L’étude des paysages alluviaux par les techniques de l’écologie du paysage
l’exemple de la rivière Allier

Stéphane Petit

Laboratoire de Géographie Physique GEOLAB UMR 6042
Université Blaise Pascal & CNRS

https://doi.org/10.25965/as.3416

Parce que le paysage est depuis quelques années un sujet d’étude pour de nombreuses disciplines, sa définition peut varier en fonction de la perception de chaque spécialité. L’objectif de cette communication est, dans un premier temps, d’évoquer ce qu’est le paysage tel qu’il est défini par la discipline appelée “Ecologie du Paysage” : le paysage est considéré comme un espace hétérogène composé d’éléments qui interagissent dans l’espace ; il est caractérisé par sa dynamique et est gouverné en grande partie par les activités humaines. Son étude a comme perspective de comprendre comment, d’une part, il s’est formé et a évolué et, d’autre part, en quoi sa structure complexe influence son organisation et les processus écologiques.Dans un second temps, grâce à l’exemple des paysages alluviaux de la plaine d’inondation de la rivière Allier entre 1946 et 2000, nous aborderons la méthodologie d’étude de cet écocomplexe (Blandin et al. 1988). Fondée sur la cartographie et le calcul d’indices d’écologie du paysage et sur un large emploi des Systèmes d’Information Géographique (SIG), la démarche proposée permet notamment d’avoir une approche qualitative et quantitative du paysage, d’élaborer les étapes de sa mise en place ainsi que sa tendance évolutive.

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Mots-clés : paysage

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Texte intégral

Introduction

Le paysage est depuis quelques années un sujet d’étude pour de nombreuses disciplines et ce mot bénéficie d’une importance grandissante tant au niveau des sciences humaines que des sciences de la vie. Néanmoins, la terminologie de “paysage” varie en fonction de la perception de chaque spécialité, privilégiant l’aspect “naturel” ou au contraire un aspect plus “culturel et social”. Pris dans sa signification la plus profonde, le terme de paysage va bien au-delà “de la partie d’un pays que la nature présente à l’observateur”.
L’objectif de cet article est double : 1) présenter succinctement le paysage tel qu’il est appréhendé par la discipline appelée “Ecologie du Paysage” et 2) montrer en quoi une telle approche est utile dans l’étude et l’analyse des changements du paysage alluvial de la rivière Allier.

1. Singularités et définition du paysage alluvial

1.1 Le milieu alluvial, un espace hétérogène à plusieurs échelles de temps et d’espace

Vu d’avion un cours d’eau apparaît hétérogène à différentes échelles (Fig. 1). Le paysage alluvial est composé d’espaces dissemblables et mélangés avec des prés, des cultures, des zones aquatiques, des bâtiments. Les taches se différencient par leurs formes, leur nature, leur nombre, et composent une mosaïque plus ou moins complexe. A l’échelle d’une portion de plaine d’inondation ayant un fonctionnement morphologique homogène, se distinguent les espaces aquatique, semi-aquatique et terrestre. Ces unités représentent le secteur fonctionnel qui se définit par des caractères propres et qui conditionnent l’usage qui en est fait par les sociétés humaines. Chaque espace peut être ensuite décomposé en ensembles fonctionnels eux-mêmes divisibles en unités fonctionnelles plus petites. A l’échelle de l’ensemble fonctionnel, niveau intermédiaire, à un méandre correspond par exemple une diversité de formes et d’habitats (bancs de graviers, espace semi-aquatique, etc.) tandis qu’à une échelle encore plus petite, on distingue une multitude d’unités fonctionnelles (ou taches) correspondant aux individus végétaux. Le paysage alluvial montre une hétérogénéité et une organisation en taches omniprésente sur une grande gamme d’échelles spatiales, témoignant d’une variabilité temporelle et spatiale complexe et souvent imprévisible. Ces sous-systèmes sont connectés par un réseau fortement ramifié avec comme artère principale le chenal et dont l’eau, sous ses manifestations multiples, structure l’écosystème et régit son fonctionnement (Pautou et al. 1997).

Au pas de temps du demi siècle, le paysage alluvial apparaît temporellement hétérogène. Il se caractérise en effet par une forte instabilité latérale en fonction des aléas hydrologiques et des conséquences des activités anthropiques. Ainsi, des méandres peuvent se déplacer de plusieurs dizaines de mètres par an (Fig. 2).

Tant spatialement que temporellement, les corridors alluviaux sont un des écosystèmes les plus dynamiques existants (Johnson 1998) et les structures ripariennes sont reconnues comme étant des zones de premières importance pour la diversité biologique des systèmes alluviaux (Odum 1978, Naiman et al. 1993). Dans la plaine d’inondation, la richesse des habitats et de leurs espèces associées est produite et maintenue par l’hétérogénéité spatiale et temporelle des processus hydrogéomorphologiques (Hughes 1994, Brinson et al. 1981, Gregory et al. 1991, Malanson 1993, Ward et al. 1999, Ward et al. 2001). La variabilité spatio-temporelle de ces processus joue un fort rôle dans la détermination de l’hétérogénéité et la stabilité physique des habitats ainsi que dans la diversité des patrons du paysage alluvial (Ward et al. 1999, Ward et al. 2001). Par exemple, en utilisant des données publiées, (Sabo et al. 2005) ont testé l’idée que les habitats alluviaux (dans le sens d’habitats terrestres adjacents à la rivière) avaient plus d’espèces que les habitats des terrasses adjacentes. Ils montrent que ces habitats n’ont pas plus d’espèces mais contiennent des pools d’espèces significativement différents. En ce sens, les habitats alluviaux augmentent la richesse régionale sur la terre de plus de 50 % en moyenne.

1.2 Le milieu alluvial, un espace fortement perturbé

Les cours d’eau sont des milieux que l’homme a voulu très tôt maîtriser afin de limiter leurs perturbations (inondations dans les vallées), et les paysages alluviaux comptent parmi les paysages les plus dominés par le développement des sociétés humaines, ceux pour lesquels les interactions entre nature et culture sont les plus affirmées (Décamps 2005). Aussi, aux perturbations naturelles il est essentiel d’ajouter les actions anthropiques qui influencent nombre de processus (hydrologiques, sédimentologiques, biotiques, etc.) et qui façonnent des paysages alluviaux. La création de barrages, la mise en place de digues, d’enrochements ainsi que les extractions de granulats dans le chenal principal sont les activités humaines dominantes qui ont affecté la dynamique de la rivière et son transport solide. Les recherches menées depuis une vingtaine d’années en géomorphologie fluviale et écologie du paysage alluvial ont montré que le corridor subit une métamorphose progressive. Les actions humaines et leurs impacts ont ainsi modifié les rivières européennes et nord américaines se traduisant par : 1) la suppression de la dynamique naturelle, 2) la simplification de la morphologie du chenal, 3) l’isolement du chenal principal de sa plaine d’inondation et 4) le changement de physionomie de la plaine d’inondation. Ces interventions ont très largement contribué à modifier la dynamique des paysages et les conséquences de ces changements restent encore difficiles à prévoir (Naiman 1992). Ainsi, la structure hétérogène est en relation avec les activités anthropiques directes.

Figure 1 - Hétérogénéité du paysage alluvial d’un train de méandre dans la Réserve Naturelle du Val d’Allier à différentes échelles spatiales : (a) à l’échelle du secteur fonctionnel, (b) à l’échelle de l’unité fonctionnelle, (c) à l’échelle des taches de végétation.

Figure 1 - Hétérogénéité du paysage alluvial d’un train de méandre dans la Réserve Naturelle du Val d’Allier à différentes échelles spatiales : (a) à l’échelle du secteur fonctionnel, (b) à l’échelle de l’unité fonctionnelle, (c) à l’échelle des taches de végétation.

Figure 2 - Instabilité temporelle d’un train de méandres dans la Réserve Naturelle du Val d’Allier.

Figure 2 - Instabilité temporelle d’un train de méandres dans la Réserve Naturelle du Val d’Allier.

1.3 Qu’est ce que le paysage ?

Le paysage alluvial dans le sens fonctionnel et non pas esthétique se définit alors comme un espace hétérogène composé d’éléments correspondant à des hydrosystèmes et/ou à des morceaux d’hydrosystèmes qui interagissent de façon similaire dans l’espace.

Il correspond à un niveau d’organisation des systèmes écologiques situé au-dessus de l’écosystème et est une notion strictement identique à celle de l’écocomplexe (Blandin et al. 1988). Ces auteurs considèrent qu’il correspond à un niveau d’intégration supérieur à l’écosystème et le définisse comme “des écosystèmes interactifs, naturels ou modifiés, produits par une histoire écologique et humaine commune” montrant “des propriétés émergentes dans leur structure, leur dynamique et leur composition spécifique”. Outre l’aspect intégrateur, ce terme offre l’avantage d’éviter toutes les ambiguïtés du mot paysage.

Le paysage, dont l’impact de l’homme est le plus souvent omniprésent, se caractérise essentiellement par son hétérogénéité et par sa dynamique gouvernée en grande partie par les activités humaines et existe indépendamment de la perception (Burel et al. 1999). Comme le stipule la théorie de la complexité, ces systèmes sont hors équilibre et non linéaire mais représentent néanmoins plus que la somme de leurs sous-systèmes constitutifs et affichent des propriétés émergentes nécessitant une vue holistique (Ricard 1999 in (Gaucherel et al. 2004).

Selon (Décamps 2005), l’organisation hiérarchique des paysages alluviaux peut être simplifiée en deux principaux niveaux : le niveau naturel et le niveau culturel, plus important que le premier. Cet auteur ajoute que les interactions entre les structures et les processus caractérisant les paysages alluviaux peuvent être expliquées au plus bas niveau hiérarchique naturel mais ils doivent être compris au niveau culturel le plus haut. Le paysage alluvial s’appréhende comme une organisation qui est la manifestation spatiale des relations entre les hommes et leur environnement mais, selon Wiens et al. (1993) et Mac Nally (1999) il ne doit pas être vu dans une perspective seulement anthropocentrique.

1.4 Pourquoi quantifier le paysage ?

Nous l’avons vu, la structure spatiale du paysage alluvial est composée d’éléments (ou de taches) de formes et de tailles différentes, d’arrangements variés entre les divers types d’occupation du sol qui évoluent dans le temps et l’espace. L’hypothèse fondamentale de l’écologie du paysage est l’existence d’interactions entre les structures spatiales et les processus écologiques (Décamps et al. 2004). On doit, par exemple, en connaissant les structures mieux prévoir et connaître le déplacement des organismes, des éléments nutritifs dans le paysage. A cet aspect fonctionnel s’ajoutent d’autres raisons qui retiennent davantage notre attention. La quantification de cette mosaïque complexe est rendu nécessaire : 1) pour s’attacher à décrire l’assemblage des éléments de cette mosaïque et comparer objectivement les paysages successifs et les différents types d’éléments au sein d’un même paysage, 2) pour identifier les processus générant les structures observées et déterminer en quoi les modifications des régimes de perturbations (biophysiques et/ou anthropiques) altèrent la variabilité et l’hétérogénéité spatiale de la plaine d’inondation, 3) pour discerner les trajectoires évolutives de l’écocomplexe ainsi que les ruptures dans ces trajectoires et/ou les inflexions de tendances.

2. Présentation de la méthode de l’étude du paysage alluvial

2.1 L’information spatiale

L’information de base sur le paysage alluvial consiste en une carte au format vecteur transformée en mode raster, autrement dit une carte de pixels où toutes les catégories d’occupation du sol sont codées. Ces cartes vectorielles sont obtenues par photo-interprétation et digitalisation de photographies aériennes. Au préalable, les photographies ont subi des corrections géométriques appelées redressement et géoréférencement. Le redressement consiste à rectifier les photographies aériennes afin d’obtenir des images corrigées de la plupart des déformations inhérentes à la prise de vue (angle de l’avion, focale de l’objectif) et aux distorsions causées par l’environnement (courbure de la terre, variation d’altitude au sol, effet d’échelles etc.). Quant au géoréférencement, il consiste à appliquer un système de coordonnées spatiales à ces images redressées.

Le paysage délimité et les unités spatiales définies, l’analyse et l’organisation du paysage et de son évolution s’appuient d’une part sur l’emploi des Systèmes d’Information Géographique (SIG) et d’autre part sur des logiciels capables à partir d’une large gamme de mesures, appelées également indices ou métriques, d’analyser de façon quantitative la structure du paysage.

En effet, grâce à leur architecture, les SIG sont devenus des outils incontournables pour l’étude des changements quantitatifs et qualitatifs des systèmes naturels et pour l’analyse de leurs distributions (Burrough et al. 1998, Claramunt et al. 1997). Ainsi, de nombreux travaux rendent compte de leur utilisation dans les milieux alluviaux (Johnson et al. 1995) en associant le calcul d’indices (Miller et al. 1995, Marston et al. 1995, Farley et al. 2002). Ces indices font référence à la composition du paysage (proportions des taches, richesse relative…), d’autres à sa configuration spatiale (taille des taches, leur périmètre, leur nombre, leur forme, leur densité…) et sont destinés à définir des caractéristiques pertinentes des points de vue écologique et de la structure de l’écocomplexe. Ils permettent de caractériser l’organisation des types d’occupation du sol et la structure physique de la végétation (Meyer et al. 1994). Autrement dit, il résument les propriétés des éléments du paysage et rendent compte de l’hétérogénéité de la mosaïque fortement influencée par l’échelle de perception. C’est pourquoi ils sont définies à trois niveaux hiérarchiques : à celui de l’unité fonctionnelle (la tache), à celui de la classe ou de la catégorie d’occupation du sol et à celui du paysage lui-même. La grande majorité des indices d’écologie du paysage sont décrit dans la littérature suivante : (O'Neill et al. 1988, Turner et al. 1988, Hulshoff 1995, Riitters et al. 1995, Kienast 1993, Li et al. 1995).

2.2 Description de la structure

Pour décrire et caractériser la composition et la configuration de la plaine d’inondation, les indices d’écologie du paysage ont été calculés à l’aide du logiciel FRAGSTATS (Spatial Pattern Analysis for Categorical Maps) (McGarigal et al. 1995, McGarigal et al. 2002). Ce logiciel présente l’avantage de fournir l’un des jeux les plus détaillés d’indices d’écologie du paysage que l’on peut trouver dans un seul programme (Haines-Young et al. 1996). Ainsi pour chaque série de cartes d’occupation du sol, l’aire totale (A), la proportion de chaque catégorie d’occupation du sol (P), le nombre de taches (NP), la taille moyenne des taches (Area_MN) et la variabilité de la taille des taches (écart-type de la taille des taches (Area_SD) ainsi que trois indices de diversité : l’indice de diversité de Shannon (H), la dominance (D) et la diversité maximale (Hmax) ont été calculés.

2.3 Détection des changements

A partir de ces cartes raster et grâce au module CROSSTAB du logiciel Idrisi32 (Eastman 1997), la détection des changements de couverture végétale est réalisée en utilisant une technique qualitative et quantitative d’analyse des changements, appliquée à des paires de cartes d’occupation du sol successives. Deux résultats sont ainsi obtenus :

Le premier nous donne un tableau croisé, c’est-à-dire une table de contingence (Tab. 1), dans laquelle les catégories d’une première image sont comparées avec celles d’une seconde image en pourcentage de recouvrement de chaque unité. Ces tableaux de contingence indiquent les fréquences de non-changement (le long de la diagonale) ou de changement (hors de la diagonale) de chacune des catégories d’occupation du sol. Au niveau le plus général d’information, la somme des lignes indique la quantité de chaque unité du paysage au temps 2 (2e image) alors que la somme des colonnes liste la quantité des catégories de l’écocomplexe présentes au temps 1 (1re image).

Tableau 1 - Tableau de contingence commun pour la comparaison de deux cartes à deux dates successives.

Tableau 1 - Tableau de contingence commun pour la comparaison de deux cartes à deux dates successives.

Source : Pontius 2004, modifié.

Avec Pij, proportion des unités du paysage changeant de la catégorie i à ; Pi+, proportion de la catégorie i au temps 1 qui est la somme de toutes les unités j de Pij ; P+j, proportion des unités j au temps 2 qui est la somme des unités i de Pij.

Le second permet la création d’une nouvelle image montrant la localisation de toutes les combinaisons entre les catégories des images initiales. Cette image peut facilement être reclassée afin de construire une image de similitude ou de changement. Cette classification croisée montre ainsi toutes les combinaisons de l’opérateur logique ET qui est l’intersection de deux entités appartenant à la fois à l’image 1 et 2 (Fig. 3). Associée à cette nouvelle image, une légende est alors automatiquement produite laquelle représente toutes les combinaisons. Des nouveaux identifiants sont créés avec à leur gauche les catégories se référant à la première image introduite dans l’analyse et à droite celles de la seconde image.

Figure 3 – Combinaison de l’opérateur logique ET du module CROSSTAB du logiciel Idrisi 32.

Figure 3 – Combinaison de l’opérateur logique ET du module CROSSTAB du logiciel Idrisi 32.

3. Illustration de la méthode

3.1 Présentation du paysage alluvial

Il s’agit du paysage alluvial du Val d’Allier situé au sud de la ville de Moulins dans le département de l’Allier. Contenu dans la Réserve Naturelle du Val d’Allier, ce secteur fonctionnel, de 10 km de long, a un comportement morphologique homogène et se caractérise par un fonctionnement “proche du naturel”. La rivière y est caractérisée par une forte instabilité latérale, les méandres pouvant se déplacer de plusieurs dizaines de mètres par an.

L’étude porte sur les changements du paysage alluvial au cours des 50 dernières années, mais ne seront ici présentées que les principales évolutions entre 1946 et 2000. L’objectif des recherches menées sur ce secteur est d’analyser l’évolution de la dynamique fluviale, à un pas de temps fin et à différentes échelles spatiales, et de tenter de comprendre les interactions entre la dynamique latérale de la rivière et l’évolution du paysage en relation avec les changements naturels et les activités humaines (pratiques agricoles, extractions de granulats etc.). Autrement dit, le but consiste à appréhender les processus responsables de la mise en place de l’écocomplexe contemporain de la rivière Allier.

3.2 Les principaux changements

3.2.1 Changement de configuration paysagère

Entre 1946 et 2000, le paysage de la plaine alluviale du secteur de la Réserve Naturelle du Val d’Allier s’est diversifié en termes de proportion relative des unités paysagères (Tab. 2) passant de 1.46 à 1.59. En décroissant, l’indice de dominance (D) confirme cette tendance. Autrement dit, à l’échelle de l’écocomplexe, le paysage est beaucoup moins dense et les catégories paysagères sont distribuées dans des proportions plus équitables qu’elles ne l’étaient en 1946. A l’échelle de ces unités (Tab. 3), les catégories bancs nus, végétation herbacée et arbustive, voient leur nombre d’éléments diminuer. Le nombre de taches de bancs nus diminue de l’ordre de 68 % tandis que leur surface moyenne augmente de 10 %, indiquant des zones privilégiées de remaniement des formes fluviales. Associé à une diminution de la surface moyenne et une baisse du nombre de tache (-29 %), la végétation herbacée subie une fragmentation tandis que la végétation arbustive, avec un accroissement de la surface moyenne (+63 %) et une baisse de son nombre de tache de 144 % tend à se connecter davantage. Seule la végétation arborée enregistre à la fois une augmentation de son nombre de tache (+73 %) et de sa surface moyenne (+87 %) qui passe de 0.04 ha en 1946 à 0.30 ha en 2000.

Tableau 2 - Indices de diversité de Shannon (H) et de diversité maximale (Hmax).

Tableau 2 - Indices de diversité de Shannon (H) et de diversité maximale (Hmax).

Tableau 3 - Evolution des indices statistiques des principales unités de l’écocomplexe (ha).

Tableau 3 - Evolution des indices statistiques des principales unités de l’écocomplexe (ha).

TC : taux de changement entre 1946 et 2000 ( %), NP : nombre de tache, Area_MN : surface moyenne des taches, Area_SD : écart-type de la surface moyenne.

3.2.2 Les changements des pratiques culturales

Les calculs montrent que la matrice paysagère correspond aux cultures et domine le paysage avec 39 % en 1946 contre 44 % en 2000 (Tab. 4, Fig. 4), une forte augmentation étant enregistrée après 1954. L’accroissement des cultures se fait aux dépens principalement des zones en herbes (8.85 %) et des surfaces de végétation arbustive (2.19 %). C’est à partir des années 1950, de par la qualité des terres agricoles et l’étendue de sa plaine d’inondation, que les premiers essais (2 ha) de culture de maïs ont débuté (Lemaire 1996). Ce n’est que depuis les années 70 et surtout en rive droite, hors du Domaine Public Fluvial, que les grandes cultures irriguées (maïs, tournesol, colza, pois fourragers) se sont véritablement développées, restructurant le parcellaire, aux dépens des zones en herbe, des haies et d’anciennes boires petit à petit bouchées. Ces pratiques ont eu pour résultat l’agrandissement des parcelles et ont participé à la géométrisation du paysage agricole (Lelli 2004). Parallèlement, la pression humaine sur le milieu s’est également traduit par une augmentation des voies d’accès et la réduction du réseau de haies.

3.2.3 Développement de la végétation arborée

La végétation arborée enregistre la plus forte progression avec une augmentation surfacique de l’ordre de 10 % (Tab. 4, Fig. 4), elle colonise désormais les anciens bras et tant à se rapprocher du chenal actif. Pratiquement absente en 1946, elle occupe maintenant environ 10 % de la surface totale de la zone d’étude soit près de 120 ha. Progressivement, la forêt gagne du terrain et, la plaine d’inondation et la bande active subissent une explosion des formations boisées provoqué par la maturation des stades végétaux inférieurs. Parallèlement une diminution du dynamisme du chenal, avec une perte de 7.68 % des surfaces en eau et d’environ 11 % des surfaces de bancs de graviers, et des rythmes d’érosion est enregistrée.

Tableau 4 - Tableau de contingence correspondant à la superposition des cartes d’occupation du sol de 1946 et 2000 ( % de recouvrement).

Tableau 4 - Tableau de contingence correspondant à la superposition des cartes d’occupation du sol de 1946 et 2000 ( % de recouvrement).

1. eau, 2. bancs nus, 3. végétation herbacée, 4. végétation arbustive, 5. végétation arborée, 6. cultures, 7. haies, 8. routes/chemins, 9. habitats, 10. plantations.

Figure 4 – Cartes des unités paysagères du secteur fonctionnel de Châtel-de-Neuvre ; (a) en 1946 ; (b) en 2000 et (c) carte des principaux changements entre 1946 et 2000.

Figure 4 – Cartes des unités paysagères du secteur fonctionnel de Châtel-de-Neuvre ; (a) en 1946 ; (b) en 2000 et (c) carte des principaux changements entre 1946 et 2000.

3.3 Tentatives d’explication

3.3.1 Arrêt des activités traditionnelles

Changements de pratiques culturales

Dans cet écocomplexe, les pratiques culturales anciennes consistaient en un pâturage intensive sur les grèves, les îles et les parties enherbées exemptes de cultures. Le paysage proche du chenal était à dominante de graviers et de zones enherbées comme en témoignent anciennes cartes (plans napoléoniens, carte d’Etat Major, carte de 1755) et noms de lieux. La rivière Allier garde, en effet, dans sa toponymie le souvenir du temps où ses îles et ses berges étaient destinées aux pâturages et ne comportaient que peu de végétation arborée : l’Ile des Pacages, Bessay-sur-Allier dont le nom signifie lieu humide, bas et marécageux servant de pâturages ; Les Verdiaux suggèrant la présence de bosquets et de buissons épais ; Les Varennes évoquant le dépôt d’alluvions grossières après les crues, l’Ile des Graves, la présence d’alluvions caillouteuses. A la lumière des documents, on peut penser que tout l’espace disponible était cultivé ou pâturé selon un type d’exploitation différent de celui mené actuellement (Dejaifve et al. 1998, Bidet 1936). Aujourd’hui, sur la plaine d’inondation de la Réserve Naturelle du Val d’Allier, l’agriculture montre localement deux évolutions contrastées : intensification par conversion à la culture intensive aux abords de la Réserve et régression du pastoralisme extensif à l’intérieur du périmètre protégé (Dejaifve et al. 1998).

Cette transformation à débuté dès les années 60 lorsque la France a développé sa politique agricole pour moderniser son agriculture. Il a fallu à la fois rajeunir les exploitants, moderniser les techniques, ouvrir cette économie vers l’extérieur afin de produire massivement des denrées agricoles pour nourrir une population en pleine expansion (Michelin 1995). Cette modernisation s’est notamment appuyée sur l’intensification des productions agricoles, la transformation du territoire et le développement de l’agriculture irriguée qui s’est affirmée comme le moyen de conduire une agriculture céréalière productiviste et concurrentielle (Lelli 2004). Ainsi, “les modèles de production agricole intensive développés depuis les années 1960 ont transformé la terre en un espace de plus en plus uniforme, aménagé pour être l’objet de pratiques culturales normées” (Alphandéry 2004).

Ces changements de pratiques culturales ont eu pour effet d’homogénéiser le paysage alluvial et ont, semble-t-il, favorisé le développement de la végétation rivulaire même dans des secteurs à fort dynamisme latéral du chenal. Il semble en effet que plus le volume de la production s’accroît et moins les agriculteurs, par manque de temps ou de volonté, participent à l’entretien du milieu naturel (Alphandéry 2004) ; ainsi “les fonctions non marchandes de l’agriculture (l’entretien des haies, des chemins et des rivières, par exemple) ne sont plus assurées du fait du départ des hommes ou de l’intensification de la production” (Alphandéry 2004).

Arrêt de la batellerie

La navigabilité ancienne de l’Allier peut également expliquer la quasi-absence de végétation arborée le long du corridor. Comme en témoigne l’ouvrage de Pierre Mondanel (Mondanel 1975), il semble que depuis toujours l’Allier ait servi de voie de communication. Même si sa navigabilité prit fin dans les années 1870, elle laissa place au flottage du bois qui perdura jusqu’en 1914. Ces pratiques, bien que difficilement quantifiables, n’ont pas été sans effet sur la non installation de la végétation. A la lumière d’un plan de navigation datant de 1855, il est facile d’imaginer les berges et le chenal actif régulièrement nettoyés et débarrassés de l’excès de végétation.

L'ensemble de ces pratiques, qui exerçaient autrefois beaucoup plus de pression sur le corridor boisé qu’elles ne le font aujourd’hui, a longtemps stabilisé la majeure partie des surfaces proches du chenal et leur disparition explique en partie la progression des stades végétaux les plus matures. Le phénomène de végétalisation et de réduction de la largeur de la bande d’activité dans ces hydrosystèmes complexes ne peut être, à lui seul, expliqué par le changement des pratiques culturales et l’arrêt de la batellerie. Nombre de travaux (Hughes 1994, Décamps et al. 1988, Pautou et al. 1992, Gurnell 1995, Forman 2001, Surian 1999, Johnson 1997) s’accordent à souligner l’incision du chenal principal causé par les extractions de granulats et les enrochements, la diminution des débits, des amplitudes de crue et du transport solide.

3.3.2 Hydrologie des crues du XXe siècle

La théorie de la hiérarchie conduit à replacer les observations hydrologiques dans un cadre plus vaste que celui de la seconde moitié du XXe siècle. Certains auteurs évoquent sur le bassin de l’Allier et de la Loire des conditions météorologiques plus favorables avec la réduction de l’intensité des inondations (Gautier et al. 2000). Sur la Loire, l’absence de crue exceptionnelle depuis 1866 peut expliquer le phénomène de recolonisation végétale (Bomer 1972). Ainsi, depuis le début du XXe siècle, il apparaît que les crues sur le bassin de l’Allier ont diminué en intensité et fréquence. L’évolution des maxima de hauteur d’eau enregistrés à la station de Moulins entre 1790 et 1994 (Fig. 5a) l’attestent. Ils restent largement inférieurs à ceux du XIXe siècle et à celui de la crue d’octobre 1943 dont la hauteur maximale atteignait 3.75 m. La synthèse des observations des pics de crue à la station du Veurdre aux XIXe et XXe siècles confirme cette tendance (Fig. 5b). Le chenal principal actuel est donc l’héritage du Petit Age Glaciaire (1545-1850), période de grande activité hydrologique durant laquelle les inondations ont été plus intenses et plus fréquentes limitant, grâce au renouvellement des formes alluviales, le développement de la végétation.

Figure 5 - Données hydrologiques historiques des XIXe et XXe siècles et ligne de tendance ; (a) hauteur d’eau maximum de crues mesurées à la station de Moulins (source DDE Allier), (b) débits maximums annuels mesurés à la station du Veurdre (d’après (Gautier et al. 2000).

Figure 5 - Données hydrologiques historiques des XIXe et XXe siècles et ligne de tendance ; (a) hauteur d’eau maximum de crues mesurées à la station de Moulins (source DDE Allier), (b) débits maximums annuels mesurés à la station du Veurdre (d’après (Gautier et al. 2000).

3.3.3 Les extractions de granulats et l’incision du chenal

Extraction de granulats

Sur l’Allier, en 25 ans (période 1954-1978) 10 millions de tonnes ont été officiellement extraites de la rivières (Centre d'Etudes Techniques de l'Equipement de Lyon 1982), mais il s’agit vraisemblablement d’un chiffre en dessous de sa valeur réelle, valeur réelle qui pourrait avoisiner les 30 millions de tonnes. C’est vers les années 1940 que la profession de carriers commence à s’organiser. A partir de 1954, l’augmentation des extractions est progressive et continuelle : 200 000 t/an en 1961, 300 000 t/an en 1964, stabilisation autour de 500 000 t/an jusqu’en 1975 et passage à plus de 800 000 t/an en 1977. Ainsi, après la Seconde Guerre mondiale, les extractions de matériaux dans les lits mineurs et moyens de l’Allier ont eu pour conséquence d’aggraver largement le déficit naturel actuel en charge solide grossière et de favoriser une incision générale du lit par érosion progressive et/ou régressive (DIREN Auvergne - Epteau 1998). Nombreux sont, en effet, sur le cours de l’Allier, les désordres constatés sur les ouvrages d’arts, les assèchements de puits de captage, l’érosion de terres agricoles, et ces phénomènes traduisent de manière perceptible par l’homme les variations morphologiques de la rivière (Centre d'Etudes Techniques de l'Equipement de Lyon 1982). Ce phénomène d’incision a été accentué par la mise en place de protections latérales destinées à protéger les zones de captages, d’extraction, les ouvrages d’art et les terres riveraines (DIREN Auvergne - Epteau 1998). Ces interventions ont ainsi agi de concert dans la restriction de l’espace de mobilité du chenal et favorisé le développement végétal.

Incision du chenal

Les différentes études, dont celle de (DIREN Auvergne - Epteau 1998) semble regrouper l’ensemble des résultats disponibles, attestent d’un enfoncement généralisé du chenal, avec environ 70 % de l’Allier entre Vieille-Brioude et Villeneuve-sur-Allier qui a subi des degrés d’enfoncement de l’ordre de 0.5 à 3.5 m, la médiane se situant autour de - 1.2 m.

Sur le secteur fonctionnel de la Réserve Naturelle, l’approfondissement moyen est de l’ordre de 0.80 m entre 1930 et 1980. Pourtant, la comparaison des hauteurs des lignes d’eau des années 1930 et 1935 avec les relevés effectués en 1980 (DIREN Auvergne - Epteau 1998) montre que de Saint-Rémy à l’amont immédiat de Moulins (environ 45 km), un exhaussement du lit est observé, particulièrement marqué dans le secteur d’étude (+1.5 à 2 m). Sur la Réserve, les avis sont donc partagés entre enfoncement et exhaussement. Si le levé de la ligne d’eau du Conseil Supérieur de la Pêche de 1980 confirme l’exhaussement du lit, le levé pratiqué par le CETE en 1995 en amont du pont de Châtel-de-Neuvre montre une légère incision. Nos observations vont dans le sens d’un enfoncement, tout du moins localement comme en témoigne le changement récent de style fluvial. L’apparition du substratum marneux Oligocène, de couleur blanchâtre, contribue à conforter cette hypothèse. Il se peut néanmoins que la zone de la Réserve Naturelle soit localement en cours d’exhaussement par recharge sédimentaire latérale.

Conclusion

La combinaison du SIG IDRISI et du logiciel FRAGSTATS s’avère être un puissant outil (Gkaraveli et al. 2001) pour appréhender l’évolution de la structure de l’écocomplexe alluvial. Elle permet de rendre compte des divers aspects de l’hétérogénéité des mosaïques bien sûr fortement influencé par l’échelle de perception. Autrement dit, comme le sous-entend le concept de hiérarchie (Allen et al. 1982, O'Neill et al. 1989), l’analyse du paysage alluvial ne se limite pas à celle du secteur fonctionnel, bien que cet aspect n’a pas été abordé dans ce texte : il y a donc nécessité de faire varier les échelles d’espaces.

Aujourd’hui, il parait impossible de comprendre les paysages actuels sans en connaître leur histoire (Lefeuvre J. in Burel et al. 1999). Le paysage alluvial peut être assimilé à un palimpseste, c’est-à-dire à un parchemin où les paysages successifs ont été inégalement mémorisés ou inégalement gommés, leurs empreintes se présentant à nous combinées au paysage actuel. Ces paysages sont fortement dépendant des battements de la ligne d’eau et de la divagation latérale du chenal mais ils restent fortement influencés par les activités anthropiques et leurs conséquences. La visualisation des tendances évolutives du paysage alluvial explique les marques dans le paysage. Celles-ci, quelles soient naturelles ou générées par les activités humaines, aident à reconstituer ces tendances évolutives. Autrement dit, “le paysage actuel est l’addition de tous les paysages, naturels, puis anthropisés, du passé : celui-ci est la forme que l’homme… consciemment et systématiquement imprime au paysage naturel” (Sereni 1964). Dans ce contexte, s’avère indispensable pour l’étude de tels systèmes, une démarche interdisciplinaire entre les sciences de la vie et les sciences humaines. Au final, cette dernière devrait permettre de mieux comprendre la mise en place des structures paysagères et d’en améliorer la gestion car sont impliqués (Décamps et al. 2004) tous les aspects des sciences de la nature, de l’Homme et de la société.

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