Présentation du numéro

Pierre Boudon

Laboratoire d’Étude de l’Architecture Potentielle
LEAP, Université de Montréal (Canada)

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : architecture, auto-organisation, axonométrie, cinématographie, conception assistée par ordinateur (CAO), espace, localité-globalité, perspective, projetation, représentation, structuralisme, tectonique, territoire, urbanisme

Auteurs cités : Leon Battista ALBERTI, Mikhail BAKHTINE, Walter Benjamin, Pierre Boudon, Filippo Brunelleschi, Le Corbusier, Hubert DAMISCH, Gaëtan Desmarais, Marcel DÉTIENNE, Umberto ECO, Kenneth Frampton, Algirdas J. GREIMAS, Manar HAMMAD, Louis Kahn, Claude LÉVI-STRAUSS, Albert Levy, Adolf LOOS, Olfa Meziou, Josep Muntanola-Thornberg, Pierre Pellegrino, Alain Renier, Gilles Ritchot, Gottfried Semper, René THOM

Texte intégral

« Les corps sont des pensées cristallisées et précipitées dans l’espace. Le temps est une transformation successive des forces. Le présent est l’oscillation. »
Novalis

Ce numéro des Nouveaux Actes Sémiotiques est dédié à Alain Rénier, au travail qu’il a accompli pendant vingt cinq ans pour rapprocher les analyses sémiotiques des analyses architecturales ; à leur façon, chacun des contributeurs de ce numéro qui lui rend hommage précisera ce qu’il a apporté dans ce rapprochement.

Note de bas de page 1 :

 Il s’agit de la Section C, « La fonction et le signe, sémiotique de l’architecture » dans La structure absente, Paris, Mercure de France, 1972, p. 261-317, et plus particulièrement « Les codes architecturaux » en ce qui concerne un rapport entre signifiant et signifié.

Au départ, l’idée d’une mise en correspondance entre une théorie sémiotique et l’analyse d’un espace architectural et/ou urbain n’est nullement évidente et il suffit de penser aux premières analyses structurales, par exemple synthétisées dans La structure absente d’U. Eco1, pour comprendre qu’un tel rapprochement était hasardeux. Prisonnières des approches taxinomiques alors en vogue à l’époque (nous sommes à la fin des années soixante), ces analyses cherchent à imiter avec plus ou moins de bonheur ce qui se faisait en linguistique : déclinaisons componentielles des traits morphologiques et/ou déclinaisons componentielles des valeurs axiologiques qui peuvent y répondre selon la dichotomie saussurienne du signifiant et du signifié. Ainsi ces démarches étaient tributaires d’une morphologie « localiste » qui ne pouvait prendre appui que sur des œuvres particulières et sur un principe descriptif qui ne pouvait que « reproduire » leur aspect restrictif. C’est la jonction entre un niveau « local » propre au résultat d’un faire architectural et/ou urbain (les différentes œuvres) et un niveau « global » d’appréhension des ensembles qui manquait totalement ; niveau « global » qui peut être alors celui de leur conception dans un projet architectural et/ou urbain, en prise avec une Mémoire de ces formes, ou celui de leur réception dans l’appréhension des sujets participant à ces formes conçues et/ou réalisées. Bref, un double point de vue dissymétrique, car ne répondant pas aux mêmes « fins », permettant de saisir le phénomène dans ses aspects plus ou moins discordants.

Note de bas de page 2 :

 Dont on retrouve dans cette livraison un certain prolongement dans la contribution de G. Desmarais, « Les centre organisateurs de l’écoumène », issue par ailleurs des travaux de R.Thom et G. Ritchot.

Deux principes étaient offerts afin de combler ce hiatus, intermédiaire entre un niveau local et un niveau global : la théorie systémique, empruntée aux approches auto-organisationnelles2, dans laquelle les notions d’ensemble et de sous-ensemble, de contexte, de régulation et de téléonomie s’avèrent fondamentales et la grammaire actantielle/narrative d’A. J. Greimas dans laquelle un principe de scenario permettait de construire un mode de liaison des actes constitutifs dans une démarche de conception et/ou d’appréhension. Comme on le voit dans l’une de ses dernières contributions ici proposée, Alain Rénier a cherché à intégrer ces deux démarches permettant d’associer la diversité et la multiplicité d’acteurs impliquées dans la première à titre de « télicité » du phénomène (telos, la fin en grec) et son caractère symbolique impliqué dans la seconde. Ainsi, l’analyse sémiotique, architecturale et/ou urbaine, tente de reconstituer un « socius » fait d’accords et de discords associé à ce phénomène, de resituer un « milieu » polarisé par cette question d’un habiter ensemble en tant qu’édification.

Note de bas de page 3 :

 Le numéro 27 de la revue Communications, Paris, Seuil, 1977, sous la direction de Pierre Boudon.

La question centrale d’une sémiotique de l’architecture et/ou de l’urbain (ce qu’on pourrait encore appeler celle de son « territoire » construit) concerne la nature de son « objet » si l’on ne veut pas confondre cette problématique avec celle de la société en général (soit, dans celle d’une sociologie ou d’une anthropologie en termes disciplinaires). Ainsi a-t-on parlé d’une « sémiotique de l’espace »3 à propos de ces objets théoriques, expression très polysémique comme chacun sait. Il faudrait davantage parler des lieux et d’une « sémiotique des lieux », mais avant d’en venir à cette formulation plus exacte, reprenons la question de l’espace comme problématique de cette approche sémiotique. Trois intitulés permettent de caractériser cette notion générique : a) en tant qu’ « espace de représentation », b) en tant que « représentation de l’espace », et troisièmement, c) en tant que « pratique de l’espace ».

Note de bas de page 4 :

 Rappelons-nous dans Tristes tropiques de Cl. Lévi-Strauss (Paris, 1956) le geste d’implantation des campements Bororo à l’aide de simples piquets dont la figure d’ensemble, récurrente, évoque une circonférence ; pour une problématique anthropologique des « fondations » du territoire, voir l’ouvrage collectif sous la direction de M. Detienne, Tracés de fondation, Louvain-Paris, Peeters, 1990.  

a) Par le premier intitulé, nous entendons le fait que l’acte d’édifier cristallise sous la forme de morphologies spécifiques une forme de schématisation sous-jacente, culturelle dans ses variations, et distincte des formes naturelles qui nous entourent (les montagnes, les rivières, les rivages, les forêts, etc.). L’environnement édifié ne peut être directement comparable à l’environnement naturel et c’est dans cet écart que se joue son rôle symbolique ; soit la notion de re-présentation qui peut aller jusqu’au simulacre des formes naturelles mais que l’on ne peut assimiler. En particulier, dans cette notion de re-présentation sont introduites les propriétés d’une géométrie (la ligne, le cercle, la sphère, etc.) dont le caractère est plus intellectuel que matériel4. La géométrie correspond à des objets « abstraits » incarnés dans des formes « concrètes ».

Note de bas de page 5 :

 G. C. Argan, Brunelleschi, Paris, Macula, 1981 [1952] ; Filippo Brunelleschi 1377-1446, Textes de F. Borsi, A. Chastel, H. Damisch, F. Gurrieri,, S. di Pasquale, F. Pardo, P. Sanpaolesi, B. Zevi, Paris, Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 1985.

Note de bas de page 6 :

 Cf. « Perspective, projection, projet, technologie de la représentation architecturale », dans Les cahiers de la recherche architecturale et urbaine sous la direction de M. Carpo et F. Lemerle, Paris, Centre des monuments nationaux, 2005.

Note de bas de page 7 :

 Cf. De Stijl : 1917-1931, Vision of Utopia, sous la direction de H. L. C. Jaffé, Minneapolis, Walker Art Center, 1982.

Note de bas de page 8 :

 Parmi de nombreuses publications récentes, mentionnons, Digitalreal : Blobmeister, first built projects, sous la direction de P. C. Schmal, Bâle-Boston, Birkhäuser, 2001; J. Steele, Architecture and computer : action and reaction in the digital design revolution, New York, Watson-Guptill, 2002; Hybrid space : New forms in the digital architectures, sous la direction de P. Zellner, Londres, Rizzoli, 1999.

b) Par le second intitulé, nous signifions le fait que ces actes de re-présentation comme inscription dans un matériau (sol et élévation) renvoie à une « totalisation » potentielle qui fait que nous avons un « espace de re-présentation » aux moyens finis, non seulement comme technique de construction appliquée mais comme espace de spéculation intellectuelle ; nous insistons beaucoup sur cet aspect fini (Cf. totalisant) d’un espace de re-présentation ouvrant la possibilité d’une combinatoire de ces formes à la manière des mathèmes d’une connaissance théorique et c’est alors le domaine, par excellence, des spéculations  architectoniques prisées par les architectes. Prenons un exemple d’un tel « espace de re-présentation » venant s’appliquer dans une matérialité œuvrée : la « perspective » telle qu’elle a été développée par Brunelleschi et Alberti au Quattrocento. La perspective à point de vue central est un outil intellectuel (organon) pas spécialement architectural, puisqu’on la rencontre aussi bien en peinture, mais qui a joué un rôle déterminant dans la définition d’une nouvelle esthétique à la Renaissance5. Edifier un monument ne réclame pas spécialement cette mise en forme « spéculaire » et on ne s’en est pas soucié auparavant (par exemple, dans l’édification des cathédrales au Moyen Age) mais à partir de Brunelleschi et d’Alberti la perspectiva artificialis est devenue le schème générateur d’une architecture savante au sens où on ne peut expliquer celle-ci que par l’intermédiaire de ce type d’appareillage où le regard est prédominant6. Avec l’introduction de la perspective au Quattrocento nous avons ainsi celle d’un « nouveau paradigme » du voir (qui existait auparavant à titre de spéculations intellectuelles portant sur l’optique ou les ombres) et qui va transformer historiquement les actes d’édification, dont les avatars historiques se retrouveront jusque dans la définition de l’urbanisme haussmannien (avec ses grandes avenues en perspective, sa mise au cordeau des gabarits d’immeubles, son uniformité générique et panoptique). La re-présentation de l’espace constitue donc un espace clos de la re-présentation distinct des types d’activités développées par le milieu social ; espace clos, à titre de discipline intellectuelle, dans lequel on peut retrouver certaines évolutions propres (l’âge classique, l’âge baroque), parallèles à celles de la société dans son ensemble (la mise en scène de ses rituels, par exemple). Enfin, la perspectiva artificialis à titre de fondement représentationnel a été remplacé dans l’architecture moderne par l’axonométrie (dans les années vingt), comme par exemple, dans les spéculations architectoniques du groupe De Stijl7 ; et maintenant, nous pouvons dire que nous assistons à une nouvelle transformation de cette mise en re-présentation avec l’apparition des techniques numériques de la CAO qui « modélisent » le bâti et les reliefs géographiques d’une façon différente de celle d’une mise en perspective ou d’une axonométrie8.

Revenons à nos trois points en analysant le dernier :

Note de bas de page 9 :

 Le rapport à la notion de cosmos est plus particulièrement développé dans la contribution de J. Muntanola-Thornberg qui fait référence à la polyphonie bakhtinienne.

c) La notion de « pratique de l’espace », nécessairement plurielle, aurait pu être située en premier puisque, après tout, ce qu’exprime cette notion c’est l’usage qui est fait de ces espaces, l’ensemble des actions qui se cristallisent dans des formes de régulation inscrites dans un matériau (un sol, des élévations). Mais alors la sémiotique de l’espace architectural et/ou territorial se réduit à un système d’actions et l’on ne voit plus très bien ce qui la distingue d’une sociologie ou d’une anthropologie. Or, justement, la sémiotique ne peut être réduite à l’une ou l’autre de ces disciplines : ce qui la constitue épistémologiquement, c’est la logique interactive non seulement entre des acteurs sociaux mais entre ceux-ci et des dispositifs symboliques que ces pratiques sous-tendent. Il y a, par exemple, dans la définition d’une sémiotique de l’édification une composante esthétique (au sens philosophique) qu’on ne peut réduire à un système d’actions politiques et/ou économiques. L’esthétique fait partie des formes symboliques au même titre que les enjeux sociaux, les forces démographiques ou les clivages de classe ; par ailleurs, cette composante esthétique ne se réduit pas aux attitudes psychologiques (goût, tendance) de chacun des acteurs en jeu. De même que les masques constituent un lieu d’échange anthropologique dans les sociétés sans écriture, entre les hommes et les dieux, entre ceux-ci et les démons, entre les forces naturelles et les adjuvants culturels, l’édification est fondamentale comme re-présentation de notre manière d’être au monde à travers elle ; elle fait-monde symboliquement (le rapport entre microcosme et macrocosme) en étant le simulacre du cosmos au sens où l’entendaient les Anciens (Cf. cosmos signifiant à la fois une mise en ordre des éléments naturels et la parure)9.

Note de bas de page 10 :

 Cl. Lévi-Strauss, La voie des masques, Paris, Plon, 1979.

C’est en ce sens que nous devons parler d’une sémiotique des lieux. De même que les masques constituent médiativement des relations symboliques10, de même que la danse (chorégraphie) constitue une expression dynamique des corps (chants et gestes) où l’on retrouve une schématisation qui articule des espaces (topologie implicite sous la forme de parcours orientés, de bouclages, de liaisons et/ou déliaisons), l’architecture figure une multiplicité de rapports qui se fondent en elle (ou qui, inversement, permet leur catalyse) : non seulement des usages sociaux et maintenant des pratiques instrumentées (ainsi du déplacement motorisé qui est devenu depuis l’avènement de la voiture et de l’avion un medium prédominant) mais également des spéculations esthétiques portées sur le sens de cet environnement naturel et/ou construit (l’importance cognitive du Land art par exemple), sur le sens d’une Mémoire des formes qui constitue une tradition dans laquelle nous pouvons nous retrouver ou, a contrario, d’une Projection des formes qui constitue un horizon d’attente pour un monde à venir, sinon notre monde présent ne serait que la répétition identitaire d’un passé révolu.

Note de bas de page 11 :

 Dans le cas de la contribution d’O. Meziou, le parallèle entre l’analyse littéraire et l’analyse architecturale est basé sur une approche similaire, la « génétique des textes », dont l’auteur pense qu’elle permet de comprendre le travail d’élaboration (à travers les dessins préparatoires) avec ses références implicites, ses dérives, ses repentirs,… Il s’agit donc plus d’un travail sur l’archive que sur l’œuvre en tant que résultat établi et vécu.

Note de bas de page 12 :

 C’est ici le lieu d’une logique actantielle que l’on peut rattacher à un programme narratif au sens greimassien, entre sujet et objet, adjuvant et opposant, destinateur et destinataire, dont on a une application exemplaire dans les contributions de Renier, Hammad et Lévy ; en termes de schéma communicationnel, c’est aussi le partage, déjà suggéré auparavant, entre concepteurs (production) et usagers (réception), soit des modalités d’échange formant ce que nous avons appelé de notre côté une « Scène de la Parole » (P. Boudon, 1999, p. 157). Ainsi la notion de « parcours », avec ses va-et-vient, a-t-elle deux sens distincts suivant qu’il s’agit d’un processus de conception (projetation architecturale) ou d’un processus de déplacement (l’observateur se déplace plus ou moins rapidement de lieu en lieu à la manière d’un travelling cinématographique).

Note de bas de page 13 :

 13 Cf. Le projet tectonique, introduction de Kenneth Frampton, Textes réunis et présentés par J.-P. Chupin et C. Simonnet, Gollion, In folio, 2005. Nous donnons ainsi à l’expression « tectonique » une ampleur théorique qu’elle n’a pas dans la présente contribution d’A. Rénier où elle signifie plus simplement une mise en œuvre constructive.

Note de bas de page 14 :

 La notion de « mur-rideau » répond techniquement à cette mise en rapport ; elle fut projetée historiquement par Mies van der Rohe (1922, Projet d’immeuble de bureaux à Berlin) mais surtout réalisée par Prouvé (1936, Maison du peuple de Clichy).

La sémiotique des lieux, telle qu’elle est proposée dans les différentes contributions qui vont suivre, ne peut être qu’une sémiotique textuelle11 étant donné la diversité du phénomène étudié dans ses modes spatiaux et temporels (de ce point de vue, le phénomène s’apparente à une orchestration musicale comportant une multiplicité de dimensions instrumentales). En tant que Texte, et en observant la forme polysémique que cette expression comporte (texte, textile, tissu, tissage, texture) nous avons affaire ainsi à des rapports, soit dialogiques impliquant minimalement deux sources d’émission, soit des rapports tectoniques en tant que substrat composé. D’un côté, elle est une forme d’échange polémique dont les activités sociales sont le support12, et de l’autre, elle est une forme esthétique constituant le dénominateur commun d’un ensemble partagé puisque, bien que différenciés par des fins diverses, nous participons cependant de cet ensemble sous la forme d’un environnement incarné. La tectonique médiatise ainsi notre rapport au monde, sous la forme perceptive par exemple, et, qu’on le veuille ou non, elle nous affecte consciemment ou inconsciemment ; en tant que substrat elle est par ailleurs un objet fabriqué (elle participe de ce qu’on appelle des « artefacts ») et/ou « œuvré » où l’on retrouve la notion d’œuvre d’art (dans le monument, par exemple). Historiquement, l’approche tectonique13 issue des travaux de G. Semper au XIXe siècle signifiait un mode d’édification non pas associé à une mise en œuvre lourde (la charpenterie chez Vitruve, la stéréotomie chez Philibert de l’Orme) mais aux différentes formes de tressage, révoquant l’opposition classique entre l’ornement (superflu) et le bâti (indispensable). C’est le caractère textile de la tectonique semperienne qui permet de mettre en rapport le tissu et la paroi14, le costume et l’habitation —homologie puissante qui sera l’une des pièces maîtresses de la première Modernité (Loos, Berlage, Sullivan). Je fais appel à ces différentes notions historiques car il est question de substrats médiateurs (matériaux, mises en forme) dans la caractérisation des environnements incarnés, formant ainsi une histoire, comme nous avons affaire en musique à des sons et à leur mise en forme harmonique selon une diversité de matériaux sonores (y compris le silence) -diversité qui joue avec un rapport temps-espace (Cf. la durée musicale et ses divers tempi). Cette caractérisation « historiale » des substrats est indispensable dans la définition d’une sémiotique textuelle et sans doute les approches antérieures d’une sémiotique de l’espace n’ont pas suffisamment insisté sur ce caractère matériel, privilégiant l’analyse synchronique des formes (différenciées en expression et contenu, au sens hjelmslevien) au détriment de la substance laissée pour compte. A. Rénier introduit la notion d’ « engrammation » des relations, cette fonction (relevée par P. Pellegrino et E. Jeanneret) restitue d’une certaine façon le caractère diachronique d’une inscription de ces relations dans un substrat. Ainsi, de son côté, le faire poétique se caractérise également en tant qu’inscription du temps en lui, soit par cette tension entre une dialogie (actantielle, narrative) et une tectonique du matériau linguistique (rythme, résonance) ; le fait qu’il y ait une incarnation par la voix.

Note de bas de page 15 :

 Et également de type unitaire au sens d’une compacité, ce qui s’opposerait au caractère diffracté de bien des productions actuelles, qu’il s’agisse d’ « oeuvres » musicales, picturales ou architecturales (l’expression « œuvre » devient dès lors problématique).

Note de bas de page 16 :

 Dernière traduction avec commentaires dans Walter Benjamin, Ecrits français, Paris, Gallimard, 1991, pp. 147-248.

Note de bas de page 17 :

 La notion de l’ « œil de l’architecte » surplombant le monde est apparue avec l’œuvre de Le Corbusier dans les années trente où cet œil est assimilé à la vue d’avion survolant les paysages ou à la position panoramique que l’on a des terrasses des gratte-ciel, Cf. H. Damisch, « Les tréteaux de la vie moderne », dans Le Corbusier, une encyclopédie, sous la direction de J. Lucan, Paris, Centre Pompidou, 1987, pp. 252-259 .

Note de bas de page 18 :

 Cette manipulation des images est même à l’opposé de la tectonique semperienne,  bien qu’elle s’en réclame. Alors que la tectonique semperienne renvoie à une économie des formes dans leurs structures mêmes où l’être et le paraître se confondent (par exemple, les formes tridimensionnelles chez L. Kahn et A. Tyng), ces enveloppes sont spéculaires au sens d’un syncrétisme « < peau + image > = corporéité sans aspérité » ; bien que nous soyons dans un déni de la façade (Cf. façade = visage, en tant que vis-à-vis, soit par rapport à nous, soit par rapport à d’autres bâtiments) nous restons cependant dans une opération spéculaire en tant que mise en place d’une scénographie.

Or, la notion de substrat implique deux choses dont elle dépend : le rapport entre matérialité et immatérialité et le rapport entre continuité et discontinuité. Ainsi, dans la description des œuvres d’art isolées, nous avons affaire à deux critères implicites croisés : matériel (dans sa diversité morphologique) et discontinu (segmenté puisqu’il y a détachement d’un contexte)15 —soit deux critères remis en question dans la Modernité contemporaine où la fluidité se substitue à la solidité, l’immatérialité (la lumière, l’image électronique, le vide) à la matérialité (la consistance des « éléments » naturels) et la continuité, mais à distance et dans des rapports ubiquitaires (soit une continuité de transmission et non de contact) se substitue à la discontinuité segmentaire, locale et compacte (possibilité d’extraction d’un contexte). Simple transformation des moyens de production dans l’élaboration des formes ? Nous ne le pensons pas et il suffit de rappeler l’importance qu’a dans les recherches esthétiques actuelles le texte de Walter Benjamin sur « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée (1936) »16 pour comprendre que cette transformation a métamorphosé le statut ontologique de ces productions esthétiques, exemplairement montré dans la figure de l’image cinématographique qui a substitué à l’image fixe du tableau ou même de la photographie dans leur présence une image mobile, sans cesse en déroulement (et dont Benjamin a remarquablement bien montré la vacuité en ce qu’elle dépend désormais d’un montage sélectif). Or ce fait est devenu l’image de l’Homme cinématographique (celle du spectateur, consommateur de ces images, et/ou celle du réalisateur à la Dziga Vertov, capteur de celles-ci), comme de son côté, elle est devenue celle de l’observateur des villes qui les parcourt sans cesse, vues depuis les lignes du métropolitain aérien ou des autoroutes surplombantes17 ; figure en contrepoint désormais du concepteur qui « scanne » des environnements et non des formes établies, qui « déploie » des morphologies souples à l’aide de logiciels de CAO initialement conçus pour les voilures d’avion ou les carrosseries d’automobile ; dans tous ces cas, le rôle de l’enveloppe (métaphore de la peau) par rapport à la structure du bâtiment est devenu primordial, non pas dans le sens tectonique de l’esthétique semperienne où le tressage signifiait un travail morphologique18 mais dans celui de l’image spéculaire, du commerce des images dans ce miroir généralisé qu’est devenue la World Architecture.

Note de bas de page 19 :

 W. Benjamin, idem,  p. 225, « La formule par laquelle s’exprime la structure dialectique du film, techniquement parlant, est celle-ci : des images discontinues s’enchaînent au sein d’une succession continue. »

Note de bas de page 20 :

 L’opération de duplication, qui n’est pas la réplication en tant que copie, constitue un élément fondamental dans notre démarche où elle introduit une résonance de la forme sur elle-même ; elle est à la base de trois rapports essentiels : l’altérité (le double, l’étranger), l’allocution (le dialogue) et la chimère (l’objet de fiction par excellence).

Note de bas de page 21 :

 Le corollaire du « montage cinématographique » est textuellement la notion de « mise en page » en tant que dispositif littéraire d’exposition, journalistique (« cinq colonnes à la une »), narratif (bandes dessinées), poétique (Dada, Apollinaire) et même projétatif (architecturalement) dans la façon de mettre en scène maintenant les projets (Koolhaas, Tschumi).

Note de bas de page 22 :

 C’est l’une des dimensions principales de la contribution de M. Hammad dans ce numéro.

L’image cinématographique, qui nous sert ici d’exemple remarquable de la Modernité, engendre une image fragmentée (balayage, focalisation, alternance de points de vue) sur fond de continuité19; en tant que « vision kaléidoscopique » linéairement développée, elle nous offre la contraction métaphorique entre les choses et leur re-présentation, en ce sens qu’elle est toujours la partie d’un tout que l’on ne nous montre pas ou, inversement, qu’elle ressemble à une composition « à la Arcimboldo » où le fragment s’ouvre toujours sur de nouvelles définitions d’objet. Dès lors, le lieu n’est plus un lieu (fondation, établissement), il est un cadrage perpétuel où les points de vue sont aussi essentiels que des frontières démarcatives rituellement redéfinies. Revenons ainsi à notre point de départ : nous faisions la différence entre, a) un espace de représentation où des figures de lieu émergent, b) une représentation de l’espace comme mode de réflexion et/ou de spéculations théoriques (par exemple, la tradition des Traités de perspective) et, c) des pratiques de l’espace, variées, en mentionnant le fait que dans une re-présentation nous avions la constitution d’un espace comme totalisation implicite. Nous ajouterons maintenant qu’il s’agit à la fois de la formation d’un simulacre comme duplication de l’espace et d’une « fictionnalisation » de ses rapports20 ; ce que l’image cinématographique nous montre bien (Benjamin l’appelait sa « valeur d’exposition », sans cesse relayée). Pour lier ces figures d’espace imaginaires, il faut ainsi une narrativité qui devient in fine le substrat d’une logique des lieux traversés en tant que fiction. Il s’agit donc d’une stratification de logiques qui se répondent tout en gardant cependant leur autonomie de fonctionnement : une logique des lieux en tant qu’inscriptions domaniales ; une logique iconique et/ou scénographique qui les constitue en spectacle (référents spéculaires), soit saisis dans une vision d’ensemble instantanée, soit déroulés selon une dimension linéaire fragmentée en « vues » particulières, où la forme d’un montage devient essentielle21 puisqu’on peut choisir dorénavant certaines parmi d’autres ; enfin, d’une logique narrative qui restitue un certain « fil » du récit que l’on peut faire à propos de la traversée de ces lieux. On comprend alors que la notion traditionnelle de rituel (gestes, parcours orientés, durée d’ordonnancement) scelle transversalement ces trois logiques pour en faire une même unité de signification22.