Essai de sémiologie critique sur la gestion des valorisations1
Les seuils du kitsch : de la « logique du bazar » à la « rédemption (apparente) des guillemets »

Pierluigi Basso Fossali

https://doi.org/10.25965/as.3281

Index

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Mots-clés : art, cinéma, émotion, forme de vie, ironie, kitsch, mode, onirisme, stratégie

Auteurs cités : Pierluigi BASSO-FOSSALI, Arthur Danto, Gillo Dorfles, Umberto ECO, Lotte H. Eisner, Jacques FONTANILLE, Ludwig Giesz, Niklas LUHMANN, Abraham Moles, Julius von Schlosser, Susan SONTAG

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Texte intégral
Note de bas de page 2 :

 Pour une histoire terminologique du Kitsch voir Ludwig Giesz, Phaenomenologie des Kitsches, Heidelberg, Rothe Verlag, 1960.

Cet essai s’articule en deux temps. Tout d’abord une petite introduction théorique entreprend de délimiter le concept de kitsch2, entre le bazar – amas d’objets ne permettant pas de déceler un tri cohérent – et l’esthétique-kitsch – qui traite les produits du mauvais goût par une assomption de deuxième degré. En particulier, il s’agit d’éclaircir le mode d’existence potentialisé du kitsch dans notre société et sa contre-liturgie de la valorisation car le kitsch devrait être étudié dans le cadre d’une gestion des valorisations et d’une pratique du reframing (re-encadrement). La deuxième partie de notre essai est entièrement consacrée à l’analyse d’un cas filmique (Lost Highway de David Lynch) où le kitsch se manifeste comme un point de dissolution d’un style énonciatif et de stabilisation des « saveurs » perceptives énoncées. La visée de notre argumentation est (in nuce) de développer un discours critique autour des relations entre art et mode en tant qu’observation de deuxième ordre portant sur les valeurs identitaires socialisées. Plus précisément, il s’agit de dresser une petite cartographie des stratégies d’émergence du kitsch en art.

1. Kitsch et écologie des valorisations

1.1. Le kitsch comme forme d’appréhension processuelle

On dit souvent que le kitsch se situe entre le laid et le comique, ce qui suffit à l’admettre comme une notion pertinente laissant prise à la catégorisation esthétique. Or, il semble préférable de commencer par décrire le kitsch comme un résultat d’une articulation entre scénario d’appréhension et distribution de la valeur qui révèle les possibilités syntagmatiques de l’expérience. En effet, chaque sémantisation relève de contraintes spatiales et temporelles. Si le kitsch n’a pas reçu une définition univoque, il manifeste néanmoins une certaine clôture contextuelle (douée d’une mémoire figurative et prédicative), une surabondance d’objets, des destinataires prévus, un destin dysphorique des valorisations énoncives et une compétence particulière de l’observateur énonciatif. Si l’on veut traiter le kitsch comme une catégorie esthétique, il faut d’abord souligner son enracinement esthésique, et en particulier son caractère événementiel ; mais en même temps, la perception locale du kitsch (l’évènement de son appréhension) doit être rattachée à la portée « prédictionnelle », prémonitoire : de même que les détails augmentent d’extension (saturation de la scène perceptive), le point de vue évaluatif va se dissocier intensivement des valeurs exhibées par la configuration énoncée. L’horizon dystopique du kitsch s’ouvre vers la conjoncture destinale d’un procès envahissant (la prolifération des propriétés laides ou ratées) et d’une dissociation radicale (comique) par rapport aux valeurs « pullulantes ». Le kitsch résulte d’une tension entre axiologies qui se rendent mutuellement dérisoires ; cette ironie mutuelle permet de distinguer d’un coté, une contestation de la citoyenneté sociale des objets visés et, de l’autre coté, l’érosion du privilège de la sanction, voire le persiflage de la compétence « supérieure » de l’observateur énonciatif. Le kitsch va qualifier, en tant qu’émergence efficace, l’espace d’interaction, en paralysant, d’un coté, l’opérativité des qualités de l’objet, de l’autre, la prise d’initiative de l’acteur social.

Or, cette description n’est pas encore satisfaisante. Elle mérite une observation plus détaillée car l’engluement entre le paysage d’objets et l’observateur n’est pas lié seulement à une dérive prédictible et ironique, mais à un enracinement initial. On ne peut pas « constater » le kitsch ; son appréhension par désolidarisation axiologique est inévitablement contrebalancée par la séduction de l’objet. L’« avènement » de l’objet kitsch garde en mémoire le paradoxe de sa proximité, de sa liaison à la praxis énonciative. Sa citoyenneté impropre est vertigineuse : l’observateur et l’observé entrent dans une connexion déictique fluctuante ; l’initiative modale est bilatérale mais le résultat final tend vers la « paralysie » réciproque. L’objet kitsch est un échantillonnage de la stratification de la sémiosphère qu’on respire, mais par rapport à laquelle on voudrait sans cesse prendre ses distances. Le kitsch appartient à l’« air » que nous partageons mais il est asphyxiant. Il est topiquement attesté, mais il semble envelopper le sujet de l’évaluation. L’observateur retourne sans cesse dans l’exploration perceptive de l’objet, jusqu’à le « surdétailler » ce qui aboutit au Verfremdung, au « surréalisme » du kitsch (proximité du regard/éloignement de l’affect).

L’appréhension du kitsch s’accompagne donc d’un vertige constitutif. S’y ajoute une sorte de prosodie de la valorisation, une organisation expérientielle d’un paysage d’objets qui témoigne d’un excès de familiarité ; la stratification des rencontres avec des objets normaux, banals, devient une forme rudimentaire, appauvrie, qui modifie avec ironie notre compétence, notre regard sur l’objet en introduisant un accent tonique dans la syntaxe des figures du quotidien.

Le kitsch est gluant, car il est très difficile de s’en tenir à la bonne distance. Il va désolidariser, chez le sujet observateur, la compétence auto-attribuée et la compétence révélée par la centralité assignée (subrepticement et compulsivement) à la banalité. Le kitsch risque de rompre l’assiette du goût, la palette personnelle des saveurs.

L’objet kitsch est trop « moyen » pour être une simple occurrence, pour se manifester seulement lui-même ; il brille d’une médiocrité plus voyante. Son caractère provocant est lié à la commensurabilité des compétences subjectales et objectales qu’il construit à travers sa manifestation accidentelle et incidente dans l’exploration perceptive : l’oeil tombe sans cesse et avec une intensité démesurée sur l’objet qui ne mérite pas cette focalisation.

Note de bas de page 3 :

 Lotte H. Eisner (1968, p. 202) a utilisé la notion de « stimmung mystifiée » pour caractériser le film kitsch. Voir à ce sujet Il Kitsch nel cinema (1968), cité dans Gillo Dorfles, Il Kitsch, Milano, Mazzotta, 1972 (1968).

Note de bas de page 4 :

 « Kitsch est la réalisation de motifs artistiques faussés par hypersensibilité ou par inadéquation stylistique », Encyclopédie de Knaur (cité par L. Eisner, idem, p. 200).

Objet valorisé sans raison par cette écologie de la perception, la chose kitsch met l’observateur au défi de fournir une réponse à l’attention immotivée, une réponse qui vaut déjà pour une reconnaissance d’un théâtre de valeurs communs. Se passionner contre l’objet kitsch, c’est avoir déjà adopté sérieusement sa stimmung mystificatrice3, son potentiel figural absurde – le kitsch est trop banal et raté pour se proposer comme un réargumentation rhétorique de la réalité. L’hypersensibilisation à l’objet kitsch témoigne d’une articulation fastidieuse de l’attitude personnelle avec son inadéquation stylistique4. Céder à l’objet kitsch ou prétendre enfin à sa disparition, sa destruction, c’est partager sa « médiocrité », sa « médiocratie ».

1.2. Perception du kitsch et société d’objets  

On a souvent remarqué la liaison entre le kitsch et le supermarché (Moles 1971). En effet, il n’y pas de kitsch sans une société d’objets de référence ; cette dernière, en tant que paysage culturel indexé, motive l’émergence du kitsch en tant qu’effet particulier de la contextualisation et de la distribution des valeurs. On ne peut pas se limiter à soutenir que, dans le supermarché, les objets entrent dans des relations de pure équivalence, ni affirmer que les occurrences-objets vont suivre la déclination apparente d’un type en tant que matrice (la phénoménologie des produits est réduite à une norme, à un noumène idéal du marché). C’est vrai, mais il y a autre chose : le kitsch n’est pas un effet global, mais local ; il dépend du global, mais comme effet d’une prosodie du regard dans laquelle l’accent va tomber incidemment sur un exemplaire raté, sur un objet trop banal pour justifier l’arrêt d’une exploration perceptive valorisante. Une sorte de mise en discours du réel produit une résolution argumentative même si c’est sous la forme d’un débouché inutilement emphatisé. Le kitsch se conçoit donc comme un contrecoup d’une expérience esthétique renversée : la valorisation, l’accent va tomber sur un objet raté, et cet ajustement prosodique du couplage sujet/objet aboutira à une déqualification bilatérale de la compétence. La sensation d’une participation « sacralisée » au monde sensible, qui est le propre de l’expérience esthétique, est renversée par la sensation d’une contre-liturgie qui célèbre la coalescence du sujet avec la médiocrité propre au monde des stéréotypes. L’anonymat de la praxis productive apparaît comme un intestin, comme introjecté par le sujet de temps immémorial. La rhétorique immotivée et hyperbolique du kitsch est impudique parce qu’elle révèle l’anonymat des formes familières, c’est-à-dire l’appauvrissement progressif de propriétés que produit la praxis énonciative lorsqu’elle socialise les formes. Le kitsch est donc le résultat de la déformation propre à cet appauvrissement anonyme ; une déformation invivable, insoutenable, asphyxiante car elle est le contraire de la singularisation propre à la forme de vie individuelle.

Le kitsch est révélateur des ruses séductrices de ce qui n’aurait pas le droit d’être noté et mémorisé. Donc, la motivation d’une collection d’objets trouve une sorte de palinodie, de désaveu, de reniement dans l’émergence de l’objet kitsch ; cette émergence conteste ouvertement une raison sélective et démontre que le cadre (le frame) cultivé (et donc imposé par le sujet) est sans fondement, voire constitutivement précaire.

Note de bas de page 5 :

 Julius von Schlosser, Die Kunst–und Wunderkammern der Spätrenaissance, Leipzig, 1908 (nouvelle édition, Braunschweig, 1978) ; trad. it. part. Raccolte d’arte e di meraviglie del tardo Rinascimento, Firenze, Sansoni, 2000.

Le supermarché est l’emblème de l’inopportunité des merveilles quelconques ; il est l’hypostase d’une Wunderkammer, où – selon Julius Von Schlosser – les objets accumulés doivent construire une harmonie d’ensemble, ne pas trop se répéter et offrir un éventail des valeurs fortement différenciées. C’est donc une chambre d’objets attracteurs qui va construire une composition syncopée, un « espace jazz » : naturalia et artificialia peuvent vivre ensemble et accéder, grâce à l’harmonie syncopée de l’exposition, au statut de memorabilia. Von Schlosser remarque que la Wunderkammer du Ducs de Berry laisse place à des chaufferettes d’or ou « un petit orinal [urinal] de voirre [ivoire] garni et pendant à IV chaînes d’or »5 (Von Schlosser 1908). Le genre dit curiosa (objets curieux) est plus efficace si chaque objet relance l’invention (syncope de singularisation) empêchant l’arrêt sur sa mémoire d’utilisation (il y a éventuellement redécouverte a posteriori d’une fonction possible).

Par contre, le kitsch émerge comme motif iconographique d’une réalité sociale ayant en mémoire la stratification de la manipulation d’un même archétype (une dé-stylisation), ou de la même matrice (reproduction technique) à l’avantage d’une performativité déjà attestée. Le kitsch manifeste un réflexe d’aberration optique de la compétence sociale qui se reconnaît à un modèle appauvri, où les distinctions et les saillances s’estompent jour après jour. Comme dans les images pieuses, les traits stylistiques d’un tableau original, utilisé comme exemplum canonique, sont réduits aux capacités représentationnelles des copistes dont ils ont pris le relais : chaque passage de témoin entraîne un appauvrissement des propriétés qui permettent de repérer la classe de concordance du modèle exécuté. Ainsi la ponctualité du kitsch décèle-t-elle paradoxalement un abîme temporel creusé par une géologie d’érosions énonciatives.

Note de bas de page 6 :

 L’appauvrissement reproductif s’affirme de manière péremptoire dans l’objet kitsch et, dans le même temps, il manifeste l’ironie de l’exemplum originel. Le principe d’adéquation des stéréotypes est aussi un principe de dissolution.

Note de bas de page 7 :

 Nous avons tâché (Basso 2002) d’importer en sémiotique la notion d’observation de deuxième ordre, élaborée dans la théorie de systèmes puis développée dans la sociologie de Niklas Luhmann. Cette notion désigne l’observation d’observateurs ou l’auto-observation.  Les observations de premier ordre offrent une sémantisation fondée sur des catégorisations différentielles et des diagrammes saillants qui vont repérer les relations entre corps et milieu, ou entre moi-chair et alterité. Cependant si une instance subjectale devient capable de s’autoreprésenter comme incluse dans l’entour en tant qu’acteur parmi les autres, elle réussit à élaborer un domaine de catégories participatives qui vont motiver la multiplication des perspectives de sémantisation (prégnances) et la projection/assomption d’identités fictives. Cette observation de deuxième ordre est à la base de la transformation d’un territoire d’expérience dans un terrain de jeu. L’observation de deuxième ordre révèle une immanence de couplages entre systèmes et milieu ; pour cette raison, même une telle observation ne sort pas de cette immanence, et découvre par contre sa condition consubstantielle.

Le kitsch est le « faire image » d’un objet qui aboutit à la représentation des « grotesques » du temps (abstractions anti-lyriques), des temps grotesques (mémoires d’érosion) mais efface toutes les valorisations spécifiques d’une forme de vie. Voir le kitsch c’est déjà lui avoir succombé avec un effet presque paralysant (comme on fut devant la Méduse). Rien ne peut corriger un réel qui se présente comme une anamorphose de lui même ou comme si l’anamorphose coïncidait avec la « bonne forme », comme si la norme formelle correspondait à l’aberration d’une chose « trop réelle » mais enfin perdue6. La seule perspective susceptible de corriger le kitsch consisterait en une observation de deuxième ordre7 : se voir devant le kitsch pour lui apposer des guillemets.

1.3. Kitsch et observation de deuxième ordre

Note de bas de page 8 :

 Arthur Danto, The Philosophical Disenfranchisement of Art, New York, Columbia University Press, 1986.

Note de bas de page 9 :

 L’observation de deuxième ordre est très explicite dans l’argumentation de Sontag : «Camp is the relation to style in a time in which the adoption of style – as such – has become altogether questionable». Voir à ce sujet « Note on “Camp”, in S. Sontag, Against interpretation : and other essays, New York, Farrar Straus & Giroux, 1964.

L’observation de deuxième ordre de l’esthétique contemporaine surmonte le kitsch. L’art, devenu philosophie de lui-même8 (Danto 1984), réfléchi à sa relation avec le paysage d’objets quotidiens. Il reconnaît une sorte de bataille perdue : la provocation du kitsch est un abîme qui n’offre aucune solution dans l’observation de premier ordre. La banalité des valeurs impliquées n’est rien par rapport à la puissance de la médiatisation des différences perceptibles au niveau social (c’est le phénomène de la mode). Seule une société caractérisée par la reproduction mécanique et la stéréotypie industrielle peut connaître le kitsch, mais il est tout aussi vrai que seule une société traversée par la mode peut insérer et purifier le kitsch selon une observation de deuxième ordre. Le kitsch devient en ce cas une pure position différentielle, perçue à l’intérieur d’un paysage d’écarts disponibles et évalués par monitorage constant. Le kitsch peut donc assumer, selon une observation de deuxième ordre, une allure camp, comme dirait Susan Sontag9 (1964). Dans sa version absolue, il est assumé comme une argutie hors pair et utilisé comme high camp, c’est-à-dire « intentionnellement kitsch ». Si le kitsch accède au trône, c’est qu’il est convaincu de se détacher du paysage d’objets où il inscrit et placé sous les feux de la rampe du théâtre de l’affect. L’objet trouvé est alors totalement nu, il s’éteint dans les fastes de la banalité, il crépite dans la flamme de la purification. Le camp, c’est une ironie élevée au carré.

Note de bas de page 10 :

 L’objet kitsch est un roi nu dans le musée, mais son ascension au trône n’est pas totalement déconnectée de son ambition originelle. En effet, le kitsch résulte aussi d’un souci de perfectionnement, à moins qu’il ne soit une sorte de résultat difforme mais émergeant à l’issue d’un procès de reproduction qui n’est pas encore perfectible. Pour cette raison, l’objet kitsch est toujours bien poli, bien lustré comme pour signaler une aspectualisation terminative et perfective du procès d’instanciation. L’ostension de cet achèvement participe du vertige provoqué par l’objet kitsch.  En outre, cette ostension s’explique en terme de décoration, toujours considérée comme un accomplissement final de l’oeuvre architectonique voire comme un supplément postiche.  

L’esthétique camp transforme le zèle de l’objet quelconque à mobiliser l’attention dans l’affectation de sa prétention à régner. L’élévation muséale équivaut donc à détrôner10. Mais en gagnant la partie, l’artiste pop n’obtient qu’une catharsis objectale et une réponse dénuée d’alternative interprétative. Il conduit l’objet qui le hante vers la dérision de son accentuation, de son caractère marqué malgré sa stéréotypie, ou mieux, à cause de sa stéréotypie phénoménale. Ceci ne relance pas tout à fait le jeu des valeurs mais construit plutôt une sorte d’acquiescement dans lequel la déformation cohérente d’une stylisation semble devenir une prétention excessive. L’anonymat stylistique de l’objet kitsch occasionne-t-il, en vertu de son désamorçage camp, l’anonymat stylistique de l’artiste ? Le jeu linguistique qui consume les stéréotypes peut-il s’en tenir effectivement à la saisie esthésique, peut-il relever d’un goût personnel et d’une forme de vie ?

Aujourd’hui, on travaille à la réversion des signes et surtout, on emprunte des stratégies esthétiques high camp parce que le kitsch contemporain exerce une pression énonciative de plus en plus forte (en effet, il trouve partout, à titre de délégués, des objets sans « aucun goût »). Une question se pose donc : jouer la carte du kitsch intentionnel relève-il de l’aliénation, c’est-à-dire d’un excès d’attention à la scène communicative ou, du moins, d’une cooptation de la mode au détriment de l’art ?

1.4. Kitsch, camp et avant-garde

Note de bas de page 11 :

 « Camp sees everything in quotation marks. It’s not a lamp, but a “lamp”; not a woman, but a “woman.” To perceive Camp in objects and persons is to understand Being-as-Playing-a-Role. It is the farthest extension, in sensibility, of the metaphor of life as theater», Sontag, idem.

Note de bas de page 12 :

 Nous ne cherchons pas à restituer l’argumentation de Susan Sontag à propos du camp mais, bien au contraire, à obtenir une vision critique de l’autovalidation de l’esthétique camp rédigée par Sontag : «Camp taste is a kind of love, love for human nature. It relishes, rather than judges, the little triumphs and awkward intensities of “character’’. » [...] Camp taste identifies with what it is enjoying. People who share this sensibility are not laughing at the thing they label as “a camp”, they're enjoying it. Camp is a tender feeling».

Note de bas de page 13 :

 «Pop Art is more flat and more dry, more serious, more detached, ultimately nihilistic»  explique Sontag.

Dans l’ouvrage de Susan Sontag (1964) la stratégie esthétique camp consiste à mettre chaque mot entre guillemets11. Ainsi goût légitimé (art) et mauvais goût (kitsch), qui définissent chacun un rôle sur la scène sociale, deviennent-ils équivalents. Le camp est alors une sorte de métastratégie susceptible d’interpréter tous les goûts tout en restant elle-même sans goût (tasteless). En effet, « tasteless » correspond à la signification originelle du mot « camp » dans le slang homosexuel du début du XXe siècle. La dérivation étymologique semble l’associer au verbe français « camper », en particulier au sens de « se poser devant quelqu’un en manière provocante ». En tout cas, le camp est une esthétique de « campement » entre goûts étrangers ; surtout, il n’est plus question de valorisation, de tri des valeurs. Le regard camp enfouit plutôt la mémoire des (dé)stylisations impliquées dans le paysage d’objets. L’esthétisation du quotidien procède d’un regard qui va se « camper » dans le prosaïsme du quotidien pour le « surdétailler » et en détecter tous les accents toniques (les détails kitsch). Cette apparence banale et prosaïque masque une afféterie magistrale qui témoigne d’une maîtrise parfaite des formes socialisées. La re-motivation du caractère arbitraire des signes quotidiens est donnée par soustraction progressive des « mains exécutrices », par le réductionnisme stylistique inhérent à la praxis reproductive. La forme banale des stéréotypes est ainsi ajustée. Le camp relève donc d’une observation de deuxième ordre qui met les déformations des goûts sociaux entre guillemets. Pour le regard camp, le kitsch est partout, même dans les institutions du Monde de l’Art, ce qui autorise à mettre les oeuvres célèbres elles-mêmes entre guillemets afin de dénoncer leur facticité. L’histoire de l’art apparaît alors comme une stratification de la praxis énonciative, c’est-à-dire le fond d’appréhension des oeuvres contemporaines ; la vision évolutionniste peut être inversée, laissant place à une perspective réductionniste selon laquelle l’Histoire serait un tribunal déployé devant le Présent (contemporanéité de tous les styles). Selon une muséification panoptique (se camper devant l’histoire), les variations opérées sur des formes exemplaires paraissent inévitablement maniérées, affectées. Continuer à produire de l’art relève du kitsch à moins d’adopter une observation de deuxième ordre, une perspective de jeu supérieure, si possible dépourvue d’une rationalité de valorisation déterminée : on est seulement « campé ». La dérive ultime du camp est l’illisibilité de la signature ou la signature sans sujet désigné. En tout cas, l’histoire de l’aptitude camp en art est la chronique vertigineuse d’une disparition, le journal d’une schizophrénie12 : apologie de la souveraineté de l’objet banal (élévation au statut muséal) ironiquement détrôné (mise à nu de la facticité) ; dénonciation d’une implication du sujet dans les formes ratées (stylisation ubiquiste) et récit de son éloignement ironique (légèreté captieuse) ; observation de deuxième ordre et suspension de l’auto-attribution. Le camp est une sorte de métasensibilisation au kitsch, qui reste cependant sous une forme débrayée, c’est-à-dire déléguée à des projets locaux de renversement des signes et de mise à nu des (dé)stylisations. L’ironie des goûts, ou bien des observations de premier degré qui voudraient encore valider les expériences esthétiques, va assumer une allure tragique sous ses airs de légèreté. Si Susan Sontag oppose la gaieté du camp à la démystification sérieuse de la Pop Art13, cette sensibilité postmoderne est nécessairement vécue selon une affectivité conjuguée à la troisième personne. D’ailleurs, la mode se caractérise par un régime de monitorage passionnel, où les rôles émotifs sont aliénés par des clichés affectifs ou de moods à mettre entre guillemets.

2. Au dedans le kitsch, au-delà du camp : le cas extrême de David Lynch

2.1. Du kitsch qui figure dans les mondes oniriques 

Le cinéma a participé à l’histoire du traitement syntaxique du kitsch en empruntant des trajectoires assez particulières. Le déploiement diégétique de son espace-temps a favorisé – au moins suite aux expériences camp d’Andy Warhol et John Waters – la production du kitsch par d’autres moyens que la célébration de l’objet trouvé et le dévoilement de sa souveraineté ridicule. Le cinéma a plutôt procédé par juxtaposition de scénarios permettant l’émergence du kitsch : la combustion se produit donc entre des scènes afférentes à des genres et des motifs différents. Les guillemets apposés sur l’objet kitsch assurent son isolement et lui confèrent un aspect totémique et même fétichiste (c’est le risque pris par le camp) ; en revanche, la logique de juxtaposition introduit l’objet quelconque, caractérisé par son faux accent tonique (faux vis-à-vis de la scène d’inscription) dans un itinéraire trans-narratif où il redevient signe rhématique, c’est-à-dire un élément discursif d’ordre diagrammatique susceptible d’intervenir dans de nouvelles valorisations.

Note de bas de page 14 :

 Pour un encadrement général de la poétique de David Lynch, on reporte à Basso Fossali, Interpretazione tra mondi. Il pensiero figurale di David Lynch, Pisa, ETS, 2006.  

Les liens entre la poétique de David Lynch et le kitsch se présentent exactement de cette façon. Si les films de Lynch témoignent d’une esthétique largement inspirée par le kitsch (Twin Peaks, Sailor et Lula), le camp n’est pourtant pas son langage, sa langue cinématographique « maternelle14 ». A ses débuts, Lynch s’est totalement voué à la représentation du monde subjectif (Grandmother, Eraserhead). Le monde visionnaire du songe-creux est donc un espace de transformation de valeurs essentiel à l’économie interne de sa forme de vie. Le rêve n’est pas un univers discursif banalement dénié par le réveil ; nous savons d’ailleurs aujourd’hui que l’équilibre psychique, de même que le dépôt de l’expérience vécue dans la mémoire à longue terme, dépendent également de l’activité onirique. Or, comme l’indiquait Lotte Eisner (1968), le kitsch s’affiche comme un daydream objectivé de l’extérieur. Il a perdu l’enchantement figural et redevient paysage de plate figurativité, qui vit d’aumône et du bricolage le plus élémentaire.

A priori, Lynch devrait rester éloigné du kitsch, comme s’il pouvait exercer une sorte de pression énonciative vers le réveil, la perte d’enchantement. Mais l’univers du rêve est pour lui le théâtre d’une polémique permanente avec des forces adverses (Mulholland Dr.). Si le songe-creux purifie dans le rêve les structures de sa forme de vie (la dimension figurale révèle les abstractions des valorisations du sujet), le kitsch représente la coprésence résiduelle et ubiquiste des éléments figuratifs marqués par un accent tonique qui ne sont ni des « lieutenants » d’une totalité intégrée, ni les fruits d’une opération de tri. La forme de vie du songe est comme un sémiosphère dont les dehors sont un fatras d’instances non encore organisé (Fire Walk with Me). Le chaos représente le milieu vital, le réel qui entre dans le rêve sous l’apparence de l’« objet kitsch » (du moins, il apparaîtra kitsch s’il ne se prête pas à l’amalgame, s’il prétend avoir cet accent tonique affranchi du vécu onirique). Esquissées sur fond de rêve, les données réelles résonneront comme arbitraires.

S’introduisant dans le monde rêvé, le kitsch vient perturber la prosodie existentielle de la manifestation des valeurs. Surtout, le mode de présence de valeurs devient instable. L’artificialité du kitsch révèle alors une désolidarisation, une désynchronisation où l’expansion durative du rêve devient ce temps sans répit caractéristique de l’angoisse. Chez Lynch, le kitsch qui se manifeste à l’intérieur d’un monde rêvé, vient affecter directement le plan de l’énonciation et ses variables spatiales et temporelles. Alors que le temps sans répit produit des accélérations apparemment immotivées de la caméra, l’espace devient étroit, réduit, si infime que l’on n’accède à la sortie que par les infractuosités qui ouvrent sur des mondes emboîtes (Eraserhead).
En italien, un mot formidable permet d’exprimer l’étroitesse : angustia. Un espace angusto, étroit, est doublement modalisé. D’un coté, c’est un espace stratégique inadéquat qui ne se prête pas aux valeurs « opérables » par l’action programmée ; de l’autre, c’est un espace qui exemplifie une étroitesse dimensionnelle dans la circulation des valeurs, susceptible d’être analogisée (imitée) par l’espace intime du corps intéressé par la respiration : l’essoufflement qu’occasionne un espace réduit résulte d’un raisonnement figural de la mémoire corporelle. C’est dans un tel espace angusto, un espace qui provoque l’essoufflement, que la rencontre de l’objet kitsch se réalise et la pression du kitsch est la métonymie d’une pression exercée par l’espace oppressant.

Mais il faut préciser les rapport entre kitsch et forme de vie : a) tout d’abord, les conditions de la rencontre avec le kitsch (espace réduit) favorisent le processus analogique, donc le mélange des substances ; b) ensuite le mélange va créer une déstabilisation des limites du corps actoriel. c) enfin, la mobilisation du corps percevant se traduit aussi par l’animation potentielle de l’objet qui obsède à l’intérieur d’un espace étroit.

Ce traitement du kitsch apparaît de façon exemplaire dans Eraserhead. Henry Spencer a décidé de rendre visite à sa fiancé Mary chez ses parents. Son père a fait la cuisine et invite Henry à trancher la viande sortie du four. Des poulets à la broche, soi-disant élevés au grain, révèlent alors un sème d’artificialité par un mouvement aussi affecté qu’invraisemblable (ils sont déjà cuits), tandis que le sang coule, ce qui laisse supposer paradoxalement que la viande est saignante. Le mouvement est mécanique et suffit à insérer un sème réaliste (il montre que la mise en scène est délibérément ratée) dans un monde onirique. Le point de vue filmique tombe soudain sur le gros plan des poulets, occasionnant une proximité extrême de l’énonciataire. Le caractère surdétaillé de la vision est asphyxiant et produit une sorte d’effondrement dans l’objet kitsch (le poulet).

2.2. Au-delà du sarcasme

Note de bas de page 15 :

 Voir Basso-Fossali, idem.

Cette description rapide n’est possible que parce que nous avons consacré un livre entier aux films de Lynch15. Elle prend le parti d’extrapoler les séquences qui se prêtent le mieux à la décontextualisation : celles où le kitsch entre en scène. D’autres exemples pourraient témoigner de la présence massive de telles séquences chez Lynch mais cette recension dépasserait les limites de cet article. Il faut commencer alors in media res.

Evoquons néanmoins un autre segment du cinéma lynchien, une courte séquence de Lost Highway en commençant par motiver ce choix. Nous ne croyons pas à la possibilité de réduire l’analyse à une procédure. Bien que nous la considérions comme un jeu linguistique différent de l’interprétation, notre opinion est que l’analyse commence et s’achève sur des enjeux herméneutiques. Or l’analyse de Lost Highway faite plusieurs fois en cours, bute toujours une séquence indigeste, une sorte de bavure dans la cohérence stylistique et figurale du film. Quand nous avons décidé de transformer l’expérience didactique en livre, nous avons recommencé à rédiger l’analyse en commençant exactement par cette séquence, l’enjeu étant de comprendre une partie anomale, hétérogène et avant tout « super kitsch ».

Pete Dayton vient de participer à un cambriolage dans la villa d’Andy ; il est surtout responsable de la mort de ce dernier. Pendant cette action criminelle, une projection de film porno a lieu dans le salon et la protagoniste du film est la femme de Pete (Alice). Donc, le protagoniste de la deuxième partie du film est vraiment traversé par un bouleversement thymique qui s’exprime par un saignement de nez. Il demande à sa copine où se trouvent les toilettes. Celle-ci répond : « Au fond du couloir du premier étage ». Il monte l’escalier tandis qu’une musique anticipant un changement de climat énonciatif fait son apparition. La vision subjective de Pete se déstabilise, avec celle de l’énonciataire. Pete est pris de vertige. Des éclairs bleus traversent le premier étage : l’image devient surexposée. Pete ne semble plus viser la porte au fond du couloir (les toilettes) mais regarde les portes latérales marquées par des numéros comme les chambres d’hôtel. Il décide d’entrer dans la chambre 26. Au moment où il entre, une lumière rouge sature le cadre entier de l’image. Dans un miroir apparaît une femme engagée dans un acte sexuel avec un homme collé à ses épaules. La bande supérieure de l’image est très déformée et semble filtrée par un dispositif, par exemple un enregistreur vidéo dont le tracking (la position de la tête d’enregistrement) est mal réglé. Toutefois, la distorsion est attribuée à la subjectivité de Pete, la sémantisation de la production de l’image se trouvant ainsi empêchée et transformée en une impossibilité à soutenir la vision : cette image d’un kitsch absolu signifie en fait l’expérience proprioceptive de Pete ! Des contrechamps nous montrent, en gros plan, le visage de Pete : l’image paraît perturbée par un mouvement tellurique. L’énonciation semble se déstabiliser, les conditions de prise de vue paraissant perturbées par des forces hétéronomes supérieures.

Le semisymbolisme rouge/bleu signale la compétition entre les images qui retrouvent, comme une précondition de commensurabilité, une origine commune : le vidéo porno qui est montrée dans la salle (bleu) et le détournement du film sur le support magnétique (l’image devient rouge monochrome). Mieux encore, on peut penser que la mémoire discursive du porno va contaminer l’énonciation filmique : le bleu, c’est le passé du porno (il témoigne de la performance d’Alice) par rapport au rouge qui se pose comme la « présentification » du passé, ou bien l’évidence que la femme de Pete s’est adonnée aux rapports charnels (d’ailleurs elle vient de « concéder » son corps à Andy, pour favoriser le vol dans la villa). La virtualité bleue du film porno – encore susceptible d’une lecture fictionnalisante –s’actualise dans la chambre en entrant en contact avec la chair réelle (rouge) du corps du personnage (Pete est dégoûté).

La femme s’adresse à Pete: « Did you want to talk to me? – elle s’en moque – Did you want to ask me “why”? ». La prononciation de cette question, du why, semble se poser comme une totale négation d’assomption énonciative, étant donnée l’évidente imputation de la question au visage interrogateur de Pete. Why semble être aussi une marque de dérision adressée à l’interlocuteur (l’ingénuité de la question et la moralisation qui la soutient sont l’occasion d’une raillerie). C’est un why dissonant, kitsch comme tout le reste, qui se moque aussi de la disposition pathémique et cognitive du spectateur. C’est un why stratifié par toutes les répétitions naïves de la question.

La saturation débordante du rouge est une évidente perte de contrôle des variables plastiques ; l’énonciation est colonisée par une musique heavy metal : le titre de la chanson c’est Rammstein du groupe allemand homonyme. L’intérieur de la chambre 26 doit être considéré comme l’acmé de la rhétorique discursive du film, sachant que d’un coté il correspond à un passage textuel à haute connectivité tandis que de l’autre, l’assiette, la palette sensorielle du film semble dépassée par un œil et une oreille étrangers. C’est un kitsch dépourvu de guillemets ; il gagne la partie pour le moment sur le style lynchien. L’énonciateur est dépossédé de sa souveraineté discursive. L’hyperesthésie des éclairs bleus du couloir correspond à la langueur d’un corps percevant exténué par l’expérimentation de savoirs inadmissibles.

Pete est réduit à tenir un rôle actantiel dans la longue chaîne des hommes qui ont possédé Alice : la chair acquiert un caractère anonyme et l’affirmation identitaire de Pete en tant qu’amant est perdue : il n’est qu’un stéréotype mis en scène par le porno. Why me ? – demande Pete à Alice dans la séquence suivante.

Le corps d’Alice lui-même trouve une chaîne infinie et incontrôlable de suppléments, de simulacres répandus à travers les vidéocassettes des films pornographiques.

Le kitsch survient sur la stylisation esthésique d’une forme de vie ; soit Pete, protagoniste de la deuxième partie du Lost Highway, soit Fred, protagoniste de la première, sont définis comme la meilleure oreille de la ville. Mais le film de Fred et celui de Pete, c’est-à-dire les deux moitiés du film, sont très différentes : le premier est puriste ; le second, plein de citations et des tonalité pulp fiction. Un jour, en prison, Fred – meurtrier de sa femme – a laissé sa place à Pete dans la cellule sans que la substitution soit jamais expliquée. Le dédoublement du protagoniste devient aussi dédoublement stylistique. Le « Lynch » qui raffine sa langue propre (Grandmother, Eraserhead) se trouve devant l’alter ego, le « Lynch » qui joue avec les stéréotypes (Twin Peaks, Sailor et Lula). Dans Lost Highway on trouve une métaréflexion sur l’identité autoriale où deux styles différents exercent des pressions spécifiques en tant que systèmes de cohérence énonciative concurrentiels.

Note de bas de page 16 :

 L’étymologie de sarcasme est liée au mot grec σαρκάζω dont la signification est « lacérer la chair ».

Dans l’oeuvre de Lynch,la citation entre guillemets du kitsch (assomption de deuxième ordre) montre que cette modalité énonciative est sans issue ; dans tout les cas, l’étape ultime du camp, c’est le renoncement à son propre style personnel. Il faut plutôt laisser le kitsch s’étendre comme une tache, de manière à conduire sa déformation constitutive vers une pleine révélation. Il faut que l’oeil accepte d’absorber jusqu’au bout le kitsch pour en fournir le vaccin. Le kitsch porté à son paroxysme ne va plus redoubler les tonalités discursives du film (d’une part, le ridicule de l’énoncé ; de l’autre, le sarcasme de l’énonciation) comme dans la stratégie du camp. L’artiste adresse ses sarcasmes à son adversaire ridicule (la culture de masse) cependant un side effect vient immédiatement affecter sa propre image qui se trouve raillée à son tour en raison de l’avilissement du rôle et de la compétence de l’interlocuteur (ou spectateur). L’amertume du ton sarcastique s’explique par cette contamination du ridicule ; la cible discursive a déjà « lacéré la chair » (σαρκάζω16) de l’énonciateur sarcastique.

Le sarcasme produit une soustraction au niveau de l’observation de deuxième ordre, un procès de réduction de tous les énonciateurs au « plus petit multiple commun », un appauvrissement de toutes les singularités. Le monitorage de la médiocrité, du kitsch dominant, est froid car les observations de premier ordre de l’énonciateur sont elles-mêmes enfin posées entre guillemets.

Note de bas de page 17 :

 Jacques Fontanille, “L’absurde”, RSSI (Recherches sémiotiques), numéro monographique « Les formes de vie », 1993

Note de bas de page 18 :

 A propos des rapports entre vertige et émotions voir Pierluigi Basso, “La gestion du sens dans l’émotion”, Semiotica, n. 163–1/4, 2007, pp.131-158.

La passion du monitorage, à travers lequel on peut observer la combustion des éléments kitsch par juxtaposition, n’est pas encore satisfaisante. Certes, la juxtaposition paratactique du montage filmique ne reconstruit plus un bazar des stéréotypes, mais elle les rend cependant mutuellement dérisoires : c’est l’esthétique pulp. Toutefois, toute adhésion émotive à la matière narrative est exclue, sans issue. Dans le cinéma de David Lynch, cette adhésion émotive doit être récupérée, tandis que le plan de l’expression tout entier peut être attribué à l’objet kitsch car l’excès de manifestation est révélatrice de l’absurdité17. Au stock de sens détensif mis en mémoire dans l’objet kitsch, il faut substituer la surabondance de son expression ; l’explosion d’absurdité qui se manifeste dans l’expansion paroxystique du kitsch est un manque de sens récupérable, dans le plan d’énonciation, en terme d’assomption du risque, de cooptation du vertige. La paralysie qu’occasionne l’absurde doit être vaincue par une compensation imaginative régie par les renforts de l’émotion18. Le daydream du kitsch peut être renversé dans la nuit d’un esprit qui efface (eraserhead) les connexions figuratives pour restaurer le théâtre des valeurs.

Si le kitsch se laisse identifier, dans un paysage d’objets, comme le symptôme d’un cancer interne à la praxis productive, il devient dans le cinéma de David Lynch une sorte de trou noir (vertige de l’absurde) ouvrant sur un monde onirique qui assure un diagnostic, la caractérisation émotive de chaque manque de sens rendant ce diagnostic possible. L’exacerbation locale du kitsch (point d’incandescence, tache qui s’élargit en saturant la vision, porte ouverte sur l’horreur) conduit le vertige du goût vers une catharsis stylistique susceptible de redémarrer, de re-initialiser une appréhension euphorique et singulière du monde sensible.

A la dialectique discursive entre les tons (ridicule/sarcastique) du camp se substitue une maladie du style et le procès incertain de sa guérison. Le monitorage des stylisations (des modes) n’est pas refusé a priori (c’est « la » condition même du postmoderne), mais il cède sous un procès de ré-immersion émotive qui, loin de viser une saisie totalisante du monde de référence, cherche à situer les valences dans des mondes différents, aucun d’eux ne parvenant à saturer la signification d’une forme de vie. Voici la raison pour laquelle, dans le cinéma lynchien, le monde onirique redouble la réalité, mais laisse place aussi à un empilement de songes. L’empilement des mondes apparaît comme une dénonciation de l’impropriété obsédante des valorisations proposées par le kitsch. En effet, le kitsch n’est que la déformation obtenue par application récursive du même code praxique à la production d’objets. Le caractère asphyxiant du kitsch va se préciser : il émerge sur un fond d’applications homologantes et réductionnistes qui, toujours récursives, manquent de références extérieures, de passages à d’autres cadres de signification. Pour cette raison, la décontextualisation apparaît comme un traitement « expiatoire » de l’objet kitsch, qui n’aboutit qu’à une dialectique d’aliénation entre instances ridiculisées et instances sarcastiques. De plus, elle ne permet pas de contrecarrer ni l’avancée ni l’ubiquité du kitsch (le kitsch n’est que l’avant-garde du mauvais goût). A l’isolement de l’objet kitsch du Pop Art, se substitue, chez Lynch, son insertion dans des réseaux figuraux multiples. A la juxtaposition dérisoire d’éléments kitsch et au monitorage passionnel des pulp films (développés par Joel et Ethan Coen, Tarantino et le Lynch de Twin Peaks dans les années 90), se substitue aussi l’immersion émotive dans un empilement de mondes différents. La dramatisation progressive de l’énonciation dans le cinéma lynchien s’accompagne d’une propagation du kitsch et de son parcours thérapeutique fantasmé, songe après songe, le risque étant d’aboutir à des solutions esthétique idiosyncratiques et élitistes (Inland Empire).

Les stratégies camp et pulp peuvent en outre s’articuler avec la mode. La désinvolture dont témoigne le traitement du kitsch tient à son indifférence vis-à-vis du goût personnel. Parce qu’il est marqué d’anonymat, le kitsch est en effet un matériel culturel dénué de goût, plutôt qu’un produit de mauvais goût. Dans la mesure où la mode est un jeu social utilisant des positions identitaires différentielles et relèvant d’une observation de deuxième ordre, les stratégies camp utilisent en ce cas les propriétés kitsch comme des marques distinctives sans lien avec leur contenu originel. Ce contenu est alors mis entre guillemets, ce qui ne l’empêche pas de révéler son immanence radicale : l’immanence du code appliqué de façon récursive devient immanence du marché identitaire (mode). Jouer « le kitsch » comme atout dans une partie identitaire purement différentielle ne préserve pourtant pas des valences transcendantes. Le risque encouru n’est pas seulement l’autoréférentialité, mais aussi le blocage de la circulation écologique des valeurs, laquelle réclame la transcendance, c’est-à-dire des passages interprétatifs entre des univers de discours divers, des univers sociaux différents. La ridiculisation du kitsch apparaît encore comme une application récursive de son principe constitutif (l’ironie de chaque singularisation), une participation à la déformation de l’initiative énonciative ; on risque l’asphyxie dans cette cérémonie permanente du kitsch qui ne manque jamais ni de délégués ni d’officiants (involontaires ou pas). Dès lors qu’il est focalisé, le kitsch a pour ainsi dire gagné la partie puisque l’établissement d’une écologie « trans-mondaine » suppose sa transformation en un signe rhématique et son transfert dans un autre monde de référence. Si on l’observe de plus près, le kitsch nous enseigne donc un surplus de laïcité puisqu’il dépasse les confrontations entre doxa et para-doxa, recherche ou rétablit une polyscopie hétérodoxastique. La multiplication des accès au sens rend alors justice aux chances rhématiques de notre organisation discursive, à leurs capacités à transiter entre des fonds de sémantisation (mondes) différents. Pour le reste, nous savons que l’exotisme domestiqué est la première source de « kitschisation ».

Note de bas de page 19 :

Umberto Eco, Apocalittici e integrati. Comunicazioni di massa e teorie della cultura di massa, Milano, Bompiani, 1995 (1964), p. 66.

Pour être plus précis, le kitsch ne sort pas vaincu des transpositions entre des univers de discours différents. Comme l’ont montré les pratiques rhétoriques, les jeux figuraux de la rhétorique vont construire des allotopies, des croisements isotopiques, des conflits entre différents mondes actualisés. La circulation des enjeux discursifs entre scènes figuratives déconstruites et reconstruites n’empêche pas que la rhétorique puisse donner un résultat qui, à son tour, relève du kitsch. Cette débâcle est une fois encore liée à la récursivité dans l’application du même principe productif, à la stratification déformante d’une praxis énonciative : une solution rhétorique devient, par exemple, abusée ou se surcharge d’emphase. Une fois devenue kitsch, la solution rhétorique donne un résultat intransitif, diaphane : le jeu figural (transposition de diagrammes de relations entre univers figuratifs différents) se fige, se glace, et perd son potentiel émotionnel : le destin de la signification est fixé. Si dans l’objet kitsch, la « main » de l’énonciateur est perdue (elle se trouve réduite au plus petit dénominateur commun entre toutes les « mains » qui ont produit la même chose), cette réponse préétablie de l’observateur l’affranchit de toute individualité. Dans cette perspective, Umberto Eco19 a élaboré une critique de la définition de kitsch artistique en tant que préfabrication et imposition de l’effet. Cet apport ne doit nous faire perdre de vue ni le paysage esthétique contemporain ni celui de la communication. Loin de vouloir stigmatiser aujourd’hui un art maniériste, il s’agit de problématiser des enjeux sémiotiques plus sophistiqués où prévaut l’observation de deuxième ordre et où le kitsch est assumé entre guillemets.

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