Pierre Boudon, L’architecture des lieux, sémantique de l’édification du territoire, Gollion, Infolio, 2013
Jean-François Bordron
Université de Limoges
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Le dernier livre de Pierre Boudon propose une théorie générale des lieux considérés du point de vue de leur sémantique.
L’ouvrage commence par une étude des éléments primitifs que sont le chemin, l’horizon et finalement la scène soumise au regard avec sa profondeur et ses dispositions internes.
Dans un second temps, le lieu comme tel en vient à se construire à partir de la problématique de la frontière, celle-ci définissant la relation fondamentale entre extériorité et intériorité. Cette frontière est le bord qui va établir une séparation mais aussi qui peut être lui-même habité. Il s’agit d’un être formel qui peut trouver une exemplification aussi bien dans le mur de la maison, comme dans la zone entre la ville et la banlieue, cette dernière étant elle-même une séparation entre ville et campagne, etc.
Le troisième temps est celui du territoire avec ses organisations diverses et d’abord sa centration (monocentré ou polycentré) et ses dispositifs de circulation.
Enfin vient l’ornement dont l’auteur nous dit qu’il est pure syntaxe sur la base d’opérations comme la sériation ou l’entrelacement.
Le plan de l’ouvrage semble ainsi être celui d’une genèse progressive dans laquelle chaque étape présuppose acquis les moments antérieurs. On pourrait dire tout aussi bien qu’il s’agit d’une déduction, au sens quasi juridique, des différentes figures de l’espace habitable. En cela, au-delà d'une description, il fournit en quelque sorte les principes d’engendrement des espaces complexes à partir des contraintes élémentaires définissant la notion centrale de lieu. Le lieu est la notion qui, au moins dans les trois premières étapes, configure la réflexion de l’auteur.
Il est sans doute inutile de redéfinir le motif bien connu du templum qui sert à organiser la dimension catégoriale de l’analyse. Disons cependant quelle place il occupe dans cette recherche d’une logique formelle des lieux.
Le templum est une forme constante qui est elle-même un lieu, mais un lieu organisant les rapports entre des catégories. On peut donc le comparer à un diagramme au sens de Peirce ou encore à un schème. Les templa se composent entre eux en réseau, de telle sorte qu’ils fournissent une logique sous-jacente à l’engendrement progressif des figures, comme nous l’avons vu. L’enjeu en effet est de construire une sémantique. Ce terme enferme à lui seul tout le mystère de ce que peut être une sémiotique. Que peut être une sémantique lorsque l’on parle de l’espace bâti et de l’espace habité ? Une réponse pourrait être envisagée dans l’ordre sociologique des comportements et des évaluations. On pourrait également concevoir une réponse pragmatique : le sens de l’habitat résiderait tout entier dans ce que l’on en fait (l’usage), dans les pratiques qu’il engendre ou autorise. Mais la réponse ici nous semble tout autre. Il s’agit de montrer que le sens porté par l’espace architectural des lieux dépend d’une organisation structurale et immanente. Pour cela il faut pouvoir engendrer cette structure et l’engendrer selon un certain ordre et certaines opérations. Le livre suit bien un ordre d’engendrement, tel que nous l’avons suggéré. Mais il faut comprendre le lien entre l’organisation en diagramme (les templa) et l’organisation des lieux pris au sens strictement spatial. Prenons un exemple dans le rapport entre la figure purement spatiale de la p.104 et les diagrammes qui la précèdent et la suivent.
La figure montre un espace interne bordé par une frontière qui la sépare d’une extériorité. Mais la frontière est elle-même « épaisse », comporte des alvéoles que l’on peut imaginer de différentes natures, certaines closes, d’autres ouvertes sur l’extérieur. Certaines autres (les extrusions) franchissent la frontière. Par ailleurs un seuil relie la région externe et la région interne. Le tout est animé par une topologie et une dynamique. Il s’agit plus exactement, d’une quasi-topologie telle que l’a définie Michel De Glas, une analysis situs au sens leibnizien, ce qui n’est pas tout à fait la topologie classique associée à la théorie des ensembles. La région centrale possède un « cœur » et projette également une « ombre » sur l’extérieur. La frontière est zonale et non simplement linéaire. Une dynamique des forces relie enfin ces différentes régions, forces de maintien dites de contention.
Cette figure est éminemment spatiale mais on comprend aussi qu’elle puisse comporter une dimension diagrammatique telle que la présentent les différents templa qui la précèdent ou la suivent (p. 111 par exemple). Il y a donc deux régimes d’iconicité à l’œuvre, l’un relevant du diagramme, l’autre de la quasi-topologie. On comprend par là que le même diagramme puisse engendrer des espaces variés, par exemple celui d’un bâtiment, d’une région mais aussi bien d’un corps humain ou d’un tableau avec sa notion de cadrage.
Il faut ajouter que le diagramme lui-même repose sur une forme quasi logique qui lie des métatermes eux-mêmes organisés selon une triadicité fondamentale.
Il y a donc finalement trois niveaux que l’on peut comprendre comme des déterminations successives : une division triadique d’un espace logique, une organisation diagrammatique et une topologie. A ceci il faut naturellement ajouter différentes figures dont l’ornement, traité dans la quatrième partie, est une expression plus ou moins abstraite. Il est remarquable que la notion de figure (p. 223), qui sert à expliquer le statut de l’ornement et sa genèse, comporte les mêmes trois niveaux d’appréhension qui, partant d’un schéma abstrait, aboutissent à un motif plein de détails expressifs en passant par la répétition d’un motif. La genèse de l’ornement telle que la montre le dessin de Luis Sullivan (p. 224) paraît ainsi suivre le même style de déploiement que l’ensemble architectural pris dans sa totalité. On en conclura qu’il doit exister un principe génératif d’une très grande généralité organisant divers stades de l’iconicité.
Ajoutons que l’édition de ce livre est remarquable, tant du point de vue esthétique, que de celui de la richesse des schémas et illustrations.