La sémiotique est-elle un art ? Le faire sémiotique comme « art libéral »

Jacques Fontanille

Université de Limoges
Institut Universitaire de France

https://doi.org/10.25965/as.3343

En référence à la classification médiévale des activités et domaines culturels, la sémiotique, saisie principalement comme un « faire », serait un des « arts libéraux » contemporains, c’est-à-dire, selon l’acception courante, « ceux dans lesquels le travail intellectuel est dominant », ce en quoi ils s’opposent par exemple aux « arts mécaniques » ou aux « beaux-arts », qui mettent en œuvre d’autres facultés dominantes.

Dans cette perspective, bien entendu, la sémiotique perd son caractère de « projet scientifique », au sens où l’entendait Greimas, c’est-à-dire de connaissance généralisable, projective, construite par voie hypothético-déductive, reposant sur une théorie, des modèles et des méthodes empiriques. Mais elle ne le perd pas plus, pour autant, que la médecine, quand cette dernière passe de la recherche dite « in vitro » à la recherche dite « clinique » ; tout comme pour la médecine, en effet, il s’agit du passage d’une science fondamentale à une « pratique scientifique ».

La sémiotique considérée comme un art est donc une pratique, où l’intelligence, la sensibilité, l’émotion et le goût ont également part. Et, tout comme la médecine encore, c’est une pratique dont le « texte » est un discours scientifique.

C’est donc sur le fond de cette problématique générale qu’après avoir circonscrit le faire sémiotique comme « art » et comme « pratique », je voudrais ébaucher la description de quelques pratiques sémiotiques typiques : celles, notamment, de Jean-Marie Floch, d’Eric Landowski, d’Algirdas Julien Greimas ou de Claude Zilberberg.

Referring to a medieval classification of cultural activities and realms, semiotics, mainly understood as a “practice”, would have to be considered as a contemporary form of the “liberal arts” in its general understanding; “a form of art in which the intellectual aspect is essential” as opposed for instance to the “mechanical arts” or “fine arts” where other aspects prevail.

So considered, semiotics would obviously lose its “scientific project” aspect as Greimas understood it; i.e. a form of knowledge capable of being generalized, projective, constructed on a “hypothetical deductive” way, theoretically based and relying on models and empirical methods.

Still it would not lose its “scientific project” aspect any more than medicine when the latter abandons “in vitro” research for “clinical” research; as for medicine, it is indeed a passage from a “fundamental science” to a “scientific practice”.

Semiotics, understood as a form of art, has thus to be considered as a practice where intelligence, sensitivity, emotion and taste also interfere. And again, as for medicine, it is a practice whose “text” is a scientific discourse.

It is in this global approach, having described the “semiotic act” as a form of art and as a “practice”, that I would like to briefly present the description of some typical semiotic practices as those of Jean Marie Floch, Eric Landowski, Algirdas Julien Greimas or Claude Zilberberg.

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Mots-clés : arts, pratiques culturelles, sciences

Auteurs cités : Juan Alonso-Aldama, Anne BEYAERT-GESLIN, Jean-Marie FLOCH, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Louis HJELMSLEV, Eric LANDOWSKI, Bruno LATOUR, François RASTIER, Jean-Michel Wirotius, Claude ZILBERBERG

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Texte intégral

Préambule : arts, sciences et lettres

Sans prétendre à l’exactitude historique, ni même à la continuité d’un parcours dans l’histoire des idées, on peut pourtant s’interroger sur le statut de la sémiotique dans le vaste domaine des activités humaines. Car dans les termes contemporains, la dénomination des grands domaines de la connaissance et des pratiques humaines reflète déjà des choix, des exclusions et des inclusions plus ou moins masquées, qu’il convient au moins de mettre en perspective. Si, par exemple, on s’interroge sur la distinction entre « sciences du langage » et « arts du langage », la linguistique étant le parangon des premières, et la rhétorique, celui des seconds, on butte immédiatement (i) sur le fait que le parfum de désuétude qui accompagne la deuxième expression interdit de la mettre sur le même plan que la première, et (ii) sur le fait que les disciplines qui relèveraient des « arts du langage », comme la rhétorique, tendaient jusqu’à récemment à se déguiser en « sciences du langage », avec quelques aménagements et accommodements.

Si les sciences et les arts ne peuvent pas être situés sur le même plan, c’est aussi en raison de la répartition hiérarchique entre les instances de la culture : sous ce point de vue, les arts seraient des pratiques culturelles, produisant des objets culturels, alors que les sciences seraient en mesure d’en rendre compte à un autre niveau, celui de la connaissance objective, dégagée de la pratique ; par exemple, les sciences du langage seraient en mesure de rendre compte des arts du langage.

Mais cette hiérarchie de bon sens engendre une nouvelle difficulté, puisqu’ainsi les « sciences » s’excluraient elles-mêmes des pratiques culturelles, et ne pourraient, de ce fait même, être régies que de l’intérieur, par exemple par une méthodologie et une épistémologie, en échappant à toute autre détermination. Ce qui va à l’encontre de toute évidence, les sciences ayant une histoire, et obéissant notamment à des contraintes sociologiques, économiques et idéologiques.

Y a-t-il deux ensembles complémentaires de pratiques culturelles ? Deux niveaux hiérarchiques des pratiques et des objets ? La question est trop vaste pour aujourd’hui, et il faut se contenter, ce qui n’est déjà pas une mince affaire, de s’interroger sur le statut de la sémiotique.

Un survol, même rapide, suffira à montrer à quel point la classification des domaines de la connaissance est instable, et cette instabilité persistante révèle du même coup la difficulté principale : le déterminant des classifications change lui-même, tantôt social, tantôt idéologique, tantôt politique, etc.

Classification des arts

Le déterminant sociologique : dignité ou indignité

Jusqu’à la période classique, toutes les activités culturelles sont des « arts », et les « sciences » ne s’en distingueront qu’ultérieurement. Pour les latins, l’opposition pertinente est : « artes libérales » vs « artes serviles » ; les artes liberales sont des « arts » réservés aux hommes libres, et les artes serviles, des « arts » réservés aux esclaves. « Artes » recouvre alors toute activité culturelle, quotidienne ou exceptionnelle, requérant notamment quelque habileté, quelque savoir faire, en somme une « compétence ». Pour les latins, il y a donc des compétences libérales et des compétences serviles.

Faisons un bond de plusieurs siècles, jusqu’à la fin de la période où les « arts » se partagent seuls encore les grands domaines de la culture. En français classique (jusqu’à l’Encyclopédie de Diderot), l’opposition pertinente passe entre les « arts libéraux » et les « arts mechaniques » ; les arts libéraux sont des activités et des métiers « honnêtes », celles et ceux que l’on peut pratiquer sans déroger d’une condition noble ou d’« honnête homme » ; les arts mechaniques sont des activités et des métiers réservés au bas peuple, des habiletés manuelles, exercés soit par contrainte extérieure (corvées et servitude), soit par contrainte vitale (logement, nourriture, salaire).

Malgré ce bond historique, l’évolution est faible, non seulement parce que la distinction est toujours déterminée par les structures sociales, mais aussi parce son contenu n’a guère changé. « Mechanique » en effet, ne caractérise par seulement les arts, mais plus généralement tout ce qui est bas, sordide, vil ; ainsi, les habitudes de vie sordides d’un avare ou d’un misérable peuvent-elle être qualifiées de « mechanique », tout comme les métiers qu’ils exercent. En somme, seule la société à changé, et pas la classification des arts. Mais du même coup, il faut s’interroger sur le poids réel de la détermination sociale et historique.

Le déterminant cognitif : le verbe ou le calcul

Si on entre maintenant dans le détail de la classification des arts libéraux, sans faire encore entrer en scène les « sciences », on sait que, pour la tradition médiévale, la liste canonique des arts libéraux est fixée à sept :

  • le « trivium » : Grammaire, Dialectique, Rhétorique,

  • le « quadrivium » : Arithmétique, Astronomie, Musique, Géométrie.

La distinction est malaisée, mais on peut au moins avancer que les uns sont des arts de la parole, et les autres, des arts du calcul. La Médecine et le Droit, d’essence supérieure, n’appartiennent pas encore à cette classification. La classification repose en ce cas sur la modalité cognitive dominante, sur le « moyen » sur lequel la compétence se fonde.

La sémiotique, si elle avait existé, aurait été scindée en deux : d’un côté, elle aurait évidemment fait partie du « trivium », selon Greimas, Landowski, ou Courtés, et du « quadrivium », selon Jean Petitot, lequel aurait qualifié l’autre choix, littéralement, de choix « trivial ».

Le déterminant axiologique : l’agréable ou l’utile

Pour la période classique, jusqu’à l’Encyclopédie, la liste se complète et se remanie, et deux autres catégories apparaissent :

  • les Beaux-Arts, arts libéraux qui produisent des « objets », et qui reposent sur des pratiques esthétiques : l’éloquence, la poésie, la musique, la peinture, l’architecture, la gravure, la sculpture ;

  • les autres, arts libéraux consistant en métiers « nobles », la guerre, la chasse, la navigation, la médecine, l’équitation…

La sémiotique aurait alors fait partie des « beaux-arts », mais pas pour tout le monde : la polémologie de Juan Alonso, l’analyse de l’expérience de l’équitation chez Eric Landowski, et la sémiotique médicale de Jean-Michel Wirotius appartiennent à l’autre catégorie.

Parfois, une autre distinction apparaît, qui recoupe partiellement la précédente :

  • les Arts agréables (ou « arts d’agrément »), supposés faire naître du plaisir, sur le fond d’une faculté d’imagination, d’invention, voire de création ;

  • les Arts utiles, supposés satisfaire des besoins, répondre à des nécessités, et surtout obéissant à des règles fixes, qui sont transmises par l’enseignement et acquises par l’apprentissage. Parmi ces derniers, apparaissent notamment la Grammaire, la Logique, la Morale.

Note de bas de page 1 :

 Comme le signale Rastier, la linguistique est « traditionnellement liée à la Logique (pour le contenu) et à la Grammaire (pour l’expression) ». François Rastier, Arts et sciences du texte, Paris, PUF, 2001, p. 7.

Si la sémiotique a quelque parenté avec les trois dernières1, alors elle serait à ranger parmi les « arts utiles ». Mais d’aucuns, comme Landowski ou Beyaert, pencheraient peut-être vers les « arts agréables ».

Cette dichotomie se stabilise mal, puisqu’elle sera bientôt perturbée par la naissance des sciences expérimentales, qui ouvrent un autre champ de la connaissance, et produisent un réaménagement de toute la typologie. Mais, en l’état, elle repose sur la distinction entre deux types de valeurs : des valeurs « hédoniques » d’un côté (le plaisir procuré par le produit d’une pratique culturelle), et des valeurs « pratiques » ou « critiques » de l’autre (l’utilité sociale, la nécessité politique).

S’il faut donc parler de la sémiotique comme d’un « art », ce sera donc un art libéral, et utile, c’est-à-dire un art honnête, par la pratique duquel on ne déroge point, et qui, pourtant, répond à certains besoins sociaux et individuels, et à quelques nécessités de la vie intellectuelle.

Les sciences entrent en scène

Le déterminant de la médiation : l’autorité ou l’expérience

Note de bas de page 2 :

 Sur ces questions, la contribution de Philippe Caron est essentielle. Philippe Caron, Des Belles Lettres à la Littérature. Louvain-Paris, Peeters, Bibliothèque de l’Information Grammaticale, 1992

Les « arts » peuvent être globalement opposés aux « sciences » et aux « lettres », comme la pratique peut être opposée aux contenus de connaissance sur lesquels elle repose. Mais la concurrence entre les « sciences » et les « lettres »2 va peu à peu modifier le statut même des « arts ». Jusqu’à la période classique, « sciences » et « lettres » commutent sans trop de difficultés, et on peut par exemple assimiler la dichotomie « Les Sciences et les Arts » avec l’autre dichotomie « Les Arts et les Lettres » ; tout au plus peut-on considérer que « Sciences » désigne plutôt le contenu spécifique des contenus de connaissance, alors que « Lettres » renvoie plus précisément au fait que la connaissance passe par le « livre ».

La distinction entre « sciences » et « lettres » se déplace, se précise et s’amplifie à la charnière entre le 17ème et le 18èmesiècles, quand on commence à opposer les connaissances « livresques » et les connaissances acquises par observation, expérimentation et calcul. Les « sciences » se détachent alors non seulement des lettres, mais aussi des arts, dans la mesure où ces derniers reposent sur des connaissances transmises par la tradition, par l’apprentissage, ou par le livre, c’est-à-dire sous l’empire de quelque « autorité », et non directement, dans l’expérience des phénomènes naturels.

Le déterminant méthodologique : les normes pratiques ou les contraintes techniques

La fracture se répercute alors au sein même des arts libéraux, et consacre la coupure entre le trivium et le quadrivium, avec quelques aménagements, puis s’officialise en quelque sorte avec l’apparition de la méthode expérimentale, puis de la « technologisation » des recherches qui s’en suit ; au 19ème, le réaménagement aboutit à la situation qu’on connaît aujourd’hui : sciences et techniques d’un côté, et la médecine toute proche ; sciences humaines et sociales de l’autre, y compris disciplinaires littéraires, juridiques et économiques.

Dès lors, les arts seront des pratiques correspondant exclusivement aux « lettres », et les pratiques correspondant aux sciences seront des « techniques ». Mais le rapport entre ces deux dimensions s’inverse d’un champ à l’autre : du côté des « arts », la pratique englobe la connaissance théorique et livresque, et ce d’autant plus que les œuvres, et plus spécifiquement les livres, sont les produits de la pratique elle-même, elle-même soumise à des normes et des conventions héritées de la tradition.

Du côté des « sciences », la connaissance préexiste à la pratique, et elle est suivie de la mise en œuvre technique ; autrement dit, l’observation, l’expérimentation et le calcul ne sont plus (provisoirement) pensés comme « pratiques », et seules les conséquences concrètes de la connaissance scientifique ont droit à ce titre. Cette distinction est aujourd’hui battue en brèche, dans la mesure où tous les scientifiques reconnaissent le rôle du développement technologique dans l’exercice même de la recherche fondamentale, sans pour autant admettre que cette dernière est une pratique sociale (cf. l’affaire Sokal, et la polémique contre les travaux de Bruno Latour). Mais, en se déplaçant, la différence se renforce, puisque les contraintes technologiques relèvent du « savoir faire » et du « pouvoir faire », alors que les normes pratiques relèvent du « devoir faire », voire du « croire », s’agissant des régimes de croyance attachés à chacun des genres.

Pour la sémiotique, la question se précise donc : si on lui reconnaît le statut d’une pratique, reposant sur un corps de connaissances théoriques, cette pratique est-elle un « art », ou une « technique » ? Ce qui revient, en posant la question autrement, à se demander si la sémiotique n’est une pratique qu’au moment des « applications » concrètes (les « techniques ») ou aussi au moment de la construction théorique elle-même, ce qui en ferait un « art », au sens défini ci-dessus. Ce qui revient aussi à questionner le statut des contraintes qui pèsent sur le faire sémiotique : normes pratiques, ou contraintes techniques ?

En somme, s’il faut caractériser la praxéologie dont relève la sémiotique, sera-t-elle une déontologie ou une technologie ?

La sémiotique comme pratique

Note de bas de page 3 :

 François Rastier, Arts et sciences du texte, Paris, PUF, 2001, p. 1

Pour la sémiotique, la chose se complique singulièrement aujourd’hui, avec la revendication d’un statut de « science », inspiré notamment par les origines linguistiques de la sémiotique, et qui a conduit Greimas, par exemple, à exclure du champ sémiotique la rhétorique et l’herméneutique, toujours considérés comme des arts (comme le rappelle Rastier3, Schleiermacher définit l’herméneutique comme un art).

La pratique scientifique selon Greimas

Pourtant Greimas lui-même n’a jamais été entièrement catégorique sur ce point. Pour commencer, il n’a jamais posé la sémiotique comme une science, et l’expression qui revient le plus souvent est celle de « projet scientifique » ; qui plus est, ce « projet » est clairement situé dans une pratique, individuelle, comme « projet de vie », ou collective, comme visée propre à l’ensemble des membres associés à un programme de recherches inscrit dans une discipline intellectuelle.

Dans l’introduction de Du Sens II, c’est le sens de la vie du chercheur qui est en question :

Note de bas de page 4 :

 Julien Algirdas Greimas, Du Sens II, Paris, Seuil, 1983, p. 7, les italiques sont ajoutées.

« …il y a peut-être quelque paradoxe, pour un chercheur, à affirmer vouloir rester fidèle à soi, alors que le projet scientifique, aujourd’hui, est le seul espace où la notion de progrès a encore du sens… »4.

Dans l’introduction du Dictionnaire, c’est le programme de recherches collectives qui est invoqué :

Note de bas de page 5 :

 Julien Algirdas Greimas et Joseph Courtés, Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Sémiotique, Paris, Hachette, 1979, p. III, les italiques sont ajoutées.

« Persuadés qu’un projet scientifique n’a de sens que s’il devient l’objet d’une quête collective, nous sommes prêts à lui sacrifier quelque peu l’ambition de rigueur et de cohérence. »5

Enfin, dans l’introduction de Sémiotique des passions, c’est l’activité théorique elle-même, activité impersonnelle mais sociale, qui est décrite ainsi :

Note de bas de page 6 :

 Julien Algirdas Greimas et Jacques Fontanille, Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d’âme, Paris, Seuil, 1991, p. 15

« Ce retour critique est caractéristique de la sémiotique considérée comme ‘projet scientifique’ : pour rendre compte des difficultés que fait surgir l’analyse au ras du discours… »6.

L’évolution est significative, puisque, commencé comme « individuel » et personnel, le « projet » devient collectif, puis impersonnel. Et, en chacune des occurrences, dans les introductions qui posent les enjeux de l’exposé théorique à venir, le « projet scientifique » est invoqué pour justifier des choix méthodologiques, pour expliquer l’évolution de la théorie elle-même, pour rendre compte en somme de la « conduite » de la science.

En somme, si l’on doit distinguer la théorie et la pratique, pour Greimas cette distinction ne peut pas être confondue avec celle qui oppose la science et la technique, la technique ayant pour seul apanage de prolonger la science dans l’action concrète. La pratique, en l’occurrence, est une pratique scientifique, et en ce sens, elle regroupe toutes les opérations, toutes les décisions, toutes les actions concrètes qui produisent de la théorie, des modèles, et un « discours » scientifique.

Cette conception est présente dès Sémantique structurale. Certes, elle ne s’y exprime encore que timidement, et seulement à propos du métalangage de description :

Note de bas de page 7 :

 Julien Algirdas Greimas, Sémantique structurale, Paris, Seuil, 1986 [1970], p. 15, les italiques sont ajoutées Deux pages plus loin (17), Greimas identifie la description à une « praxis ».

« L’existence d’un corps de définitions ne peut signifier qu’une chose, à savoir que le métalangage lui-même a été préalablement posé comme langue-objet, et étudié à un niveau hiérarchique supérieur. Ainsi, pour que le métalangage sémantique, le seul qui nous intéresse, puisse être considéré comme ‘scientifique’, il faut que les termes qui le constituent soient préalablement définis et confrontés. […] Nous voyons maintenant quelles sont les conditions d’une sémantique scientifique : elle ne peut être conçue que comme la réunion, par la relation de présupposition réciproque, de deux métalangages : un langage descriptif […] et un langage méthodologique […]. »7.

Même timide, la place de la pratique dans la production du discours scientifique est clairement indiquée : il y a des choix, qui se traduisent par des actes (poser, définir, confronter, réunir), qui conduisent enfin à l’énonciation d’un discours théorique. Si on part de ce discours (« un corps de définitions »), on remonte à la pratique par présupposition (« cela ne peut signifier qu’une chose, à savoir que le métalangage lui-même a été préalablement posé… ») ; si on part de cette pratique, alors il reste, dans le discours scientifique, des traces des actes pratiques, par exemple, ici-même, la « relation de présupposition réciproque », qui est la trace de l’acte qui consiste à « réunir » les deux métalangages.

Cette articulation entre le discours théorique scientifique et la pratique qui l’a produit est très explicite et détaillée dans l’entrée « Scientificité » du Dictionnaire :

Note de bas de page 8 :

 Algirdas Julien Greimas et Joseph Courtès, Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Sémiotique, Paris, Hachette, 1979, p. 322.

« La recherche scientifique est une forme particulière d’activité cognitive, caractérisée par un certain nombre de précautions déontiques – qu’on appelle conditions de scientificité – dont s’entoure le sujet connaissant pour l’exercer et, plus spécialement, pour réaliser le programme qu’il s’est fixé. »8.

Loin de se présenter comme une tactique discursive, reposant sur des « simulacres » inscrits dans le seul discours scientifique, le faire scientifique est ici traité comme une pratique sociale, certes productrice d’un discours, mais dont les conditions d’exercice sont d’authentiques conditions pratiques, en somme les « règles », les normes et, plus généralement, les régularités d’un « art ». Dans le même article, Greimas & Courtés distinguent très clairement la « recherche scientifique » ou « pratique scientifique », et le « discours scientifique » qu’elle produit ; et ils soulignent même quelques-unes des difficultés inhérentes à la difficile articulation entre les deux ; par exemple :

Note de bas de page 9 :

 A.J. Greimas & J. Courtés , Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Sémiotique, idem, p. 323

« La pratique scientifique, que nous venons d’esquisser très sommairement, comporte un point faible : c’est le moment et le lieu où le discours individuel cherche à s’inscrire dans le discours social… »9.

En somme, tout au long de son œuvre, et sans accorder à ce point plus d’importance qu’il ne méritait à l’époque, Greimas a toujours considéré que la théorie sémiotique et le discours scientifique qui la présente sont sous la dépendance des conditions pratiques de l’exercice du métier de chercheur, et non, comme certaines tentations ultérieures de ses disciples et émules pourraient le laisser penser, sous la dépendance d’une épistémologie spéculative.

Note de bas de page 10 :

 Julien Algirdas Greimas, Sémantique structurale, Paris, Seuil, 1986 [1970], p. 16

On aurait pourtant pu craindre, puisqu’il avait défini dès Sémantique structurale le niveau épistémologique comme le « niveau linguistique quaternaire »10, chargé du contrôle de validité méthodologique de la déduction et de l’induction, que ce niveau épistémologique ne puisse être que d’une abstraction insoutenable, ou d’une complexité inaccessible. De fait, le contrôle en question, fortement inspiré de Hjelmslev, est un contrôle de cohérence (interne) et d’adéquation (avec l’objet de la description) : il s’agit donc bien d’actes de confrontation et de comparaison, dérivant d’une déontologie, contrôlant une pratique, et non d’une dérive spéculative sur les « fondements » de la théorie.

La lecture de l’entrée « épistémologie » du Dictionnaire est à cet égard édifiante. Elle distingue deux acceptions complémentaires ; la première, directement issue de Sémantique structurale, définit l’épistémologie comme un « plan » de la théorie

Note de bas de page 11 :

 A.J. Greimas & J. Courtés, Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Sémiotique, idem, p. 130

« auquel il appartient de critiquer et de vérifier la solidité du niveau méthodologique en testant sa cohérence et en mesurant son adéquation […] »11.

Note de bas de page 12 :

 Je peux témoigner ici, pour y avoir assisté, que les “colères” scientifiques les plus vives de Greimas, qui l’entraînaient parfois, lors de ses séminaires, à de véritables « exécutions » publiques, étaient toutes inspirées par l’abus des indéfinissables, par l’inflation épistémologique, en somme, par le non-respect du « minimum épistémologique », le pire manque de déontologie à ses yeux.

La seconde acception, qui pourrait faire craindre le pire, puisqu’elle recouvre l’ensemble des concepts indéfinis ou indéfinissables, est, sinon récusée, du moins ravalée au « minimum épistémologique » : la (bonne) pratique scientifique consiste justement à réduire au minimum cet « inventaire épistémologique », et à en faire le moins de cas possible. Il semble clair alors que la préférence de Greimas va à une épistémologie pratique, c’est-à-dire à une déontologie.12

La sémiotique et les « arts et sciences du texte » (Fr. Rastier)

Cette position de principe a connu récemment les feux de l’actualité, dans les travaux de François Rastier, qui propose de situer les approches textuelles (sémantique textuelle, herméneutique, sémiotique, etc.) du côté des « arts », avec la rhétorique et l’herméneutique. Au terme d’une argumentation serrée, parfois excessivement dichotomique, il aboutit à la conclusion suivante :

Note de bas de page 13 :

 François Rastier, Arts et sciences du texte, Paris, PUF, 2001, p. 54

« De fait, la sémiotique contemporaine n’a pas produit de théorie du texte compatible avec une problématique rhétorique / herméneutique. »13.

L’argument central est résumé ainsi :

Note de bas de page 14 :

 François Rastier, Arts et sciences du texte, idem, p. 55

« […] la sémiotique, dans la mesure où elle se limite aux signes, n’a produit que des théories de la signification, alors que la sémantique, quand elle traite des textes, est appelée à produire des théories du sens. »14.

Quant à la sémiotique greimassienne, elle :

Note de bas de page 15 :

 François Rastier, Arts et sciences du texte, idem, pp. 54-55

« distingue la signification du sens, mais fait procéder l’un de l’autre. En particulier, le parcours génératif greimassien, par toute une série de conversions, tente de dériver le sens textuel de la structure élémentaire de la signification… »15.

Pourtant, la sémiotique greimassienne n’a cessé de proclamer qu’elle avait dépassé le stade du signe, et que son objet est le texte ; et même, aujourd’hui, elle étend son domaine aux objets, aux pratiques et aux formes de vie. Mais pour Rastier, le parcours génératif, en articulant le sens textuel à la signification élémentaire, compromettrait la perspective textuelle. Cet argument mérite discussion.

1- La signification articulée par les structures élémentaires n’est pas celle du « signe », mais celle d’un « noyau » minimal catégoriel, qui n’est attaché en propre à aucune figure particulière, encore moins à quelque signe que ce soit ; on peut contester la pertinence de telles « catégories sémiques » en tant qu’organisation profonde du texte, mais certainement pas en les assimilant à la signification du signe.

Note de bas de page 16 :

 Rastier reconnaît plus loin (idem, p. 71) que la frontière entre les deux paradigmes tend à s’effacer dans nombre de pratiques sémiotiques contemporaines, et que, notamment chez Greimas, la perspective rhétorico-herméneutique est souvent à l’œuvre, dans les divers « exercices pratiques » d’analyse auquel il s’est livré.

2- La perspective textuelle n’est compromise par le principe du parcours génératif que si on pose au préalable une frontière infranchissable entre le paradigme « logico-grammatical » et le paradigme « rhétorico-herméneutique ». Or c’est justement la force de la sémiotique greimassienne que de récuser cette frontière, et de proposer un modèle explicatif du sens textuel qui, partant des catégories sémiques élémentaires et des prédicats narratifs de base, peut ainsi contribuer à la compréhension et à l’interprétation. Cette contribution du parcours génératif au processus herméneutique, a été abondamment commentée par Paul Ricœur (1980 et 1990), que l’on ne peut suspecter ni de complaisance à l’égard de la sémiotique, ni de trahison à l’égard de l’herméneutique16.

Note de bas de page 17 :

 Fr. Rastier, Arts et sciences du texte, idem, p. 51

François Rastier propose donc une alternative à la sémiotique discursive, sa sémantique textuelle, conçue comme une sémiotique « par restriction »17au texte, et cette alternative est selon lui entièrement située dans le paradigme rhétorico-herméneutique. L’argument central se résume en deux temps :

« [l’opération de commutation, propre à l’analyse immanente] ne tient évidemment pas compte des contextes et des intertextes, qui ont pourtant un caractère constituant »

et par conséquent :

Note de bas de page 18 :

 Fr. Rastier, Arts et sciences du texte, idem, p. 58, les italiques sont ajoutées

« […] le sens n’est pas inhérent au texte, mais à la pratique d’interprétation. »18.

La sémiotique comme déontologie critique

De ce fait, les performances sémiotiques sont traitées comme des « pratiques » (des « arts »), et ces pratiques étant déterminées par des « règles » et des « normes » (celles des arts utiles), elles participent plus d’une éthique que d’une esthétique. Rastier rappelle à cet égard que :

Note de bas de page 19 :

 Fr. Rastier, Arts et sciences du texte, idem, p. 8

« Les arts, disciplines pratiques ou du moins empiriques, ne peuvent être compris que dans une praxéologie, et exigent une éthique. »19,

et de projeter son raisonnement sur l’activité interprétative elle-même :

Note de bas de page 20 :

 Fr. Rastier, Arts et sciences du texte, idem, p. 12

« la description [doit être] aussi une interprétation, et exige que la méthodologie s’appuie sur une déontologie. »20,

ce qui impose de définir plus précisément l’interprétation comme une pratique :

Note de bas de page 21 :

 Fr. Rastier, Arts et sciences du texte, idem, p. 49

« [le sujet de l’énonciation et de l’interprétation] est triplement situé dans une tradition linguistique et discursive, dans une pratique que concrétise le genre textuel qu’il emploie ou qu’il interprète, dans une situation qui évolue et à laquelle il doit s’adapter sans cesse. »21.

En avançant l’interprétation, Rastier enrichit la problématique, tout en la banalisant.

Il l’enrichit, en ce sens que l’interprétation est une transposition entre au moins deux sémiotiques différentes, alors que la description, selon Greimas (cf . supra), ne supposait qu’un changement de niveau à l’intérieur de la même sémiotique (pour lui, cette sémiotique était la linguistique, voire plus vaguement, le langage) ; du coup, cette pratique interprétative autorise une mise en perspective, conforme à la tradition herméneutique, entre les usages antérieurs de cette pratique (la « tradition »), et les usages et pratiques concurrents actuels (la « situation »).

Mais il la banalise en même temps, puisque sont convoquées toutes les formes de l’interprétation, toutes les transpositions inter-sémiotiques, dont on sait qu’elles sont fort nombreuses et diverses, et que la pratique scientifique telle que la concevait Greimas était beaucoup plus spécifique. C’est donc cette spécificité qu’il nous faut reconquérir, en partant d’une conception « historico-critique », propre à la perspective herméneutique et rhétorique, c’est-à-dire celle des « arts », comme le rappelle Rastier :

Note de bas de page 22 :

 Fr. Rastier, Arts et sciences du texte , idem, p. 70

« La conception historico-critique considère la connaissance comme un apprentissage au sein de pratiques sociales, et la rend indissociable de ses modes de transmission. En ce cas, c’est la déontologie qui l’emporte sur l’ontologie. »22.

Pourtant, la conception de la sémiotique générale qui en découle, une sémiotique fédérative qui circonscrit le champ où se rencontrent les différentes disciplines herméneutiques (les sémiotiques scientifiques) qui étudient les objets, phénomènes et performances culturels, en fait un lieu méthodologique et théorique vide, car Rastier n’y situe, en fin de compte, que l’épistémologie pratique, la confrontation historico-critique, et le contrôle déontologique.

Note de bas de page 23 :

 Fr. Rastier, Arts et sciences du texte , idem, p. 284

En conclusion de son livre, après avoir en effet récusé la plupart des sémiotiques « constructivistes », et toutes les tentatives pour articuler des contenus, des processus, et des formes propres à une sémiotique des cultures (et notamment les propositions de l’Ecole de Tartu-Moscou), il concède seulement, en effet, que la sémiotique générale, ou « sémiotique des cultures » « garde une vocation épistémologique : fédérer les sciences de la culture »23, et doit exercer un contrôle critique et déontique pour que le caractère « culturel » de leurs objets ne soit ni réduit ni dévoyé.

Il n’en reste pas moins que cette position ne permet pas de circonscrire précisément ce qu’est une pratique sémiotique, ni même la sémiotique en tant que pratique, et ce pour deux raisons. D’un côté, bien d’autres perspectives critiques pourraient revendiquer le même rôle que celui qui est attribué par Rastier à cette sémiotique fédérative : la sociologie des sciences, la philosophie de la connaissance, et même la psychologie cognitive, si elle prenait en compte la dimension historique. D’un autre côté, il est difficile de savoir, à lire Rastier, si la perspective historico-critique est un point de vue sur les sciences, et qui, en cela, pourrait tout aussi bien s’appliquer aux sciences de la nature et aux sciences exactes, ou si elle est inhérente à la définition même des sciences de la culture. Sous ce point de vue, en effet, toutes les sciences reposent sur des pratiques scientifiques, sur une déontologie, et obéissent à des déterminations historico-idéologiques. On le savait déjà, mais c’est une confirmation de plus : le relativisme est une boucle sans fin, qui n’engendre que des apories en chaîne.

Il en résulte que la définition d’une perspective proprement sémiotique, sur la culture, est encore à venir.

La sémiotique comme génératologie

Est-ce donc à dire que les sémiotiques scientifiques ne sont que des pratiques, comme toutes les autres pratiques scientifiques, et que la sémiotique générale se réduit à la déontologie critique de ces pratiques ? Comment spécifier le point de vue sémiotique sur la culture ?

A la conception particulièrement restrictive de Rastier, la sémiotique générale peut aujourd’hui opposer quelques propositions complémentaires. Sans récuser le rôle épistémologique et critique qui doit en effet être le sien, on peut en effet « fédérer » les sciences de la culture d’autres manières :

1- En élaborant pour commencer une définition des phénomènes culturels qui ne serait pas seulement extensive et tautologique, selon laquelle seraient culturels tous les objets produits par une activité humaine au sein des cultures. L’Ecole de Tartu-Moscou a ouvert la voie, en proposant un modèle sémiotique général des cultures, définies par les modalités et les processus de leur confrontation avec les autres cultures, modalités et processus qui se distinguent de ceux qui caractérisent les systèmes physiques et les systèmes biologiques : c’est le principe de la sémiosphère.

2- En fédérant non seulement les pratiques d’analyse des objets culturels, mais aussi les types d’objets culturels, types définis cette fois non plus par les classifications et les distinctions entre les « arts du faire », héritées d’une série continue de réaménagements instables et tous provisoires, mais par leurs propriétés sémiotiques distinctives. Ces propriétés se présentent d’abord comme des classes de l’expérience culturelle, correspondant à des niveaux de phénoménalité différents, et ordonnées enfin sous la forme d’un « parcours génératif », un « parcours d’intégration » hiérarchique entre les sémiotiques-objets constitutives des cultures. Pour mémoire : les figures-signes, les textes-énoncés, les objets-supports, les pratiques, les stratégies et les formes de vie.

Des modèles comme la sémiosphère, la parcours génératif de la signification, ou le parcours intégratif des niveaux de pertinence de l’expression, sont des modèles topologiques et dynamiques : globalement, ils sont conçus pour engendrer des formes et des entités sémiotiques, sur le fond d’un principe de cohérence minimale des cultures, et d’unité globale des faits culturels. Ils appartiennent de droit à la sémiotique générale, à côté de l’épistémologie pratique, pour la raison évidente qu’ils constituent la seule manière de caractériser les procédures de la pratique sémiotique, en les distinguant de celles qui ne sont pas sémiotiques.

Et l’esthétique ?

Si les « arts agréables » impliquent une esthétique, et les « arts utiles », une éthique, alors la sémiotique en tant que pratique n’est un « art » que si elle développe une éthique du faire, et ce faire n’implique apparemment pas de dimension esthétique.

L’ensemble du raisonnement qui précède, appuyé notamment sur les positions développées par Greimas et par Rastier, montre que, même traité comme une pratique, le faire sémiotique ne perd pas son caractère scientifique. Et c’est même le « projet scientifique » de la sémiotique, tel que le concevait Greimas, qui en ferait un « art ». Le caractère scientifique, c’est-à-dire de connaissance généralisable, projective, construite par voie hypothético-déductive, reposant sur une théorie, des modèles et des méthodes empiriques, est parfaitement compatible avec un statut de pratique sociale et culturelle, à condition de s’écarter d’une conception purement formelle de la théorie.

Par analogie, la situation de la médecine peut nous éclairer : cette dernière, en effet, alterne entre la recherche dite « in vitro » et la recherche dite « clinique ». La différence, c’est l’homme : dans la recherche « in vitro », sont étudiées des propriétés biologiques et bio-chimiques ; dans la recherche « clinique », c’est le patient qui est au centre de l’expérience. La recherche « in vitro » ne préjuge pas du caractère humain des applications ultérieures : de fait, il faut se donner ensuite un « modèle » vivant (le modèle du rat, le modèle du poisson, etc.) pour passer au stade expérimental ; et, quand il s’agit des patients humains, le statut « expérimental » des investigations est très spécifique, la « compréhension » et l’« interprétation » retrouvent leurs droits. Et c’est la raison pour laquelle les recherches cliniques sont non seulement exclues du champ des recherches fondamentales, mais même, pour certains, des recherches scientifiques en général.

Tout comme la clinique, la sémiotique est une pratique, dont le « texte » est un discours scientifique. Et elle interprète ce « texte » tout autant que les objets qu’elle se donne à analyser. Greimas rêvait, à la suite de Hjelmslev, d’un discours scientifique impersonnel, sans sujet, sans énonciation ; son idéal de la publication scientifique, en partie emprunté aux sciences exactes, était la publication collective (au moins duelle), où personne n’aurait dû reconnaître la plume des uns et des autres. Mais cet idéal était destiné, de droit, à rester purement virtuel, une science sans texte, de fait. Car dès que la théorie sémiotique s’inscrit dans des textes concrets, l’identité de l’auteur n’échappe pas au lecteur averti ; dès qu’elle est mise en œuvre dans une analyse particulière, nul ne peut ignorer qui a mis en pratique tel ou tel modèle, de telle ou telle façon.

Ainsi peut-on reconnaître la manière sémiotique de Jean-Marie Floch à ses références insistantes à l’anthropologie culturelle (voir Floch 1985 ou 1995), celle de Claude Zilberberg à son art de la digression expansive et de l’ellipse énigmatique (voir Zilberberg 1988), ou celle d’Eric Landowski, à son usage des situations vécues au quotidien.

Tout comme dans la clinique, il y a certes dans la pratique sémiotique des règles et des normes, une « déontologie », mais on peut aussi y reconnaître un style personnel, ou plus précisément une manière de s’y prendre, des procédés singuliers ; de fait : une syntagmatique singulière qui est caractéristique de « manières » différentes de faire de la sémiotique. Ce serait peut-être trop que d’y reconnaître une esthétique.

Ce point est pourtant essentiel, car il joue un rôle décisif dans la recherche sémiotique et dans ses progrès. Un rapide balayage des productions scientifiques dans le domaine des sciences humaines et sociales fait apparaître deux grands ensembles, entre lesquels la sémiotique occupe une place à part : d’un côté, celles dont les variations sont ou bien négligeables, ou bien seulement « de style », comme dans le domaine de la linguistique formelle, et de l’autre, celles dont les variations sont continues, et ne signent que des différences idiosyncrasiques, comme dans le domaine des études littéraires. Dans un cas comme dans l’autre, les variations ne sont pas pertinentes, et n’influent pas durablement sur l’évolution de la pratique scientifique ; et, quand les variations sont pertinentes, c’est le signal d’un changement de « paradigme » épistémologique.

Note de bas de page 24 :

 Julien Algirdas Greimas, Sémantique structurale, Paris, Seuil, 1986 [1970].

Pour ce qui concerne la sémiotique, au contraire, des variations « massives » et régulières portent des courants, des innovations, et ouvrent de nouvelles perspectives : en cela, elles sont pertinentes et efficientes : comme le faisaient remarquer Greimas et Courtés dans l’introduction à Sémiotique II24, quelques grandes « voix » se dégagent, et caractérisent non pas des styles individuels (car ces voix sont collectives), ni même des écoles de pensée (car leurs contours sont flous, leur devenir instable, et leurs intersections nombreuses et fluctuantes) ; ce ne sont pas des différences d’écriture (encore que ces différences-là existent évidemment, d’un sémioticien à l’autre), mais bien des « courants de pensée », ou plus précisément des « manières » différentes d’aborder les mêmes problèmes sémiotiques.

A l’intérieur d’une sémiotique à vocation générale, il y a donc place pour des « singularités » qui ne sont pas moins pertinentes et efficientes que les « généralités ».

Note de bas de page 25 :

 Eric Landowski, Passions sans nom, Paris, PUF, 2004, pp. 1-11

La « voie » ouverte par la « voix » d’Eric Landowski est particulièrement significative à cet égard. A relire l’introduction de son dernier livre25, qui vise à installer la problématique de l’union et de la contagion, en la fondant sur le concept greimassien d’esthésie, on s’aperçoit qu’il nous propose le récit d’une pratique scientifique : lassé d’exclure et de réduire l’objet phénoménal de ses analyses, toujours frustré d’avoir laissé échapper l’essentiel du vécu et de l’expérience, il propose en quelque sorte une autre déontologie, qui consiste à retrouver la chair même de notre « rapport vécu à autrui », à sortir délibérément du texte et même des représentations de l’esthésie, pour accéder à l’esthésie en tant que telle. En outre, il fait aussi usage de la métaphore « in vitro » / « in vivo », pour choisir bien entendu la sémiotique « in vivo », ce qui indique assez clairement qu’il se situe, dans cette introduction et dans la suite de cet essai, du côté de la sémiotique considérée comme un « art ».

Mais, en infléchissant la déontologie sémiotique, il n’y renonce pas pour autant, et c’est donc une « voix » et une « manière » originale qu’il propose, non pas comme style individuel qu’il suffirait d’admettre et d’apprécier, mais comme une voie possible pour la sémiotique, et surtout pour d’autres sémioticiens. On pourrait en dire tout autant des autres grandes « voix » sémiotiques évoquées plus haut. Cette particularité n’est probablement pas une exclusivité de la sémiotique, mais elle est pourtant, de fait, constitutive de la sémiotique greimassienne et post-greimassienne, au point que celui qui ne l’aura pas identifiée ne comprendra pas le sens de ces singularités : ou bien il en fera inconsidérément l’amalgame, ou bien il croira avoir affaire à des écoles différentes, et dans les deux cas, il aura tort. Toute proportion gardée, ces « voix » sémiotiques fonctionnent comme des vernaculaires : chacun parle son dialecte, mais tout le monde se comprend, et le sentiment d’appartenance à la même communauté culturelle et linguistique n’est pas compromis.

De fait, dans une perspective rhétorico-herméneutique, cette présence du sujet de la science, dans la pratique scientifique elle-même, mais d’un sujet qui n’est pas nécessairement individuel, n’est rien d’autre que ce que les rhétoriciens appellent l’« ethos », dans lequel il faut distinguer deux dimensions : (i) une dimension générale, de nature normative et sociale, transmise par la tradition et l’apprentissage, et qui constitue la déontologie, et (ii) une dimension singulière et originale, dont les régularités ne renvoient pas à des conventions ou à des normes, mais à la présence d’une même forme d’intelligence et de sensibilité, singulière et partagée.

Dans la conclusion de son livre, Rastier vante les mérites, pour les sciences de la culture, et à la suite d’Humbolt, des procédures de « caractérisation » : la caractérisation, en effet, est le propre des disciplines qui s’occupent de l’homme et de la culture, puisque pour elles seules, les caractères singuliers peuvent être pertinents. Les sciences de la culture ne sont pas des sciences du particulier, mais bien du général, comme les autres, mais elles sont destinées à « descendre » du genre à l’espèce, et jusqu’aux singularités, à la condition expresse, et pour partie paradoxale, que ces singularités offrent un minimum de régularité. En l’occurrence, le « singulier » ne se confond pas, ici comme ailleurs, avec l’individuel.

Note de bas de page 26 :

 Voir Jacques Fontanille, Sémiotique du discours, Limoges, Pulim, 2003, pp. 150-154

Dans l’exercice même du faire sémiotique, il y a donc aussi des singularités et des « caractères », et le caractère (ou l’attitude)26qui transparaît dans la pratique vient donc compléter les règles et les normes pour constituer l’ethos. Cette caractérisation personnelle du faire sémiotique est la seule manière d’exprimer, dans l’exercice même de l’activité scientifique, la responsabilité du chercheur, responsabilité qui est une condition intrinsèque du cadre herméneutique. L’éthique (pour ne pas dire l’« éthologie ») dont se nourrit la pratique sémiotique, et qui constitue une part essentielle de sa dimension épistémologique, se compose en somme de deux dimensions : une déontologie et une caractérologie.

La sémiotique considérée comme un art est donc une pratique, où l’intelligence, la sensibilité, l’émotion et le goût ont également part.

Conclusion

On peut alors constituer ce qui pourrait être une sémiotique générale, subsumant l’ensemble des sémiotiques scientifiques particulières. Elle pourrait être considérée comme une « épistémologie » sémiotique, et en tant qu’épistémologie pratique, ce serait donc une « praxéologie ».

Cette praxéologie sémiotique se composerait de deux ensembles : un ensemble « procédural », et un ensemble « critique ».

Note de bas de page 27 :

 Voir Fontanille,  2006

L’ensemble « procédural » serait une génératologie, susceptible de fixer les conditions dans lesquelles les faits et objets culturels, les formes du contenu et celles de l’expression, notamment, pourraient être engendrés. Cet ensemble conjuguerait une topologie, qui fixerait les conditions syntagmatiques de la « culturalisation » des phénomènes, et une typologie, qui déclinerait les niveaux de pertinence et d’articulation de ces phénomènes culturels. La conjugaison des deux dimensions permet d’envisager des opérations topologiques sur la typologie, qui ont un statut d’opérations rhétoriques27.

L’ensemble « critique » serait une éthologie (concernant l’ethos) qui se composerait lui-même de deux dimensions, une sociale et une singulière : une déontologie et une caractérologie.

La sémiotique est un « art », en un sens bien particulier, mais ce n’est pas un art vide de contenus et de formes, et c’est même un art fortement articulé : en somme, et sous réserve d’inventaire, une praxéologie, regroupant une génératologie (topologie & typologie) et une éthologie (déontologie & caractérologie). Pour concevoir la sémiotique comme « l’art du faire » par excellence, il y a donc probablement mieux à faire que de ranimer à grands frais, pour s’y réfugier, les conceptions qui avaient cours à la fin du 19ème siècle, avant la fondation des sciences humaines contemporaines.

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