Simulacres en sémiotique
programmes, tactiques, stratégies
Paolo FABBRI
Venise, Institut Universitaire d’Architecture
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Mots-clés : passion, simulacre, stratégie
Auteurs cités : Roland BARTHES, Jean BAUDRILLARD, Walter Benjamin, Marc Bloch, Marc Clausewitz, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Martin HEIDEGGER, Eric LANDOWSKI, Guy de Maupassant, Jules Michelet, Ilya PRIGOGINE
Comment parler du rapport entre la sémiotique greimassienne et la personnalité de Greimas ? Je répondrai à la manière d’un auteur cher à Roland Barthes, Michelet, qui disait : « On m’accuse d’avoir mis beaucoup de ma psychologie dans mon histoire, mais en réalité, en travaillant sur l’histoire, c’est l’histoire qui a fait ma psychologie ». La psychologie de Greimas est un effet de son travail théorique. — C’est vrai qu’il y a maintenant quinze ans que Greimas nous a quittés. Mais on peut avoir deux attitudes philosophiques à l’égard de la mort. La première est existentialiste : ma mort étant une fin, l’essence de mon travail se comprendra par présupposition à partir de cette fin. Et il y a une autre perspective possible : la mort est l’interruption d’un projet que d’autres peuvent poursuivre. La première acception, c’est Heidegger, la seconde, Marc Bloch.
Pour faire une phénoménologie de Greimas et de son travail, il faudrait, je crois, ne pas oublier qu’une « phénoménologie » est toujours une phénoménologie des apparences — phainomena — et que phainomena a la même racine que « phantasmes », « fantômes ». La phénoménologie de l’esprit est aussi une phénoménologie des esprits. Les esprits, les fantômes, viennent, les uns, du passé, les autres du futur. Pour sortir de la mythologie du présent vécu, phénoménologique, il faut voir le présent comme toujours habité par les fantômes du passé, et ceux du futur. On commence par le futur : on a un projet, on est habité par les fantômes du futur. Et on revient vers le passé, on fait son choix parmi les fantômes du passé. Après quoi on retourne au présent. Quel est donc le projet qui nous permet de choisir parmi les fantômes du passé ce qui vaut pour le présent ? A cet égard, on peut reprendre le mot de Benjamin : Greimas « nous suit, comme guide ». Quel était son projet à lui ? Et quels sont pour nous, dans ce passé, les concepts pertinents pour aujourd’hui ?
Ce n’est pas, par exemple, la connotation. On peut en revanche reprendre du projet passé de Greimas cette thèse : il faut mettre le sens phénoménologique en « condition de signifier », sémiotiquement. Pour cela, nous ne devons pas définir des concepts mais les interdéfinir. L’interdéfinition est créatrice, et non pas tautologique. Exemple : la théorie des modalités existentielles. On connaissait la virtualisation, l’actualisation, la réalisation. Mais que serait le contraire de la réalisation, présupposé par la virtualisation et opposé à l’actualisation ? — La « potentialisation ». Le carré sémiotique peut fonctionner comme un instrument heuristique. On a une place vide, on l’appelle « potentialisation », et on se pose la question : quel est le sens de ce terme, quelle valeur explicative peut-il offrir ?
Ainsi, le fonctionnement des modèles permet la découverte et assure l’efficacité des concepts. Il en va ainsi de toutes les disciplines à vocation scientifique. Elles se créent des exigences internes. Et on doit les évaluer à partir de la productivité de ces exigences. On en a un exemple célèbre dans la physique contemporaine : Prigogine a reçu le prix Nobel pour avoir réintroduit en physique le concept d’une temporalité irréversible. Question banale : tout le monde ne savait donc pas que la temporalité est irréversible ? Le problème est de savoir comment on peut rendre cette banalité pertinente à l’intérieur d’une théorie physique qui produise des effets de sens heuristiques. Jusqu’à Prigogine, la théorie de Hamilton disant que le temps est réversible continuait de fonctionner. Il faut donc évaluer les disciplines à vocation scientifique par les types de calculs qu’elles peuvent produire. Tout comme l’anthropologie, la sociologie ou la psychologie, la sémiotique traite des phénomènes de signification. Mais elle le fait avec ses propres stratégies, ses propres calculs, ses propres modèles, ses propres simulacres.
Aussi, c’est du concept de simulacre que j’aimerais dire quelques mots. Et je voudrais en parler de l’intérieur du discours sémiotique. La sociologie (je pense à Baudrillard) parle beaucoup de simulacres. La sémiotique aussi. Mais peut-elle interdéfinir ce concept à partir de ses propres instruments ? Si on veut une indication de départ, on la trouvera dans le deuxième volume du dictionnaire de Greimas, à l’entrée « simulacre » écrite par Landowski. L’idée qu’il propose, et qu’on retrouve dans le livre de Greimas et Fontanille sur la sémiotique des passions, où ce concept est très présent, est de l’interdéfinir dans un cadre intersubjectif — interactantiel pour être plus précis. C’est d’autant plus important qu’aujourd’hui les paradigmes théoriques les plus répandus en sciences humaines mettent plutôt en évidence les subjectivismes et les naturalismes. La définition sémiotique du simulacre vise au contraire les faits de communication intersubjective.
Mais avant cette définition intersubjective, il en faut une autre, entre simulacre et passion, ou plus précisément entre simulacre existentiel et dimension pathémique. Et cela va me permettre d’expliquer ici l’obstination lithuanienne. L’obstination, passion lithuanienne, selon Greimas — ou bien passion de Greimas lui seul ? —, n’est pas une propriété « subjective » mais intersubjective et interactionnelle. La passion dite « obstination » contient en elle-même une structure interactionnelle, et elle entre dans un discours interactionnel. Cette idée de Greimas, je voudrais l’illustrer à partir d’un traité de stratégie, le célèbre De la guerre de Clausewitz. La stratégie, c’est la science (ou la discipline) de l’intersubjectivité. Que dit Clausewitz ? Que par exemple, quand un général reçoit beaucoup d’informations contradictoires et doute de l’action à entreprendre, il n’y a pour lui qu’une seule solution : l’obstination — choix qui consiste à appliquer ce que Greimas appelle le « paradoxe modal ». L’obstiné est en effet celui qui continue de faire ce qu’il fait quand tout démontre qu’on ne peut pas le faire. Le point essentiel, c’est qu’à l’intérieur du simulacre existentiel, on trouve alors deux instances. La première dit, sur le plan cognitif : « On ne peut plus faire x ». — Donc, je vais le faire ! En français, on précise de façon élégante : « contre vents et marées ». Ce qui, en termes de modalités (puisqu’elles habitent les passions) revient à dire : je ne peux pas, donc je veux ! Dans l’organisation modale, la modalité ici dominante est à l’évidence celle du vouloir. Sur le plan cognitif, l’obstiné sait que c’est impossible, au niveau du désir, il veut l’impossible. Voilà le défi qu’il porte et qui le mènera à la victoire, ou au désastre.
S’obstiner à faire de la sémiotique, c’est aussi un défi ! On a beaucoup parlé à ce propos de désastres mais je préfère adopter la technique de Clausewitz. Qu’il y ait de bonnes ou de mauvaises nouvelles, il faut continuer. Cela s’appelle un « style sémiotique ». Un style sémiotique, c’est une organisation de simulacres existentiels modalisée par la potentialisation. De la potentialisation, Greimas dit que c’est un trou noir et un lieu de création du possible. C’est donc là qu’on rencontre, avec Landowski, les accidents. Et dans la définition du style de vie, le rôle du simulacre, c’est en somme de définir une trajectoire existentielle orientée, tout en étant simulée. Si on parle de « simulacre », c’est bien parce qu’il s’agit de la simulation d’une trajectoire existentielle orientée, dominée par une modalité fondamentale, le vouloir de l’obstiné, et par un jeu interne de modalisations. Je veux, je ne peux pas ; j’essaie une chose, j’essaie son contraire. Et au niveau aspectuel, je continue de faire ce que j’ai voulu faire. Du point de vue modal, l’obstination est durative et itérative. On peut être obstiné aussi dans la curiosité (par exemple sémiotique) parce que la curiosité est durative et itérative (un peu syncopée). Tout simulacre est un parcours, et comme les parcours sont aspectualisés et temporalisés, un simulacre a son rythme. Il y a le rythme de l’impulsivité et le rythme de l’obstination — au piano, le basso ostinato.
Ainsi donc, première opération du simulacre : l’autodéfinition du sujet. Cette autodéfinition est constitutive, performative, elle opère une transformation imaginaire du sujet (collectif ou individuel). « Les Lithuaniens » sont obstinés, « les Italiens » impulsifs. Mais gare au Sicilien ! Chez lui, l’impulsion de la vengeance peut durer vingt ans... Greimas aurait répondu à la question du simulacre collectif des Lithuaniens à la manière de Lotman : « Tout organisme doit être défini préliminairement par une autodéfinition ». L’autodéfinition du simulacre donne un habitus (pour parler comme les sociologues) ou un hexis (pour parler comme certains sémioticiens), c’est-à-dire un style sémiotique, une manière de se (com) porter qui est une disposition en même temps physique, passionnelle et cognitive. Deux exemples de simulacres nationaux ayant affaire avec le physique, le gestuel, le corporel : les Italiens ont la tête chaude mais le cœur froid, les Américains les bras toujours ouverts mais, attention, ils ne les serrent jamais... — Passons aux choses sérieuses.
Toute communication est communication entre simulacres et interférence dans l’attribution réciproque des simulacres. Soit l’avarice : apparemment, une conjonction privée entre sujet et objets. Mais ce n’est pas si simple. L’avare soustrait aux autres des objets. Du point de vue personnel, cela passe pour un vice, du point de vue public pour une vertu. Les vices privés deviennent ainsi des vertus publiques : les avares sont insupportables à leur famille, mais les banques les aiment beaucoup. Il y a donc une structure intersubjective du simulacre : le simulacre nous définit (ou nous nous définissons par le simulacre), bien qu’en même temps il nous vienne des autres, généralement, comme dit Lacan, « dans la forme inversée ». C’est l’utilité des autres, et aussi, selon la formule bien connue, l’enfer des autres.
Il faut par conséquent donner du simulacre une double définition : d’une part comme action et passion, d’autre part comme interaction — donc interaction et interpassion. « Interpassionnel », « interpathique », voilà un bon concept. Interactif et interpathique. A l’intérieur d’un sujet (individuel ou collectif) apparemment homogène, nous avons des conflits de simulacres, des transformations imaginaires et par là des transformations d’états d’âme. Parmi les composantes du simulacre, il y a projection imaginaire du sensible. « Je suis chaud, froid, amer, doux, mou, dur. » Il s’agit de transformations d’états sensibles, de métamorphoses qui sont à la fois des transformations de formes et des « transsubstantiations » (terme de théologie à reprendre en sémiotique).
Et Greimas ? Il faut relire le dernier chapitre de son Maupassant. La scène finale des « Deux amis » se passe sur un plan purement stratégique. C’est la guerre entre Prussiens et Français. Paris est encerclé. Or la guerre aussi est une « forme de vie ». Mais il y a deux Parisiens qui ne veulent pas de cette forme de vie. Ils sortent de Paris, vont pêcher au bord de la Seine et sont pris par les Prussiens. Le chef prussien sait très bien que ce sont des pêcheurs : activité pacifique. Mais il décide de projeter sur eux le simulacre de la guerre. « Vous n’êtes pas des pêcheurs pacifiques, vous êtes des espions. » Et la communication change complètement. Elle devient ce que Greimas appelle une communication injonctive : une communication qui transforme le possible en dilemme, du type « La bourse ou la vie ! » Dans tous les cas, on ne peut que perdre. « Vous êtes sortis par les avant-postes, vous avez assurément un mot d’ordre pour rentrer. Donnez-moi ce mot d’ordre (...) ». Ce qui est intéressant, c’est que c’est seulement en apparence que ce mot d’ordre constitue l’objet. Comme s’il entrait dans le simulacre de pêcheurs pacifiques, de pouvoir donner un mot d’ordre ! Dans le simulacre de la guerre, dans la communication injonctive de la guerre, si on donne le mot d’ordre, on devient un traître. Greimas donne alors une très belle analyse du silence comme acte. Le silence n’est pas un non-faire, c’est un faire qui passe par un non-faire. Tout comme ce conseil que Greimas donnait aux Lithuaniens : la résistance. La résistance non pas comme faire, car il y a des silences qui sont aussi une résistance, qui sont des actions et des défis. Alors, chose intéressante de nouveau, les deux personnages ont très peur. Ils tremblent. Mais ils se taisent. Analyse, si j’ose dire, somatique et non pas sémantique. En l’occurrence, entre « séma » et « soma », c’est le « soma » qui importe. Quand on tremble, il est plus facile de résister en silence que d’agir. Et c’est ainsi qu’ils meurent. Si le Prussien n’est pas très préoccupé de ne pas avoir obtenu l’objet de valeur, c’est que son but fondamental n’était pas là — ce qu’il visait, c’était bien plutôt la projection de la guerre comme style de vie dont on ne peut pas sortir. Et il a gagné. Il a gagné la guerre. Il n’a pas obtenu l’objet de valeur, le mot de passe, mais il a imposé le simulacre de la guerre, le style de vie de la guerre.
Nous avons, Landowski et moi, il y a plusieurs années, travaillé sur les stratégies des simulacres. En particulier à propos de la force du désespoir. Dans une situation désespérée, en position d’infériorité, on se met le dos au mur de façon à ne pas pouvoir reculer. On brûle ses vaisseaux derrière soi. On place un ravin derrière soi. D’une manière ou d’une autre, on se rend plus faible pour se rendre plus fort. Dans la culture classique, les villageois grecs, quand ils étaient attaqués par des forces supérieures, installaient derrière eux des bûchers où ils rassemblaient les femmes et les enfants. Si les hommes cédaient, tout le monde brûlait. On s’oblige ainsi soi-même à être obstiné. L’ennemi, sachant alors qu’il devra payer très cher, avance dans des conditions émotionnelles différentes. Les gens qui espèrent sont faibles, les désespérés sont forts.
Je rappelle cet ancien travail parce qu’à l’époque nous n’avions guère travaillé le concept de simulacre, concept, je crois, très efficace et aujourd’hui bien articulé. Avec ceux de figurativité, de sensibilisation, d’aspectualisation nous avons des instruments très utiles pour avancer dans la réflexion sur la stratégie. Et à une époque de retour de la guerre, la sémiotique doit réfléchir à l’intelligibilité de la guerre. La guerre n’est pas la folie. Elle est extraordinairement intelligente. Elle n’est qu’un moment dans la paix. Et vice versa. Il faut penser et l’union et le conflit. Il faut une sémiologistique qui essaie de comprendre les interactions en situation de conflit et qui tienne compte non pas seulement du calcul logique mais aussi des dispositions, de la sensibilisation, de la moralisation, de toutes les composantes pathémiques. C’est fondamental au niveau physique et émotionnel, au niveau de l’hexis. Et il y a aussi, surtout aujourd’hui, un style sémiotique militaire qui ne tient pas seulement au sujet mais qui dépend de l’actant collectif que constitue l’homme en liaison avec la machine. D’un avion, un homme peut lancer des bombes en pressant un bouton. Lutter au couteau est tout différent sur le plan somatique ! Le style sémiotique d’un soldat portant une épée n’est évidemment pas celui de l’homme armé d’un fusil. Et dans tous les cas, les trajectoires virtuelles apprises à l’exercice changent complètement dans la réalité factuelle de la bataille.
- Note de bas de page 1 :
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Transcription du texte oral mise au point par Eric Landowski.
Il se peut que Greimas ait projeté dans son travail la dimension conflictuelle de la vie quotidienne et culturelle, dimension qu’on retrouve aux niveaux sémantique, narratif, rhétorique, discursif de sa pensée fondée en termes de différences et d’oppositions. C’est là une façon de procéder par laquelle la sémiotique peut apporter beaucoup d’intelligibilité à l’époque contemporaine. Les fantômes du futur et les fantômes du passé nous aident à penser le présent1.