Les espaces opérateurs de la sémiosis architecturale

Alain Rénier

Professeur émérite d'architecture (ENSAIS-Strasbourg I),
professeur à l'ENAU,
responsable scientifique des études doctorales d'architecture,
vice-président de l'Association internationale de sémiotique de l'espace (AISE/IASSP)

https://doi.org/10.25965/as.2939

La sémiosis architecturale est considérée dans le cadre de cette communication sous le seul aspect qui fait d’elle le produit de la rencontre entre le plan des expressions architecturales et le plan des contenus signifiés. Le résultat de l'articulation de ces deux plans est engrammé dans le dispositif architectural et demeure immanent en lui. Cependant toute manifestation socio-spatiale contribue à en révéler l'existence. Plus précisément, les substances, physique et sémantique, qui caractérisent les deux plans de l'expression et du contenu, sont la manifestation de la forme d'organisation spécifique à chaque plan. Cette forme est inscrite dans la matière respective de ces deux plans. La « relation sémiotique » est alors celle qui s'établit entre ces deux formes d'organisation distinctes. Les plans de l'expression et du contenu de l'espace architectural, considéré en son être mais aussi en situation d'interaction sociale, sont multiples ; ils sont à examiner aux divers degrés de complexité de l'espace sociétal pour pouvoir rendre compte des processus de sémiose en action. La dualité de l'espace imaginé globalement et de l'espace considéré à l'inverse dans sa fragmentation technique ne permet pas de comprendre ces processus de sémiose. Une ternarité d'espaces, agissant comme opérateurs conjugués, s'impose pour mieux comprendre la sémiosis architecturale. Ces trois espaces opérateurs en relation dynamique sont : un espace caractérisé par l'opposition "global vs focal" où se déploient des schèmes analogiques de pensée et d'action, un espace caractérisé par l'opposition "total vs fragmental" de constitution componentielle et hiérarchique et un espace caractérisé par l'opposition intégral vs segmental, où se produisent deux mouvements inverses, celui de la différenciation limitée par le principe de pertinence et celui de l'agrégation significative infinie.

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Mots-clés : architecture, complexité, conception, contenu, engrammation, espace, expression, forme, fragmentation, globalité, grammaire, intégralité, interaction, matière, processus, programmation, réception, représentation, segmentation, sémiose, substance, temps, totalité

Auteurs cités : Algirdas J. GREIMAS

Plan
Texte intégral

Introduction

Il est habituel en architecture de traiter de l'espace en utilisant la forme du singulier et non du pluriel, comme si le regard porté sur l'unicité apparente de la concrétude d'un édifice suffisait à rendre compte de sa constitution multiple. Il s'agit certes, à un premier niveau d'observation, de la matérialité du solide d'englobement et en l'occurrence sa constitution tectonique. Tout acte d'observation immédiate prend aussi en considération le milieu physique qu'il englobe, à savoir sa constitution biomatique. (Cette dernière expression résulte d’une contraction de "bio" et de "home", en usage au Laboratoire de Biomatique et de Méthodologie de l’Ecole d’Architecture de l’Université Laval, 1965).

Ainsi, lorsque l'observation s'arrête à la considération de l'espace physique matériellement construit, celui-ci peut donner lieu à une représentation de son organisation formelle à l'identique, reprenant et transcrivant précisément les formes de son original virtuel de référence, en l'occurrence l'édifice en voie d'élaboration. Mais si l'observation porte aussi sur le milieu englobé par cet édifice, d'autres modes de représentation sont également nécessaires. Les uns font appel à des modélisations abstraites de phénomènes lumineux, sonores, thermiques ou aérauliques. D'autres tiennent compte des divers modes de réception sensoriel de ces phénomènes (visuel, auditif, olfactif, tactile, etc.). Les systèmes de formes utilisés pour représenter les composantes du milieu de vie inscrit dans l'espace bâti ne sont donc pas similaires au système des formes estimées pertinentes pour représenter l'édifice.

1. Les degrés de complexité de la sémiosis architecturale.

A. Sémiotique de l'architecture

Pour construire une sémiotique de l'espace, ici une sémiotique locale spécifique à l'architecture, on s'est référé, dès l'origine de la recherche il y a quelques décennies, à l'une des théories sémiotiques générales, formulée par A-J. Greimas et le Groupe de recherches sémio-linguistiques de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Cette formation de recherche a été appelée l'Ecole de Paris de Sémiotique et porte toujours ce nom quelque aient été les nombreux développements qu'elle a connue dans la construction de diverses sémiotiques locales.

Selon cette théorie générale, le processus de sémiose provient de la rencontre d'ensembles signifiants avec des contenus de signification. Plus précisément, la sémiosis naît du rapport entretenu entre deux types de formes co-présentes : l'une organisant les expressions signifiantes et l'autre, plus abstraite, organisant les contenus signifiés. En ce qui a trait spécifiquement à la sémiotique locale de l'architecture, les ensembles physiques, tectoniques et biomatiques, indiqués en introduction, accèdent pour tout ou partie aux rôles de signifiants par la sélection qui est opérée lors de leur mise en relation avec des contenus de signification. Il se produit alors une double segmentation, celle du continuum des ensembles physiquement constitués et celle du continuum de signification porté par eux et articulé avec eux. Ces deux segmentations co-occurrentes s'effectuent par l'inscription de formes dans la matière de chaque continuum produisant les substances à l'origine de l'effet de sens.

B. Tectonicité et Phénoménalité. 
1er degré de complexité de la sémiosis architecturale

En référence à cette théorie, une question est à poser tout d'abord pour construire, à un premier degré de complexité, une « sémiotique de l'architecture » qui serait syncrétique de ces deux constitutions physiques et de leurs contenus de signification associés. Cette façon de procéder ne se considèrerait pas tant le plan unitaire des contenus de signification, que la disparité des plans des expressions manifestes en présence, celui de la tectonique et celui de la biomatique. Ces deux physiques, en conjonction indissociable et permanente dans l'espace-temps sociétal, se caractérisent chacune par une substance spécifique, manifestant l'organisation de la forme particulière, inscrite dans leur propre matière. Cette forme n'est pas nécessairement visible ; elle est alors seulement engrammée dans cette matière, ne relevant ainsi que d'une grammaire. De plus, lorsqu'il est question de la pluralité des composantes du milieu de vie, englobé dans un édifice, cette matière est diverse comme indiqué ci-dessus. Il s'ensuit qu'à cette pluralité de matières correspond une pluralité de substances qui sont à l'origine des multiples « effets de présence » de l'espace architectural. Il s'agit donc de systèmes de formes distincts, opérant dans des ordres de matière séparés et responsables de la diversité des substances qui en sont la manifestation plurielle.

L'approche sémiotique en la circonstance consisterait à intégrer en une même modélisation cognitive les formes d'organisation distinctes des ensembles signifiants tectoniques et biomatiques. Elle remettrait ainsi en cause la pertinence des deux modes de l'orthogonalité et de la perspectivité qui caractérisent la représentation architecturale habituelle de tout édifice. L'approche sémiotique présentée ici montre que ces deux modes de la représentation classique de l'architecture, effectuée dans le strict respect de l'organisation formelle de sa conformation, ne peuvent être considérés comme les seuls systèmes de formes pertinents pour apprécier le processus de sémiose. A l'inverse de la représentation orthogonale et en perspective, une modélisation à finalité de connaissance du réel -et non d'action sur lui- peut révéler l'articulation existante, hors des contraintes de la géométrie euclidienne, entre les formes d'organisation des diverses matières concernées, à la fois les formes des organisations physiques, mais aussi celles des organisations sémantiques des contenus signifiés. La représentation à l'identique peut servir toutefois de support aux diverses modélisations cognitives qui sont nécessaires pour apprécier les relations existantes entre, d'une part, les deux ordres physiques de la tectonique et de la biomatique et, d'autre part, les contenus de signification portés simultanément par eux.

C. Organicité : Technicité, Fonctionnalité. 
2ème degré de complexité de la sémiosis architecturale

Un autre degré de complexitéde l'espace, participant à la définition d'une sémiotique de l'architecture, apparaît dès que l'on prend quelque recul vis-à-vis de l'architecture elle-même et que l'on adopte à son égard une attitude d'observation médiate. Celle-ci est dénommée ainsi par opposition à celle, énoncée plus haut, l'observation immédiate, effectuée sans distanciation suffisante pour échapper à la séduction des apparences. Cette observation distanciée, dite également « élaborée » pour être plus explicite, fait suite à l'observation de premier niveau que l'on pourrait d'ailleurs qualifier plus justement d'observation « brute » par simple métaphore avec l'état initial de la sève végétale avant que celle-ci ne chemine et n'acquière par son patient travail ascensionnel son capital nourricier. Donc, faisant suite au premier niveau de l'observation immédiate, indiqué ci-dessus, c'est l'organicité de l'espace qui est ainsi appréhendée, à un second niveau, par l'observation élaborée, médiate. Celle-ci révèle alors l'organisation technique et fonctionnelle de l'espace architectural. Il ne s'agit plus seulement de la co-existence de la matérialité du bâti et de la phénoménalité physique du milieu englobé, mais de ce qui résulte de leur organisation conjointe pour fonctionner ensemble et de manière interactive dans des situations sociales diverses.

L'approche sémiotique ne considère pas séparément les expressions manifestes des composantes du milieu physique et de l'édifice lui-même. Elle s'intéresse davantage à leur mise ensemble par co-présence active de celles-ci au sein d'un même organisme pour assurer son fonctionnement selon sa destination programmatique première. Il importe de constater pour l'instant qu'il s'agit seulement d'une conjonction de fonctionnalités qui sont disponibles pour assumer des fonctions sociales, pragmatiques ou symboliques. Ces fonctionnalités constituent le potentiel de fonctionnement du dispositif organique, formé de l'espace lui-même et de tout ce qui le sollicite ou est sollicité par lui, en situation concrète d'interaction. Cette capacité de fonctionnements multiples ne préjuge pas de la mise en œuvre réelle de certaines des fonctionnalités de ce dispositif pour la réalisation de programmes d'usage variés, permis par son potentiel organique.

Les contenus de signification latents, portés par cet organe artificiel avant même sa mise en service, sont constitués cette fois par l'ensemble des fonctionnalités disponibles. En l'occurrence, le processus de sémiose consiste en une mise en relation des expressions manifestes de l'édifice et du milieu englobé et des fonctionnalités premières de l'organisme ainsi constitué. Ces fonctionnalités existent en effet indépendamment de la mise en situation de l'espace sociétal. Celui-ci est disponible en raison même de la capacité fonctionnelle qui le constitue hors toute relation d'interaction avec lui. Les modélisations cognitives permettent de rendre compte ainsi de son "être fonctionnel et technique" et non plus seulement de ses composantes physiques, tectonique et biomatique.

Ces modélisations sont les étapes indispensables à la reconnaissance des processus de sémiose, imprimés dans sa constitution organique à multiple facettes. Cette constitution échappe en effet à toute observation directe et rend improbable la pertinence de tout discours interprétatif immédiat. Et c'est bien là l'un des objectifs majeurs de l'approche sémiotique qui est de retarder autant que possible le moment de l'incertitude interprétative par une reconstruction préalable des processus de sémiose. Ainsi, sont limitées les interprétations hâtives qui dispensent habituellement de la moindre recherche des fondements de la signification.

Matérialité de l'édifice bâti et phénoménalité du biome sont donc constituées de concert en une même organicité et disponibles simultanément pour être sollicitées dans les circonstances de la vie quotidienne, selon leur destination première. Cette finalité d'usage est formulée dès la phase de programmation, et elle est escomptée dès les premiers moments de la conception architecturale. C'est la visée première de la destination du dispositif organique de l'espace architectural qui conditionne l'existence commune et partiellement synchrone des deux phases de la programmation et de la conception. La finalité d'usage qui est la destination première de l'élaboration de ce dispositif est aussi reconsidérée sans cesse par la réception sociale qui en est faite dans la durée. L'instrumentalité de l'espace est ainsi réalisée en son principe par la double constitution technique et fonctionnelle, organiquement intégrée. Celle-ci suppose que les fonctionnalités élémentaires, imprimées dans les deux ordres physiques des lieux d'usage, imbriqués l'un à l'autre (la matérialité du bâti et la phénoménalité du milieu), permettent l'accomplissement renouvelé des multiples fonctionnements de la vie sociale.

Il ne s'agit plus dans ces conditions des fonctionnalités potentielles du dispositif organique indiqué ci-dessus, mais des fonctionnements réels de la vie sociale. Ce sont, pour une part, les actions concrètes dont le caractère pragmatique prégnant fait croire en la certitude, parfois illusoire, de leur déroulement et de leur accomplissement. Ce sont aussi, par ailleurs, les jeux de représentations, plus impalpables mais combien réels, des acteurs sociaux entre eux. Ce sont enfin les rapports aux institutions, invisibles le plus souvent, que ces acteurs entretiennent avec elles.

D. Instrumentalité. 
3ème degré de complexité de la sémiosis architecturale

A ce nouveau degré de complexité, l'espace architectural, considéré tout d'abord précédemment comme un artefact matériel, puis comme un milieu biomatique et enfin comme un dispositif organique doté de fonctionnalités, devient l'instrument actif du déroulement de ces pratiques.

L'espace sociétal est considéré ici comme un instrument dont la vocation multiple est exprimée par l'amplitude des fonctionnalités qu'il porte en lui. Les processus de sémiose pourraient être identifiés, à ce niveau de complexité, en repérant les circonstances dans lesquelles cet instrument est sollicité par les acteurs de la vie sociale. Il est, en raison de sa capacité instrumentale, tout autant utilisé par nécessité d'accomplissement du faire pragmatique des acteurs sociaux que sous l'effet de leurs représentations symboliques qui les incitent à la projection de valeurs sur cet instrument organique, prédisposé à de multiples usages.

Et c'est ainsi que la proposition ci-dessus s'inverse dès qu'elle est à peine formulée et que l'espace, lieu, milieu et moyen d'action et d'échange social, devient « objet de valeur », sollicité par l'agir social. A ce degré de complexité, la concrétude de l'espace s'efface pour mettre précisément en valeur, à l'inverse de l'effet d'apparence du bâti, ce qui est engrammé en lui, dans l'invisibilité de son organisation interne et relevant de la grammaire déjà évoquée. Celle-ci opère en régulant l'existence concomitante de deux entités concrètes : d'une part, le potentiel instrumental que l'espace constitue réellement comme dispositif organique artificiel et, d'autre part, la manifestation des faits sociaux, où l'espace est impliqué sans cesse comme agent « actif » de l'interaction du physique et du social, mais également de l'institutionnel.

E. Grammaticalité. 
4ème degré de la complexité de la sémiosis architecturale

L'organicité de l'espace bâti, telle qu'elle se manifeste « en situation réelle d'interaction » par sa valeur instrumentale, ne résulte pas seulement de l'instance première de sa conception ni de sa fabrication matérielle initiale. Le seul fait d'être en place et de servir à quelque chose en contexte social enrichit l'organicité initiale de l'espace par les effets résultants du déroulement des programmes d'action, connus ou insoupçonnables, de la vie quotidienne. La vie sociale ne cesse de reproduire faits et gestes, selon des rites ancrés dans la culture, mais aussi d'en inventer d'autres en opposition à eux dans des périodes de forte transformation. A cette re-programmation in-situ de l'espace, incessante et informulée mais réelle, succède une ré-engrammation permanente, dans l'organicité de celui-ci. De nouveaux éléments sont requis sans cesse par le maintien en usage et en valeur de son instrumentalité pour son adéquation continue au devenir social.

Les éléments d'espaces, qui sont investis de valeurs d'usage par les deux opérations de la programmation et de la re-programmation continue de la destination des lieux et par le renouvellement permanent de l'engrammation de ces valeurs dans l'organicité du dispositif spatial artificiel, relèvent de la grammaire, déjà citée, qui leur est commune. La grammaticalité de l'espace, en-deçà de son existence discrète dans la concrétude de l'espace matérialisé, favorise l'articulation, voire la cohérence, des actes de pensée et des faits de manifestation expressive dans l'instant ou dans la durée ; et ceci a lieu à travers la multiplicité infinie des circonstances de la vie sociale. Par l'existence même de cette grammaire se trouve simplifiée l'étude des rapports déjà entrevus entre les plans eux-mêmes des expressions multiples des dispositifs artificiels, organiques et instrumentaux, qui constituent l'espace sociétal.

Il en est de même des rapports entretenus par ces organisations expressives avec les contenus de signification, mis en œuvre par les manifestations du faire social en ses lieux innombrables. Les processus de sémiose, si variés soient-ils, sont identifiables chaque fois dans les circonstances de la vie quotidienne où opèrent sans cesse les règles grammaticales qui régissent la scène spatio-temporelle de la sphère sociale.

F. Actorialité. 
5ème degré de la complexité de la sémiosis architecturale

Par le jeu même de cette organisation engrammée dans l'espace, celui-ci est non seulement actif, mais il est dans un rôle d'agent "agi". Les pratiques sociales font en effet, à partir du potentiel que l'espace détient sous la face inapparente de sa concrétude, un système activé tout autant qu'activant. L'espace participe aussi à l'activation du faire social. Il s'agit là d'un cinquième degré de complexité, selon la terminologie employée jusqu'à maintenant pour reconnaître les niveaux d'observation de l'espace sociétal dont l'architecture fait ici l'objet de questionnement. Ni les programmes, ni les engrammes réels qui leur succèdent dans la temporalité des pratiques ne sont visibles, sinon par la manifestation externe des acteurs eux-mêmes qui les mettent en œuvre. L'étude des processus de sémiose dispose dans ces conditions d'un potentiel d'expressions manifestes et de contenus de signification qui sont ceux d'une mise en espace, en temps et en action, s'apparentant à la règle des trois unités. Cette scénographie n'est pas toutefois celle d'une représentation théâtrale, voire d'une fiction cinématographique. Elle est celle du jeu social réel, vécu en direct.

G. De la représentation à la modélisation 
La prise en charge des degrés de complexité de la sémiosis architecturale

L'espace architectural n'est donc pas fait seulement de ce qui, à partir d'un bâti réellement existant, est rendu présent par le regard porté sur lui. Il n'est pas non plus uniquement ce qui est représenté d'un édifice par les voies de la transcription graphique « à l'identique ». Toute analyse ou encore toute modélisation, qu'elle soit cognitive ou normative, qui s'arrêteraient à la considération des formes apparentes de l'espace ne saurait rendre compte de la complexité du dispositif artificiel. Inscrit et imbriqué sans cesse dans les domaines du social et de l'institutionnel, celui-ci englobe en effet les lieux de vie et coopère avec eux.

Quelles que soient les analyses et les modélisations effectuées dans les domaines de l'histoire, de l'esthétique ou de la sémiotique, ou encore de toutes les disciplines se donnant l'architecture comme polarité circonstancielle, la représentation graphique de l'architecture à une quelconque échelle ne peut être suffisante pour traiter de l'espace architectural comme espace social et institutionnel. Cette forme de représentation réductrice de l'espace ne peut rendre compte des valeurs investies en lui par le fait même de sa présence continue dans le système interactif dont il n'est que l'un des agents. Par ailleurs, le recours à la simulation iconographique -même à l'aide des moyens informatiques- ne peut être suffisant sans que soit effectué le repérage d'un point de vue précis qui authentifierait cette simulation. Dans ces conditions, celle-ci ne saurait compléter valablement les insuffisances de la représentation plane effectuée dans un système orthogonal dont l'observateur est renvoyé comme un non-sujet sur l'axe perpendiculaire infini de la verticalité.

Il y a lieu ainsi de s'interroger sur la façon de prendre en considération les cinq degrés de complexité indiqués plus haut et de prendre position, à l'aide de cette mise à distance, par rapport à l'écrasement, sous l'effet des modes de représentation traditionnels, des contenus historiques, esthétiques, sémiotiques, ou de ceux provenant de toute autre discipline concernée par l'architecture. Quels que soient ces contenus, pourtant présents et probablement référencés de façon distinctive aux degrés de complexité indiqués ci-dessus, ceux-ci sont transcrits ou traduits, mais trahis de toutes façons par l'utilisation des plans de projection, plane ou conique, sans présence repérée d'un observateur quel qu'il soit.

Ces contenus deviennent dans ces conditions inobservables et de ce fait indécelables et encore moins re-constructibles et mesurables. Cette déficience est inhérente à la représentation à l'identique de l'organisation formelle de l'espace observé et étudié. Par ailleurs, l'élaboration des modélisations cognitives de l'architecture, qui se développent seulement depuis quelques décennies, demeure encore fragile.

2. Considérations intermédiaires

A. Approche sémiotique et Interprétation

Ainsi tout conduit à inciter au recours à l'interprétation globale. Or celle-ci est faite d'emblée, au détriment de toute construction ou reconstruction préalable, indispensable cependant pour conforter la véracité même de l'interprétation finale. Les opérations de dé-construction et de reconstruction, constitutive d'une investigation approfondie, permettent de franchir les niveaux d'observation indiqués ici et de dévoiler successivement les degrés de complexité de l'espace sociétal, dont l'architecture du solide et celle des espaces englobés ne sont qu'un aspect. Elles seules sont susceptibles d'endiguer les excès de l'interprétation hâtive, provenant de tout discours tenu en situation de réponse immédiate à une question informulée.

Le propre d'une approche sémiotique est justement de se démarquer d'une interprétation globalisante dont l'effet est précisément de rendre incompréhensible les articulations qui existent -et les rapports qui se jouent sans cesse- entre les composantes physiques, sociales et institutionnelles de l'espace sociétal. L'approche sémiotique de la complexité de l'espace sociétal apporte ainsi un mode d'investigation, d'analyse et de modélisation qui se différencie des deux modes d'approche qui sont récurrents dans la façon de considérer l'architecture : celui de la globalisation imaginative et celui de la fragmentation technique. Ceux-ci sont à part égale instaurateurs de la forme aspectuelle de l'architecture et des discours interprétatifs doctrinaux, tenus à propos d'elle.  

B. Globalisation / Fragmentation

Dans les traités d'architecture qui nous renseignent sur la façon dont celle-ci a été créée au cours des siècles et nous indiquent comment l'architecture est encore produite aujourd'hui, l'espace à concevoir est toujours abordé par deux voies principales conjuguées. L'une consiste à procéder par « globalisation » pour imaginer l'édifice à concevoir et l'autre, par « fragmentation » de celui-ci pour en apprécier les moindres détails et tester ainsi sa faisabilité ou encore sa validité constructive. Mais c'est aussi par la conjonction de ces deux approches que la convenance de l'édifice à la destination préalablement fixée est appréciée. C'est extrêmement rare, à l'inverse, que l'effet résultant de cette réalisation sur ceux qui le vivent, de l'intérieur ou à distance, est évaluée. Quant à la beauté de l'édifice, qui pourrait réellement mesurer l'efficace relative, conjointe ou fusionnelle des deux opérations de la globalisation et de la fragmentation qui caractérisent habituellement la conception architecturale ?

Certes, le langage s'est modifié pour traiter de ce sujet selon les époques. A la solidité et à la durabilité de l'édifice, présentes dans le discours des anciens, les modernes ont répondu par la nécessité de considérer la structure de l'édifice comme l'une des trois grandes questions posées à la conception architecturale. A la question de l'usage et de la convenance de l'édifice à ses propres fins, d'autres ont privilégié la référence à la fonction de l'œuvre et aux fonctionnements attendus de l'ouvrage achevé, grâce aux fonctionnalités qui sont présentes en lui. Enfin, à la question de la beauté, si dérangeante par son exigence extrême, d'autres ont suggéré une attitude se voulant moins riche en connotations, consistant à se préoccuper tout simplement de la forme, au risque de mettre en place un véritable "culte de la forme" au nom de l'autonomie de l'architecture.

C. Les deux Totalités de la conception

Parallèlement, l'introduction de l'informatique a ajouté à la conjonction des deux approches indiquées plus haut, l'une imaginative et ensembliste, l'autre éminemment soucieuse du détail, un double mouvement de la pensée rendu possible précisément par la maîtrise informatique de deux processus inverse. L'un de ceux-ci se caractérise par l'intégration de composants préexistants dans une « totalité en train de se définir » par approximations successives, alors que l'autre, à l'inverse, consiste à opérer une décomposition hiérarchique d'une « totalité préconçue » en ses fragments les plus infimes pour mieux cerner la définition et la détermination de ceux-ci. On reconnaît là des processus ancestraux souvent évoqués sans qu'ils aient donné lieu à des expertises construites et précises de leur conjugaison. L'informatique a permis de rendre opérationnels ces processus inverses, celui de la démarche ascendante et celui de la démarche descendante. Elle a clarifié le recours à ces processus à la fois séparément et plus encore dans leur conjonction.

Cette coordination s'avère indispensable en effet pour atteindre à une conception unitaire de l'espace, conforme à la destination unique inscrite dans le programme architectural. Mais comment cela peut-il se produire sans risque d'écartèlement du concepteur, lorsqu'il est confronté à ces deux processus informatisables, à la fois dans sa pratique imaginative et dans sa capacité à distinguer des détails ? Il ne peut lui-même se départir, de sa capacité à prendre en considération par la pensée les deux totalités évoquées plus haut, celle « préconçue » et l'autre « en train de se définir ». La prise en charge de la première totalité relève de sa capacité à imaginer des ensembles, formés a priori, dont les unités élémentaires deviendraient des fragments techniques pertinents de ceux-ci ; la prise en charge de la seconde totalité provient de sa capacité à imaginer des processus d'incorporation de fragments pré-existants dans des ensembles non imaginables d'emblée.

D. Les limites de la binarité des approches

Il existe en effet une incompatibilité de nature entre les processus inverses évoqués ci-dessus. La résorption de cette difficulté requiert la médiation d'un tiers acteur. Celui-ci peut être soit le concepteur lui-même dans sa situation institutionnelle d'opérateur mandaté par un commanditaire, soit l'usager en situation de re-conception de l'espace qui lui est destiné ne serait-ce que pour réussir à s'en servir efficacement.

La totalité préconçue mais définie par référence à des modèles ensemblistes existants nécessite un choix préalable à deux niveaux. Cette approche conduit à la voie tout d'abord incertaine de l'imagination de la « catégorie des modèles ensemblistes » de référence, avant d'opérer le choix second de l'un d'entre eux. Or cette imagination ensembliste du « tout » possible pour en cerner le probable, puis le certain, n'est pas étrangère à l'expérience et à la culture du concepteur, opérant simultanément par référence et par inférence.

L'autre voie, où la totalité est en train de se définir par le jeu de l'incorporation possible de composants préalablement définis, nécessite elle aussi un choix préalable de « catégories d'éléments componentiels ». Cette voie fait appel à une imagination capable de segmentation anticipée d'une totalité en devenir pour identifier ensuite la gamme d'éléments réels qui conviendraient à l'intégration recherchée. Les processus de référence et d'inférence se manifestent tout autant ici, mais aussi les processus de globalisation a posteriori.

Tous ces processus avaient pour objet, dans le premier cas, d'imaginer une totalité pré-conçue. Ils ont pour objet, dans le second cas, d'imaginer un ensemble de composants susceptibles d'intégration dans une totalité post-conçue, mais nécessairement imaginée, ne serait-ce que pour opérer la segmentation pertinente où viendront se mettre ensemble les composants pré-définis.

La conception architecturale, aidée de cette façon par les ressorts de l'informatique, n'est pas réductible au seul emploi séparé de ces processus, ni même à leur conjugaison à l'aide de procédures d'inférence qui permettrait de les séquentialiser. Ces processus ont leur efficace aussi dans le travail sur les références, qui se situent tant au niveau des totalités pré-conçues qu'à celle des composants pré-définis. Leur efficace réside enfin dans leur mise en rapport et leur conjonction dans la conceptualisation explicite, c'est-à-dire dans la mise en forme sémantique des concepts retenus, répondant ainsi à la programmation elle-même et aboutissant in fine à la conception architecturale elle-même.

Cependant tout concepteur a la capacité d'imaginer des ensembles avant qu'ils ne soient totalement constitués réellement ou bien intégralement définis, selon les deux processus inverses évoqués plus haut. Ce faisant, la conjonction de ces deux processus, même avec le concours des processus d'inférence de l'intelligence artificielle, rend indispensable l'appel à la médiation, à un deuxième degré, d'un tiers acteur se situant alors en position de méta-conception.

E. Globalités versus Totalités

Il convient alors de distinguer deux expressions du langage courant dont la confusion nuit à la clarification des processus présentés ci-dessus. Les termes de « totalité » et de « globalité » permutent sans cesse dans le langage courant pour désigner souvent la même chose. Il en est ainsi en architecture où il est habituel de désigner globalement ou totalement un édifice dans son ensemble, quelque puisse être la situation de référence, soit qu'on l'étudie pour le connaître et le comprendre, soit qu'on le projette pour le construire. La différence faite plus haut entre la globalité résultant de l'imagination ensembliste et les deux totalités déjà indiquées nécessite que l'on précise qu'aucune globalité imaginée ne peut être réduite à une totalité d'éléments définis ou définissables d'un système artificiel.

De même, cette totalité est inaccessible et indéchiffrable par une approche globale conceptuelle, imaginative ou perceptive. C'est le propre en effet des disciplines d'action sur le monde artificiel de pouvoir faire l'inventaire exhaustif des éléments appartenant ou pouvant appartenir à une totalité constructible ou productible. Aussi, il y a lieu de faire une distinction entre, d'une part, des totalités ensemblistes, matérielles, techniques et fonctionnelles et de ce fait organiques et instrumentales et, d'autre part, des globalités imaginées qui sont appréhendées soit dans les moments successifs des actes de la conception de l'espace architectural, soit également dans les moments successifs des actes de réception de l'espace bâti par ceux qui le vivent.

3. La dynamique des espaces opérateurs de la sémiosis architecturale

A. Les couples d'opérations : 
(a) - Globalisation / Focalisation 
(b) - Totalisation / Division

Le processus de « globalisation » a son inverse dans le processus de « focalisation » qui correspond en effet à la façon dont toute personne dirige son regard et porte attention à un détail. Parallèlement, le processus de « totalisation » d'éléments d'un ensemble circonscrit a son inverse dans le processus de « division » en parties de ce même ensemble. Les deux registres de processus inverses, d'une part, le processus de la globalisation et son versus, celui de la focalisation/ et, d'autre part, celui de la totalisation versus la division, renvoient à des attitudes fort distinctes des acteurs qui les mettent en œuvre :

  • la première attitude, correspondant au couple globalisation/focalisation, est caractérisée par des « saisies sensitives et intellectuelles » du monde environnant auquel ces acteurs sont confrontés ;

  • la seconde attitude correspond à des « analyses componentielles », c'est-à-dire à des approches procédant par recherche de composants et de sous-ensembles de composants, délimitant de manière systématique ce qui est susceptible d'être précisément cerné et révélant l'organisation interne de l'ensemble hiérarchique considéré.

Avant d'être défini, un édifice appartient au monde du possible lorsqu'il est tout d'abord envisagé, puis au monde du probable quand sa définition s'accroît et enfin au monde du certain lorsqu'il est finalement construit. Ce parcours fait passer en même temps cet édifice-en-devenir du monde des saisies esthétiques de son anticipation dans le champ d'exploration des possibles à celui des identifications mesurables lors de sa concrétisation certaine.

Ces processus inverses coopèrent dans la genèse des « artefacts organiques » dont font partie les édifices. Ils sont tout autant en action dans les moments d'usage de ces systèmes artificiels qui servent au déroulement de la vie sociale. Les pratiques d'usage requièrent en effet, elles aussi, des conceptualisations et des anticipations à l'instar des pratiques de conception. Ceci s'effectue dans les deux cas à une différence près : la conception nécessite, pour aboutir à une réalisation, une expression représentative de la chose conçue, extérieure à la pratique de conception elle-même, alors que l'action sur les choses dans le courant de la vie sociale dispense de cette représentation matérielle ou virtuelle pour qu'elle ait lieu dans l'espace.

Tout fragment du monde immédiatement environnant peut être en effet appréhendé par un mouvement de la pensée qui le situe à plusieurs degrés de distance vis-à-vis de tout observateur. Un fragment de quelque chose peut appartenir, à un entour proche, celui qui est constitué par la chose elle-même. Il peut être inscrit aussi dans des environnements plus ou moins lointains. Il est de ce fait susceptible d'être incorporé dans des ensembles pertinents à emboîtements multiples. Les notions de micro-système, de méso-système et de macro-système facilitent ce positionnement relatif, et non pas absolu, de tout fragment discernable du monde, et de l'espace sociétal en particulier. En son être, l’espace architectural à la fois solide bâti et coffre englobant des volumes, est dans ces conditions un milieu micro-environnemental pour les personnes qui le vivent et un dispositif de contrôle des effets physiques d’ordre proche. Considéré avec son environnement périphérique agissant directement sur lui, l'espace architectural constitue le noyau d'un méso-système d'ordre distancié, mais il est sans effet direct sur le macro-système, dont il n'est qu'un sous-ensemble infime, compensant seulement à sa frontière les effets d'ordre lointain.

B. Interférences

La question demeure toutefois de savoir si tout fragment repéré par focalisation, puis resitué par globalisation dans un ensemble imaginé, perçu ou reçu, correspond réellement à l'une des divisions, un fragment d'une totalité construite matériellement ou virtuellement, et identifiable comme telle par ailleurs. Si la réponse à cette question était positive, il n'y aurait plus de problèmes pour concevoir quoi que ce soit d'artificiel, en architecture comme en tout autre domaine de production de dispositifs matériels, ni pour se servir de ceux-ci dans la vie quotidienne. Cela se confirmerait en effet dans la mesure où tous les processus du double mouvement opératoire indiqué ci-dessus convergeraient vers la conception d'un même et unique objet de pensée et d'action.

Mais à l'expérience, le tâtonnement dans le recours à ces processus est incessant lorsque l'on cherche à faire correspondre le fragment d'une globalité conçue ou perçue avec l'un des éléments distinctifs de la totalité constructive d'un ensemble artificiel. Et l'incertitude est encore plus grande lorsque l'on cherche à superposer la représentation de la globalité d'une chose et la représentation de sa totalité. La première de ces représentations est le fruit de l'imagination du concepteur de la chose ou le résultat de sa réception par son utilisateur. Sans être inconstituée, l'image figurative crée mentalement est porteuse d'imprécisions dans ses contours et demeure limitée dans l'indication des éléments de sa texture. La seconde représentation, celle de la totalité, même si elle n'est que virtuelle, est précisément constituée puisqu'elle est susceptible de devenir un artefact techniquement et fonctionnellement construit.

La difficulté du rapprochement des processus inverses de ce double mouvement opératoire provient de la différence de constitution des composantes de ce couple. La matière mise en œuvre par le couple totalisation-vs-division est faite des composants techniques et fonctionnels de l'organicité d'un être artificiel, existant réellement ou virtuellement, ou bien non encore constitué mais suffisamment défini programmatiquement. De son côté, la matière mise en œuvre par le couple globalisation-vs-focalisation est faite de schèmes analogiques appartenant à un référentiel d'êtres naturels ou artificiels équivalents, existants par ailleurs. Ces schèmes peuplent l'imaginaire de tous, concepteurs et utilisateurs, et sont de ce fait disponibles pour venir s'investir dans de nouvelles opérations mentales, imaginatives ou perceptives, selon un programme d'inférence caractéristique de la situation vécue. Ces schèmes analogiques de pensée et d'action, relatifs à ces êtres, ne sont pas des entités figées mais des opérateurs de la globalisation ou de la focalisation. Si une porte, par exemple, est mise en œuvre dans un édifice, elle est dès cet instant l'expression d'un schème de pensée correspondant à une « possibilité de passage » à travers la paroi où elle est installée. Le « passage » devenu ainsi réalisable en principe sera dans ces conditions le schème d'action. Les « passages pratiqués » constituent alors les actions elles-mêmes. Ainsi tout être artificiel, tout espace ou toute partie d'espace, peut être considéré non seulement dans son organicité, précisément définie géométriquement, matériellement, techniquement et fonctionnellement, mais également par les schèmes de pensée et d'action qui se greffent sur son organicité. A défaut de porter sur une même matière, les deux couples de processus inverses totalisation-vs-division et globalisation-vs-focalisation ont cependant en commun un différentiel qui gère le rapport entre l'organicité d'un être artificiel et l'ensemble des schèmes analogiques relatifs à celle-ci.

C. Conjonctions significatives

La correspondance ne peut toutefois exister terme à terme entre les composants constitutifs de l'organicité d'un être artificiel et les composantes actives que sont les schèmes analogiques en potentiel en lui. Ces schèmes n'ont leur équivalent dans les composants constitutifs de l'être organique artificiel qu'à la seule condition que ceux-ci soient réunis dans des agrégations pertinentes correspondantes aux agglutinations significatives des schèmes analogiques indiqués ci-dessus. Le schème séquentiel du passage à travers une paroi est caractérisé, dans la représentation spatio-temporelle de l'action de passer, par au moins trois moments significatifs : un avant, un pendant et un après. Et à ces trois moments de cette « séquentialisattion » correspondent trois lieux de forme gonocoque imprécise, mais qualifiée chacune par le faire différencié de l'acteur, organisé tel un récit : la préparation du passage (dans l'avant), l'accomplissement du passage (pendant) et l'exploitation (dans l'après) du fait d'avoir pénétré en un tout autre lieu que le précédent.

Cette troisième étape du syncrétisme de l'acteur, du lieu et du moment de l'action entraîne de nouveaux rapports avec les gens situés dans l'espace « avant la paroi » et ceux situés « de l'autre côté » de la paroi traversée, voire avec ceux qui ont traversé simultanément « en sens inverse ». En la circonstance, il devient évident que le seuil, contrairement aux acceptions courantes, n'est plus une « portion d'espace intermédiaire », déterminée définitivement et de ce fait inscrite dans la conformation de l'espace et ancrée dans le sol. Le seuil devient alors le lieu variable et le moment changeant, référencés à un acte de passage, produisant parfois un marquage évènementiel au sol.

Il n'existe donc pas d'organisation spatio-temporelle qui ne soit également actorielle et, de ce fait, il n'existe pas non plus d'espace tridimensionnel qui ne puisse devenir en certaines circonstances lieu et moment d'une action. Les schèmes analogiques de pensée et d'action, qui « animent » les composantes de l'organicité d'un être artificiel construit, se caractérisent par la triple constitution syncrétique de l'espace, du temps et de la personne. La conjugaison de ces trois dimensions produit une segmentation de l'organicité en unités pertinentes, à la fois aux plans spatial, temporel et actoriel, sans toutefois pouvoir identifier suffisamment quels sont les composants réels aux plans technique et fonctionnel qui s'agrègent dans les segments obtenus.

La question ainsi posée est donc de savoir comment reconnaître l'association des composants techniques et fonctionnels de la totalité d'un être organique et leur agrégation dans des unités pertinentes qui correspondraient précisément à la séquentialisation opérée par toute action effectuée dans le temps et dans l'espace selon un programme de référence. C'est à ce point critique que l'approche sémiotique contribue à réincorporer les fragments obtenus par la décomposition minimale de l'organicité d'un être artificiel dans les séquences pertinentes, constituées par les schèmes analogiques de pensée et d'action.

D. L'intermédiation du couple 
(c) - Intégration / Différenciation

L'approche sémiotique contribue en effet à mettre en évidence, au sein de toute manifestation sociale caractérisée, l'organisation syntagmatique qui lui est propre, c'est-à-dire une suite enchaînée de segments construits sur le canevas narratif d'une action en train de se dérouler. Il peut en être ainsi de l'espace architectural, considéré non seulement dans son être artificiel mais comme dispositif organique en interaction avec les acteurs sociaux et les instances institutionnelles. A tout programme d'action entraînant un enchaînement d'actes concrets correspond une syntagmatique dont les éléments sont des "médiateurs" entre, d'une part, les schèmes de pensée et d'action de l'espace global, imaginé ou perçu, et d'autre part, les fragments appartenant au schéma d'association des composants organiques de l'espace total considéré et obtenus par division de cette totalité.

Pour comprendre comment les segments d'une syntagmatique sont les médiateurs des schèmes analogiques et des fragments de ces ensembles, l'espace global et l'espace total non réductibles l'un à l'autre, il est nécessaire de mettre en œuvre un autre couple de processus inverses. Ce troisième couple d'opérations consiste à effectuer une première opération de différenciation des éléments constitutifs de l'organicité de l'être artificiel, non pas jusqu'à atteindre les plus petits éléments distinctifs de son espace total, mais en arrêtant la décomposition de la totalité là où cesse la pertinence du découpage relatif au "schéma narratif" qui sous-tend la syntagmatique. Par l'opération d'intégration, qui est inverse à la première, celle de la différenciation, il s'agit d'associer tout d'abord des « composants minimaux seulement distinctifs » de l'espace total dans des « segments significatifs », puis de mettre en œuvre une intégration de ces segments en des « motifs », à la fois thématiques et configuratifs. Ces motifs s'intégrant dans des « figures », qui terminent le parcours d'intégration en cours, rejoignent alors par similitude iconique les images qui résultent de l'agglutination des schèmes analogiques de pensée et d'action dans une même globalité. En fait, c'est le double mouvement opératoire de ces deux processus inverses, celui de la différenciation et celui de l'intégration, qui conduisent par approximation à l'identification progressive de la "segmentation" pertinente.

E. Le ternarité dynamique des couples d'espaces opérateurs de la sémiosis architecturale

Alors que les processus de division-vs-totalisation relèvent d'une décomposition-recomposition systématique d'un ensemble et que les processus de focalisation-vs-globalisation se produisent par sélection-agglutination des schèmes de pensée et d'action, les processus de différenciation-vs-intégration se caractérisent par un balancement systémique renouvelé entre les deux pôles de la recherche explicite de pertinence par l'opération de la segmentation qui tend vers l'identification de la plus petite unité significative différenciée et par l'opération de l'agrégation, ce qui tend vers l'identification du plus grand ensemble intégré. Cette dernière dynamique ne peut cesser que par la décision de considérer comme suffisante la proximité obtenue entre, d'une part, une intégralité figurale qui résulte de l'articulation de segments en motifs ensemblistes pertinents et par la suite de ces motifs en une figure résultante et, d'autre part, une globalité iconique qui est le fruit de l'imagination d'un être artificiel anticipé ou de la réception réelle ultérieure.

Un premier mouvement peut avoir lieu qui consiste à mettre en comparaison une intégralité et une globalité pour apprécier le degré de proximité significative, susceptible d'être atteint réellement par les deux opérations de la globalisation et de l'intégration. A ce mouvement peut être associé la recherche d'une autre correspondance, provenant de leurs processus inverses. La comparaison peut être faite cette fois entre une décomposition fragmentale de la totalité et une désagrégation segmentale de l'intégralité précédente, effectuée par différenciation de ses éléments. Cette désagrégation de l'intégralité peut s'opérer par segmentation jusqu'à atteindre le niveau infra-sémiotique, qui correspond à une certain degré de la décomposition fragmentale de la totalité, précisément indiquée ci-dessus.

C'est ainsi le troisième espace opérateur en présence, caractérisé par les deux processus inverses de la différenciation et de l'intégration qui effectue un pont entre l'espace opérateur de la globalisation/focalisation et l'espace opérateur de la totalisation/division.

Ces deux derniers espaces opérateurs, l'un constitué de schèmes analogiques agglutinés, l'autre de fragments componentiels associés, sont conditionnés dans leur interopérabilité par le troisième espace opérateur, caractéristique de l'approche sémiotique, l'espace de différenciation-vs-intégration. Ce dernier est fait de segments pertinents agrégés, susceptibles tout autant d'encapsuler les fragments seulement distinctifs de l'espace total que de s'agréger à leur tour dans les ensembles significatifs de l'espace intégral, à proximité sémantique et iconique de l'espace global.

Conclusion

Les processus de sémiose ont été abordés, dans la première partie de ce texte, aux divers degrés de complexité de l'espace sociétal, en raison des attitudes habituelles en architecture qui consiste à partir du global pour aller jusqu'au détail et à cheminer sans cesse par aller et retour ou encore par processus ascendants et descendants alternés, à l'intérieur de ce système dual.

Ayant distingué globalité et totalité, il a été possible d'identifier deux nouveaux couples d'opérations faisant appel à des processus inverses et se conjuguant de façon plus complexe que le simple aller et retour, ascendant et descendant, précédent. Considérant alors de manière préférentielle les couples globalisation/focalisation et totalisation/division, on reconnaîtra qu'il s'agit bien cette fois d'une double dualité, et non d'une simple dualité comme la première. Cependant celle-ci est difficilement maîtrisable car les deux espaces opérateurs identifiés sont sans connexion entre eux : la focalisation et la division ne sont pas des opérations homomorphes, non plus que la globalisation et la totalisation.

L'intervention d'un troisième espace opérateur, effectuant une médiation entre les deux précédents, s'est donc imposée. C'est le rôle qui a été imparti au couple différenciation/intégration, présenté ici. Celui-ci enrichit la dynamique opératoire, mais en même il la simplifie en rendant plus claire la relation entre les deux premiers couples d'espaces opérateurs. Il effectue en effet des connexions deux par deux entre les couples d'opérations à partir d'au moins un de leur processus inverse : globalisation et intégration ont une grande proximité de résultats sur le plan thématique et iconique ; division et différenciation opèrent de façon voisine vers la reconnaissance d'éléments, les uns distinctifs et les autres significatifs, articulés étroitement entre eux.

Il est donc préférable de ne pas procéder à une lecture des degrés de complexité de l'espace sociétal présentés en début de ce texte, en utilisant seulement les deux premiers espaces opérateurs développés ici, bien que riches de leurs processus inverses deux à deux. Non connectés entre eux, ils sont responsables de ce fait, pour une part, de l'obscurité de la « boîte noire » qui les sépare et que les processus ascendants et descendants déjà cités n'avaient jamais su éclairer. Cette boîte noire est maintenant moins sombre que celle interposée sans résultat dans le système dual précédent.

Ainsi, pour reconnaître les processus de sémiose qui correspondent aux degrés de complexité de l'espace sociétal, il est donc recommandé en conclusion de faire appel à la « ternarité » des couples d'opérations présentés ici, dont le troisième, caractéristique de l'approche sémiotique, assure l'intermédiation des divers couples de processus opératoires inverses sur lesquels se greffent les processus de signification.