de l’opération, le clavier n’est que l’enclencheur d’une chaîne de médiations d’ordre « technique » qui relèvent du fonctionnement interne de l’appareil et de ses logiciels. Ces médiations, un opérateur moyen n’y a aucun accès, il ne les contrôle en aucune façon, il n’en a d’ailleurs le plus souvent pas la moindre connaissance et serait sans doute bien en peine d’y comprendre quoi que ce soit si on les lui décrivait. Mais peu importe car pour lui la seule chose qui compte, c’est leur résultat final tel qu’il apparaît sur l’écran. On voit à partir de là à quoi tient, du point de vue sémiotique, la différence entre ce qu’il est convenu d’appeler un outil et ce qui, tel un ordinateur, mérite le nom de machine. La question centrale que nous nous posons étant celle des effets de sens de nos régimes de rapports au monde (et par suite, entre autres, aux « objets »), ce qui fait la différence entre ces deux grandes classes de « choses dont on se sert » est en premier lieu une différence d’ordre aspectuel.
II.1. Rapport à la machine, relation à l’outil
Requérant de la part du sujet une prise exercée tout au long du processus opératoire, l’outil relève d’un régime privilégiant la continuité. Au contraire, un des traits caractéristiques d’une machine, du point de vue de son usage, tient à ce que même lorsqu’elle requiert un contact ininterrompu (comme celui d’au moins une des mains du chauffeur avec le volant de sa voiture), la prise effective que l’utilisateur a sur elle est marquée aspectuellement par la « terminativité » : elle s’exerce aux deux bouts de chaînes processuelles qui, dans leur déroulement, restent hors de portée de l’usager.
- Note de bas de page 46 :
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Cf. les observations de Francesco Marsciani sur les effets de sens induits, relativement à notre prise sur l’eau, par différents types de robinets selon que leur fonctionnement offre un caractère plus ou moins analogique et « duratif », proche de l’outil, ou au contraire digital et « terminatif », proche de la machine électronique. Tracciati di etnosemiotica (chap. 11), op. cit. (supra, n. 3).
Dans le cas de l’ordinateur, à un bout de la chaîne, la main exerce une prise ponctuelle, « inchoative », sur le clavier, qui n’est lui-même qu’un dispositif d’enclenchement (de mise en marche) et de commande permettant d’ouvrir la session de travail puis de lancer des opérations particulières. Et à l’autre bout, c’est l’œil qui a prise, « terminativement », sur l’écran, dispositif de contrôle où s’affichent les résultats de ce qui vient d’être effectué comme opérations à divers niveaux. En revanche, entre les impulsions qu’il donne à la machine en activant telles ou telles des touches du clavier et les résultats visibles qui s’ensuivent sur l’écran, l’opérateur n’a aucune prise sur les (micro-) opérations que chacune de ses frappes met en branle parmi les minuscules puces nichées dans le « ventre » inaccessible de l’appareil. De cela, la machine se charge « toute seule », laissant son utilisateur libre de ne s’occuper que de la (macro-) opération qu’il est en train d’accomplir — écrire un texte, dessiner un graphique, calculer un pourcentage, etc. De façon analogue, dans une voiture moderne à « direction assistée », le conducteur s’en remet à l’appareillage électronique pour traduire les minimes impulsions qu’il imprime au volant sous la forme d’un découplage de la vitesse respective des roues avant du véhicule, médiation qui abolit presque complètement le rapport analogique qui, dans les modèles d’antan, s’établissait entre l’action de tourner le volant et celle de faire tourner la voiture elle-même. En termes de relations signifiantes vécues au contact des objets dont nous nous servons, on a là le principe de deux types d’expériences fondamentalement distinctes46.
Contrairement à l’outil, qui ne réalise convenablement sa tâche qu’étroitement tenu en main, la machine est par construction un partenaire auquel on peut dans une grande mesure « lâcher la bride » : n’a-t-elle pas été conçue de telle sorte que précisément, une fois mise en mouvement, elle puisse fonctionner d’elle-même, sur le mode de l’automatisme? La faire marcher, c’est la laisser faire ce qu’elle est faite pour exécuter. Ce qu’elle « sait » faire, ou plutôt ce qu’elle peut faire — ce pour quoi elle est programmée — lui assure une sorte de domaine et de temps réservés à l’intérieur desquels il faut en somme la laisser « libre » d’agir. Evidemment pas « à sa guise » mais conformément à ses algorithmes de fonctionnement. Si cela n’en fait pas un sujet autonome, cela suffit du moins pour lui conférer le statut d’un presque-sujet doté de rôles normés (dits « thématiques ») commandant l’accomplissement de performances prédéfinies, et en principe constantes. En ce sens et dans ces limites, la machine est un exécutant auquel on peut, auquel on doit même « faire confiance », ou du moins vis-à-vis duquel il faut qu’il puisse en être ainsi. Au point que pour un usager moyen, même la connaissance de ses principes généraux de fonctionnement n’est pas indispensable, en tout cas tant qu’aucun incident technique ne survient. Et s’il en survient un, ce sera le plus souvent au service d’assistance d’y remédier. S’agissant des ordinateurs, certains constructeurs vont d’ailleurs jusqu’à y installer des dispositifs qui n’ont d’autre but que d’empêcher d’avoir facilement accès à leurs organes vitaux, décourageant ainsi non seulement toute velléité d’en modifier l’agencement mais aussi d’en étudier le détail. Servez-vous tranquillement de votre « PC » sans vous inquiéter de ne savoir au juste ni comment il est fait ni ce qu’il fait pour vous servir !
Ce n’est pas dire pour autant qu’il ne faille pas savoir certaines choses pour s’en servir. Car même si, contrairement à un outil, un ordinateur fonctionne de lui-même, il ne marche pas tout seul. Une voiture non plus, même si on l’appelle « auto » mobile ! Pour rouler, point n’est besoin de savoir ce qui se passe sous le capot mais il faut du moins savoir « conduire »… Autrement dit, l’usage d’une machine requiert, ni plus ni moins que celui d’un outil, l’acquisition d’une compétence spécifique. Mais le type de compétence à acquérir n’est pas du tout du même ordre dans les deux cas, ce qui explique qu’en fonction des aptitudes particulières de chacun on puisse juger plus difficile d’apprendre à utiliser un ordinateur ou une voiture que d’arriver à pratiquer le maniement d’un couteau ou la conduite d’une bicyclette (selon nos définitions, sorte particulière d’outil servant au déplacement) — ou l’inverse. Car on a là effectivement affaire à deux types d’apprentissages très différents dans leur principe.
Apprendre à se servir d’une machine, c’est en premier lieu — et, pour un usager moyen, c’est en tout et pour tout — acquérir la connaissance des commandes qui mettent en action ses différentes fonctions considérées non pas comme formant un tout mais isolément les unes des autres : quelle touche ou quelle « icône » faut-il activer pour que l’ordinateur multiplie ou divise entre eux deux nombres qu’on vient de faire apparaître sur l’écran ? sur quelle pédale doit-on appuyer pour faire que la voiture accélère ou pour qu’au contraire elle ralentisse ? N’impliquant qu’un contact ponctuel entre l’utilisateur et les « périphériques » aménagés pour permettre de la commander, la machine, vue sous cet angle, demande un apprentissage qui peut à la limite n’être que d’ordre cognitif. Il suffit de connaître et de mémoriser les relations établies par le constructeur entre un certain nombre de fonctions et un nombre égal de commandes qui leur correspondent terme à terme. Un outil, par contraste, paraît beaucoup plus exigeant. Fonctionnant par définition manuellement et son mode de fonctionnement se confondant par suite avec son mode d’emploi, il a beau, du point de vue analytique, se laisser décomposer lui aussi en parties fonctionnellement distinctes, il ne se laisse saisir et manier que comme un tout indivis, si bien que c’est un contact d’ordre esthésique presque intime que l’usager doit parvenir à établir avec lui. Pour cela, il faut par conséquent commencer par découvrir, à force d’exercices, la bonne manière de se tenir et de se mouvoir soi-même, celle qui seule permettra d’ajuster sa propre dynamique corporelle à la forme de motricité spécifique qu’appelle la constitution de l’outil considéré.
Il convient toutefois de ne pas interpréter ces distinctions en des termes étroitement réalistes qui renverraient à une catégorisation ontologique des objets. De fait, le statut d’un objet en tant qu’objet de sens n’est jamais entièrement prédéterminé par les caractéristiques techniques qui le définissent « objectivement ». Une voiture, par exemple, a beau présenter, techniquement, toutes les caractéristiques d’une machine, le choix n’en reste pas moins ouvert pour chaque usager d’y voir, en fonction du type d’usage qu’il décide d’en faire, soit un appareil semi-automatisé dont il suffit de connaître le système de commandes pour s’en servir (en quelque sorte prosaïquement) afin de se déplacer, soit la promesse d’une infinie diversité d’expériences cinétiques fondées sur la quête d’un ajustement entre ces deux corps en mouvement que sont celui du pilote et celui de ce qui, plus qu’une machine, devient alors le partenaire à part entière d’une dynamique partagée. En ce sens, on peut dire des deux régimes de l’usage que nous opposons, qu’ils créent, sinon les choses mêmes, du moins leur sens en tant qu’objets : alors que l’utilisation tend à tout ramener, y compris les outils, au statut de la machine, la pratique a au contraire le pouvoir de libérer même les machines de leur statut « machinique ».
- Note de bas de page 47 :
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Nous en trouvons confirmation dans ce que Gilbert Simondon écrit au sujet des « régulations vitales » projetées, par exemple, dans les conduites « vécues plus que pensées » d’un conducteur vis-à-vis du moteur de sa voiture (Du mode d’existence des objets techniques, op. cit., p. 79) ; et aussi, plus généralement, dans cette thèse d’ensemble : « L’être humain a la capacité de comprendre le fonctionnement de la machine, d’une part, et de vivre, d’autre part : on peut parler de vie technique, comme étant ce qui réalise en l’homme cette mise en relation des deux fonctions (...). La vie technique ne consiste pas à diriger les machines, mais à exister au même niveau qu’elles » (idem, p. 125). On ne peut qu’être tenté de rapprocher ces vues de maintes descriptions qu’on trouve chez Merleau-Ponty, par exemple celle-ci, à propos aussi de voiture : « S’habituer à un chapeau, à une automobile ou à un bâton, c’est s’installer en eux, ou inversement, les faire participer à la voluminosité du corps propre », ou celle-là, concernant la machine à écrire (quand elle est pratiquée par des mains expertes) : « Le sujet sait où se trouvent les lettres sur le clavier comme nous savons où se trouve l’un de nos membres. » (Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 168).
Pour répondre à une question que nous nous posions plus haut, un rapport esthétique, ou pour le moins esthésique, à l’objet technique est donc possible. Il est même si naturel que pour l’établir, ou mieux, l’éprouver, il n’est aucun besoin de passer par les inventions esthétisantes du post-modernisme 47.
II.2. L’homme-machine
Mais il n’y a pas qu’aux voitures et aux ordinateurs que ce genre d’observations s’applique. Pour autant qu’on sache, un « sujet » n’est pas une machine : c’est même tout le contraire. Et cependant, de même que nous faisons marcher toutes sortes d’appareils techniques sans trop savoir comment ils marchent, nous-mêmes en tant que corps-sujets, que savons-nous des ramifications neurologiques (non moins complexes que celles, électromagnétiques, d’un ordinateur) dont le fonctionnement conditionne notre manière de percevoir le monde et d’y agir ? — Très peu de choses ! et pourtant nous « savons » nous servir de ce corps, à vrai dire le premier et le plus constant de tous les instruments médiateurs que nous utilisions pour agir sur le monde.
Infiniment diverses en nature, nos actions n’engagent certes pas toutes de la même manière la participation du corps et ne requièrent donc pas toutes, non plus, le même genre de maîtrise de notre propre corps en tant qu’operans. Tout dépend à cet égard du régime d’interaction dont relève, cas par cas, ce que nous entreprenons de faire en relation avec les éléments qui nous environnent. Dans un contexte d’utilisation, l’aptitude requise se réduit au minimum. Pour actionner les commandes d’une machine ou de tout autre objet que l’utilisateur traiterait en faisant comme s’il en était une (tel un cheval que son cavalier monterait, à défaut de mieux, comme si c’était une moto), il faut et il suffit de maîtriser (physiquement) les mouvements de la partie appropriée de son propre corps, et souvent d’un seul de ses appendices : un doigt pour appuyer sur le bon bouton, la pointe du pied pour presser l’accélérateur. En pareil cas, seule une capacité motrice est en jeu. En revanche, une maîtrise corporelle d’un degré supérieur est nécessaire dans le contexte de ce que nous appelons une pratique étant donné qu’il ne suffit plus alors d’instrumentaliser une partie spécifique du corps propre mais que c’est le corps tout entier qui doit trouver, et maintenir dans la dynamique même de l’interaction, la manière exacte de s’ajuster au type de motricité propre à l’outil (ou tout autre objet traité comme tel) avec lequel le sujet opère, ou mieux, co-opère. C’est donc en pareil cas la compétence esthésique de l’opérateur qui entre en jeu et se trouve mise à l’épreuve.
- Note de bas de page 48 :
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A l’égal de la neige sur laquelle glisse le skieur, de l’eau sur laquelle flotte le bateau, ricoche la pierre et prend appui la nageoire du poisson, de l’air sur lequel portent l’aile de l’oiseau ou du planeur de même que les pennes de la flèche ou la coupole du parachute, la terre — le sol — est un des éléments qui, associés à la force de gravité exercée sur la masse d’un objet en mouvement, constituent pour lui, grâce à leur résistance, le support nécessaire de ses évolutions dans l’espace (et souvent, en même temps, du fait de leur élasticité ou de leur propre mouvement, un propulseur). On peut y reconnaître la figure actantielle d’un type spécifique de co-operans et, à raison de la résistance qu’il offre, le dénommer ant-operans (comme on dit « antactant »). Nous reportons toutefois son analyse à une étape ultérieure de ce travail.
Mais il faut envisager aussi un type d’opérations encore différent : celles que le sujet exécute en faisant de son propre corps l’instrument même de son action : la marche par exemple, activité qui ne requiert l’aide d’aucun adjuvant extérieur, ni machine qu’il faille savoir utiliser, ni outil demandant à être pratiqué avec doigté — rien que le sol pour y prendre appui48. Cependant, dira-t-on, s’agit-il vraiment là d’une « opération » au même titre que celles consistant à « couper » ou « clouer », « écrire » ou encore « conduire » (un cheval ou une moto) ? D’un côté, la marche a comme elles pour résultat une transformation d’ordre pratique, en l’occurrence un changement de position du sujet-marcheur dans l’espace : en ce sens, elle revêt bien un caractère opératoire. Mais d’un autre côté, elle se différencie des opérations précédentes en ce qu’au lieu de présenter comme elles un caractère transitif (on coupe, on écrit, on conduit nécessairement quelque chose), elle s’analyse comme une action à la fois intransitive — le sujet marche — et réflexive — il se déplace. Certes, dans la conduite aussi, le conducteur, sujet opérateur, se déplace lui-même, autrement dit se prend réflexivement comme son propre operandum ; mais l’effectuation même de l’opération passe par la médiation d’une machine qui, elle, à titre d’operans, requiert l’accomplissement de toute une série d’opérations transitives (enclencher le démarreur, presser l’accélérateur, passer une vitesse, etc.). Dans la marche par contre, un seul et même acteur, le marcheur, remplit à la fois la fonction de l’opérateur (celui qui marche), de l’operandum (celui que l’opération a pour but et pour effet de déplacer) et de l’operans (celui dont les propres jambes servent d’unique instrument pour se déplacer). Bien qu’il s’agisse par conséquent, du point de vue théorique, d’une sorte de cas limite (en dépit de ce qu’il a de banal dans la pratique), il se pourrait qu’en réalité une telle configuration mette en œuvre un type de syntaxe très élémentaire, intra-actionnelle plutôt qu’à proprement parler inter-actionnelle, que toutes les autres opérations présupposent. — Ce qui nous ramène à la question, restée en suspens, du rapport entre Ding et sa propre main, et plus généralement aux problèmes que pose l’analyse de la forme de prise qu’un sujet est censé exercer sur lui-même.
- Note de bas de page 49 :
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I. Svevo, La coscienza di Zeno, Milan, Dall’Oglio, (1938) 1983, pp. 127-128.
Bien entendu, dire que la marche s’effectue « sans médiation » est une simplification qui ne se justifie qu’à une certaine échelle. Observé à distance, dans ses rapports aux objets du monde qui l’environnent, il est vrai que le sujet qui marche ne « se sert » de rien — d’aucun objet qui lui soit extérieur — et qu’il ne recourt donc à aucune médiation. En revanche, à l’échelle d’une observation neurophysiologique, la même action ne pourrait être décrite sans rendre compte de tout un réseau de médiations entre fonctions cérébrales et motrices, dont la complexité est certainement au moins égale à celle des enchaînements d’opérations qu’implique le fonctionnement du plus sophistiqué des ordinateurs (comme le savent mieux que personne les chercheurs en robotique). Or, dans l’expérience commune, où c’est évidemment la première de ces échelles qui s’impose, les observations que permettrait l’adoption de la seconde peuvent non seulement être ignorées mais il semble même qu’elles doivent l’être, sauf à compromettre l’efficacité de l’action. De fait, essayer, pendant qu’on se livre à quelque exercice corporel, de projeter sur son propre comportement moteur le regard d’un neurobiologiste risque souvent de n’avoir que des effets inhibiteurs ! Certains fiascos n’ont, paraît-il, pas d’autre cause. Pour marcher en tout cas, nous n’avons aucun besoin de connaître, de visualiser ou de chercher à sentir, ni, a fortiori, de contrôler la manière dont chacun des éléments composant notre propre petite machine locomotrice — nerfs, muscles, tendons, os et articulations de toutes sortes — doivent coordonner leurs fonctions respectives pour nous permettre d’avancer. Mieux vaut même ne rien en savoir, ou être capable d’en faire momentanément abstraction, du moins si on en croit l’expérience de Zeno, le héros d’Italo Svevo qui, du jour où il a le malheur d’apprendre que le moindre de ses pas implique l’interaction, en à peine une demie seconde, de très exactement cinquante-quatre de ses muscles, ne peut plus marcher, si ce n’est en boitant49.
Le fait qu’une telle « prise de conscience » puisse faire perdre prise sur les choses, et d’abord sur soi-même, ne constitue pas un accident réservé au seul Zeno, bien que ce soit sa grande spécialité. Cela tient à un paradoxe que nous avons rencontré plus haut en abordant deux façons de faire relatives aux praxis somatiques liées à l’usage d’objets comme, par exemple, des skis. Nous avons distingué la pratique tâtonnante du débutant qui cherche à appliquer des règles, et celle, pleine d’aisance, de l’initié qui les applique sans y penser. Le premier, faute de pouvoir saisir intuitivement, dans sa globalité dynamique, le sens de l’action qu’il vise à accomplir, se focalise, plus ou moins arbitrairement (mais c’est sans doute ce qu’on lui a recommandé de faire), sur certaines des micro-interactions entre éléments de tous ordres qu’elle présuppose. Obnubilé tantôt par le souci de sa propre position, qu’il essaie de rectifier, tantôt par le contrôle de sa vitesse, qu’il juge excessive et tente tant bien que mal de réduire, tantôt par l’apparition de quelque difficulté du terrain qu’il ne sait pas comment affronter, s’il n’a prise sur aucun de ces éléments, c’est parce qu’il cherche à les maîtriser chacun isolément des autres. A l’opposé, si le skieur de bon niveau, ou l’automobiliste chevronné, restent maîtres de leur trajectoire sur la piste ou sur une route enneigée, c’est qu’à chaque instant ils opèrent une synthèse intégrant et coordonnant l’ensemble de ces mêmes éléments. Alors que pris séparément chacun d’entre eux transforme les autres en autant de difficultés insurmontables, saisis synthétiquement ils apparaissent comme se conditionnant mutuellement, autorisant de subtils ajustements et rendant finalement possible ce petit miracle d’équilibre dynamique qu’est une course menée avec art.
- Note de bas de page 50 :
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La position intermédiaire de ce régime, entre régularité et aléa, apparaît sous la forme simplifiée du schéma suivant (cf. Les interactions risquées, op. cit., p. 72) :
Tout se passe comme si le sujet devait pour cela, comme Zeno (et bien sûr aussi comme Ding), donner son assentiment face à un ensemble de programmes qu’il ne peut contrôler un à un que dans une très faible mesure. Plutôt que de prévenir, il lui faut laisser venir ce qui doit programmatiquement advenir, ou ce qui peut survenir aléatoirement du dehors. Mais il lui faut aussi laisser faire ce qui se passe en lui-même — non pas tout à fait comme on laisse les cellules d’un ordinateur exécuter leur office mais plutôt comme l’écrivain se laisse prendre par une forme qu’il pressent et cherche à traduire en mots — ou, plus trivialement, comme il faut savoir laisser monter l’éternuement, spasme désiré, imminent mais prêt à nous échapper pour peu que nous cherchions à le convoquer alors que c’est à lui de nous saisir. Une telle manière de se tenir en prise avec l’ensemble des déterminants d’une situation ou d’une expérience vécue n’est réductible à aucun régime d’interaction pris isolément mais se définit comme un mode d’articulation spécifique entre deux d’entre eux. A sa base se croisent en effet des éléments relevant de strictes déterminations, notamment d’ordre neuro-physiologique — une des formes de la programmation —, et une posture psycho-somatique d’attente faite de consentement au développement de processus, externes ou internes, que le sujet ne contrôle qu’à peine, dont il ne peut maîtriser ni même, souvent, connaître les éventuelles régularités mais qu’il essaie en quelque sorte d’apprivoiser en leur offrant prise — une des attitudes les plus caractéristiques face à l’accidentel, à l’aléatoire, à ce sur quoi on ne peut exercer aucune emprise. Or cette configuration ne nous est pas inconnue dans son principe. Au contraire, située dans une zone de confluence ou de conciliation entre programmation et aléa, elle trouve sémiotiquement sa place parmi les formes possibles d’un autre régime de sens et d’interaction de caractère général que nous avons déjà identifié dans d’autres contextes et baptisé régime de l’ajustement50.
II.3. Le point de vue du sens
On comprend à partir de là pourquoi nous avons tant besoin de la figure de l’opérateur. D’un point de vue strictement réaliste, il serait tout à fait possible, et qui plus est souhaitable de s’en passer. Si les cinquante-quatre muscles de la jambe de Zeno (et même tout son corps) avaient été examinés par son médecin, on peut supposer qu’ils seraient apparus à cet homme de science comme formant un tout autonome pour la description et le traitement desquels la référence à la personne même du patient — lui qui pourtant s’en sert pour marcher — n’aurait eu aucune pertinence. Non seulement nos organes « s’entendent entre eux » tout à fait indépendamment de la conscience que nous, leur « opérateur », pouvons en avoir, mais de plus ils coordonnent leurs fonctions sans qu’aucun jouisse d’aucune primauté par rapport aux autres, chacun étant à la fois l’operans et l’operandum de tous les autres. Une médecine positive n’a donc aucun besoin de nos trois actants, et moins encore de l’opérateur que des deux autres.
Nous n’y renoncerons pas pour autant. Nous ne le pouvons pas, du moment où la question posée est celle du sens. Les interactions musculaires ou nerveuses que nous ne contrôlons pas peuvent très bien n’être en elles-mêmes orientées par aucune finalité et n’obéir à aucune instance directrice positivement identifiable, elles peuvent parfaitement n’être que des suites de réactions dont la neurobiologie est à même de rendre compte en termes de purs systèmes de connexions et de fonctions anonymement programmées, à l’échelle d’observation du sujet auquel elles permettent de marcher (et plus généralement de vivre), elles n’en apparaissent pas moins, à chaque instant, comme polarisées par un projet, une intentionnalité, un sens qu’il y investit. De même, il est clair que selon les principes d’une épistémologie objectiviste (plutôt que compréhensive), le fait même de décrire comme « polarisée » une relation entre deux éléments en attribuant à l’un le rôle de l’agent qui opère et à l’autre celui de la partie qui subit l’action (et à un troisième celui de l’instrument à l’aide duquel l’opération s’effectue) apparaîtrait comme un parti pris revenant à projeter sur la réalité une orientation qui, n’existant pas dans les choses, ne fait que traduire soit le point de vue d’un des acteurs (si l’un au moins d’entre eux est reconnaissable comme un sujet) soit celui de l’observateur (spécialement quand il s’agit de décrire des rapports entre objets). Et dans beaucoup de cas, il est probable en effet que la même interaction pourrait être aussi bien décrite en inversant les rôles.
- Note de bas de page 51 :
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M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 133.
Mais il se trouve que le sens ne peut venir aux phénomènes que sous le regard des acteurs qui les vivent, ou des observateurs qui les interprètent. Ce dont nous avons à rendre compte, c’est donc, justement, de ces points de vue, dans toute leur relativité. Aux yeux du phénoménologue comme du sémioticien, ce sont eux qui expriment « la manière dont le sujet fait être pour lui-même ce qui l’entoure, soit comme pôle d’activité et terme d’un acte de prise ou de répulsion, soit comme spectacle et thème de connaissance »51. Loin par conséquent de constituer un biais qu’il nous faudrait chercher à écarter (objectif d’ailleurs utopique), ils sont notre objet même. Ceci ne revient pas à dire que pour comprendre l’expérience du rapport aux objets (ou à autrui), il faille la partager, ni même qu’il y ait lieu de faire nôtre le point de vue de l’une ou l’autre des parties prenantes aux interactions qu’on décrit, comme s’il était fondé en nature. Mais il faut au moins le connaître et se donner les instruments permettant de le décrire.
Férolles - Vilnius,
1er octobre 2008 - 15 janvier 2009.