Les temporalités véridictoires dans la photo de sport

Maria Giulia Dondero

https://doi.org/10.25965/as.3377

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : jugement épistémique, photographie, point de vue, pratiques, présence, saisie analogisante, temporalité, véridiction, vérité

Auteurs cités : Roland BARTHES, Anne BEYAERT-GESLIN, Maria Giulia DONDERO, Philippe Dubois, Jean-Marie FLOCH, Jacques FONTANILLE, Pierluigi BASSO FOSSALI, Gisèle Freund, Nelson GOODMAN, Rosalind Krauss, Henri Van Lier, François RASTIER, Jean-Marie SCHAEFFER

Plan
Texte intégral

0. Introduction

Notre travail sur la relation entre photographie et vérité se propose un double but.

Note de bas de page 2 :

 A ce sujet voir le numéro de RS/SI sur les « Arts du faire » (Beyaert-Geslin, Dondero, Fontanille dirs., 2008).

Note de bas de page 3 :

 A ce sujet voir Beyaert-Geslin, « Photo d’art et photo de presse. Enquête sur la vie intime des textes et des pratiques », Semiotiche 4, Torino, Ananke, 2006, pp.35-58.

La première partie aurait l’ambition d’approcher le problème de la véridiction de l’image et du jugement épistémique en prenant en considération la relation entre la textualité photographique et ses pratiques de production et de réception. La textualité ne peut pas en effet être étudiée et évaluée uniquement à partir de ses configurations plastiques et figuratives et de la constatation d’une cohérence interne de l’image. En effet sa signification dépend fortement de ses pratiques productives2 (ou mieux encore de ce qu’on connaît des pratiques productives), de ses dispositifs « présentationnels » (comme par exemple l’album de famille, les affiches, la presse, Internet, etc.), de ses statuts (scientifique, documentaire, testimoniale, artistique, publicitaire) et de son histoire interprétative3.

Note de bas de page 4 :

 A ce propos voir Basso qui problématise le concept de saisie analogisante à partir de Husserl jusqu’aux développements de la sémiotique post-greimassienne. Pierluigi Basso, Confini del cinema. Strategie estetiche e ricerca semiotica, Torino, Lindau, 2003.

La seconde partie analysera les stratégies énonciatives d’un type particulier de reportage, celui sportif des Olympiades d’été de 2004 à Athènes. Le corpus d’images pris en considération construit différentes configurations de point de vue et diverses manières de mettre en présence de l’observateur le corps de l’athlète : des corps en action, des corps fatigués, des corps en équilibre, des corps concentrés, des corps tendant vers le but, enfin des corps avec lesquels nous construisons une « relation inhérente » grâce à la saisie analogisante4.

Commençons tout d’abord avec la première partie et quelques considérations générales afin d’approcher la question des effets véridictoires de l’image à partir de ses pratiques productives et interprétatives.

1. De l’existence photonique au témoignage photographique

Comme le rappelle Anne Beyaert dans son texte d’introduction aux journées d’études sur la vérité et l’image, Barthes, dans La chambre claire (1980) avoue avoir confondu « la vérité de l’image » avec « la réalité de son origine ». Les travaux sur la spécificité photographique présupposent que l’image photographique fonctionne toujours comme une preuve irréfutable de son imprégnation et que les effets véridictoires dérivent automatiquement de sa genèse. Que la photographie soit une trace dans tous les cas, c’est-à-dire qu’elle soit une image produite par un dispositif d’impression chimico-physique, ne signifie pas que la trace fonctionne dans tous les cas comme une empreinte et qu’elle soit a priori véridictoire. La photographie est toujours une trace au niveau physico-chimique, mais elle ne fonctionne pas toujours comme une empreinte au niveau sémiotique : valoir comme témoignage n’est pas une condition a priori de toute image photographique, mais un effet de ses pratiques de réception. Si donc il est nécessaire de connaître l’histoire de l’instanciation des photos, on ne peut pas réduire à l’acte productif sa valence testimoniale, mais on doit plutôt s’interroger sur la relation entre textualité, production et interprétation.

Si nous réduisons l’image photographique à une causalité physique, c’est-à-dire à un flux de photons qui provient d’un objet (par émission ou reflet) et qui touche une surface sensible, nous pouvons affirmer que l’image photographique documente l’existant, mais l’étude du niveau photonique ne peut rien garantir sur la vérité du représenté, c’est-à-dire sur son valoir comme témoignage qui authentifie un fait. Il faut distinguer, comme le fait Schaeffer (1987), entre matérialité photonique de l’image, en tant que résultat d’un processus physico-chimique, et statut sémiotique de cette dernière, c’est-à-dire ses normes communicationnelles. Dans ce sens Schaeffer répond implicitement à Barthes puisqu’il distingue la possible « vérité de l’image » (niveau photographique, véridiction, témoignage) en tant qu’effet interprétatif, de la « réalité de son origine » (niveau photonique, existence). Cette distinction permet à Schaeffer de s’éloigner d’une ontologie de l’image photographique, en distinguant deux niveaux, celui de la matérialité et celui des pratiques interprétatives – ce qui n’est pas évident dans les études sur la photographie : il suffit de penser aux nombreuses théories de tradition peircienne, comme celle de Philippe Dubois (1983) et de Rosalind Krauss (1990), qui écrasent toute pratique interprétative sur la pratique productive de l’empreinte.

Van Lier (1983), comme Schaeffer, se détache d’une ontologie de l’image photographique :

Il y a donc eu un événement, l’événement photographique : la rencontre de ces photons et de cette pellicule. Cela a certainement été. Quant à savoir si à cet événement physico-chimique en a correspondu un autre, un spectacle d’objets et d’actions, dont les photons empreints seraient les signaux en tant qu’émis par eux, c’est beaucoup plus problématique et demande à être très soigneusement précisé. Vois-je là la réalité de choses et d’actions passés ? Ou seulement un certain nombre de photons émis par elles selon un système de sélection sévère et artificiel ? Toutes les inexactitudes dans les théories de la photographie viennent de ce que l’on est passé un peu précipitamment sur le statut bizarre des empreintes lumineuses, empreintes très directes et très assurées de photons, mais empreintes très indirectes et très abstraites d’objets (Van Lier, 1983, p. 15).

Note de bas de page 5 :

 A ce sujet je me permets de renvoyer à Maria Giulia Dondero, Fotografare il sacro. Indagini semiotiche, Roma, Meltemi, coll. « Segnature », 2007, notamment § 1 et 2.

Van Lier nous met en garde afin de ne pas confondre la trace photonique avec son fonctionnement à empreinte, et donc de ne pas écraser la valence sociale d’une image sur sa genèse physico-chimique. La vérité physico-chimique des photons ne correspond pas à l’authenticité des faits représentés. Dans le passage du photonique au photographique, on passe de la pertinence du pur faire projectif, c’est-à-dire de l’image comme trace, à la pertinence de l’image en tant que textualité (Floch 1986) et en tant querésultat de pratiques interprétatives5. Cette distinction ne concerne pas des classes d’images différentes, mais des niveaux de pertinence. Si nous prenons en considération la photo comme matérialité, c’est-à-dire comme empreinte très directe et très assurée de photons comme le dit Van Lier, nous relèverons uniquement la réalité de l’origine, si par contre nous rendons pertinentes ses structures textuelleset ses pratiques de réception (comme l’a fait Barthes en distinguant la lecture sociologique de la lecture affective et intime, par exemple), la photographie est une empreinte très indirecte et très abstraite d’objets, c’est-à-dire une image médiée par les sémantisations et resémantisations auxquelles elle est assujettie.

Note de bas de page 6 :

 Gisèle Freund Photographie et société, Paris, Minuit, 1974, p. 155.

C’est uniquement au niveau photonique qu’elle peut se dire « preuve » du représenté, vu qu’il est le niveau par rapport auquel il peut s’établir une relation véridictoire quantifiable et calculable, comme correspondance ponctuelle - c’est-à-dire point par point entre l’imprégnant et l’empreinte. Mais la valeur de témoignage d’un reportage journalistique, par exemple, même s’il se base sur la relation énergétique advenue et quantifiable entre les points de l’image et les points de l’imprégnant, c’est-à-dire sur leur correspondance, ne se réduit pas à ceci. Quelques cas documentés du photojournalisme démontrent que l’effet véridictoire de l’image est le résultat de toutes les interprétations données dans la diachronie. Une photo prise par Gisèle Freund dans les années 70, par exemple, qui met en scène des agents financiers de la bourse de Paris, a été utilisée par trois différents titres de journaux qui en ont mis en valeur des parcours de signification différents et opposés à travers différentes façons de la décrire et de la mettre en série avec d’autres images6. À ce niveau l’analyse textuelle classique - selon le modèle de Greimas et Floch -, c’est-à-dire la tentative de trouver dans l’image des parcours de sens intersubjectivement valables, n’est pas décisive : même le témoignage du photographe peut dans ce cas être pertinent pour la signification de l’image et peut détenir une valeur juridique. Les différentes possibilités d’interprétation dont l’image est passiblene sont pas dues seulement à une qualité intrinsèque de l’image, mais à des pratiques et régimes communicatifs plus ou moins institutionnalisés, donc à l’univers interprétatif à l’intérieur duquel elle est insérée.

2. Parier sur les photographies

À l’apparition de la photographie, on pensait que chaque image définie et « réaliste » était inévitablement une photo, c’est-à-dire congruente par rapport à une réalité existante documentée. Aujourd’hui, au contraire, dans une époque où les représentations extrêmement définies peuvent se révéler comme des « mondes possibles » construits ad hoc à travers une syntaxe d’éléments figuratifs prélevés dans des catalogues d’images, l’observateur trouvera totalement indécidable l’évaluation épistémique des images. En 1986 dans Formes de l’empreinte, Floch affirmait que les choix génétiques et techniques n’ont absolument pas de poids sur les effets de sens véridictoires des images photographiques. Si cela est vrai partiellement à l’intérieur du statut artistique où la « vérité de la représentation » n’est, bien souvent, pas pertinente, l’information extratextuelle sur la production analogique ou numérique d’une image a une forte valence à l’intérieur d’autres statuts, comme par exemple publicitaire, mais surtout scientifique et documentaire (tout change si une « mort photographiée » a été construite en studio ou reprise sur le vif). C’est pourquoi les effets de présence et d’authenticité de l’image ne dérivent pas des seules configurations textuelles : il est plutôt nécessaire d’étudier comment ces mêmes configurations textuelles ont été légitimées et interprétées dans la diachronie, comme le rappelle Rastier (2001).

Le savoir sur la production d’une image change les effets de sens ou, du moins sous certains statuts, certains effets de sens ne se rendent plus passibles de réalisation. Mais nous ne pouvons pas nous empêcher de remarquer que, si nous considérions aussi le « savoir sur la production » comme un texte auquel nous nous fions ou pas, nous pourrions risquer la dangereuse dérive des contextes. Si nous savons à travers un autre texte que l’image que nous sommes en train de regarder est réellement une photographie –et pas une image retouchée en numérique, par exemple -, nous renforçons une sémantisation plutôt qu’une autre, mais aussi l’information sur le texte photographique nous est arrivée à travers un autre texte dont nous devrons faire une évaluation épistémique. Ainsi de suite. La dérive montre qu’à la fin, vu l’impossibilité de certitude, nous sommes contraints de parier sur les textes et sur leur authenticité. N’importe quel texte documentaire à support pourrait nous renforcer ou pas dans le parcours de sens que nous avons actualisé, mais jamais le certifier jusqu’au fond.

Note de bas de page 7 :

 A ce sujet voir Pierluigi Basso Il dominio dell’arte. Semiotica e teorie estetiche, Roma, Meltemi, 2002, et Mariagiulia Dondero, « Quand l’écriture devient texture de l’image », Visible 2, Limoges, Pulim, 2006, p. 11-32

Une image photographique sémantisée en tant que texte testimonial doit dans ce sens être considérée comme autographique selon l’acception de Goodman (1968) parce que liée à l’histoire de sa production7 : la trace d’une coprésence originaire entre espace de l’énonciation perceptive et espace de la région du monde perçue et photographiée permet une activation tacite chez l’observateur d’un contrat de véridiction et une relative croyance épistémique. La coprésence originaire fait de cadre véridictoire et transforme le photographe et l’observateur de l’image en des témoins. Diversement, savoir que l’image que nous observons est un photomontage par exemple, ou une image de synthèse, va léser le contrat communicatif du témoignage : c’est dans cette optique que la textualité est analysable à partir de ses pratiques d’instanciation et c’est dans ce sens que l’aspect génétique compte à nouveau dans les analyses sémiotiques. Si, dans le cas de la documentation, les éléments extratextuels sont pertinents et même indispensables en vue de notre jugement épistémique, dans le cas de la photographie artistique le savoir sur le dispositif peut compter ou pas : il peut, par exemple, compter à l’intérieur d’un discours qui rend pertinentes l’expertise et la virtuosité.

3. Sur les effets véridictoires dans la relation pratique-situation

Ne pouvant pas étudier les pratiques à partir de l’analyse des idiosyncrasies des différents observateurs, on peut partir des différentes normes de communication qui appartiennent à toute pratique de réception institutionnalisée. Essayons par exemple de considérer le rapport entre pratique productive et situation communicative.

Note de bas de page 8 :

 Pierluigi Basso, Confini del cinema. Strategie estetiche e ricerca semiotica, ibidem.

Si la réalisation d’une pratique dépend de la situation que nous pourrions définir comme un « scénario inter-actanciel au minimum institutionnalisé » qui se propose comme condition d’exercice de la pratique selon l’acception de Pierluigi Basso8, la pratique a en même temps le pouvoir de délinéer à nouveau la situation. Prenons quelques exemples. En temps de guerre on ne tire pas tout de suite sur les photographes de reportage parce que leur statut est médiatique et non pas belligérant, mais dans le cas où intervient une pratique de capture des otages, cette dernière transforme les caractères institutionnels du scénario de la situation. La dépendance de la pratique de la situation est obtenue uniquement en termes de caractères normatifs qui devraient la conditionner, ce qui ne signifie pas que la pratique ne puisse pas s’émanciper de la normativité institutionnelle de la situation et repositionner le cadre intersubjectif et les axiologies valables. Cela signifie que chaque photographie est reconduite à l’exercice d’une pratique en situation, à une trajectoire sémantique de la pratique même, de ses conditions d’exercice et d’adaptation à la situation.

L’ajustement manqué entre la pratique et la situation, ou mieux encore le fait qu’une pratique photographique particulière puisse restructurer le domaine de la situation, construit certainement un effet véridictoire. Dans le cas de la photographie de reportage de guerre, l’effet véridictoire est construit par le fait que la photo est le témoignage d’une pratique dont l’exercice, bien que dangereux, a été possible. Le fait que la pratique a pu s’exercer est fonction de restructurations possibles de la situation (la guerre) de la part de la pratique en cours (le devoir et le courage de l’information). Dans ce cas l’effet de vérité se construit non en tant que correspondance ponctuelle entre imprégnant et empreinte, mais plutôt en tant que témoignage du caractère exceptionnel des preuves d’instanciation.

Un autre cas encore, emblématique et lié à de forts effets de véridiction, est celui des photos obtenues à partir de la pratique de la caméra cachée (candid camera). On considère qu’elle peut tout enregistrer parce qu’elle est interprétée comme partiellement indépendante de l’œil humain - comme les caméras de surveillance. Le cas d’une photo d’une personne dans une salle de bain, lieu où il est interdit de regarder, montre que la pratique de la caméra cachée peut restructurer les interdictions en vigueur et construire des effets véridictoires liés à la représentation transparente du quotidien en tant que totalité étendue de gestes répétitifs et insignifiants. Il existe des effets de sens qui dépendent des conflits et des adaptations entre scénario institutionnel-normatif et phases de la pratique : la pratique de la caméra cachée montre un conflit entre les axiologies marquées par la situation (être dans la salle de bain, le lieu le plus privé qui existe) et les nouveaux axes de valorisation qui sont localement constitués par la pratique en exercice de la prise non sélective et non responsable de la caméra cachée.

Le cadre global de la situation dépend en somme des valeurs décidées par un organe institutionnel qui a établi autant leur caractère systématique que l’amorce de telles valeurs, mais les valeurs assumées comme normatives peuvent être contredites ou ignorées par la pratique, qui de toute façon les confirme. Il existe dans ce sens une performativité des valeurs en acte dans la situation parce qu’il existe des conditions et des conséquences par rapport à leur observance ou inobservance. En ce sens l’inobservance des règles de la vie privée construit un effet véridictoire étroitement lié au fait que « l’œil » appelé à témoigner est interprété comme un œil non-anthropomorphe et donc toujours en activité, sans possibilité de défaillance, ni de libre choix.

Le cas du reportage de guerre et celui de la caméra cachée sont emblématiques de deux types d’effets véridictoires : dans le premier cas l’effet de vérité est construit par le fait que le texte est appelé à témoigner d’une pratique, éthique mais aussi corporelle exceptionnelle du photographe, alors que la seconde, celle de la caméra cachée, montre l’annulation de l’œil du photographe et l’activation d’un œil-machine qui documente la totalité de ce qui se passe, même le quotidien le plus privé et banal. D’un côté l’effet véridictoire est construit par élection d’un instant décisif à l’intérieur d’une situation dangereuse, de l’autre par totalisation de moments insignifiants : d’un côté nous avons un événement ponctuel et exceptionnel, de l’autre des cadences énonciatives qui suivent le cours du temps dans sa transparence et sa totalité.

Un autre cas intéressant où l’ajustement entre pratiques corporelles et pratiques machiniques est en jeu est celui des déclics en série qui se suivent à brève distance l’un de l’autre et à grande vitesse, vitesse à la limite du soutenable pour le corps du photographe. Par exemple, dans certains services de mode, chaque déclic en succession à très brève distance garde en mémoire la vitesse des déclics : leur fréquence et leur quantité indiquent le rythme sensorimoteur de la prise. Dans ce cas le sens de frénésie est donné par le rapprochement des déclics qui pose une question à l’observateur : comment la réalisation photographique a-t-elle été possible ? Quelle syntaxe corporelle et quelle résistance physique a permis cette production ? Remarquons que le jugement épistémique et les effets véridictoires sont fortement liés au fait que la pratique photographique s’est rendue corporellement possible.

Note de bas de page 9 :

 Barthes, La chambre claire, idem, p.89.

Aujourd’hui certainement le sens de cette pratique est de plus en plus affaibli étant donné que les appareils photographiques présentent une automatisation de la récursivité des déclics. Si au début de la production photographique, en effet, l’intervalle pour ouvrir et fermer l’obturateur était produit par un geste manuel, aujourd’hui l’automatisation semble neutraliser la sensori-motricité. Mais en effet, si l’ouverture en automatique est très large, il est impossible de neutraliser la sensori-motricité, et le résultat sera une photo floue, elle-même capable de construire des effets de vérité non plus à travers la rythmique des déclics présentés en série, mais à travers la perte de contrôle du photographe par rapport à son équilibre sensori-moteur ou par rapport aux événements du monde autour de lui. Comme l’affirme Barthes, en effet, paradoxalement, une énonciation, « plus c’est contingent, plus c’est authentifié : c’est à force de ‘subjectivité’ [de l’énonciation] que l’authenticité du témoignage est fondée »9.

Tous ces exemples, surtout celui du reportage de guerre, mais aussi celui de la sérialité de déclics en succession, nous montrent qu’un des paramètres de la véridiction en image concerne le rapport à l’énonciation corporelle : comment la photo a été prise, à travers telle technique, tel appareil, avec telle vitesse et telle fréquence de déclic, tel positionnement corporel du photographe par rapport aux obstacles matériels rencontrés, telle vitesse de déplacement du corps du photographe, tel risque, à tel prix, etc.

Dans le cas de la photographie de guerre, le photographe est mis en scène en tant que corps dans l’instant exceptionnel de la prise risque soi-même ; nous pouvons parler dans ce cas d’un effet véridictoire lié au témoignage d’un événement exceptionnel, d’une temporalité décisive, entre la vie et la mort, vérité liée à un corps qui s’affirme dans sa performance, peut-être la dernière. Dans ce cas, l’effet de vérité est donné par le fait même que l’énonciation photographique a été possible malgré les obstacles rencontrés : l’effet véridictoire concerne directement le fait même que la photo ait été faite. La vérité est légitimée par un contrat sensoriel avec l’événement, l’inscription sur le corps de l’image du contact sensible originel entre le photographe et l’événement. L’énonciation photographique de guerre met en scène l’instant unique non perçu de la part du photographe : l’énonciation rend véridictoire ce que le sujet n’a pas perçu. La photographie témoigne du moment où la conscience du photographe de son propre corps a été annulée et ce type de textualité révèle d’une pratique sacrificielle : la photo a été produite malgré le danger de mort.

Dans le cas de la caméra cachée, il s’agit au contraire d’une temporalité liée à la vérité en tant que transparence du temps qui se déploie devant nous, à un corps presque insensible qui, simplement, passe, se laisse observer, un corps distribué dans la durée homogène.

Les photographies prises à distance rapprochée des reportages de mode ne mettent pas en scène une temporalité décisive, vu qu’elles tendent à distribuer et à multiplier les saillies en les rendant parties équivalentes constituant une série, mais ne mettent pas non plus en scène une temporalité homogène et transparente. Si, dans le cas de la caméra cachée, l’effet véridictoire est donné par la prise de l’appareil qui ne sélectionne pas, dans le cas de la photographie de mode le corps du photographe devient une machine lance-regards, qui se révèle être une machine imparfaite parce qu’elle fait émerger l’obstination et la sensori-motricité du moi-chair.

4. Le temps présent du reportage sportif

Passons à présent à la deuxième partie de notre étude. Pour une brève analyse nous avons choisi le cas du reportage sportif parce qu’il met justement en scène la tension du corps, l’effort, les limites de nos capacités et de notre résistance.

Le reportage sportif met à l’épreuve dans ce sens, comme celui de guerre, notre corps d’observateurs à travers la saisie analogisante. Comme l’affirme Fontanille dans son article sur le reportage (2004), l’analogie entre le corps représenté en image et le corps d’observateur fonctionne comme « prothèse véridictoire » qui sollicite l’expérience sensorielle de ce dernier :

Note de bas de page 10 :

 Jacques Fontanille Soma et Séma. Figures du corps, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004, p. 237.

La proportion analogique, en tant que « convertisseur de croyances », est donc une prothèse cognitive et véridictoire, comme le témoin que se transmettent les athlètes, mais une prothèse qui permet de rapprocher les deux corps engagés dans l’énonciation, celui d’Ego et celui de son lecteur, et de leur faire partager la même expérience10.

Juger comme véridictoire une image ne signifie pas calculer sa « transparence » par rapport à un de ses référents, ou comme le disait Barthes, à partir de son origine ; au contraire juger comme véridictoire une image rend signifiante cette origine pour quelqu’un : dans notre cas, pour un sujet observateur qui est vulnérable devant le corps d’un autre mis à l’épreuve. Même dans le cas du reportage de guerre, l’effet véridictoire est directement lié à la confrontation avec le corps, à la vulnérabilité et aux efforts du corps, alors que la sérialité dans le service de mode est liée au corps automatisé, qui n’a aucun « instant de répit ».

L’effet véridictoire de l’effort dans le reportage sportif est donné par le fait que ce que nous voyons là dans l’image nous touche en quelque sorte, nous concerne en tant qu’êtres humains, en tant que personnes, corps, chair. La vérité en image est toujours liée à la représentation du présent ou du moins aux différentes façons de mettre en place la co-présence corporelle.

La conception de vérité qu’il me semble intéressant d’analyser n’est pas une vérité socialisée, mais tout d’abord une vérité qui a comme propre paramètre le corps de l’observateur (et du producteur). Comme l’affirme Fontanille « le rôle canonique effectué par la chair mouvante est celui de la saisie analogisante » : nous reconnaissons les corps représentés en tant que tels en vertu de la reproduction, à travers la médiation du corps propre, des conditions sensori-motrices constitutives des états imputables aux corps représentés. La « prothèse véridictoire » instaure un régime de croyance complexe et un régime intersubjectif qui permet le partage de l’expérience.

Note de bas de page 11 :

 http://photogallery.tiscali.it/sport/olimpiadi/2004/gallery.php?id=2552

Examinons à ce propos quelques photos des Olympiades d’été 2004 qui ont eu lieu à Athènes, publiées sur un site internet italien11 Dans le reportage sportif, le corps en difficulté, fatigué, en plein effort offre à l’observateur un miroir de sa résistance physique, de ses capacités, fragilités, faiblesses en acte. Mais de quel présent s’agit-il de témoigner pour le photographe ? Comment une photographie d’une performance sportive peut-elle rendre présente la qualité de la durée de ce déroulement, ou bien mettre en scène l’instant décisif, ou encore la synchronie des mouvements des corps ?

Les différents types de présent sont liés au type de sport, à leur relation entre différentes vitesses de mouvement, de direction de déplacement et de temporalité prévue par le jeu : certains sports imposent la lutte contre le temps, comme le relais, le canotage ou la natation, d’autres prescrivent l’ « aller à temps » comme la natation synchronisée, les plongeons synchronisés, etc. Dans notre cas, toutes ces différentes relations entre corps et règles temporelles du jeu signifient à partir de l’énonciation photographique.

Note de bas de page 12 :

 J’adopte la conception du temps « dimensionné » de Basso, “Tempo del soggetto in semiotica”,  Semiotiche 1, Torino, Ananke, 2003.

Note de bas de page 13 :

 Basso se réfère ici à la distensio animi conçue par Saint Augustin. Pierluigi Basso, “Tempo del soggetto in semiotica”, ibidem.

La première série de photos, de tennis, de volley-ball et de ping-pong mettent en scène l’instant décisif du match.Ces photographies montrent la suspension temporelle, juste avant ou juste après le service décisif, l’instant où tout se joue, et avant de savoir quel sera le résultat de l’action. Dans ces images, le corps en jeu est tendu vers la juste disposition, vers la résolution du geste. Dans le cas du ping-pong comme dans celui du volley-ball, le corps tout entier construit un faisceau de positionnements et de déplacements autour de l’objet à frapper. Le temps présent est là, en train de se faire, dimensionné12 par la rétention et par la préfiguration, construit à partir de l’écart et du déséquilibre entre attente, attention et mémoire. Ce présent représenté dans l’acte de se faire authentifie l’effort en acte, son déploiement devant nous, un déploiement qui englobe le présent du passé, le présent du présent et le présent du futur13.

Les images de la deuxième série du reportage, comme par exemple celles de la gymnastique rythmique et la natation synchronisée, ne mettent pas en scène l’effort, mais plutôt la grâce du mouvement. La configuration textuelle ici témoigne d’une synchronisation des corps qui construisent une homogénéité dynamique. La synchronisation des mouvements renvoie à un faire gracieux, un faire qui se montre dans tout son naturel. Le geste gracieux est un mouvement sans effort, sans fatigue, un geste tellement introjecté qu’il est exécuté comme une conduite qui va de soi, qui ne doit pas être contrôlée, pensée : c’est un geste devenu naturel, une technique re-embrayée comme compétence du sujet, une technique incorporée. Dans ces photos de sport synchronisé il n’existe pas de dissonance entre les mouvements énoncés et non plus entre ceux énoncés et ceux énonciatifs. La dissonance entre énoncé et énonciation était en jeu dans les images du volley-ball et du tennis qui montraient l’effort de l’athlète et reflétait l’effort du photographe à se déplacer pour la prise de vue. Dans les photos du volley-ball et du tennis le présent de l’attention résultait de l’écart entre attente et mémoire ; c’est pour cela que les photos étaient construites sur le déséquilibre, sur la rencontre instable des deux corps, celui de l’athlète et celui du photographe. Même le corps du photographe pratiquait une activité sportive : l’effort d’être là pour photographier. Le corps tendu du photographe et la fatigue de son énonciation étaient authentifiés par l’encadrement « entravé », « difficile », en biais ; l’imperfection authentifiait l’effort de l’acte sportif et de l’acte photographique. Le photographe devenait « signataire » d’une expérience, témoin qui signe avec sa propre expérience l’expérience de quelqu’un d’autre.

Les images du sport synchronisé au contraire sont des « images à temps » où non seulement les mouvements du corps en accord entre eux sont représentés, mais de surcroît, il n'existe pas au niveau énonciatif de signaux d’écart ou de dissonance.

Dans les images du sport synchronisé même l’instance énonciative se synchronise par rapport aux mouvements des danseurs et s’en distancie afin de montrer la grâce dans sa totalité, la grâce comme paysage. Alors que le premier type d’images montrait l’effort du corps dans le détail de la tension maximale, celles du sport synchronisé construisent un effet-totalité, un rythme de déploiement global. Nous nous trouvons ici face à un présent partagé qui est le miroir d’un temps d’appariement ; ce présent ne renvoie en aucune façon à une hétéronomie comme dans le cas de la photo « forcée ». Ces images montrent un accouplement entre sujet et monde environnant par rapport auquel les « conversions des possibles » dessinent une chaîne de contiguïté et de « résonances » syntagmatiques. De fait, le temps d’appariement est une succession bilatérale de prises de position faites de synchronisations : il s’agit du présent « d’attaque » (dans le sens musical), présent synchrone et collectif où la transformation spatiale d’un sujet est accolée à une modification correspondante des autres sujets ; dans notre cas l’énonciation photographique est « à temps » avec ce qui se déroule devant elle. C’est un présent énonciatif « à temps » avec celui énoncé en acte : non seulement la syntaxe des mouvements énoncés a une coordination interne, mais la prise photographique est cadencée à son tour avec cette coordination énoncée. Les profils de l’action sportive et de l’action de photographier sont appariés. Outre ces exemples de la gymnastique rythmique et de la natation synchronisée, il existe d’autres exemples de présent partagé et de temps d’appariement, par exemple celui qui se forme lorsqu’en groupe, tous à temps, on se déplace contre une structure-obstacle, ou par rapport à une structure qui bouge, ou bien dans les plongeons acrobatiques à deux. On peut aussi être à temps dans le relais par rapport aux temps des autres qui parcourent un même trajet, etc.

La troisième série d’images concerne les anneaux et le tir à l’arc, où la présence des corps des athlètes est de type différent. Dans ces images il s’agit d’un présent qui dure, parce que c’est un présent fait d’attention et de concentration. Ces images mettent en scène la qualité du présent, la qualité de la pensée : nous pouvons dans ce sens parler d’un présent intérieur. L’athlète se concentre à la barre, ou avant le saut en hauteur, avant le départ dans le cas du canotage, avant le lancement du javelot, etc. L’athlète préfigure et essaie les mouvements futurs en lui-même : c’est un présent fait d’une expérimentation privée. Il s’agit d’un présent envisagé en tant qu’intervalle-échantillon, mètre du vécu, profondeur de l’ « être in presentia de » soi-même. Ces « images-temps » restituent le temps phénoménologique, son intensité et sa qualité. Ce présent est justement celui d’une conscience en tant que visée déployée, dont la durée n’est autre que la présentification et la mise en perspective des valeurs. Ce n’est pas seulement un « maintenant », mais un intervalle de vécu. Tout intervalle est intervalle de coprésence : la continuité de la persistance a été rompue par la coupure photographique, mais a restitué les intervalles de vécu, le caractère interstitiel. Ces photos rendent le stream of consciousness, l’autoconscience dans le temps, notre « être-temps ».

Pour conclure

Nous avons pu observer, autant dans la première partie de notre travail que dans la seconde, que l’effet véridictoire de l’image se construit à partir d’une certaine relation du texte photographique avec le corps de l’observateur. Dans le cas spécifique du reportage sportif cette relation dépend de différents modes de construction temporelle de l’énonciation photographique et des différentes façons de construire une coprésence entre le corps de l’athlète et le corps de l’observateur.

Nous avons ainsi individualisé trois types de mise en présence du corps et trois types de présent.
Dans le premier type de présent, appelé dimensionné (Basso 2003b), le mouvement corporel entre en résonance avec la « traînée » des moments retenus et la « protension » de ceux qui se profilent comme possibles ; le second type est un présent d’appariement : dans ce deuxième cas, l’exploration perceptive du photographe et du récepteur de l’image se coordonnent avec l’alternance des « points d’attaque » synchronisés des corps dansants. Le troisième type de présent, intervalle-échantillon, enfin, construit l’athlète en tant qu’identité et conscience en acte. En résumé :

1) Le présent dimensionné concerne la constitution, la stabilisation et la re-élaboration de la figurativité du geste, l’union entre rétention, attention et projection ; il est à la base de la temporalisation de l’expérience, de l’être-là dans le temps.

2) Le présent d’attaque est celui de la synchronisation avec le devenir du monde environnant, c’est un temps d’appariement interne à l’accouplement sujet-monde : il est à la base de l’être-à-temps.

3) Le présent de la concentration et de l’attention est une ouverture au temps intérieur, c’est notre être-temps.

L’être-là dans le temps renvoie à une coordination du geste entre passé et futur, l’être-à-temps à une synchronisation des performances par rapport aux rythmes de l’environnement et l’être-temps à la concentration et à la conscience de soi et du propre corps.