Paysages
le ciel, la terre et l’eau
Jacques Fontanille
Université de Limoges
Institut Universitaire de France
Le paysage, d’un point de vue sémiotique, est un ensemble figuratif producteur de valeurs : valeurs différentielles et valeurs visées par une énonciation. L’enjeu, en l’occurrence, est de comprendre comment les valeurs différentielles, saisies dans un acte de perception, sont converties en valeurs narratives et discursives, visées par une énonciation. Cela suppose entre autres que l’on comprenne ce que peut être l’ « énonciation » d’un paysage, et, plus généralement les « instances » actantielles qui le constituent comme sémiotique-objet.
L’étude proposée ne prétend pas à la généralisation, car elle se limite à un corpus de paysages limousins, et elle repose sur un mouvement qui va du plan de l’expression au plan du contenu.
En partant de l’analyse plastique, on peut montrer en effet comment se mettent en place les opérateurs énonciatifs (la lumière, l’atmosphère, l’horizon) et les acteurs du débrayage et de l’embrayage (ciels, terres et eaux). Pour finir, l’étude détaillée des différentes formes figuratives de l’eau (lacs, fleuves et rivières) conduit à identifier une médiation de type « mythique », où les formes aquatiques assurent la transition entre les paradigmes célestes et terrestres.
Index
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Mots-clés : actants positionnels, énonciation, paysage, paysages limousins, propriétés plastiques, récit mythique, territoire
Le paysage comme « Sémiotique-objet »
D’un point de vue sémiotique, un paysage se présente d’abord comme un segment du monde naturel, constitué pour l’essentiel d’un espace figuratif, dont la valeur émane des sensations et perceptions qu’il procure, eu égard à une position d’observation en général considérée comme déterminante. Le rapport entre les propriétés sensibles de cet espace figuratif (le plan de l’expression), et les valeurs qui en émanent (le plan du contenu) est la fonction sémiotique que le sémioticien se propose d’établir.Néanmoins, cette première définition ne dit pas grand chose du sens du paysage, et plus précisément du plan du contenu, car si cet espace figuratif « fait sens » pour nous, c’est aussi en raison de son histoire, de ses promesses, et de l’ensemble des pratiques qui l’ont façonné, et auxquelles il invite immédiatement ou ultérieurement.
En effet, un paysage qui serait figé dans le temps, et à partir duquel on ne pourrait exercer aucune « rétention » et aucune « protention » dans le temps de la perception, qui serait en somme privé de toute dimension temporelle, n’aurait aucune valeur. Certes, au sens technique des « valeurs différentielles », le paysage-espace ne manque pas d’oppositions et de contrastes, mais même ces oppositions ne valent qu’en raison de leur caractère dynamique, c’est-à-dire de ce qu’elles ont été auparavant, et de ce qu’elles deviendront bientôt.
En outre, si un paysage est isolé, en raison des limites du point de vue qui le constitue en tant que paysage, il n’en reste pas moins qu’il appartient à un territoire (et pas seulement à une histoire) et que, par conséquent, la focalisation sur tel ou tel segment du monde naturel, pour tel ou tel point de vue, présuppose tous les autres possibles : le principe même de la focalisation et du point de vue consiste en effet à « actualiser » un segment ou une partie, et à « potentialiser » tous les autres, mais ces « autres » segments ou parties continuent à agir de manière latente sur la perception et l’interprétation du segment sélectionné. Le rapport au territoire, tout comme le rapport à l’histoire, est donc constitutif du sens du paysage.
En somme, le paysage est un espace figuratif qui exprime un « récit figuratif », lequel se donne à saisir dans un instantané (par rapport au temps de l’histoire) et dans une restriction (par rapport à l’espace du territoire) qui sont à la fois tout provisoires, et pleins de tous les accomplis et de tous les potentiels. Le paysage est toujours un moment du lieu, le moment étant articulé à la temporalité narrative d’une histoire, et le lieu, à la spatialité dynamique d’un territoire.
L’approche sémiotique du paysage va donc consister en une recherche des composants de ce récit figuratif (acteurs et actants) et des opérations qui permettent de rendre compte de sa dynamique spatio-temporelle. Cette « dynamique » peut être saisie grâce aux « transformations » qui affectent le paysage : transformations internes, transformations externes ; transformations qui portent sur des parties du paysage, sur les relations entre le paysage et son environnement (le territoire) ou sur les relations entre le paysage et son spectateur.
Ces opérations sont, pour l’essentiel, des prédications et des modalisations, qui sont les actes par lesquels le paysage agit sur son spectateur ; des embrayages et des débrayages, qui rendent compte des dynamiques et des transformations internes ; des médiations figuratives et mythiques, qui décrivent les transformations entre les différents paysages d’un même territoire.
Remarques sur les valeurs du paysage
1) Les deux sens de « valeur » en sémiotique
Attribuer ou reconnaître une valeur dans un ensemble signifiant, c’est d’abord identifier des différences : il suffit de perdre de vue ces différences pour ne plus avoir accès aux valeurs. Attribuer de la valeur, c’est aussi, ensuite, polariser et modaliser ces figures différenciées, c’est-à-dire les orienter, positivement ou négativement, les rendre désirables ou utiles, nécessaires ou admirables (ou le contraire !). En somme, il s’agit de convertir des figures différenciées et contrastées en « objets de valeur », des objets que l’on vise, que l’on recherche, auxquels on tend à se conjoindre (ou que l’on repousse…). Ce sont ces deux propriétés, la différence et la polarité, qui constituent des valeurs sémiotiques, et que nous retrouvons dans le paysage.
Les valeurs-différences du paysage sont de deux sortes :
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des différences sensibles, perceptibles, saisissables dans l’expérience que nous procure le paysage, que l’on peut constituer en « plan de l’expression » si on peut les rapporter à des différences de contenus idéels, émotionnels, ou pragmatiques ;
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et des différences existentielles, géologiques, historiques, économiques, que l’on peut constituer en « plan du contenu » si on peut les rapporter à des différences sensibles et perceptives.
Les valeurs différentielles de nature différente (relevant respectivement de l’expérience et de l’existence) s’associent donc pour constituer la relation sémiotique élémentaire entre un plan de l’expression et un plan du contenu. Dans la perception, cette sémiose advient entre un « plan de l’expérience » et un « plan de l’existence », et cette relation permet alors de postuler une « énonciation ».
L’énonciation du paysage, en raison du rôle qu’on attribue, dans le sens commun, à la position d’observation, devrait être « subjective ». Or il n’en est rien, car l’énonciation est d’abord l’acte par lequel « expérience » et « existence » se rencontrent pour signifier ensemble, et cet acte-là est impersonnel : c’est un « effet de site » signifiant, reposant sur des propriétés objectives et observables. C’est en tout cas ce que nous allons nous efforcer de démontrer.
Quant aux « objets de valeur », ceux que l’on vise et que l’on recherche, ils appartiennent aux usages et aux pratiques auxquelles le paysage « invite » et qu’il « propose » à l’observateur, ils impliquent eux aussi :
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des valeurs émergeant directement des données sensibles (des « promesses » perceptives),
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des valeurs attachées aux différentes figures du paysage, considéré comme « objet » ou « lieu » d’une pratique, et qui invitent alors à la contemplation, au parcours, à la visite, au séjour ou à toute autre activité (l’offre d’activités).
On peut alors considérer globalement que les « valeurs différentielles », telles qu’elles se donnent à saisir par l’observateur ne trouvent pleinement leur signification que si elles peuvent être converties en « promesses », « incitations », « invitation », « suggestion », « proposition », etc., dans le récit en puissance du paysage saisi comme instantané dynamique.
2) Le moment iconique
Considéré comme un ensemble signifiant, le paysage peut donc être appréhendé sous deux dimensions complémentaires, qui apparaissent d’abord hétérogènes et composites : la dimension de l’existence, composée de « thématiques » disparates (géologique, morphologique, économique, historique, etc.), et la dimension de l’expérience, constituée d’un ensemble de phénomènes hétérogènes et de propriétés sensibles diverses. Cette hétérogénéité appelle une résolution, et même, dans le cas du paysage, ce processus est inscrit dans la tradition culturelle même : un paysage, dans notre héritage culturel occidental, fonctionne en effet comme un « visage » ; on l’identifie, on le reconnaît ; certains de ses traits lui permettent d’appartenir à des « types », d’autres lui confèrent une singularité irréductible.
L’approche sémiotique du paysage doit donc saisir ce moment d’iconisation, où la résolution de toutes les hétérogénéités constitutives aboutit à l’identification ou à la reconnaissance d’une « physionomie ».
Les deux dimensions de l’expérience et de l’existence acquièrent leur « homogénéité » dans l’acte d’énonciation qui les associe l’une à l’autre et les reconfigure respectivement en expression et en contenu. L’acte d’énonciation du paysage se définit notamment par ce « moment d’homogénéisation et de stabilité », le « moment iconique » du paysage, par lequel on l’identifie comme un tout signifiant. Ce « moment iconique » est une « prise » de forme de tous les éléments expérientiels et existentiels, dont la stabilité provisoire, la consistance et la cohérence, leur procure une « physionomie » d’ensemble reconnaissable.
3) La composante méréologique et topologique
La composante « méréologique » est essentielle dans ce moment iconique, que ce soit pour expliquer la formation d’un plan du contenu homogène à partir de l’interaction entre toutes les thématiques existentielles, ou pour la formation d’un plan de l’expression à partir de toutes les données sensibles.
Dans le cas du paysage, les relations entre les parties seraient, selon le sens commun et même dans le discours juridique, déterminées par une perception unifiée dans un seul point de vue ; c’est en effet sous un certain point de vue que la forêt sera associée de manière contiguë, ou par superposition, ou par disjonction, avec la colline ou la vallée ; c’est aussi sous un certain point de vue que la rivière apparaîtra comme un élément organisateur pour toutes les autres figures, ou comme une figure complémentaire et accessoire. Et c’est surtout par l’effet du point de vue que les relations méréologiques seront saisies comme des relations topologiques orientées : devant / derrière, dessus / dessous, à côté de…, etc.
Par conséquent, le « moment iconique » du paysage comporte une détermination positionnelle : l’ensemble est plus ou moins reconnaissable selon le point de vue adopté, en ce sens que les relations entre les parties, et leur contribution au tout du paysage, ne sont pas également lisibles de tous les points de vue.
Pourtant le meilleur point de vue ne peut saisir que ce qui est déjà constitué et instancié dans les formes du paysage, et il y a donc obligatoirement une objectivité des valeurs paysagères, et c’est cette dernière que nous allons rechercher. Si la reconnaissance de la « physionomie » globale du paysage varie en fonction du point de vue, c’est justement parce que sa morphologie immanente constitue une contrainte objective, et impose des réglages de point de vue plus ou moins adaptés pour la saisir de manière compréhensive.
4) La composante temporelle
Le paysage se donne à saisir comme un espace signifiant orienté par un point de vue, mais ce point de vue n’est jamais fixe : le panorama implique un « balayage » visuel, et la découverte dynamique implique une progression et une mobilité corporelle. Cette « donation spatiale » est donc de fait un « moment spatial », et apparaît, dans la constitution iconique de la forme, sous une contrainte temporelle et ce, pour deux raisons :
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le réglage du point de vue, volontaire ou involontaire, comporte en lui-même une dimension temporelle, et, que la saisie soit statique ou mobile, elle n’est qu’un moment de ce réglage à l’intérieur d’un territoire ;
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la morphologie du paysage lui-même se donne toujours à saisir comme un ensemble de produits temporels de l’histoire, qui sont distribués et reconnaissables dans des formes spatiales.
Du côté de l’expérience et de la saisie sensible, si on considère par exemple des propriétés comme la distance ou la profondeur, à la différence de ce qui se passe face à un tableau, dans un paysage, la distance est toujours à parcourir, et la profondeur, à pénétrer, et de ce fait même, le regard parcourt toujours à la fois un espace et une durée.
- Note de bas de page 1 :
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Si le tableau, la photo ou l’installation ont un avenir, c’est uniquement dans la variation de leur présentation et de leur accrochage, et dans les parcours de lecture, d’interprétation et d’appropriation ; mais leur morphologie est définitivement stabilisée, et cette propriété fait même l’objet de tout un corps de métiers (conservation, restauration, etc.). Et, entre ces deux régimes temporels, celui de la production et celui de la présentation-interprétation, le moment de l’achèvement de l’œuvre est même une frontière irréversible, et introduit une discontinuité qui rend particulièrement problématique la mise en cohérence entre les deux régimes.
Du côté de l’existence, il en va de même : face à un tableau, une photo ou une installation artistique, on ne peut certes pas ignorer la temporalité sous-jacente du processus de production, mais son implication dans la signification du produit est très faible, à la limite négligeable, dans la mesure où la forme produite est un aboutissement sans devenir1.
En revanche, dans le cas du paysage, c’est sa morphologie même qui est soumise au temps, et la reconnaissance des formes du paysage n’introduit aucune discontinuité dans le processus temporel : cet « arrêt » virtuel est nécessaire à la saisie signifiante, mais il permet justement d’appréhender le mouvement en cours, et les valeurs impliquées dans ces processus temporels. Le vocabulaire même de la description dans le discours ordinaire (la montagne « se dresse », la plaine s’ « étend », la rivière « coule ») exprime directement les états et les formes comme des prédicats temporels ; ces formulations stéréotypées ne peuvent pas être considérées comme des métaphores, dans la mesure où elles ne résultent d’aucune substitution, et ne reposent sur aucun conflit sémantique : les descriptions du paysage sont des saisies immédiates et instantanées de dynamiques en cours.
5) La composante narrative
La « narrativité » est une des manières dont nous reconfigurons, pour la rendre signifiante, l’expérience de la temporalité. En ce sens, le paysage conjugue deux régimes temporels et donc deux parcours narratifs, en une seule énonciation : la reconfiguration narrative de la temporalité morphologique du paysage, associée à la reconfiguration narrative de la temporalité de l’expérience sensible.
La confrontation entre ces deux « récits » pose alors la question de leur relation sémiotique : en quoi la seconde est-elle l’expression de la première ? Y a-t-il des « événements » sensibles qui ne renvoient pas aux « événements » morphologiques ? Peut-on inférer l’un des récits à partir de l’autre ?
Pour répondre à ces questions, il faut ici introduire deux précisions.
Tout d’abord, dans l’expérience sensible, nous appréhendons un ensemble de formes et de figures, articulées en valeurs différentielles, et qui peuvent être organisées en deux dimensions différentes :
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la dimension figurative et typologique, sur laquelle nous distribuons des ensembles identifiables, selon des compétences encyclopédiques variables (la plaine, les champs, la prairie, la faille, le plateau, etc.)
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la dimension plastique, sur laquelle nous distribuons des propriétés sensibles, de couleur, de lumière, de forme, de texture, dont les contrastes et les rythmes sont susceptibles de porter des valeurs indépendamment des figures attestées, et même, en général, transversalement à la répartition de ces figures.
La « dimension plastique » du paysage est donc une organisation signifiante et porteuse de valeurs qui ne peuvent pas être directement associées aux thématiques temporelles et existentielles constitutives du paysage en tant qu’objet de connaissance scientifique ou encyclopédique. Sur cette dimension plastique, qui ne peut pas être entièrement réduite à une expérience subjective, puisqu’elle est aussi déterminée par la morphologie (plastique) du paysage, un récit peut prendre forme, qui semble ne rien devoir au « plan d’existence », et qui pourtant en émerge à travers ses propriétés sensibles.
La seconde précision porte sur la nature des liens qui peuvent advenir entre les deux « récits ». Le récit existentiel procure au paysage un certain nombre de propriétés qui le rendent plus ou moins adapté à telle ou telle pratique : c’est une banalité de dire que certains paysages se prêtent à la contemplation, mais pas à l’agriculture ; que d’autres sont adaptés à l’exploitation agricole, mais pas aux sports de plein air ; et d’autres enfin, sont des lieux d’habitation, mais ne sont guère adaptés à la promenade. Et c’est justement la pratique qui constitue le cadre thématique et modal au sein duquel peut se déployer l’autre récit, le récit de l’expérience.
Du point de vue narratif, en somme, le paysage « idéal » est celui que nous appréhendons au cours d’une pratique qui est à la fois adaptée à la morphologie du lieu, et propice au déploiement de l’expérience sensible. Mais cette conjoncture idéale est affectée de nombreuses variations, et l’ajustement entre les deux régimes est bien souvent aléatoire, compromis, et irrégulier : c’est alors qu’on peut faire l’expérience de la résistance du paysage.
6) Les niveaux de pertinence sémiotique du paysage
L’ensemble des propriétés parcourues jusqu’ici invite à distinguer plusieurs niveaux de pertinence de la reconnaissance du paysage, plusieurs niveaux d’appréhension axiologique :
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celui les « signes » et « figures », comme éléments signifiants locaux et isolables
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celui du « texte » du paysage, comme ensemble signifiant stabilisé, reconnaissable, voire identifiable comme un « lieu », un toponyme…
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celui des pratiques et des usages du paysage, ainsi que les ajustements entre les pratiques du même paysage, compatibles ou incompatibles (cf. agriculture, promenade, sports de pleine nature, chasse, etc.)
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celui des « formes de vie », styles ou tendances, mettant en concordance (ou pas) les signes, le texte, les pratiques et leurs ajustements.
Paysages limousins : le récit d’une capture mythique
1) La constitution du corpus
En matière de corpus de paysages, comme pour toutes les sémiotiques du monde naturel, l’exhaustivité est hors de portée : les paysages ne constituent pas en effet des corpus mobilisables et manipulables dans les conditions habituelles de la recherche. Il faut donc procéder à des extractions successives, en rapport avec les objectifs poursuivis, et qui visent une représentativité limitée.
Ici-même, et pour obtenir un corpus « manipulable » et « mobilisable » pour l’analyse, on acceptera provisoirement une réduction à la dimension visuelle du paysage, des photographies, où l’on perd certes la plupart des données d’expérience, mais qui permettent au moins d’isoler la dimension plastique de l’énonciation, et d’extraire tout particulièrement le rôle de la lumière et de l’atmosphère dans la sémiose, qui nous retiendrons notre attention dans cette étude.
Néanmoins, le corpus doit au moins être représentatif soit de l’histoire, soit du territoire. Le nôtre sera représentatif du territoire, et, pour s’en assurer, il faut procéder à une classification des paysages-types de ce territoire, reposant sur plusieurs paramètres distinctifs, qui doit conduire d’abord à un inventaire exhaustif des variables, sinon des objets pertinents.
Les propriétés distinctives pertinentes sont ici :
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les composants figuratifs (terre, air, eau, acteurs, bâti, formes spécifiques, etc.), qui correspondent au premier plan de pertinence, celui des figures-signes identifiables, et des divers « objets » reconnaissables qui occupent le paysage ;
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les propriétés sensibles et les contrastes de la dimension plastique, qui constituent une partie de la « textualité », car elles ne peuvent signifier que globalement, et transversalement par rapport aux composants figuratifs ;
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les distances et les positions d’observation, et la topologie générale du lieu : autre dimension de la textualité, mais qui met déjà en jeu une articulation entre l’espace de l’énoncé et celui de l’énonciation et des pratiques afférentes, ainsi qu’avec le reste du territoire ;
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les époques et les saisons, et plus généralement les régimes de temporalité, qui sont aussi, comme il a été précisé plus haut, à la frontière entre la textualité de l’énoncé et les pratiques ;
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les occasions et les accidents, manifestations et traces actuelles et saisissables de processus en cours, et donc d’une temporalité qui déborde la textualité au sens strict ;
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enfin, les pratiques et les formes de vie impliquées dans le paysage
- Note de bas de page 2 :
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Les échantillons extraits du corpus sont classés en trois types : A (paysages de terre), B (paysages lacustres), et C (paysages de rivière). A l’intérieur de chaque type, les échantillons sont numérotés 1, 2, 3, etc. Le corpus est constitué d’une centaine d’échantillons.
Le corpus ainsi constitué (une centaine d’échantillons classés2) ne sera ici exploité que très partiellement, et seuls seront convoqués quelques échantillons de paysages de plateaux, de lacs et de rivières.
2) Paysages de collines et de plateaux : la lumière, l’atmosphère et l’horizon
Panorama limousin
La construction en trois plans (premier / second / arrière-plan) repose ici sur les variations de saturation d’une même gamme chromatique, accompagnées de variations de netteté des formes : le vert saturé sombre, + ou – net, + ou - désaturé, devient délavé, flou et brumeux à la limite de l’horizon. Ces propriétés plastiques suggèrent, du côté du contenu, la présence d’une épaisseur invisible qui fait écran (l’atmosphère) et qui modifie la réaction des différents plans de profondeur à la lumière : en somme, il y a un « actant de contrôle » qui capture et absorbe une partie de la lumière, et de plus en plus quand on s’enfonce en profondeur.
La composition chromatique a donc pour corrélat des valeurs d’activité et d’interaction entre les matières et la lumière, sous le contrôle d’un actant invisible mais efficient, l’atmosphère : les masses vert sombre, dont la texture absorbe la lumière, s’opposent aux surfaces vert désaturé et clair, qui, certes, captent la lumière, mais la restituent. Cette composition se présente d’abord sous sa dimension plastique, où les propriétés de traitement de la lumière – textures, structures matérielles, couleur – permettent de distinguer des « paquets de formants », et c’est seulement ensuite qu’elle se donne à saisir comme une composition figurative : dès lors, à chaque type de « paquet de formants » est mis en correspondance avec une figure reconnaissable (ensemble boisé, prairie, etc.).
La notion de « paquet de formants » rend compte très précisément de la « prise » iconique (le moment d’iconisation), puisque la régularité des oppositions par groupe de traits distinctifs stabilise leur association, et conduit à la reconnaissance de figures typiques du lieu. Mais, du même coup, on constate que les « paquets de formants » plastiques du premier plan sont plus faciles à « iconiser » que ceux de l’arrière-plan, ce qui revient à dire que l’action de l’atmosphère tend à « défigurer » le paysage : quand l’épaisseur atmosphérique, au premier plan, est réduite, l’action est faible, et les figures sont aisément reconnaissables, car leur couleur, leur texture et leurs formes sont bien contrastées ; en revanche, quand l’épaisseur atmosphérique est maximale, à l’arrière-plan, l’action est forte, et les figures sont à peine reconnaissables, les contrastes plastiques étant atténués.
Plus précisément, par exemple, on note dans ce type de paysage trois modes d’intégration de la végétation à la variation des plans en profondeur, avec trois traitements plastiques de la forêt, selon la distance : (i) avec un fort contraste entre les éléments verticaux et les éléments horizontaux, au premier plan, (ii) sous forme d’unités accumulées en désordre au second plan, et (iii) par une réduction à une « nappe » texturée et continue à l’arrière-plan.
L’ensemble de ces remarques conduit alors à s’interroger sur le rapport avec le ciel. La ligne d’horizon est à la fois une ligne de rupture, une frontière, et une zone de transition inverse. Sur le plan chromatique, les tons sont différents (dominante de verts-bruns dans un cas, dominante de bleus dans l’autre), et les deux zones s’opposent comme deux ensembles figuratifs distincts ; et pourtant, à l’horizon, les deux ensembles, terre et végétaux d’un côté, ciel de l’autre, connaissent la même désaturation, de sorte que leur différence s’amenuise. Gardons en réserve cette observation, qui sera complétée par d’autres bientôt.
Ces deux vues exploitent les mêmes types définis plus haut, puisqu’on y retrouve
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les principes de composition chromatique en plans de profondeur
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le principe de composition plastique par « paquets de formants » en contrastes systématiques et dégressifs
Mais s’ajoute ici un fort contraste de distance. En A3, la distance plus rapprochée permet :
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de distinguer des objets et pas seulement des masses (les fleurs, les barrières dans le pré, etc.) ;
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de reconnaître la forme spécifique d’une pente, et l’arrondi d’une colline (dans A1, ces formes spécifiques du lieu étaient neutralisées par la distance et la superposition des plans) ;
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de disposer les plans de profondeur dans la hauteur de la vue, et pas seulement dans l’épaisseur des masses d’air.
En A3, la distance est maximale, mais cette fois pourtant elle ne neutralise pas les formes, car les formes spécifiques (les massifs montagneux) étant de taille beaucoup plus importante, elles ne sont pas sensibles à la distance d’observation, et on reconnaît la forme de sommets volcaniques. En outre, les objets identifiables au premier plan sont traités en fort contraste chromatique, textural et figuratif par rapport aux autres plans.
Par conséquent, comme la taille des formes spécifiques du lieu et les possibilités de mise à distance sont ici fortement contraintes par la morphologie du paysage, il en résulte que la distance d’observation n’a que peu de prise sur les formes en question. Pourtant, l’atmosphère agit toujours aussi efficacement : la gamme des « désaturations » et des « détexturations », et l’échelle des épaisseurs « brumeuses » manifestent tout aussi clairement les plans de profondeur, et cette action apparaît donc ici sans conteste comme indépendante de l’observateur, propre à l’actant de contrôle interne (l’atmosphère), et donc « objective ». On remarque même alors que le premier plan, très proche, semble détaché de tous les autres, comme « surajouté » à la composition, appartenant à un autre lieu, et donc, insensible à la gamme des contrastes qui s’appliquent aux autres plans : cette apparente « extraction », cette ostensible discontinuité signifie que ce premier plan est fortement « embrayé » sur la position d’observation, et qu’il échappe aux effets de l’atmosphère.
La confrontation en série des quatre premiers paysages permet maintenant de préciser le rapport avec le ciel : cette série met en effet en évidence, autour de la ligne d’horizon, un rapport d’inversion des gammes de désaturation et de détexturation. Dans la zone terrestre comme dans la zone céleste, plus on s’approche de cette frontière, en effet, plus les tons sont désaturés, et plus les surfaces sont détexturées ; et au fur et à mesure qu’on s’éloigne de cette ligne, les tons retrouvent leur vivacité et leur éclat, et les surfaces et les masses, leurs textures et leurs formes.
Par hypothèse, on pourrait suggérer que l’horizon n’appartenant à aucune des deux zones, ni au ciel ni à la terre, il est l’axe de symétrie de ces deux zones, symétrie des propriétés plastiques de saturation/désaturation et de texturation/détexturation ; il est la limite où l’ensemble « terre et végétaux », et l’ensemble « ciel » pourraient se confondre, s’ils n’étaient pas de couleurs différentes. Mais même cette différence tend dans certains cas à s’estomper, et on voit apparaître des nuances de tons mêlés (des gris tirant sur le bleu), et entièrement désaturés (A3) tout près de la limite. Cette limite est donc celle de l’inversion des processus de saturation/texturation, tout autant que celle entre deux espaces figuratifs.
C’est alors qu’il faut se rappeler l’activité de l’actant de contrôle dans la zone terrestre : l’atmosphère modifie les couleurs, les textures et les formes de la terre et des végétaux, en fonction de la profondeur (et de sa propre épaisseur), en modulant l’action de la lumière. A propos du ciel, un tel raisonnement ne peut être reconduit, puisque c’est justement l’atmosphère elle-même que l’on perçoit comme « ciel », et il n’y a rien d’autre à modifier que de l’atmosphère.
Il faut alors réinterpréter cette articulation majeure de tout paysage comme un rapport d’englobement et de détermination unilatérale : l’atmosphère et la lumière sont en quelque sorte les deux actants principaux de cette mise en scène phénoménologique ; la lumière agit sur des figures, et l’atmosphère agit sur la manière dont la lumière agit sur les figures. Dès lors, la différence entre les deux ensembles figuratifs tient au fait que dans la zone terrestre ces actions sont transitives (elles s’appliquent aux masses terrestres et végétales, c’est-à-dire à autre chose que l’atmosphère et la lumière), alors que dans le second, ces actions sont réflexives (l’atmosphère et la lumière s’appliquent à elles-mêmes les jeux de la profondeur et de la distance).
Mais, de ce fait même, l’activité « plastique » de la lumière (agent opérateur) et de l’atmosphère (agent de contrôle) est un facteur d’englobement absolu de tout paysage (et pas seulement limousin), et elle est susceptible de produire deux effets :
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soit l’effet « profondeur » quand elle a pour objet les masses terrestres et végétales, dans une action transitive ;
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soit l’effet « ciel » quand elle se prend elle-même pour objet, dans une action réflexive.
Ce rapport d’englobement est donc techniquement supporté par une opération énonciative, qui est :
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soit de débrayage, quand l’activité est transitive (la lumière et l’atmosphère mettent en scène autre chose qu’elles-mêmes)
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soit d’embrayage, quand l’activité est réflexive (elles ne parlent que d’elles-mêmes).
Enfin, la différence entre les deux types de fonctionnement se retrouve, sur le plan de l’expression, dans la construction symétrique évoquée plus haut, et dans le contraste chromatique. On obtient alors deux « paradigmes » : (i) le débrayage, l’action transitive, la profondeur des espaces terrestres et végétaux, plus ou moins brumeux, verts et bruns, et (ii) l’embrayage, l’action réflexive, le ciel des espaces bleus, plus ou moins nuageux.
On peut donc en conclure provisoirement que l’instance d’énonciation dans un paysage quelconque est toujours constituée de deux actants (lumière et atmosphère) et que ces actants « énoncent » le paysage en agissant sur les propriétés plastiques des figures qui le composent. Cette instance est invisible et implicite dans les parties terrestres sur lesquelles elle agit « transitivement », alors qu’elle est visible, embrayée et représentée, dans le ciel, où elle agit « réflexivement » sur elle-même. Pour faire bref, le ciel serait la représentation, inscrite dans le paysage même, du foyer d’énonciation, et d’une instance d’énonciation qui s’énonce elle-même en se « rendant visible ». De ce fait, la ligne d’horizon matérialise en somme la frontière entre les opérations de débrayage et d’embrayage : débrayage en deçà, embrayage au-delà.
Meymac-Longeyroux
On retrouve ici les principes reconnus précédemment, mais sous quelques conditions particulières qui perturbent à la fois l’appréciation de la distance, et l’interaction entre la zone céleste et la zone terrestre. Ce sont : (i) l’affaiblissement du rôle de l’atmosphère dans le contrôle de la profondeur, (ii) l’extension disproportionnée du second plan (le plan principal), et la réduction a minima du premier plan et de l’arrière-plan, et (iii) la réduction des contrastes cohérents à une opposition entre une seule masse claire et brune, et une multitude de masses vert foncé disposées en périphérie.
Il en résulte que le spectateur n’est plus en mesure d’apprécier la taille et la profondeur de la masse claire, et aussi la taille respective des différentes masses végétales (notamment celle des arbres isolés). En outre, et surtout, le contraste principal, organisateur du paysage, se produit entre la grande plage brun clair et la grande plage de ciel bleu.
On peut alors déceler et poser en hypothèse l’existence d’une tension structurante entre d’un côté la dimension figurative et de l’autre la dimension plastique, cette tension étant réglée par l’appréciation des profondeurs en fonction de la distance du point de vue et de l’action de l’atmosphère.
Dans certaines configurations « canoniques », la morphologie plastique du lieu et la distance de vue entrent en résonance, et concourent ensemble à la reconnaissance de la composition figurative.
Dans d’autres configurations, qui se donnent à saisir de manière plus problématique, la morphologie plastique (formes spécifiques non réductibles par la distance) impose une reconnaissance de la composition figurative malgré la « mauvaise » distance adoptée : il se produit dans ce cas une discontinuité entre la topologie de l’énoncé et celle de l’énonciation.
Dans d’autres configurations encore, la morphologie plastique du lieu conforte la « mauvaise distance » et compromet la reconnaissance de la composition figurative, de l’organisation de la profondeur.
La tension entre la composition plastique et la composition figurative obéit donc à deux orientations différentes : soit une orientation convergente, qui procure une collaboration stabilisante entre les deux ; soit une orientation divergente, qui conduit soit à une affirmation de la composition figurative contre l’autre, soit à une affirmation de la composition plastique.
Mais, du fait même de la perturbation de l’espace terrestre, avons-nous remarqué, le ciel entre en dialogue direct avec une des grandes plages terrestres. On peut alors observer que cette plage terrestre ne se caractérise pas seulement par sa taille et son caractère central, mais aussi par sa désaturation, qui fait écho à celle du ciel, dans un autre chromatisme. D’où la suggestion suivante : la ligne d’horizon n’est pas le seul lieu possible des opérations de « débrayage / embrayage » dont nous parlions plus haut, et les mêmes relations peuvent advenir dans un rapport haut/bas, entre des zones parallèles où l’inversion fonctionne en miroir et non en symétrie. Le « dialogue » énonciatif entre les grandes zones contrastées du paysage est le cas général, à l’intérieur duquel la construction « avec horizon » est la forme canonique, qui laisse néanmoins la place à d’autres constructions. C’est d’une de ces constructions non canoniques que nous voudrions maintenant rendre compte, avec les paysages lacustres.
3) Paysages lacustres : la délégation céleste
La comparaison avec les paysages de terre et de collines montre que toutes les catégories précédentes s’appliquent de la même manière, alors que le lac ou l’étang, au milieu des terres, des prairies et des collines, est un élément obéissant en tous points à d’autres catégories :
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la régularité de la surface s’oppose à l’irrégularité des terres et des ensembles boisés ;
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la planéité horizontale s’oppose à la rotondité, à l’oblicité, à la sinuosité des surfaces ;
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les variétés de bleu s’opposent aux variétés de bruns et de vert.
En raison de ce nouveau « paquet de formants », le lac n’entretient de relations plausibles qu’avec le ciel, et non avec la terre et la verdure, puisque c’est seulement avec le ciel qu’il partage la plupart de ses propriétés plastiques et qu’il peut entretenir un dialogue signifiant. Les couleurs et les textures de ces deux ensembles, notamment, varient de manière congruente, de sorte que, même si le lac et le ciel présentent des nuances chromatiques différentes, elles sont imputables à la différence de matière et de position (eau/air ; bas/haut ; proche/lointain), et elles n’affectent pas l’ « écho » chromatique, et la variation corrélée des deux ensemble, à l’intérieur d’une série.
Cette variation, attribuable aux aléas de la lumière, conforte la distinction entre deux ensembles figuratifs :
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le premier, celui des terres et de la végétation, dont on a vu que les dégradés de saturation dépendaient aussi de la lumière et de la distance,
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le second, celui des lacs et des ciels, qui réagissent eux aussi à la lumière, mais avec un chromatisme, et une texture qui les distingue radicalement des premiers.
Témoigne de ce rôle essentiel de la lumière le fait qu’à l’intérieur du groupe lacs & ciels, la différence de matière s’exprime essentiellement par une différence de traitement de la lumière : reflets moirés d’un côté, transparence diaphane de l’autre. Mais les deux suscitent pourtant également un effet de surface, qui s’oppose globalement aux effets de masses et de textures du premier ensemble.
- Note de bas de page 3 :
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Ils obéissent à la définition technique de l’ « agrégat », en méréologie, car ils constituent le lien principal, dans des ensembles dont ils sont la seule partie d’un genre différent de toutes les autres, et pourtant en contact avec toutes les autres.
Comme par ailleurs les lacs et les étangs constituent le point focal de cette catégorie de paysages, puisqu’ils sont toujours « entre » les terres, entre les versants, ils ont pour rôle de les « agréger »3. Or, le ciel, qui présente les mêmes propriétés plastiques, ne peut pas jouer ce rôle entre les parties du paysage, car il est un « englobant », alors que les lacs et les étangs sont des « englobés ».
Il y a donc quelque chose de mythique, au sens technique de Lévi-Strauss, dans cette opération de construction : on peut en effet considérer que le ciel, qui présente toutes les propriétés pour agréger entre elles toutes les parties du paysage, et qui ne le peut pas en raison de sa position englobante, délègue au sein du paysage une figure englobée, avec laquelle il dialogue et varie de manière synchrone, et qui elle, peut jouer le rôle et constituer le paysage en « agrégat ». Le lac est donc la figure de médiation entre le ciel et les terres, médiation supportée par une opération de débrayage.
Reflets divers
L’hypothèse formée plus haut se confirme dès qu’on reconnaît, grâce à des vues plus rapprochées, des reflets et des ombres du paysage sur la surface du lac ou de l’étang. Ces reflets et ces ombres, en effet, confirment le statut très particulier de ces surfaces, qui renvoient la lumière et les images, les captent pour les restituer au spectateur, mais inversées ; ils mettent aussi en évidence leur rôle de contact et d’agrégation des autres parties du paysage, dont elles « accueillent » et entremêlent les images.
Le « moment iconique » du paysage se présente ici comme un « nœud » morphologique : d’un côté, le ciel et l’eau sont affectés de variations synchrones, grâce auxquelles ils dialoguent entre eux, et de l’autre, l’eau reflète le ciel, en même temps que les autres parties du paysage.
Le lac est une machine mimétique qui capte les propriétés plastiques de toutes les parties du paysage, y compris le ciel, et les fait siennes : il est susceptible de « se faire » colline, arbre, falaise, tout comme ciel ou nuage ; il capte aussi bien les propriétés des parties englobées que celles de l’atmosphère englobante, et, grâce à son pouvoir réfléchissant, le ciel englobant devient un reflet englobé parmi les reflets des autres parties du paysage : la rétroaction est complète, et le lac est bien le moyen (mythique) par lequel l’extériorité du ciel, par rapport aux terres et à la végétation, est neutralisée, grâce à cette projection commune de leurs images reflétées.
Il nous faut revenir ici aux opérations énonciatives évoquées plus haut, ainsi qu’à l’activité de la lumière et de l’atmosphère.
Pour commencer, ce que nous avons appelé « délégation » et « dialogue », par facilité d’expression, n’est autre qu’une des formes du « débrayage » évoqué plus haut. Mais il s’agit d’un débrayage très particulier, qui consiste, à mettre en scène non pas une altérité radicale (les masses terrestres et végétales), ni même une identité (le ciel en tant que tel), mais un véritable « alter ego », un « autre soi-même » (le reflet du ciel).
Le débrayage que nous évoquions plus haut est typiquement un débrayage énoncif, en ce sens qu’il rend possible la mise en scène d’autres entités que celles qui ont en charge l’énonciation. De même, l’embrayage que nous avons reconnu dans la mise en scène réflexive du « ciel » est lui aussi énoncif, en ce sens qu’il permet une représentation dans le paysage même de son propre foyer d’énonciation.
Mais le débrayage qui fait de la surface lacustre un alter ego du ciel est énonciatif : le ciel délègue dans le paysage un autre foyer d’énonciation, qui mettra lui-même en scène d’autres parties du paysage. Et ce débrayage énonciatif est complété, grâce aux reflets, par un embrayage énonciatif, puisque le ciel lui-même vient s’installer au cœur du nouveau dispositif.
La ligne d’horizon et le reflet sur les surfaces lacustres jouent donc le même type de rôle (des opérateurs figuratifs de débrayage et d’embrayage) mais sur des registres différents : la ligne d’horizon opère sur la présence et l’absence du foyer d’énonciation dans le paysage visible, alors que le reflet aquatique permet la duplication ou la multiplication des foyers d’énonciation.
4) Paysages de rivières : la capture et l’absorption
Alors que le lac s’insère entre les collines et les massifs végétaux, la rivière tranche, trace, sépare : elle joue de fait plus radicalement encore un rôle d’agrégation des parties, puisque sa présence et son passage suffisent à expliquer de manière convergente la forme et la présence de toutes les parties adjacentes qu’elle associe. En outre, la rivière offre elle aussi une surface, tout comme le lac, mais cette surface reçoit en outre une texture propre, voire plusieurs types de structures, selon la pente ou la nature du fond ou des berges.
Autre différence avec le lac : l’intimité entre la rivière et les parties qu’elle sépare et assemble en même temps est telle que son cours est encombré par des éléments de terre (des rochers) ou de végétation (des troncs et des branches). La réunion des deux ensembles ne repose donc plus seulement sur la conjonction des reflets et des ombres, mais sur la conjonction d’éléments appartenant aux parties adjacentes, et capturées par la rivière ; comme par ailleurs certaines surfaces de rivières peuvent aussi refléter les berges, les deux formes de « capture » co-habitent, se confrontent, et une séquence progressive se dessine, où la capture des reflets et des ombres est suivie de la capture des objets figuratifs eux-mêmes.
La Vienne
La différence suivante est chromatique : la rivière a sa propre couleur, et elle ne la reçoit donc pas du ciel. On sait par ailleurs que cette couleur dépend de la nature des sols et des alluvions, et de fait, ayant « capturé » certaines des propriétés des terres et des végétaux, elle participe plus aux contrastes des verts et des bruns, propres à cet ensemble figuratif, et moins à ceux de l’ensemble « ciels et lacs ». Certaines rivières reçoivent pourtant une partie de leur chromatisme du ciel, sous forme de gris bleutés, et sur l’ensemble du corpus, on peut donc observer une tension et une médiation : une tension entre les effets de surfaces et les effets de matières et de textures, et une médiation graduée, grâce aux variations plastiques de la rivière, entre l’ensemble figuratif « ciel et lacs » et l’ensemble « terres et végétaux ».
Rivières en sous-bois
En sous-bois, on observe une autre manifestation de l’intimité entre la rivière et les parties associées, en même temps que de l’indépendance à l’égard du ciel : cette fois, même sans aucun accès aux éventuels reflets du ciel, et sans possibilité d’accueillir la couleur de l’air, l’eau est pourtant bleue. Ce serait en somme une portion de « ciel délégué » qui aurait rompu le dialogue avec ce dernier, et passé une étroite alliance avec la terre.
Divers, rigoles, cascades, remous et chutes
Dans cette dernière série, on voit se décliner plusieurs variations sur le même principe :
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d’un côté, quelques rémanences du fonctionnement mythique précédent, puisque sous certaines conditions, et sous des points de vue bien déterminés, la rivière est capable d’accueillir des reflets, mais seulement des reflets des végétaux et des parties de terre, puisque sa couleur brune propre lui interdit en général de refléter le ciel ;
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de l’autre côté, des cas extrêmes, où la rivière « épouse » la matière, les formes et les accidents des parties du paysage qu’elle est supposée associer entre elles ; dans ce cas (cascade, pierrée ou chute), elle n’est plus qu’un habillage de texture et de couleur différente des pentes ou des rochers ; elle n’est plus en somme qu’un résidu de ciel capturé et prisonnier des formes et des matières terrestres.
Le débrayage est maintenant irréversible, et on assiste à une absorption complète des figures aquatiques dans les masses et formes terrestres et végétales. Le ciel n’a plus d’alter ego, ne contrôle plus les surfaces aquatiques déléguées, la terre a vaincu et s’auto-organise.
Toutes les observations concourent à cette fin : l’eau a pris les formes, les textures, les déclivités, les matières, les parties et les couleurs de l’ensemble « terre et végétaux ». A quoi il faudrait ajouter que la rivière et les paysages de rivière, en raison de leur morphologie même, suspendent ou atténuent la valeur organisatrice de la ligne d’horizon :
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soit parce que la bande d’eau a un pouvoir organisateur supérieur, ou équivalent, et entretient avec l’horizon une tension qui lui est favorable ;
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soit parce que le point de vue imposé par la rivière (en bas, au bord, sous les ombrages, à faible distance), notamment en raison de son intimité avec les versants, et les masses végétales, empêche la claire inscription d’une ligne d’horizon, ou supprime tout simplement l’horizon.
Le ciel est finalement renvoyé à son altérité, et même à son extériorité. A la limite, dans certaines approches de la rivière, il n’y a plus ou presque plus de ciel, et la présence du foyer d’énonciation est alors entièrement virtuelle, et invisible.
Conclusion
Les valeurs du paysage sont bien sûr les valeurs attachées aux pratiques qu’on peut réaliser en lui, avec lui, ou entouré par lui. Mais ces valeurs pratiques et d’usage en présupposent d’autres, qui les préparent et les rendent possibles, et qui sont tout simplement les valeurs perçues, les valeurs telles qu’elles se donnent à saisir dans le rapport sensible avec le paysage.
Et si on « remonte » au tout début du processus d’engendrement du sens, la première question qui se pose est celle de la signification des propriétés plastiques, ces propriétés qui se donnent à nous dans leur évidence première, avant même que nous ayons pu reconnaître quelque figure paysagère que ce soit, quelque type canonique que ce soit.
Nous l’avons vu, les propriétés plastiques donnent directement accès à un récit mythique élémentaire, dont les étapes et les acteurs forment l’armature sémiotique de tous les paysages naturels d’un même territoire.
Des acteurs tout d’abord : les végétaux, des masses terrestres et rocheuses, des espaces célestes surplombants, des surfaces ou des bandes d’eau, etc. Mais aussi et surtout des actants : l’actant opérateur « lumière », l’actant de contrôle « atmosphère », l’actant objet « masses terrestres ».
Et enfin des opérations de débrayage et d’embrayage qui permettent soit de mettre en scène les « objets » (en profondeur), soit de mettre en scène le foyer d’énonciation (lumière et atmosphère = ciel), soit enfin de déléguer ces mêmes opérations à des surfaces aquatiques intimement associées aux autres parties du paysage. Ces opérations produisent des médiations figuratives, porteuses de la dynamique du paysage-récit.
Ce dispositif élémentaire donne lieu à quelques événements sémiotiques, dont nous n’avons exploré qu’une infime partie, mais autour de quelques échantillons très suggestifs ; ainsi avons nous assisté à l’invention de la profondeur, et à son articulation symétrique avec le ciel ; à la capture des images du paysage et du ciel par les surfaces lacustres ; et enfin à l’absorption des restes de ciel, à travers les eaux courantes des rivières, dans les masses et les formes terrestres.
Malgré le caractère lacunaire de la démonstration, qui n’exploite qu’une infime partie du corpus, on voit bien ici se dessiner le théâtre des valeurs paysagères, avec ses jeux de rôles profonds, ses séquences canoniques et ses systèmes axiologiques.