Le Groupe μ. Quarante ans de rhétorique – Trente-trois ans de sémiotique visuelle
introduction
Maria Giulia Dondero
Fonds National de la Recherche Scientifique, ULG
Göran Sonesson
Centre de sémiotique cognitive, Université de Lund
Index
Articles des auteurs de l'article parus dans les Actes Sémiotiques : Göran Sonesson et Maria Giulia Dondero.
Mots-clés : Groupe µ, rhétorique
Auteurs cités : Fred Andersson, Jean-Pierre Bertrand, Anne BEYAERT-GESLIN, Börries Blanke, Andreas Brøgger, Marie Carani
La rencontre (du moins publique) du Groupe µ avec la sémiotique visuelle peut être datée de manière précise : c’est en 1976 que le célèbre groupe publie sa première tentative pour appliquer la « rhétorique générale » aux moyens de signification visuels. Dans cet article, qui, chose assez rare dans les travaux du groupe, s’occupe presque exclusivement d’une seule image, la « chafetière » du Julien Key, les auteurs se demandent si dans une telle image, qui réunit dans une seule forme les traits qui caractérisent un chat ainsi que ceux qui sont propres à une cafetière, il faut voir l’équivalent d’une métaphore dans le domaine verbal. La réponse est donnée par la suite de travaux qui aboutissent au Traité du signe visuel en 1992: il est nécessaire d’abandonner ce genre de métaphores verbales exemplifiées par la métaphore (ainsi que par la métonymie, la synecdoque, et ainsi de suite) et réformer tout le système de catégories rhétoriques pour accommoder la visualité. Si auparavant on pouvait se contenter de l’opposition entre les figures absentes et les figures présentes, maintenant il est nécessaire de procéder à une classification croisée de propriétés absentes et présentes, ainsi que des propriétés disjointes et conjointes, tout en tenant compte des couches plastiques et iconiques, aussi bien que de leurs combinaisons.
Cet événement est important dans la (courte) histoire de la sémiotique visuelle. Si Roland Barthes a proclamé la dépendance totale de l’image par rapport à la langue, et si René Lindekens, qui comprenait mieux ce que la sémiose de l’image avait de spécifique, n’a pas réussi très bien à se faire comprendre, Jean-Marie Floch et Félix Thürlemann, dont les analyses particulières des images ont apporté des connaissances importantes, ont proclamé la non-existence d’une spécificité de l’image.
C’est donc au sein des préoccupations pour la rhétorique visuelle qu’une véritable sémiotique des images est née : pour rendre compte des déviations, qui produisent les effets rhétoriques, il faut bien s’occuper des règles générales par rapport auxquelles ces déviations deviennent rhétoriques. Dans la tradition inspirée par les grands traités consacrés à la classification de figures, qui a dominé la rhétorique pendant ce dernier demi-millénaire, de Ramus à Fontanier, c’est la rupture par rapport à la norme qui définit la substance de la rhétorique. Or, pour étudier les déviations, il faut bien connaître les normes. C’est sans doute cette dernière observation qui a fait concevoir au Groupe µ un projet qui avait à peine été deviné auparavant, et qui était évidemment impossible à concevoir, du point de vue du seul domaine qui, jusqu’à maintenant, s’est occupé des images, l’histoire de l’art : de trouver les règles présidant aux organisations des images. La plus grande partie du Traité est en effet consacrée aux déterminations des règles valables pour toutes sortes d’images. Floch, et avec lui, toute l’école de Greimas, a nié la possibilité de trouver une spécificité de l’image. Ce que l’analyse peut déterminer, selon Floch, c’est, à un extrême, ce qui est particulier à l’œuvre analysée, et, à l’autre extrême, des règles communes à toutes sortes de productions de signification. L’école de Québec, tout en proposant une foule de schémas très généraux, semble pourtant aussi mettre l’accent sur le cas particulier.
Il est vrai que quelques penseurs d’un esprit plus philosophique, plus adverses à l’iconicité de l’image, et sans se soucier des images particulières, tels que Umberto Eco et Nelson Goodman, ont voulu voir, au sein de la production des images, des règles plus ou moins générales, en effet des conventions, mais ces règles ou bien ne sont pas spécifiques à l’image, mais déterminent au moins aussi les mondes socioculturels dans lesquels ces images sont créées ou expérimentées ; ou bien elles doivent être inventées ad hoc pour chaque image particulière. C’est dire que des règles générales présidant à la création des images ne sont pas possibles comme des règles de combinaisons des unités prédéterminées. Elles peuvent seulement être conçues comme des transformations à partir de la réalité donnée par la perception.
Il importe aussi de noter l’originalité méthodologique des travaux du Groupe µ. Alors que Floch, Thürlemann, Saint-Martin, Carani et leurs adeptes procèdent par l’analyse détaillée d’une œuvre après l’autre, et alors que Eco, par exemple, se consacre à des réflexions très générales, le Groupe µ prend son point de départ dans une grille définie par des propriétés croisées, dont il remplit ensuite les cases avec des exemples concrets des images. La seule exception à cette méthodologie, après la chafetière, semble avoir été l’analyse de « Sans titre » de Rothko, dans le recueil où l’étude de la même œuvre est aussi tentée par des représentants de l’école de Paris, l’école de Québec et l’école de Lund – selon les termes utilisés par Fernande Saint-Martin dans l’introduction au recueil.
À vrai dire, le Groupe µ n’a peut-être pas à proprement dire formé une école, dans le sens où ce terme s’applique au courant greimassien. On pourrait dire, avec plus de justifications, que le Groupe µ a acquis un certain nombre de « compagnons de route ». Certains d’entre eux sont représentés dans le présent recueil. Or, c’est sans doute à cause de son grand intérêt théorique que la conception du Groupe µ a attiré l’attention, plus que l’école de Greimas, également de la part des théoriciens de la sémiotique que ne sont ni francophones ni hispanophones. Cette conception, malgré la barrière du langage, a eu une grande importance surtout dans le nord de l’Europe. Le modèle de signe iconique proposé par le Groupe µ est au centre du livre de l’allemand Börries Blanke (2003) sur la sémiotique des images. Au Danemark, Frederik Stjernfelt (2007) s’est inspiré dans plusieurs aspects de la théorie du Groupe µ en proposant, dans la filière de Husserl et de Peirce, le diagramme comme un chemin fondamental à la connaissance, et en insistant surtout sur les transformations dont le Groupe µ fait état. C’est aussi au Danemark qui a été écrit, pour autant que nous sachions, la seule thèse de doctorat, celle d’Andreas Brøgger, qui s’occupe exclusivement de l’exposition et de la critique de la théorie rhétorique du Groupe µ. En Suède, dans un manuel écrit par Göran Sonesson en 1992 et utilisé partout dans les pays nordiques comme une introduction à la sémiotique visuelle, une partie importante est consacrée à la rhétorique du Groupe µ. Parmi les membres du séminaire de sémiotique assemblé autour de Sonesson à l’université de Lund, nombreux sont ceux qui, d’une manière plus ou moins importante, se sont inspirés des théories du Groupe µ, en proposant des modifications et/ou des amplifications : à part Sonesson lui-même, on peut mentionner Anders Marner, Hans Sternudd, Fred Andersson et Sara Lenninger. Nous ne pouvons que regretter que, pour des raisons diverses, seul Sonesson ait pu participer au colloque « Le Groupe µ : Quarante ans de recherche collective » qui s’est tenu à Liège les 11 et 12 avril 2008, et seulement Andersson, à côté de Sonesson, a été en état de donner une contribution à ce recueil. Venons à présent à la présentation de ces articles.
L’article de Sonesson « Rhetoric from the standpoint of the Lifeworld », en partant de la rhétorique visuelle du Groupe µ, mais aussi de la notion de monde de la vie empruntée à la phénoménologie husserlienne, affirme que, contrairement aux signes verbaux, les images sont immédiatement rhétoriques, parce qu'elles offrent en même temps leur similitude et leur différence par rapport au monde de la perception. Sonesson propose par conséquent une vision de la rhétorique qui prend en compte de manière plus déterminante les structures de la perception telles qu’elles apparaissent au sens commun, voire surdéterminées par les mondes de la vie socioculturels spécifiques. À ce but il conçoit quatre dimensions de la rhétorique de l’image : les premières deux visent à « phénomenologiser » les catégorisations rhétoriques. La dimension primaire, l’indexicalité, dérive sa signification d'un écart par rapport à l'intégration relative des voisinages iconique et/ou plastiques et la deuxième, l’iconicité, est fondée sur l’attente d'une différenciation relative des objets du monde. L’introduction des deux autres dimensions, l’une dépendant du caractère fictif de l'image en tant que signe et l’autre concernant l'image en tant qu’objet social — l’image est interprétable à partir de sa construction, circulation, et fonction — sert à justifier une rhétorique de l’image qui prend en compte les différences socioculturelles de sa production et de sa réception en poussant ainsi plus avant la visée pragmatique de la sémiotique du Groupe µ.
L’article de Fred Andersson « Groupe μ and ‘the System of Plastic Form’ – for an evaluation », centrant sa réflexion sur les catégories plastiques, propose leur utilisation non seulement dans le champs des images artistiques, mais aussi des objets et de l’expérience quotidienne. Dans ce but l’auteur clarifie la place de la sémiotique plastique non seulement au sein de la théorie générale du signe visuel articulé par Groupe μ dans son Traité du signe visuel (1992), mais aussi en comparaison avec des notions esthétiques telles que forme/formation visuelle et avec des notions sémiotiques telles qu’elles ont été développées par Hjelmslev. En ce sens, cette investigation montre comment cette théorie du signe visuel est aujourd’hui d’une grande valeur non seulement au sein de la discipline, mais également dans le milieu de la communication et de la pédagogie.
L’article d’Odile Le Guern « Image de … Entre individu et catégorie, de la logique à la rhétorique » revient sur deux fils conducteurs des recherches du Group µ : la relation entre image et texte verbal, en l’occurrence le cartel des tableaux, et la relation entre occurrence visuelle et type iconique. L’auteure démontre comment un portrait peut renvoyer à une généralité si la légende qui l’accompagne valorise une relation iconique de ressemblance faite de la somme des similarités qui rapprochent le sujet représenté des autres individus de la même classe et au contraire comment il peut renvoyer à la somme des différences du sujet représenté avec les autres individus si la légende valorise une relation indicielle. L’article met en relation les signes linguistiques du nom commun et du nom propre avec deux lectures différentes de l’image qui mettent en jeu non seulement des référents distincts, mais aussi une différente lecture des objets représentés dans le tableau.
Dans l’article « La sémiotique visuelle entre principes généraux et spécificités. À partir du Groupe µ », Maria Giulia Dondero compare la sémiotique visuelle du Groupe µ à celle de Jean-Marie Floch en partant des exigences et des orientations de la sémiotique générale actuelle – notamment la sémiotique de l’empreinte et la sémiotique des pratiques de Jacques Fontanille ainsi que la sémiotique des cultures de François Rastier -, voire le questionnement sur la relation entre texte, pratique et perception. Cet article met en valeur le caractère préconisateur de certaines théorisations du Groupe µ en ce qui concerne la possibilité de traiter d’une manière sémiotique la question médiatique, qui a été refoulée par une grande partie de la sémiotique visuelle pour longtemps. L’article articule la question de « la tension entre généralité et transférabilité des concepts d’un langage à l’autre, d’une part, et la prise en compte des spécificités de chaque langage, de l’autre ». Au centre des précieuses réflexions du Groupe µ autour du rendu visuel provenant des différentes techniques et pratiques de production, Dondero identifie dans la théorie de la texture, qui articule les notions de support et de geste d’inscription, ainsi que de temporalité de l’instanciation et de la réception, un des concepts opérationnels le plus précieux pour l’avancée de la sémiotique générale.
Les articles des autres contributeurs au numéro peaufinent les catégorisations proposées dans les années ‘90 dans le Traité du signe visuel en les mettant à l’épreuve par des textes visuels « résistants ». Spécialiste de la théorisation du rapport entre texture et matière, sur lequel elle revient ici, Anne Beyaert-Geslin, dans l’article « La figure, le fond, le gouffre (En hommage au Groupe µ) », valorise également la portée des théorisations du Groupe µ qui posent la perception parmi les actions permettant la constitution des catégories analytiques de l’image. Elle montre comment la notion de « décision » utilisée par le Groupe µ dans le Traité du signe visuel est essentielle à la compréhension de la constitution du rapport figure/fond, parce qu’elle rend sémiotiquement pertinent le rôle de l’observateur qui, à travers une stratégie alternative de la perception, décide du statut de figure ou de fond des traits visuels. Et c’est justement à travers la décision perceptive que « des stimuli seront identifiés à une texture, à une figure ou une écriture selon le cas » et ensuite la décision sémantique distribuera les valeurs. Comme l’a toujours voulu la sémiotique d’inspiration greimassienne, l’analyse de Beyaert-Geslin permet la confrontation entre une théorie générale et des cas historiquement attestés qui pourraient être définis comme exemplaires d’une excentricité (Matisse, Dubuffet, Giacometti) et qui posent de problèmes à la théorie générale en la faisant avancer par des écarts progressifs.
L’article de Georges Roque « A propos du Traité du signe visuel : une remarque et deux questions » se pose dans la même perspective que celui de Beyaert-Geslin en deux sens : d’abord parce que l’objectif est d’étudier sur deux cas d’œuvres l’approche que propose le Traité du signe visuel, en faisant état des avantages et des difficultés rencontrés, et ensuite parce que c’est la distinction entre signe iconique et signe plastique et le fait que ce soit le type d’attention perceptive et culturellement orientée portée aux configurations visuelles qui peut déterminer le choix d’une lecture plastique ou iconique. Son étude sur l’interaction icono-plastique vise notamment à étudier comment rendre compte d’un signifié tout à fait plastique qui ne s’appuie pas sur un signifié iconique. Mais ce dernier est d’ailleurs valorisé par Roque non seulement en tant que renvoi à un référent ou à un type – comme le fait le Groupe µ – mais en tant que dispositif dépendant des significations iconographiques et iconologiques dont on ne peut pas se passer dans l’analyse d’une image. Fondamentale est aussi sa contribution pour une sémiotique du pigment, qui permettrait de traiter les caractéristiques matérielles des couleurs en complétant les théorisations sur la teinte, la clarté et la saturation.
En annexe, nous publions deux articles qui portent sur l’influence du Groupe µ en général, au-delà de la seule rhétorique visuelle. Dans les « Cinq questions » posées à Francis Edeline et Jean-Marie Klinkenberg (propos déjà publié en anglais dans Signs and Meaning : Five Questions, Peer F. Bundgaard & Frederik Stjernfelt (eds.), New York, Automatic Press/VIP, 2009 et ici disponible pour le public francophone), on découvre leur parcours au sein des sciences du langage, de la linguistique structurale à la sémiotique visuelle en passant par la rhétorique générale, décrit par eux-mêmes. Ces réponses sont aussi une évaluation de la situation actuelle de la sémiotique, de ses rapports avec les autres sciences humaines et de quelques possibles croisements avec les sciences dures surtout en ce qui concerne la démarche descriptive que notre discipline peut leur offrir.
Notre parcours, qui commence à Liège et qui passe par l’Europe du Nord et la France, revient à la Belgique, et plus précisément à Liège. Ce dossier a en fait le plaisir d’accueillir aussi une contribution de Jean-Pierre Bertrand, célèbre sociologue de la littérature dont une partie de la formation est due au Groupe µ, à sa rhétorique générale et à sa rhétorique de la poésie. Cet article témoigne de l’importance que ces ouvrages revêtent encore aujourd’hui dans la formation des jeunes étudiants et doctorants au sein de l’académie belge. Dans l’ensemble, donc, ces deux textes portent témoignage de l’importance de la contribution scientifique du Groupe µ, aussi bien au niveau international qu’au sein de la Belgique.