Croire au bleu
Chromatisme et fiducie

Denis BERTRAND

Université de Paris 8

https://doi.org/10.25965/as.3380

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : axiologie, couleur, croyance, véridiction, vérité

Auteurs cités : Roland BARTHES, Johann Wolfgang von Goethe, Yves Klein, Maurice MERLEAU-PONTY, Friedrich NIETZSCHE, Michel PASTOUREAU, Elisabeth Rigal, Ludwig WITTGENSTEIN

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Texte intégral

Introduction

L’expérience sensible de la couleur, co-extensive avec la perception visuelle des objets mais transversale à leur diversité iconique, jouit du même coup d’un statut particulier de « constante perceptive ». Maurice Merleau-Ponty interroge longuement, dans la Phénoménologie de la perception, le statut de cette « constante perceptive » (pp. 351-362), intellectuellement objectivée dans une matière chromatique, mais en réalité sujette à des variations si nombreuses et si complexes, lorsqu’elle est appréhendée au sein même de l’expérience visuelle, que ce qu’on appelle la « constante d’une couleur propre » doit  être rapportée à différents « moments » coexistants : moment de « l’éclairage », moment de « l’organisation du champ » telle que notre corps en situation la réalise, et moment de la « chose éclairée » dans sa constance. Toute couleur-qualité se trouve ainsi médiatisée par une « couleur fonction » soumise aux différents paramètres qui fondent la « cohérence éprouvée » de la couleur. Du même coup, la constance de la couleur ne peut être comprise que comme un « moment abstrait de la constance des choses », qui nous fait par exemple reconnaître comme blanche, en fonction de la « couleur du souvenir », une feuille de papier dans l’ombre que l’on perçoit en réalité comme grise ou, pour reprendre un exemple du philosophe, qui nous font constater que « le bleu d’un tapis ne serait pas le même bleu s’il n’était un bleu laineux » (p. 361).

C’est ce moment abstrait du bleu que je voudrais explorer au cours de ce bref exposé. Car, et ce sera mon hypothèse de départ, je postulerai que le statut ambigu de la couleur, entre la constance idéale, figée dans le spectre et rapportée au jugement, et les variations de l’expérience éprouvée qui la font s’échapper pour ainsi dire de cette assignation, fonde pour une large part l’étonnante saturation de symboles – et leur variation non moins étonnante – dont les couleurs maîtresses du champ chromatique font l’objet au fil de l’histoire culturelle. Et parmi elles, au premier plan aujourd’hui, le bleu. Comme l’écrivait Roland Barthes dans le titre d’un article ancien qui n’a rien à voir avec la couleur, mais qui reste pertinent pour mon propos en raison même de sa valeur abstraite de dicton : « Le bleu est à la mode cette année ».

Pour appréhender ce champ chromatique, comme une figurativité de second degré, j’essaierai d’interroger le phénomène paradoxal de cette trace directe entre l’expérience sensible d’un côté et les significations thématiques, modales et notamment véridictoires, avec leurs considérables implications axiologiques, de l’autre. Il s’agit, en bref, de poser le problème de cette saturation symbolique évoquée à l’instant, qui fait que la couleur réellement perçue est en quelque sorte sous la dépendance d’une présence non sensorielle qui en commande la signification.

Pour aborder ce problème, c’est-à-dire le poser plutôt que d’espérer résoudre les difficultés qu’il exprime, j’organiserai l’exposé en deux temps.

Note de bas de page 1 :

 Michel Pastoureau, Bleu. Histoire d’une couleur, Paris, Seuil, « Points », 2002.

Note de bas de page 2 :

 J.W. Goethe, Traité des couleurs (1810),  Paris, Triades (1980), 2000.

Note de bas de page 3 :

 Ludwig Wittgenstein, Remarques sur les couleurs (1977), Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 1984.

  • Au départ, tout d’abord, la présentation d’une analyse sémiotique concrète, réalisée récemment pour la marque « Carte bleue », dans le cadre d’une réflexion sur le nouvel habillage de cet objet populaire ; analyse synthétisée lors d’une conférence de lancement de cette nouvelle carte pour laquelle j’avais promu justement « l’appropriation du bleu ».

  • En second lieu, une réflexion plus générale, méta-sémiotique, sur les modalités de contrôle des signifiés supposés incarnés par le bleu. Je ferai alors référence à quelques lectures et analyses de cette couleur, en prenant d’abord appui sur les travaux d’historien de Michel Pastoureau, dans son ouvrage Bleu. Histoire d’une couleur1, et en en interrogeant les conclusions par des allusions faites ici et là au Traité des couleurs de Goethe2, aux Remarques sur les couleurs de Wittgenstein3, et à quelques observations de Yves Klein, maître du bleu et auteur propriétaire d’un bleu, le fameux IKB, « International Klein Blue », emblème de son « exploration de la sensibilité immatérielle ».

Il s’agira alors de poser la problématique fiduciaire de la couleur.

1. Le bleu d’une carte

Carte bleue, carte verte, carte vermeil, carte orange… La culture des cartes aujourd’hui est chromatique. Mais de la simple signalétique à la complexité du symbolisme, le parcours est tortueux. Et les couleurs, parfois, se perdent en chemin. C’est ainsi par exemple que le « rouge vif et léger » du « vermeil » associé à la fameuse carte de la SNCF s’estompe derrière l’âge de son titulaire ; ou que l’orange emblématique de la carte RATP, confronté au violet de la carte Navigo avec laquelle elle vogue désormais de conserve, est menacé de dissolution sémantique ; ou que la carte verte de nos assurances automobiles, totalement assimilée à sa fonction, n’a de vert que la couleur de son papier. Car les noms de couleurs, comme tous les mots de la langue, sont soumis à la loi impérieuse de leur contexte qui en déplace, en affaiblit, en enrichit ou en exalte la signification première. Dans cette aventure des couleurs et de leur sens, celle du bleu de la nouvelle Carte Bleue est une promesse narrative. C’est un bleu revivifié : non seulement il nomme la carte et l’identifie mais plus encore il s’y incarne, s’y raconte et y déploie ses valeurs.

La typographie en est le premier signal. Par le jeu des polices, la priorité est donnée à l’adjectif sur le nom, à la qualité sur la chose. Les capitales du mot « carte », maigres et de petite taille, disposées verticalement, livrent l’espace du logo à celles du mot « bleue », grasses et de grande dimension, horizontalement étendues. Et toutes deux, en réserve blanche sur une composition de bleus qui s’assombrit dans le sens de la lecture – à l’inverse du dégradé de l’espace « céleste », plus haut –, laissent le champ libre à la couleur. La qualité chromatique de l’objet dans le cartouche rectangulaire, à angles arrondis comme ceux de la carte elle-même, est ainsi mise en valeur : c’est son caractère sensible qui devient un trait majeur d’identité. Par là s’exprime la volonté d’appropriation du bleu.

Appropriation, mais aussi dispositif d’accueil. Car le mouvement d’alternance entre le bleu et le blanc anime le contrat entre « Carte bleue » et « Visa », deux entreprises distinctes et associées dans l’objet. Ce dernier mot, en italiques marine à angles aigus, sur son fond blanc, est partiellement enveloppé par le cartouche bleu dans un jeu de profondeurs où s’équilibrent les rôles de chacune des marques. Loin de l’ancienne symétrie (la carte actuelle) qui conférait à l’une et à l’autre une autonomie jalouse, la relation qu’elles entretiennent ici n’est ni de juxtaposition, ni de domination, ni de simple liaison ; c’est plutôt celle d’une union, au sens landowskien, qui exprime la réciprocité d’un lien contractuel. « Carte Bleue » est à l’arrière-plan, mais se trouve au-dessus de « Visa » : de cette manière, les deux marques se partagent les relations hiérarchiques de supériorité. « Carte Bleue », avec son fond bleu, émerge à peine du fond général de la carte, mais cette émergence est soulignée par un filet plus clair : elle marque à la fois son appartenance à la carte et l’appartenance de la carte à sa marque. « Visa » en revanche jaillit au premier plan, comme si « Carte Bleue » l’accueillait dans son univers tout en signalant clairement la différence des identités. Mais la reprise à l’identique de la courbe qui surgit, orange, en haut du V de « Visa » dans la courbure de la planète du cartouche, fait une rime visuelle discrète qui impose l’alliance et la complicité des deux marques. Et l’ensemble du logo se présente ainsi comme un bloc compact, soudé, difficilement dissociable et pourtant différencié, manifestant un lien qui est à la fois formel – sur le plan plastique –, narratif – par la répartition des rôles – et sensoriel – par l’appartenance ou non au bleu. Forte cohérence du lien où la proximité sensible, presque affective, est renforcée par les rondeurs d’angle du mot « bleue »…

Mais c’est le fond général de la carte qui développe surtout l’imaginaire du bleu. Dans l’histoire de notre culture, la Grèce et la Rome antiques ont affirmé la prépondérance du pourpre, l’ars purpuraria, la color principalis qui était la prérogative des Césars. On ignorait le bleu, couleur barbare et couleur des barbares dont les soldats se peignaient le corps pour effrayer leurs ennemis. Nietzsche affirme même, comme de nombreux philologues au XIXe siècle, étonnés de l’absence d’un terme propre pour désigner le bleu dans ces deux langues, que l’œil des Grecs « était aveugle pour le bleu et pour le vert ». Rome est rouge. C’est l’Occident médiéval qui a introduit le bleu. La tradition chrétienne a alors exalté, au tournant du XIIe siècle, sous l’impulsion du prélat chromophile Suger à Saint-Denis, le caractère céleste de cette couleur, réservant alors le vert à la communauté terrestre : le bleu clair est la couleur du royaume des cieux. L’islam associe également ces deux couleurs, essentielles dans les mosquées – comme on peut le voir à Ispahan –, mais de manière inverse : le vert est la couleur de la religion et du prophète alors que le bleu turquoise est celle des croyants. Quoi qu’il en soit, ce bleu céleste, couleur de l’air, a été depuis le Moyen Age combiné avec la brillance de l’or pour devenir l’emblème de l’élévation spirituelle et sociale : c’est la couleur de Marie, et sous l’influence du culte marial la couleur des rois, la couleur de l’aristocratie, le « sang bleu ». Comme une lointaine descendance, cette combinaison de l’or et du bleu se retrouve sur la nouvelle carte.

Un autre trait du bleu mérite enfin d’être souligné. Pourquoi le bleu est-il reconnu, parmi toutes les couleurs, comme la plus « profonde » ? Parce qu’elle est la plus immatérielle. Non pas simplement donnée dans une matière, elle est la seule à résulter de la transparence. Elle apparaît dans l’épaisseur d’une substance pure et translucide : le bleu naît de l’épaisseur de l’air, de celle de l’eau, de celle du cristal ou du diamant. C’est même, dit-on, de cette qualité particulière que sont issues ses nombreuses applications symboliques, surréelles et surnaturelles. On perçoit aisément le lien entre une telle immatérialité et la dématérialisation de l’argent qu’illustre la carte bleue. Or cet immatériel est néanmoins perçu concrètement. L’identité de la marque est fondée sur une expérience sensorielle bien effective : en elle tous les bleu se rejoignent, avec leurs valeurs à la fois naturelles et culturelles. C’est la planète bleue, la profondeur du grand bleu, la réunion des éléments comme la mer et l’espace, le cycle universel du temps avec le bleu de la nuit et le bleu du jour, c’est le bleu des religions monothéistes et celui des arts picturaux.

Quant au fond de carte lui-même, le choix d’un traitement figuratif le rend immédiatement  identifiable pour tout un chacun : la terre vue de l’espace. Ses tonalités profondes de bleu, la convergence nuageuse qui produit un effet de perspective et de vitesse, la clarté obscure qui l’inonde sont aussi conformes aux valeurs esthétiques et éthiques de l’univers financier – le bleu est une des rares couleurs réchappées de la chromophobie protestante au temps de la Réforme : distance, rigueur, austérité, élégance, mais aussi aujourd’hui, du fait du nouveau regard sur la planète vue de l’espace, créativité, modernité technologique et universalité. Mais l’image, surtout, manifeste la présence d’un point de vue, d’un regard éloigné, d’un œil qui observe et qui oriente le visible, qui réintroduit l’homme dans l’espace. Et enfin, la courbure du globe dessine une ligne d’horizon divisant le ciel et la terre, organisant les plages supérieure et inférieure de la carte et préservant un lieu pour le logo de la banque émettrice : en haut et au centre, dans le ciel, ce qui est naturellement riche de symboles.

Le bleu de la nouvelle carte bleue joue ainsi avec les virtualités positives de son sémantisme qu’il actualise avec discrétion. En livrant les gammes de sa couleur dans le jeu de ses formes, il suggère aussi tout l’éventail de ses valeurs potentielles. Fonctionnel et utopique, rationnel et surréel, il s’offre avant tout, dans le si petit espace d’une carte rectangulaire, comme un formidable univers d’accueil et de relation, résolvant et intégrant des valeurs hétérogènes. A la manière d’un petit mythe.

2. La problématique fiduciaire de la couleur

On le voit par cette analyse, il s’agit d’un texte de circonstance, assez complaisant diront certains, à vocation persuasive et fiduciaire. Mais peut-il en être autrement, eu égard au contexte ? Et même, peut-il en être autrement, plus généralement, eu égard aux projections « ethnolectales » de l’œil.

J’en voudrais pour preuve, afin d’introduire la seconde partie de cet exposé, une observation surprenante que j’ai pu faire en lisant le texte de Michel Pastoureau, observation qui montre le remarquable flottement sémémique de la couleur, soumis en quelque sorte à des régulations argumentatives qui lui sont extérieures.

Dans le vaste parcours historique qu’il dessine, montrant la formidable montée en puissance du bleu dans notre culture, à partir de son absence originelle, Michel Pastoureau en arrive au « bleu romantique », au célèbre frac bleu du jeune Werther assorti à un gilet et à des culottes jaunes, et surtout au statut central de ces deux couleurs, pôles essentiels, harmoniques, du système chromatique goethéen, dans le Traité des couleurs paru en 1810 : « [Goethe] voit dans l’association (ou dans la fusion) de ces deux couleurs l’harmonie chromatique absolue » (idem., p. 121). Or, M. Pastoureau précise : « Toutefois, d’un point de vue symbolique, alors que le jaune constitue un pôle négatif (couleur passive, faible, froide), le bleu, toujours pris en bonne part, représente le pôle positif (couleur active, chaude, lumineuse). » (idem, p. 121) Si on se reporte aux références des paragraphes indiqués dans le texte de Goethe pour soutenir cette double affirmation, on lit dans la Quatrième section intitulée « Vues générales internes », § 696, cet inventaire de catégories sémiques : « Considérée en général, [la couleur] se détermine dans deux directions. Elle représente un contraste que nous appelons polarité et que nous pouvons fort bien désigner par un Plus et un Moins.

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Et on lit également, dans la Sixième section, consacrée à « L’effet physico-moral de la couleur », ces remarques contrastées sur le jaune et le bleu, confirmant la liste des catégories : « Jaune », § 766 – Dans sa pureté la plus grande, il porte toujours en lui la nature du clair et possède un caractère de serein enjouement et de douce stimulation », ou encore, « § 768 – Il est donc conforme à l’expérience d’affirmer que le jaune donne tout à fait une impression de chaleur et de bien-être. Ce pourquoi, en peinture, il apparaît du côté éclairé et actif. » (idem, p. 267 et 268) A l’inverse, pour le bleu, « § 779 – Cette couleur fait à l’œil une impression singulière, et presque informulable. En tant que couleur, elle est une énergie ; mais elle se trouve du côté négatif, et dans sa pureté la plus grande, elle est en quelque sorte un néant attirant. » Et plus loin : « nous regardons volontiers le bleu, non parce qu’il se hâte vers nous, mais parce qu’il nous attire » (§ 781) ; « Le bleu nous donne une impression de fraîcheur, et aussi nous rappelle l’ombre » (§ 782) ; ou encore : « Des chambres tapissées uniquement de bleu paraissent dans une certaine mesure grandes, mais en fait vides et froides. » (§ 783).

Comment expliquer que la relation tensive entre les deux couleurs se trouve terme à terme inversée dans la présentation que fait Michel Pastoureau des propositions de Goethe ? Les termes intensifs ici rapportés au bleu, le sont là au jaune et les termes extensifs, ici affectant le bleu, sont là retenus comme des propriétés du jaune.

Indépendamment de toute raison anecdotique (version du manuscrit, traduction, erreur d’interprétation, etc.), on peut considérer que cette lecture est rapportée à la « cohérence éprouvée des couleurs », c’est-à-dire en l’occurrence à celle du texte historique lui-même qui impose à la signification chromatique sa loi. C’est ce que semblent attester les nombreux énoncés qui suivent la catégorisation manifestement erronée par rapport au texte original : « Ici encore, Goethe est pleinement fils de son temps », « cette opinion n’est guère originale, c’est celle de toute la sensibilité romantique », « le romantisme voue un culte à la couleur bleue », etc. En d’autres termes, la praxis énonciative imposerait sa conformité et, par généralisation stéréotypique, engendrerait l’usage, c’est-à-dire la déclinaison symbolique d’une couleur contre une évidence sensible de simple lecture. On constate de cette manière qu’à la logique chromatique se superpose et se substitue pour ainsi dire une autre logique (celle, téléologique, du récit historique), qui chemine parallèlement et qui, nourrie d’un ensemble de faits concordants valant comme autant de preuves, dicte son ordre à la structure d’accueil, en définitive fort disponible, qu’est la couleur.

C’est ce qu’a suggéré aussi, dans une autre perspective, notre rapide analyse du bleu de la carte bleue, bien conforme quant à elle à la structuration logique du sens inscrite, en ce qui nous concernait, dans l’hypothèse d’un parcours génératif de la signification. La double iconicité du bleu, où se relient la manifestation lexicale du qualificatif et l’impression sensorielle dans l’ordre chromatique, alimente une autre logique, étrangère à la couleur elle-même. Comme l’écrit Wittgenstein : « Si l’on nous demande : “ que signifient les mots ‘rouge’, ‘bleu’, ‘noir’, ‘blanc’ ? ” nous pouvons bien entendu montrer immédiatement des choses qui ont de telles couleurs – mais notre capacité à expliquer la signification de ces mots ne va pas plus loin ! Du reste, nous ne nous faisons de leur usage aucune représentation, ou alors une représentation tout à fait grossière, et pour partie fausse. » (idem. § 69, p. 18). Reste donc, comme un recours, ou comme un pourvoi en signification, la solution de cette autre logique qui va recueillir et prendre en charge le caractère inaccessible de la couleur en dehors de son concept, et qu’on appelle la nature de la couleur, le bleu. Cette logique va mettre en résonance les différents niveaux de saisie : le plan de l’expression plastique, dans le dispositif qui combine les lignes, celles des mots comme celles des cadres, avec les à plats et leurs modulations, et le plan du contenu qui lui est corrélé, avec ses structures modales qui font surgir l’actantialité (l’union contractuelle) et les thématisations axiologisées que véhicule le niveau figuratif de saisie, en inscrivant alors le bleu dans une image mimétique qui, elle-même, ouvre l’espace d’un autre récit. Cette belle cohérence nouvelle va porter la couleur comme le graal dans la procession chez le Roi Pêcheur, lorsque Perceval émerveillé omet de poser la question de son contenu : la fascination scénographique du sens fait écran à la signification de l’objet et de sa nature propre. Comme l’énonce encore Wittgenstein : « Qui parle du caractère d’une couleur ne pense jamais qu’à une certaine façon de l’employer. » (idem, § 73).

Note de bas de page 4 :

 Elisabeth Rigal, « Le vu, le peint et le parlé », Postface à L. Wittgenstein, Remarques sur les couleurs, idem, p. 115.

C’est ainsi, me semble-t-il, qu’on peut comprendre que la couleur est prise dans les jeux du langage, c’est-à-dire, au sens wittgensteinien, à la pratique quotidienne que nous faisons de la langue : le filtre verbal, et particulièrement modal, de la couleur-valeur est au moins aussi prégnant que le filtre perceptif de la couleur-matière ou de la couleur-lumière. L’approche wittgensteinienne, pour autant que je puisse ici très partiellement évoquer un texte que les spécialistes s’accordent à juger « difficile et essentiellement opaque »4, se pose contre l’évidence sensible qui installe la coloréité comme un « a priori matériel », c’est-à-dire comme un plan d’appartenance spécifique de l’objet, dans le même rapport à l’objet que celui de la hauteur au ton, ou de la vitesse au tempo, ou de la dureté au toucher. Ainsi la couleur entendue comme ce qui fait tache dans le champ de vision justifierait l’approche ontologique qui l’érige en prototype de la pure matière sensible, une propriété de l’expérience sensible par excellence. Contre cette évidence se pose la théorie wittgensteinienne du langage-image, mode par lequel l’a priori se découvre et se manifeste. Dès lors, c’est davantage par la manière de parler de la couleur que par l’expérience incertaine que nous avons des objets colorés que se déterminent les structures logiques de la forme-couleur. Cela rejoint la thèse plus générale de l’intrication originelle du dire et du voir, et de l’impossibilité de les séparer, ceci pour deux raisons : en premier lieu, parce que seul le discours peut proposer au voir l’articulation catégorielle, sémique par exemple, qui se présente bien comme une condition de la visibilité du visible.  Et en second lieu, parce qu’une relation s’établit entre la logique propre du langage et la logicité de ce qu’il reproduit (logicité propre à la couleur ici), dont le langage garde trace dans sa structure propositionnelle. Par le jeu de cette relation, la saisie de la couleur comme signification et comme valeur peut se former. Quoi qu’il en soit de cette logicité propre au perçu et à la couleur même, que je ne chercherai pas à approfondir pour des raisons évidentes, ces considérations me permettent de cadrer la très particulière quête du bleu qu’illustrent les tableaux d’Yves Klein. Elle pourrait s’interpréter précisément comme une entreprise de désolidarisation visant à soustraire la couleur à toute entreprise catégorielle qui la rapporterait précisément à l’ordre du langage.

Note de bas de page 5 :

 Yves Klein, « L’aventure monochrome », in Catalogue Yves Klein, Musée national d’art moderne, 1983 (idem, p. 35), et ici, le texte de Yves Klein, p. 76, col. 1.

Pourquoi le monochrome chez Yves Klein ? Il s’en est longuement expliqué. On peut dire tout d’abord que le monochrome milite contre ce qui divise. Il permet de suspendre la tension conflictuelle que suppose toute juxtaposition de couleurs ; il interdit par là même la catégorisation qui oppose entre elles deux couleurs. Passant d’un bond de la catégorisation à la polémicité, il affirme que la simple « la mise en présence de deux couleurs équivaut à une lutte entre le fort et le faible ». Pourquoi pas deux couleurs à la fois ? Je cite la réponse du peintre, dans son texte intitulé « La peinture monochrome » : « Eh bien ! parce que je refuse dans ma peinture de donner un spectacle. Je refuse de comparer et de mettre en présence, pour les faire ressortir, tel ou tel élément plus fort et d’autres plus faibles. » Yves Klein poursuit : « La représentation même la plus civilisée est basée sur une idée de « combat » entre différentes forces, et le lecteur assiste dans un tableau à une mise à mort, à un drame morbide par définition, qu’il s’agisse d’amour ou de haine »5.

L’entreprise d’Yves Klein peut ainsi être comprise comme une tentative de remonter, comme à contre-courant, les flux de signification qui ont figé la couleur comme couleur-valeur, dans son intrication avec le langage. C’est, négativement, ce que montre ce refus de la narrativité conflictuelle induite par la polychromie. Mais c’est aussi plus radicalement, de cette manière qu’il explique sa recherche de « l’espace sensible pur » : résistant à la figuration qu’il tenait de son père, peintre figuratif, comme aux compositions abstraites de formes et de couleurs qu’il voyait peintes par sa mère, il rencontre la couleur en elle-même. Il écrit : « La “COULEUR”, l’espace sensible pur, me clignait de l’œil d’une manière irrégulière mais obstinée. Cette sensation de liberté totale de l’espace sensible pur exerçait sur moi un tel pouvoir d’attraction que je peignais des surfaces monochromes pour voir, de mes yeux VOIR, ce que l’absolu avait de visible. » Cette genèse est celle, non pas tant d’une vision qui présuppose une extériorité et orientation, que d’une « imprégnation volumétrique », en dehors de toute proportion et de toute dimension. Le prédicat « voir » a perdu toute transitivité. Il devient un prédicat sans sujet. Car, en se  plaçant au sein de l’espace monochrome, en considérant les couleurs comme des « êtres vivants, des individus très évolués qui s’intègrent à nous, comme à tout », en les définissant comme « les véritables habitants de l’espace », le sujet s’efface et tend à se dissoudre dans « la sensibilité picturale incommensurable ». L’amateur avec lui « pénètre en état de contemplation instantanée dans les mondes du bleu. » (p. 77).

Mais la narrativité fait retour, au moins de manière anti-phrastique, à travers la figure de l’appropriation par le tableau : « L’espace a consenti à bien vouloir manifester sa présence dans mes tableaux afin de les constituer en actes notariés de propriétaires, mes documents, mes preuves, mes diplômes de conquistador. Je ne suis pas seulement le propriétaire du bleu, comme on pourrait le croire aujourd’hui, non, je suis le propriétaire de la « COULEUR », car elle est la terminologie des actes légaux de l’espace. » (« Le dépassement de la problématique de l’art », Catalogue op. cit., p. 71).

Emblématique de cette propriété, parce qu’il est dans la perception naturelle sans bord et ouvert plus que tout autre à la profondeur, celle de l’espace infini : le bleu. Le peintre se met alors en présence de la couleur d’un seul tableau, ce bleu, la « grande COULEUR », l’indéfinissable, celle qui confère un sentiment d’identification totale avec l’espace et permet d’exprimer, « au-delà du visible, la sensibilité picturale à l’état matière première ». L’utopie du bleu est ainsi d’abord celle des pigments en leur état de poudre, avant même leur mélange à une colle ou à un ingrédient destiné à faire tenir ensemble les grains, et en les liant, à les fixer au support, liaison qui le ternit et en affaiblit la tonalité. A ce stade pré-liminaire de la couleur, en amont des objets et des formes, des lignes qui perforent l’espace et des supports qui la limitent, se réalise la modalité ultime de croyance au bleu, coïncidant avec son anéantissement… et pourtant elle aussi fortement médiatisée par le discours.

On pourrait donc suggérer un modèle mettant en abyme, sur un mode génératif, le jeu croisé des surfaces d’inscription et du contenu qui leur est assigné. A la première surface d’inscription, déterminée par les jeux de lumière / support et les différents « moments » coexistants présentés par M. Merleau-Ponty pour définir la « constance perceptive », correspondrait le contenu lexicalisé « bleu ». Celui-ci, devenu surface d’inscription à son tour à travers la gamme chromatique qu’il présente (clair ou sombre, etc.) est susceptible d’accueillir comme contenu diverses modalisations (selon le savoir être, le pouvoir être, etc.) qui, en tant que surfaces d’inscription, se prêtent, sur le plan du contenu, à des axiologisations variables (selon le vrai, le beau, le bon, etc.), permettant les investissements éthiques ou moraux, politiques ou esthétiques, que les discours culturels prennent en charge dans la symbolisation de la couleur. Les axiologies elles-mêmes peuvent être comprises comme les surfaces d’inscription des produits de l’usage dont les contenus forment les systèmes connotatifs qui les fixent comme autant d’« ethnolectes » ou de sociolectes chromatiques. Enfin, les régimes connotatifs autorisent les modes d’appropriation subjective, leur contenu, qui érigent alors la couleur comme forme de vie (les « préférences », les « goûts », etc.). Le régime de véridiction propre à la couleur, loin de se trouver sur le seul lieu de la modalité elle-même, exigerait pour se formuler la traversée des différentes étapes ici esquissées. L’entreprise d’Yves Klein, qui tend dans son principe à suspendre ce processus d’ensemble à son premier niveau d’articulation, celui de l’expérience vive, ne peut cependant, lors de la mise en discours échapper à sa loi véridictoire (d’où l’inscription des valeurs formelles d’infinitude et « d’immatériel sensible » accordées avec la « liberté » ou la « jouissance »).

Pour conclure

Pour conclure cette rapide exploration, on peut dire que l’histoire du bleu, devenu aujourd’hui la plus consensuelle des couleurs comme cherche à le montrer Michel Pastoureau (dans le vêtement, la politique, les marques, etc.), couleur « canonisée, plébiscitée, officialisée », est celle d’une construction modale, l’histoire de la formation d’une croyance (pour une bonne part, la sienne !). Sur ce croire se greffent les systèmes axiologiques qui viennent s’y conjuguer et se conforter les uns les autres : valeurs morales, valeurs spirituelles, valeurs politiques, valeurs esthétiques, valeurs mercantiles, etc., effaçant du même coup dans leur positivité euphorique toutes les résistances négatives elles-mêmes aussi pourtant fixées dans le lexique et la phraséologie : le blues, le bleu à l’âme, le gros bleu (synonyme du gros rouge), sans parler de la bleusaille et des ecchymoses… Le faisceau des expressions parcourant le spectre des valeurs mériterait une analyse particulière : elle attesterait en tout cas que la vérité de la couleur est bien dans ses propriétés extensives. Mais cette croyance est-elle celle de la couleur même, qui n’avait pas de mot pour être dite chez les Grecs et chez les Romains, ou celle du sémème et des discours qui le déploient, appliqués à une perception, couleur qui n’a plus besoin que d’être un mot pour être crue ? L’entreprise d’Yves Klein montre bien par son enfouissement même dans le bleu le seuil de la croyance.

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