L’approche sémiologique au service de la mise en évidence du lien produit agricole – paysage
l’exemple de l’AOC Saint-Nectaire
Yves Michelin
UMR METAFORT (Agro-Paris Tech, Cemagref, ENITA, INRA)
On utilise fréquemment le paysage comme preuve de la qualité et de l’attachement d’un produit agricole à son territoire de production mais souvent, les images utilisées pour la promotion de ces produits, présentent des paysages en décalage, parfois même en opposition avec ceux perceptibles dans l’aire de production. A partir d’une analyse sémiologique du paysage, nous avons construit une méthode participative de discussion de ce lien produit-paysage à destination des agriculteurs concernés et expérimenté celle-ci auprès de producteurs de l’AOC saint-nectaire. Les résultats positifs obtenus permettent de préciser la nature du lien sémiologique qui existe entre un produit et les paysages de sa zone de production et ouvrent des perspectives pratiques pour faciliter la négociation lors de l’élaboration ou le renouvellement du cahier des charges de produits d’origine garantie.
The link between a product and the landscape, often used as an argument for its quality, is not easy to demonstrate. Our hypothesis is that it is possible to help stakeholders to define which kind of landscape is representative of their product and to explain why, by creating in a cooperative way a picture of a landscape to be put on a label. This article presents the theoretical and methodological basis and the results of a first experiment done with some members of the saint-nectaire cheese union. By giving them a list of landscape elements, all photographed inside the area of production, producers, advisers and consumers have been able to create a landscape image and to explain their choice. The result ratifies our hypothesis and open new perspectives for further researches.
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Mots-clés : Auvergne, démarche participative, fromage de terroir, paysage, Saint-Nectaire, sémiologie de l’image
Introduction :
Le lien effectif qui relie un produit aux paysages de son aire de production n’est pas facile à établir. En effet, l’aire d’une AOC n’étant pas dédiée à une seule production, il est plus difficile d’identifier parmi les composantes matérielles du paysage lesquelles sont attachées au produit en question. En outre, le paysage n’a pas la même matérialité que le territoire. C’est d’abord une image dont le sens dépend de celui qui le regarde. Et pourtant, il sert souvent de vecteur d’identification et de promotion à des produits dont l’origine est reconnue et protégée.
A partir de l’exemple des représentations paysagères mobilisées sur les étiquettes de fromage saint-nectaire, l’objectif de cet article est de montrer comment une approche sémiologique à la croisée de l’agronomie, de la géographie et de la sociologie peut aider des agriculteurs à s’interroger sur le lien entre leur produit et les paysages de la zone d’AOC afin de construire un discours conscient, à la fois cohérent avec les caractères de la zone et mieux à même de traduire le message qu’ils souhaitent envoyer à leurs consommateurs.
1. Paysages perceptibles et paysages montrés sur les étiquettes : une relation ambiguë
Le saint nectaire est un fromage traditionnel du Massif central dont l’origine remonte à plusieurs siècles. Au départ, il n’était fabriqué que dans les petites fermes du massif du Sancy mais sa production s’est développée dans la première moitié du XIXe siècle, à tel point que les producteurs ont obtenu le statut d’AOC en 1956 pour lutter contre la concurrence que leur faisaient certains fromages fabriqués en plaine et qui utilisaient l’image de la montagne pour améliorer leur commercialisation. (Tijms, 1974). Depuis cette date, l’aire de production est limitée à 69 communes, à cheval sur les départements du Cantal et du Puy de Dôme (cf figure 1).
figure 1 : localisation de la zone saint-nectaire
Cependant, elle couvre un territoire bien plus vaste qu’à l’origine avec des caractéristiques morphologiques très variées (sud de la chaîne des Puys, contreforts du Cantal, plateaux du Cézallier et de l’Artense…). En outre, jusqu’à présent, le fromage peut être produit à la ferme (255 producteurs environ qui représentent 44 % du tonnage) ou en laiterie (6 laiteries collectant le lait de 675 producteurs) par différents systèmes de productions aux rations hivernales variées et s’appuyant sur plusieurs races bovines. Ainsi, la vache de Salers, qui assurait avec la ferrandaise l’essentiel de la production jusqu’au début du XXe siècle n’est pratiquement plus traite en raison de son potentiel laitier moindre que les races spécialisées et de la nécessité d’amorcer la traite avec le veau. De plus, les agriculteurs de la zone ne se consacrent pas tous à la production laitière. On trouve aussi des troupeaux bovins mixtes, des double troupeaux lait-viande, des éleveurs bovins allaitants, quelques éleveurs ovins. De ce fait, contrairement à d’autres AOC fromagères comme le Reblochon ou le Comté, il existe plusieurs façons de produire le fromage dans des paysages beaucoup plus variés.
Cette particularité explique peut-être pourquoi le paysage est utilisé comme support de communication selon des formes très diverses tant par le syndicat des producteurs sur ses affiches que par les producteurs fermiers, les laiteries et les affineurs sur les étiquettes qu’ils apposent sur le fromage. Sur les 400 étiquettes que nous avons collectées auprès de vendeurs de fromages et de collectionneurs, 30 % montrent des paysages et 25 % des éléments paysagers (herbages, burons, vaches au pré…). Le mode de représentation est varié, photographies, aquarelles, dessins en quadrichromie, gravures… Le degré de réalisme va de la copie fidèle de paysages réels à des représentations plus stylisées voire parfois de simples pictogrammes. Sur le plan sémantique, une partie des images est de type iconique et cherche à reproduire fidèlement la réalité (lieux aisément reconnaissables, reproduction d’outils traditionnels, …), d’autres sont plutôt de type indiciel (bidons de lait pour évoquer le fromage, vache au pré ou scène de traite…). Enfin certaines possèdent une dimension symbolique plus marquée (gaulois ou joueur de rugby au premier plan par exemple). Comme pour les fromages des Alpes (SUACI, 2003), le message hésite entre modernité et tradition, nature et culture, avec une écrasante majorité d’images traditionnelles de nature peu ou pas humanisée. Mais dans l’ensemble, la spécificité des lieux de production n’est pas évidente.
Une première lecture « au pied de la lettre » de ces images (la dénotation de R. Barthes) nous a conduit à identifier des décalages avec la réalité (collecte du lait dans des bidons d’aluminium, ce qui ne se fait plus depuis plus de vingt ans, salers traites alors qu’il n’en reste que quelques dizaines pour la production de saint-nectaire) mais aussi des erreurs (fabrication du fromage au buron dans un décor et avec des outils spécifiques au fromage de cantal, paysages de la chaîne des puys située hors zone, voire fermes de type jurassien…). Outre ces défauts, quand on s’interroge sur leur connotation, une majorité d’entre elles insiste sur le caractère traditionnel auvergnat des hommes et des paysages à un niveau générique tel qu’il efface toute particularité locale. Au final, le message qu’exprime les étiquettes apparaît souvent assez banal et ne reflète pas la diversité et l’originalité des situations paysagères présentes sur la zone.
Nous avons posé l’hypothèse que la pauvreté de ce discours était peut-être due à une absence de conscience des caractéristiques paysagères de l’aire d’appellation chez les différents acteurs de la filière. En décryptant avec eux ce qui « faisait paysage » dans l’espace de production de ce fromage, il pouvait alors être possible d’amener ces acteurs à formaliser leur point de vue, à le mettre en débat pour définir la part collectivement partagée entre eux qu’ils pourraient ensuite traduire par un message visuel cohérent avec leur opinion et leur stratégie de communication. Afin d’éviter les conflits entre producteurs fermiers, affineurs et laiteries, nous avons décidé de commencer avec seulement quelques agriculteurs et quelques acteurs de la filière motivés par l’expérience et sur un seul support, les étiquettes apposées sur les fromages.
2. La construction d’une méthode
2.1 Quelques bases théoriques
Dans une démarche tournée vers la construction collective d’un point de vue partagé sur le paysage, si l’on ne prend en compte que sa matérialité, on se heurte vite à des conflits d’opinions. En effet, si comme le dit R. Brunet, « le paysage, c’est d’abord ce que l’on voit », tout le monde ne le voit pas à l’identique.
En isolant dans ce qu’il perçoit des assemblages de formes, de couleurs, d’objets qui font sens en référence à des normes esthétiques, morales, culturelles, techniques, chacun opérerait une démarche de « simplification paysagère » pour produire ce que Sautter appelle des « paysagismes », paysages type qui se référent à des valeurs relevant de différents registres (utilitaire, moral, identitaire…). Concernant le registre culturel et identitaire, Luginbuhl parle de modèle paysager, se référant à des normes sociales et esthétiques attachées à des groupes sociaux et variant selon les époques. Ainsi le modèle de paysage alpin passe du statut de paysage grandiose mais effrayant au XVIIIe siècle à celui de nature sauvage à domestiquer au XIXe pour accéder à une dimension de valeur morale au XXe siècle (Briffaud, 1994). Parmi ces différents points de vue et postures, celui de l’agriculteur est particulier puisqu’il ne fait pas que contempler le paysage rural. Il est aussi acteur d’une partie de sa construction et de ses évolutions. Entre lui et l’espace qu’il contrôle, le paysage joue le rôle de médiateur, à la fois indicateur de ce qu’il fait ou doit faire et résultat de ce qu’il a fait (Deffontaines, 1996). Pour les agronomes, il existe donc une triade qui relie ce que fait l’agriculteur : « le fait technique » avec ses conséquences sur le milieu « la production » et les facteurs à l’origine de sa mise en œuvre « la décision », elle même résultat de motivations multiples (Depigny, Cayre, Michelin, 2002).
Pour modéliser cet échelon intermédiaire, Brossard et Wieber proposent le concept de paysage visible, image d’une portion d’espace qui s’offre à la vue, plus ou moins accessible aux regards, en fonction de la topographie, des conditions climatiques et de la position de l’observateur. Ce sous ensemble constitue le chaînon d’articulation entre la sphère du matériel et celle de l’idéel. Ces auteurs établissent cette liaison à partir d’objets constitutifs de l’espace vu et perceptible sous forme d’images à l’origine de la construction intellectuelle du paysage dans l’esprit des gens. On ne parle plus alors du paysage en général, terme générique déconnecté de toute réalité locale mais de paysages attachés à des lieux particuliers que l’on peut caractériser par un assemblage d’objets qui font sens.
Le problème principal vient du fait que les objets d’observation des agriculteurs qui leur servent d’outil de diagnostic d’une situation peuvent être différents de ceux des agronomes. En appliquant les méthodes de la psychologie cognitive, Cerf (1996) montre par exemple que les agriculteurs se représentent l’objet « champ » à travers les actions qu’ils y font tandis que les agronomes partent d’un diagnostic préalable de l’état du sol, selon les principes du profil cultural établi par Hénin, pour définir ce qu’il faut faire. En poursuivant cette logique, nous avons posé l’hypothèse qu’il était possible d’accéder au point de vue paysager des agriculteurs par le biais d’une démarche de déconstruction reconstruction des paysages spécifiques des lieux de leurs interventions en nous intéressant aux objets constitutifs de ces paysages sur lesquels les agriculteurs exerçaient des pratiques avec ou sans finalité paysagère et qui leur servaient d’ indicateurs pour mettre en œuvre leurs jugements et leurs actions. Comme le dit Darré (2004), « c’est dans le milieu social, sur la base d’expériences communes que se construit le sens des mots qui est aussi le sens donné aux actes et aux choses. »
La triade sémiotique de Saussure : objet matériel – objet signifiant – signifié nous a ouvert une voie intéressante pour élaborer notre méthode. Pour ce qui concerne les espaces agricoles, la matérialité est accessible par les méthodes et les outils de la géographie, de l’écologie et de l’agronomie mais il ne s’agit là que d’une façon de voir les choses. A partir de perceptions, des images à l’aspect plus ou moins stable dans le temps sont construites dans l’esprit des différents spectateurs en fonction de leur expérience, de leurs connaissances et de leurs attitudes, puis transcrites en terme de significations. Le même support matériel peut donc conduire à la construction d’images d’objets différents dans l’esprit de deux personnes différentes. Ainsi, l’agriculteur considérera des frênes poussant dans un muret de pierre en limite de sa parcelle de pâturage comme un réservoir potentiel de fourrage (les feuilles) en cas de sécheresse et comme un stock de bois d’œuvre qu’il pourra exploiter dans dix ans, c’est à dire sous la forme d’un ensemble d’arbres isolés tandis que le paysagiste les considérera comme un alignement structurant le paysage alors que l’écologue élargira cette ligne aux bordures non fauchées et appréciera ce corridor biologique qui permet aux prédateurs de circuler sans être vus. Même si les objets signifiants dépendent des spectateurs, leur construction s’appuie sur la même matérialité. Aussi nous avons posé l’hypothèse que des points de convergence pouvaient exister et que c’était en se concentrant sur ces points communs que l’on pouvait espérer accéder à des modèles paysagers ayant suffisamment de lien avec la matérialité pour pouvoir être mis en débat.
2.2 Principes méthodologiques
Revenons à la question de départ : « existe-t-il un ou des paysages spécifiques à la production du fromage de saint nectaire, à la fois visible sur le terrain de la production et pensés comme tels dans l’esprit des agriculteurs ? ». Ou, pour reprendre le concept de Luginbuhl, des modèles de paysage du saint nectaire.
Nous avons admis comme Sautter ou Roger que le fait de regarder une portion d’espace offerte à la vue s’apparentait à la contemplation d’une œuvre d’art. Même si tout le monde ne pense pas le paysage comme tel, il est perçu comme une image globale porteuse de sens. Sur la base de cette hypothèse, nous avons postulé qu’il était possible de la lire de la même façon et avec les mêmes méthodes que celles appliquées aux tableaux.
Notre démarche est très semblable à celle que Panofski (1969) a formalisée sous le terme d’« iconologie » pour analyser des œuvres picturales. Celui-ci propose d’analyser un tableau en trois temps :
-
une description pré iconique de l’œuvre afin d’identifier des motifs en dehors de toute recherche de signification
-
une analyse iconique des significations possibles de ces éléments puis
-
une interprétation iconologique globale de l’œuvre considérée comme un assemblage de signes produisant un message dont le sens peut s’éloigner de la chose représentée.
De la même façon, nous avons procédé en trois étapes :
a) une décomposition pré iconique de l’espace visible de la zone de production en éléments paysagers que nous avons regroupés en familles présentant des types bien identifiés.
Comme pour un tableau, nous avons considéré que l’image paysagère était un assemblage de signes iconiques résultant de la juxtaposition des images des différents objets ayant des caractères spécifiques ; objets physiques (versants, fonds de vallée, sommets, cours d’eau), objets vivants (herbages, forêts voire animaux), objets façonnés par l’activité humaine (constructions, routes, parcelles d’exploitation, balles de foin… ). A partir d’une exploration de toute la zone, et en nous plaçant du point de vue du géographe agronome, nous avons réalisé plusieurs centaines de clichés et extrait de ces photos les objets que nous avions identifiés. Ceux-ci ont ensuite été classés en familles pour produire un catalogue le plus exhaustif possible, illustré par une photographie représentative de chaque. Cependant, l’aspect de ces objets dépend de la position relative de l’observateur. Dès que ce dernier s’éloigne, les objets deviennent difficilement reconnaissables et l’on n’en perçoit plus que des formes générales, des couleurs et des textures. On peut donc aussi lire une partie de l’image paysagère, comme un assemblage de signes plastiques (des lignes de force, des plages de couleurs, des textures de surface). Dans la lignée de Merleau-Ponty et du groupe µ nous avons proposé une autre lecture de l’image paysagère en fonction des plans visuels. A l’arrière-plan, les signes plastiques dominent, sauf pour le géomorphologue qui décèle dans la ligne de relief, le processus de géomorphologie structurale qui en est la cause. Dans les plans moyens, les signes plastiques s’enrichissent des textures et des couleurs, de lignes structurant le regard, que le géographe et l’agronome vont aussi lire comme des signes iconiques les informant sur les structures parcellaires et d’organisation de l’espace en lien avec les sociétés qui le gèrent. Dans les plans rapprochés, ce sont les signes iconiques qui dominent la vue. Comme le font les écologues du paysage, on peut aisément les reconnaître comme des objets, Cependant, ils « baignent » dans une matrice essentiellement de nature plastique (couleur et texture de l’occupation du sol) qui peut aussi être interprétée par l’agronome comme par l’agriculteur en termes iconiques par les informations qu’elle apporte sur les modes de gestion de l’espace vu dans ce paysage.(cf figure 2)
Figure 2 : le catalogue d’objets utilisé pour les discussions
b) une analyse iconique des significations de ces éléments paysagers par différentes catégories d’acteurs de la filière dans le cadre d’une mise en débat lors d’un atelier participatif
En présentant à un groupe de personnes un catalogue d’objets (signes iconiques) extraits des paysages de la zone délimitée de l’appellation saint-nectaire, associé à un catalogue de couleurs, de textures et de structures (signes plastiques), il nous a semblé possible de leur demander de reconstruire pas à pas un paysage représentatif de ce fromage. Nous leur avons d’abord demandé de construire l’arrière-plan, puis les plans moyens à partir des signes plastiques, puis les plans rapprochés en réservant à ces derniers la possibilité de placer des objets significatifs. A chaque étape de la (re)construction du paysage, les éléments immédiatement rejetés à l’unanimité étaient retournés pour ne pas disperser le regard puis il était demandé à chacun d’expliciter les raisons du choix ou du rejet de chaque élément. A la fin de la discussion, un choix définitif était arrêté si possible sous la forme d’un consensus.
c) une interprétation iconologique du résultat en termes de modèles paysagers. Bien qu’il s’agisse d’une recréation collective et argumentée d’un assemblage de « bouts de paysage », le résultat final offre l’apparence d’un paysage réel qui peut être perçu comme un tout. Grâce à la discussion qui a accompagné le processus, nous avons pu demander aux participants leur avis sur le résultat final non seulement en termes d’adéquation avec la réalité locale mais aussi en terme de significations et de valeurs associées à l’image produite en lien avec le fromage.
2.3 Première expérimentation
Cette démarche méthodologique a été testée à l’occasion d’un rassemblement à retentissement médiatique : le sommet de l’élevage en octobre 2004 à Clermont-Ferrand. En un lieu où produits et facteurs de production sont mis en scène pour un public composite, l’occasion était belle d’inviter à construire des images de médiation entre le fromage de saint-nectaire et les consommateurs, en profitant de la collection d’étiquettes que nous venions de copier et la banque d’images recueillies par nos soins lors de l’analyse des paysages de la zone. L’objectif était ici de tester la méthodologie d’animation plus que de rechercher des résultats probants puisque notre travail venait juste de débuter.
Au début de la réunion, nous avons présenté les objectifs et la méthode aux participants. Nous leur avons demandé de sélectionner des éléments au sein du même catalogue d’éléments paysagers. Afin de faciliter la discussion, nous avons demandé à la vingtaine de participants de se répartir en trois groupes et de reconstruire un « paysage de St Nectaire » à mettre sur une étiquette de fromage en fonction de leurs propres références. Le premier groupe, composé de trois productrices, devait produire un paysage représentatif de la production actuelle. Le second, formé de quelques personnes assumant le rôle de consommateurs s’intéressait au paysage recherché par le consommateur. Enfin, le troisième groupe réunissait quatre personnes oeuvrant dans les réseaux s’intéressant à la question territoriale. Il leur était demandé de définir le paysage le plus représentatif de la zone de production. Chaque groupe était encadré par un animateur de séance devant distribuer les consignes et animer les débats et d’un secrétaire qui notait les discussions afin d’en retirer les principaux éléments de construction des choix.
L’exercice s’est avéré très mobilisateur. Tous les participants se sont pris au jeu et les objets paysagers ont bien joué leur rôle de médiation, suscitant de nombreuses discussions qui éclairaient la signification que chacun donnait au paysage. Tous le monde a bien identifié les différents arrière-plan et les types alpins ont été immédiatement exclus. Les photographies d’objets en main, les participants ont débattu parfois longuement du choix de la race (Salers ou laitière spécialisée), de la nécessité de monter des signes de modernité (bâtiments neufs, nourrisseurs aux prés, balles rondes enrubannées…). Au bout du compte, les trois groupes ont réussi à produire une étiquette, preuve que la méthode proposée, bien qu’encore empirique semble prometteuse.
3. Premiers résultats et discussion
Les images produites
Si au premier abord, les images produites se ressemblent, dès qu’on les examine en détail, de grandes différences apparaissent :
Figure 3 : analyse comparative des étiquettes produites par les trois groupes de discussion
Etiquette produite |
|||
productrices |
experts |
consommateurs |
|
Impression générale |
Représentative du Sancy (cœur de la zone de production) |
Très représentatif du Sancy |
vue générique traditionnelle de l’Auvergne montagneuse |
Arrière- plan |
Est du Sancy |
Sud du Sancy |
Nord du Cantal |
Plan– moyen |
Vallée avec haies et bois |
Vallée avec haie et bois + village groupé |
Versant avec herbages et peu d’arbres |
Premiers plans |
Herbe intensive, lac, village, abreuvoir traditionnel, vache salers |
Herbe intensifiée avec enrubannage et balles rondes + montbelliarde |
Herbage d’estive avec ferme traditionnelle et salers |
Nb objets |
7 |
6 |
5 |
Chaque groupe a choisi un arrière plan différent. Les experts et les agriculteurs ont privilégié une vue du Sancy. Les consommateurs une vue cantalienne à l’aspect plus montagneux .
Pour les plans moyens, on observe une convergence très forte entre les choix des agriculteurs et des experts qui proposent une vallée combinant herbages, réseau lâche de haies et bosquets tandis que les consommateurs optent pour un versant herbager à peine cloisonné par quelques arbres isolés.
En ce qui concerne les textures des plans rapprochés, les choix entre agriculteurs et experts sont identiques : une prairie intensive au vert dense qui assure la transition avec le plan moyen alors que les consommateurs ont placé une texture de pâturage d’altitude à l’aspect plus hétérogène. En revanche, les trois groupes se retrouvent pour placer au tout premier plan une lande peu anthropisée à la texture rugueuse et aux couleurs allant du vert brun au violet.
Pour le choix des objets individualisés, on note aussi de grandes différences : absence d’éléments dans le plan moyen pour le groupe des agriculteurs, un buron dans le paysage des consommateurs, un village chez les experts. Au premier plan, cette différence est encore plus nette ; très peu d’objets, tous marqués par leur caractère traditionnel chez les consommateurs (ferme traditionnelle, salers, burons, petit patrimoine rural), mélange de tradition (salers, croix de chemin) et de modernité (nourrisseur, enrubannage, balles rondes de foin, montbelliardes) pour les experts, modernité plus discrète chez les agricultrices (montbelliardes, bâtiment neuf plus ou moins dissimulé par des arbres).
Le résultat global reflète ainsi trois points de vue différents : un paysage générique auvergnat à l’aspect essentiellement naturel où la trace de l’homme est discrète et toujours sous forme d’héritage chez les consommateurs, une vision plus spécifique à la zone chez les experts et les agricultrices avec un regard plus centré sur l’exploitation agricole pour les agricultrices et un réel effort de synthèse chez les experts.
Discussion
Cette première expérimentation présente quelques limites qu’il ne faut pas occulter :
-
les participants n’ont pas été choisis à la suite d’un échantillonnage rigoureux. Ils étaient présents au sommet de l’élevage. Ils ont été séduits par l’exercice mais il est difficile de transposer leur réponse à un public plus large. C’est particulièrement vrai pour le groupe des consommateurs car cette manifestation étant réservée à des professionnels, nous avions affaire à des consommateurs connaissant le produit et sa zone de production.. Cependant, comme l’objectif de cette expérience était de tester des outils de médiation et non d’utiliser le résultat des réponses en tant que tel, ce biais n’est pas rédhibitoire.
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Le catalogue d’objets a été produit de façon empirique, grâce à notre connaissance du terrain mais il serait nécessaire d’une part de s’assurer de la pertinence des objets retenus en fonction des modèles paysagers préexistant dans l’esprit des différents groupes sociaux dont on souhaite analyser les points de vue, et d’autre part de rechercher une plus grande exhaustivité du catalogue afin d’éviter d’occulter des caractères paysagers. Un travail en ce sens est actuellement en cours.
-
Enfin, les participants ont été confrontés au mode de représentation de ces objets (photocopie couleur découpées) qui avaient tous la même taille, quel que soit l’emplacement dans les plans. Ainsi, une vache placée dans un plan moyen donnait l’impression d’être plus grande que le village. Cette limite pourrait facilement être levée en utilisant un logiciel informatique ou en proposant deux taille pour chaque objet.
Malgré ces restrictions, plusieurs intérêts méritent d’être soulignés :
1) L’expérience s’est avérée extrêmement mobilisatrice pour tous les participants. Plusieurs facteurs se sont combinés pour produire ce résultat.
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Avec la renégociation du cahier des charges, le thème du lien produit - paysage était d’actualité et l’entrée par les étiquettes était suffisamment décalée par rapport aux enjeux techniques (choix de la race, mode d’alimentation…) pour permettre un débat délivré de son fond polémique habituel.
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La démarche de construction collective d’une étiquette s’apparentait à une mise en scène du même type que celle proposée dans un jeu de société avec le même résultat en terme d’engagement personnel total et sincère des participants, le tout renforcé par le caractère original de l’opération. De ce fait, malgré l’aspect ludique de la demande, les débats ont été denses, sérieux et très argumentés. Le choix d’une race, le type de fourrage , l’aspect du petit patrimoine ont généré de nombreux commentaires avant qu’un compromis n’intervienne. On retrouve là une force du jeu bien montrée par Caillois dès 1959.
2) En un temps restreint (environ 1h30), les participants ont réussi à produire un paysage type représentatif d’un point de vue clairement exprimé. Il semble donc possible d’utiliser notre approche aussi bien sur un plan collectif pour contribuer à réfléchir aux adaptations du cahier des charges d’un produit que sur un angle plus privatif dans une démarche marketing de promotion d’un produit utilisant l’image de son terroir qu’est le modèle paysager. Notre approche s’apparente d’ailleurs à celle mise en œuvre dans des « focus groups ».
3) D’un point de vue théorique, la réussite de l’exercice nous autorise à penser que nos hypothèses de départ concernant la démarche de déconstruction de la réalité /reconstruction d’un paysage modélisé et rendu intelligible par la discussion autour d’images de « morceaux de paysage » sont valides. Elle inscrit notre approche dans le modèle général à trois boîtes de Brossard et Wieber (1984) et contribue à éclairer l’articulation objets-images de leur sous système « paysage visible ».
Figure n° 4 : une lecture sémiologique de l’étiquette produite
Notre approche montre aussi l’utilité d’une lecture sémiotique de l’image paysagère lorsque l’on travaille avec des acteurs locaux sur les significations et valeurs qu’ils attachent au paysage.
L’analyse en termes de signes plastiques, en dehors de tout objet signifiant, est un moyen d’amener les différents protagonistes à décrisper leur attitude et à porter sur les paysages qu’ils connaissent un regard neuf moins chargé d’à priori.
L’utilisation du tripode « objet – image – signification » facilite chez les acteurs la prise de conscience de ce qui a vraiment du sens pour eux et les aide à expliquer leur point de vue et à justifier les valeurs qu’ils attachent aux significations qu’ils viennent d’exprimer.
Au final, il est plus facile pour chacun de prendre conscience des modèles paysagers qu’il défend et de les rendre visibles aux autres. Le débat est alors déplacé d’un registre idéologique « a-territorial » (le vrai/le faux, le beau / le laid) vers une discussion dépassionnée s’appuyant sur la comparaison d’images de lieux réels et constituées d’un assemblage de signes plastiques et d’objets signifiants.
Bien entendu, cette première expérience présente de nombreuses imperfections mais elle laisse augurer de perspectives prometteuses lorsque seront réglés les problèmes de construction de catalogues d’objets et de signes plastiques et précisées les méthodes d’échantillonnages des personnes sollicitées pour participer à la discussion collective.