Texte préparatoire au dossier
« Les formes de vie à l’épreuve d’une sémiotique des cultures »

Pierluigi Basso Fossali

Index

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Texte intégral

1. Attestation. Préoccupation méthodologique. Le plan de l’expression des formes de vie

2. Intégration. Suture théorique. La place des formes de vie à l’intérieur de la sémiotique des cultures

3. Homogénéisation. Approfondissement théorétique. Les formes de vie comme niveaux d’homogénéisation entre discours et expérience

4. Schématisation. Recherche typologique. Les formes de vie comme macroschémas narratifs de l’existence

5. Comparaison. Etude historico-comparatif. Les formes de vie comme assomption spécifique de l’esprit du temps

Le concept de formes de vie a été le dernier projet de recherche de Greimas et il a fonctionné comme premier mandat d’exploration théorique par rapport à la « postérité » sémiotique que le savant lituanien a grandement contribué à construire et nourrir. En particulier, après un livre de rupture comme De l’imperfection, le concept de forme de vie apparait symptomatique de l’exigence de décrire les configurations de sens dominées par des enjeux esthétiques ; ces dernières vont toujours construire un plissement dans les clairières du sens commun, un plissement dépendant du survenir des modalisations inattendues et lié à l’expérience en cours. Prétendre que la sémiotique trouve un placement théorique opportun aux formes de vie dans le modèle sémiotique général signifie immédiatement redonner une centralité à l’événement par rapport à l’action, à la gestion de la signification par rapport à la logique narrative, à l’idiosyncrasie de l’élaboration des valeurs par rapport aux axiologies culturelles partagées. On comprend bien alors que la motivation pour donner sa place à la notion de forme de vie dans la sémiotique était avant tout une réponse au principe d’adéquation : répondre en manière plastique aux exigences de l’analyse de décrire les contours de configurations de sens qui sont le fruit (1) des accidents expérientiels (les « inventions » du quotidien), (2) des tactiques de différentiation identitaire (stylisation), (3) des compénétrations entre fronts de modalisation antithétiques (mobilisation syncrétique des différents rôles actantiels).

Note de bas de page 1 :

 Cela signale peut-être une petite contradiction dans la pensée greimassienne qu’on peut trouver à la fin de la carrière du maître lituanien ; les ouvertures théoriques proposées par la notion de forme de vie sont contrebalancées par la réaffirmation d’un sens textuel en tant qu’enchainement des présuppositions, comme on lit dans la préface à Francesco Marsciani & Alessandro Zinna, Elementi di semiotica generativa, Bologna, Esculapio, 1991, p. 9.

Seulement a posteriori on pourrait remarquer que la nouveauté de ce concept pour la sémiotique est devenue un niveau de la théorie en recherche d’autonomie ; au début, par contre, la forme de vie joue un rôle de passepartout explicatif entre des microconfigurations capricieuses dictées par l’expérience perceptive, et des configurations narratives de grande taille (un projet de vie entier). Parler de forme de vie était, au début des années 90, une manière de porter à l’exhaustion les prétentions de la « logique narrative », capable de se reconnaitre et saturer de contenus à rebours, de la fin vers le début par « enchainement des présuppositions1 ». Peut-être est-ce seulement avec la notion de forme de vie que la narrativité est devenue un principe épistémologique totalement autonome par (et pour) la sémiotique.

La forme de vie est l’objet d’élection d’une théorie de la narrativité conçue comme « synthèse de l’hétérogénéité » et comme « mouvement constant de désolidarisation » par rapport aux destins figés, aux trajectoires existentielles stéréotypées, aux normes morales. Il n’est pas surprenant alors que la notion de forme de vie ait été le débouché du séminaire de Sémantique générale à l’E.H.E.S.S. intitulé « L’esthétique de l’éthique » et que sa première formulation se décline en termes de « déformation cohérente de l’ensemble des structures définissant un projet de vie » (Fontanille 1993a, p. 5). La surmodalisation des valences esthétiques par rapport à l’éthique explique la colorature idiosyncrasique dans l’investissement des normes morales et l’implication de la contingence expérientielle face à l’abstraction intemporelle de la comparaison des destins personnels. Mais on retrouve aussi, dans l’archéologie de la notion, la connivence entre une perspective « localiste » et une « globalisante », c’est-à-dire entre le « beau geste" » (Greimas & Fontanille 1993) et le « projet de vie ». Toutefois, la reconduction d’une perspective « localiste » en une « globalisante » va dessiner la surmodalisation opposée à la précédente : il revient à l’éthique de prétendre à une continuité des résolutions locales dirigées par l’équilibre propre de l’esthétique (les beaux gestes ne doivent pas rester épisodiques).

Aujourd’hui on pourra reconnaitre dans cette archéologie de la notion la double exigence théorique de décrire d’un coté l’« osmose » (c’est-à-dire la perméabilité) des valeurs entre le sujet et l’environnement pendant les procès perceptifs, et de l’autre coté la tentative de ce système subjectal de préserver une tenue identitaire autonome et reconnaissable. La forme de vie est liée à l’«alimentation» autant qu’à la distinction, à l’affirmation de dépendance autant que à la prétention d’autonomie. La tension entre ces deux attitudes fondamentales est aussi une mise en communication entre valeurs élaborées dans les expériences locales et celles que sont élaborées dans la durée d’une existence qui ne cesse jamais de résoudre l’hétérogénéité des rôles interprétés.

Si l’héritage de cette « double ambivalence » de la notion de forme de vie a donné des développements théoriques convergents et partagés dans la communauté sémiotique, il faut remarquer aussi que l’impact de ce dernier concept greimassien sur le modèle général de la théorie a été très différemment évalué et apprécié. Au début, par exemple, Jacques Fontanille affirme que dans le tournant esthétique de l’œuvre greimassienne, qui a débouché dans la notion de forme de vie, il y a un remaniement global du parcours génératif  (Fontanille 2003a, p. 6) ; la forme de vie serait alors ce que gouverne la compatibilité entre modes d’émergence locale des valeurs et la typification propre aux praxis énonciatives. Par contre, chez Landowski la forme de vie garantit une continuité entre la sémiotique des textes et la sociosémiotique des pratiques sous l’égide d’une expérience du sens toujours imparfait et en cours d’ajustement à la situation.

On peut bien comprendre que selon la première perspective la notion de forme de vie devient symptomatique de l’exigence d’un raffinement des modèles, tandis que pour la perspective landowskienne elle fonctionne comme la démonstration que la formalisation de la théorie est moins décisive que sa plasticité herméneutique (plutôt qu’une sémiotique de l’expérience le projet de Landowski est une sémiotique expérientielle capable de rendre compte de la phronesis qui informe le faire quotidien des acteurs sociaux).

Malgré ces deux approches très profitables, la très courte histoire de la notion de forme de vie dans la sémiotique risque toutefois de redoubler l’impasse théorique qu’elle a subi dans la tradition wittgensteinienne dans laquelle, originellement, elle est née. Déjà dans l’introduction au numéro de RS/SI dédié aux formes de vie (vol. 13, n. 1-2), Jacques Fontanille retraçait l’exploration conceptuelle conduite par Wittgenstein selon laquelle il y aurait une correspondance entre une manière de pratiquer un jeu de langage (commander, décrire, raconter, conjecturer, etc.) et une forme de vie spécifique. Cette dernière serait alors une perspective d’énonciation, mais il faut immédiatement ajouter qu’elle change dans le temps. Donc, le problème théorique est lié au rapport entre forme de vie et changement, soit il est inhérent et se pose comme “moteur vital” d’une forme spécifique d’énonciation dans laquelle il introduit des différences, soit il détermine la fracture entre une forme de vie et une autre (dans l’histoire le jeu de langage « description » serait reconductible à des formes de vie différentes qui se succèdent dans le temps).

Or, c’est exactement la « correspondance un à un » entre jeux de langage et forme de vie qui a laissé le changement inexpliqué. Elle réduit la forme de vie à une praxis sans contours définitionnels, suspendue entre sémantisation contingente et habitus interprétatif. Par contre, aujourd’hui la sémiotique de pratiques a bien marqué la distinction entre des niveaux différents de gestion de la signification, comme les pratiques, les stratégies, les formes de vie. On pourra soutenir, par exemple, qu’une forme de vie n’est rien d’autre que l’assomption stratégique de jeux de langage selon l’adaptation contingente aux sollicitations de l’environnement. En particulier cette assomption stratégique bénéficie soit de la stratification interprétative des rôles actantiels (le pole idem de l’identité), soit de la capacité locale d’ajustement à la situation (le pole ipse de l’identité). Enfin, la forme de vie gère les ressources identitaires selon des assomptions de rôles qui dessinent la personnalité d’un acteur social. La personnalité est le fruit de l’hétérogénéité et dans le même temps de la cohérence d’une forme de vie : c’est proprement le décalage entre l’hétérogénéité des matériaux expérientiels et la recherche d’une tenue identitaire dans le temps qui fait de la forme de vie, en dehors de toute logique, le niveau de plus fortement motivant et mobilisateur de la narrativisation du sens.

Au début de la recherche sémiotique sur ces thèmes, il y avait encore une focalisation sur la clôture configurationelle comme paradigme de l’explication sémiotique ; cela explique, par exemple, pourquoi la forme de vie était conçue avant tout comme une « conception » de la vie (Fontanille 1993a, p. 9). A ce propos  il est curieux de remarquer que cette conception de la vie est susceptible d’une énonciation toujours mobile et douée d’un facteur de distorsion spécifique dans la convocation des différents niveaux du parcours génératif ; dans le même temps, elle est conçue comme un creuset des règles d’interprétation figées. Le profil de la forme de vie est alors, d’un coté, dessiné de manière syntaxique et indépendamment des contenus localement élaborés, de l’autre coté, il est restitué par des convergences interprétatives qui trouvent dans les stéréotypes sémantiques la cible la plus prisée. Dans la réunion de ces deux profils on obtient un portrait de la forme de vie qui n’est plus réductible à une conception existentielle, à une configuration qui s’énonce (dans l’organisation syntaxique ou sémantique) ; elle est plutôt reconductible à l’équilibre mobile d’une gestion identitaire qui ne peut trouver ses déterminations locales que dans l’interdéfinition avec d’autres systèmes identitaires. Irritation et perméabilité sont alors les traits les plus caractéristiques d’une forme de vie dont ils nourrissent la détermination toujours paradoxale, comprise entre mouvements d’autonomisation et exigences de ressourcement.

Note de bas de page 2 :

 Cfr. Basso Fossali (2009); voir aussi Fontanille (1999, p. 141) où on décrit la forme de vie interne aux Feuillets d’Hypnos de René Char comme un projet d’écriture qui doit cohabiter avec la « pression de l’événement en compétence pour énoncer ».

La dramatisation d’une forme de vie est aussi dépendante de la conscience, c’est-à-dire de la dialectique entre des scénarisations pragmatiques, marquées par la recherche d’une optimisation de la prise d’initiative, et des scénarisations événementielles marquées par la disposition à réagir aux turbulences de l’environnement2. Pour cette raison, comme l’a remarqué Fontanille (1993a, p. 10-11), les paramètres d’une forme de vie semblent ancrés sur des choix narratifs et des sensibilisations, sur des réglages de l’intensité et de la quantité et des formes passionnelles. Mais aujourd’hui il faut souligner que ces paramètres sont l’articulation dialectique entre « projet de vie » et « mobilisation responsive », entre « cadre inter-actantiel recherché » et « cadre assigné par la contingence et obsédé par l’indétermination ».

Le niveau des formes de vie doit être dans la théorie sémiotique le palier où les médiations retrouvent une motivation et la tension vers la signification une raison inépuisée de repositionnement. Dans tout les cas, il semble que la forme de vie doive être reconduite à un couplage entre des systèmes identitaires et l’environnement ; dans cette perspective les formes de vie ne peuvent plus être confondues avec des configurations qui sont encore liées à la stratégie (le beau geste) ou à la tactique (l’absurde), c’est-à-dire à des configurations qui dépendent fortement ou du pole subjectal ou de l’environnement. La forme de vie doit par exemple se poser le problème de la signification éventuelle d’un beau geste devant l’absurde d’une situation : elle se confronte avec les tentatives de configuration de sens et les contingences qui vont dissoudre ces ambitions.

A ce niveau on peut voir la confluence entre l’élaboration de la notion faite par Fontanille et la ligne de lecture landowskienne qui dès le début a envisagé la forme de vie comme gestion de sa propre identité face à la figure complémentaire de l’autre (Landowski 1993, p. 69). Or, dans la perspective landowskienne, les parcours de différentiation identitaire, motivés sur le plan intersubjectif, sont initialement liés à des stratégies de démarcage et à des choix de consommation. Pour cette raison, peut être, Landowski n’utilise pas la terminologie « forme de vie » mais reste ancré dans la tradition sociologiste qui se réclame du concept de « style de vie ». Les types humains prototypiques (l’ours, le dandy, le snob, le caméléon) sont alors des figures de reconnaissance et pas encore des « écologies » identitaires. Or, les développements récents de la sémiotique landowskienne, de plus en plus dédiée à la description de l’émergence de formes inter-identitaires dans l’expérience, permettent d’envisager une pleine assomption de la notion de forme de vie en indiquant un point de confluence ou, au moins, de tangence, avec la perspective de Fontanille.

De son coté Denis Bertrand s’est toujours efforcé de concilier les deux perspectives ; il  a reconnu dans la forme de vie trois dimensions fondamentales  (Bertrand 1996) : une dimension praxéologique (l’assomption de jeux de langage), une dimension axiologique (« modèles implicites des valeurs partageables et partagées » qui peuvent constituer « des «communautés de l'esprit»), une dimension stylistique (la “déformation cohérente” qui s’impose transversalement sur tous les niveaux du parcours génératif et plus généralement sur toutes les dimensions de la signification).

Note de bas de page 3 :

 Cf. Fontanille (1999, p. 157-58).

Si le débat sémiotique sur les formes de vie excède largement cette divergence entre les deux perspectives post-greimassiennes, celle-ci illustre néanmoins les enjeux théoriques qui sont sous-jacents à l’élaboration de cette notion. En particulier, la forme de vie devrait conjuguer la gestion identitaire et son émergence expérientielle, son irréductibilité à une manifestation condensée en suite linguistique et dans le même temps sa vocation à se débrouiller selon les fils discursifs d’un écheveau narratif infini. Avec Jacques Fontanille (2008), nous pourrions dire que les mouvements d’intégration descendante et ascendante à travers les divers niveaux de pertinence dans la gestion de la signification vont produire des effets de sens très différents, comme des élaborations palindromiques. Apparemment, une telle perspective théorique n’est plus compatible avec la présupposition d’« homotopie » (conservation de la signification) qui caractérisait la relation entre les niveaux du parcours génératif, selon celle formulation originaire de la notion de forme de vie que Fontanille et Zilberberg ont élaborée dans Tension et signification. Et pourtant Fontanille et Zilberberg (1998, p. 153) mettent déjà l’accent sur la variabilité culturelle et sur l’exigence de sortir de la microanalyse de la narrativité, en tant que paradigmatique de toute organisation de sens (origine proppienne de la théorie), pour retrouver enfin une gestion de la signification de plus grande portée, un ordre schématique susceptible de se traduire dans des idéologies différentes, des modèles narratifs prototypiques divers, en rendant compatible aussi une polyphonie thématique3 et une polémologie entre rôles actantiels. Une forme de vie est pour Fontanille et Zilberberg (1998, p. 155) « un schéma de schémas » ; cette formulation est encore interne à une sémiotique du texte, étant donné que la préoccupation plus grande est de préserver un plan de l’expression objectivable de la forme de vie : ce schéma des schémas répondra alors «de la cohérence et de la signification de tous les schémas immanents à un ensemble discursif relevant d’une énonciation » (ibidem).

Toutefois, si la forme de vie ne respect pas un agencement entre syntagmes discursifs, elle peut éventuellement motiver cet agencement à travers la prosodie existentielle spécifique qu’elle exemplifie. Naturellement ce changement de perspective, très clair dans Pratiques sémiotiques, va créer le problème d’attestation du plan de l’expression d’une forme de vie.

Note de bas de page 4 :

 Cf. en particulier Zilberberg (1996, p. 15) : «Les “ingrédients” d’une forme de vie dans l’état actuel de la recherche semblent donc les suivants : un traitement du contenu opérant selon l’exclusion dans le cas du tri, selon la participation dans le cas du mélange ; un traitement de l’expression qui procurera à la forme de vie sa stabilité et son esthétique ».

A coté de cette problématique irrésolue, on doit reconnaitre dans Tension et signification des critères fondamentaux pour cartographier une forme de vie de manière très abstraite mais heuristique ; d’une part la forme de vie est caractérisée par une modalité de sélection et de gestion de valeurs élaborées (par exemple, selon la conjoncture, l’accumulation, l’élection, le dévouement), de l’autre part la forme de vie est soutenue par des scénarisations privilégiées de confrontation inter-actantielle (en terme de profondeur et amplitude de l’espace, de durée et mouvement agogique du temps, etc.)4.Nous retrouvons alors, d’un coté, la manière de mettre en syntaxe et d’adhérer aux rôles actantiels, de l’autre coté, la manière de concevoir la co-présence de soi et de l’altérité dans un théâtre sensible.

Note de bas de page 5 :

 Voir l’entrée «forme de vie», écrite par Anne Beyaert, dans le Vocabulaire des études sémiotiques et sémiologiques (eds. Driss Ablali et Dominique Ducard), Paris, Honoré Champion, 2009, p. 202.

Enfin la notion de forme de vie est devenue «une localité de la sémiotique de la culture [...] »qui « décrit un régime de présence du sujet au monde »5 et son inscription dans une sémiosphère historiquement déterminée. Déjà Fontanille a bien affirmé que la forme de vie ne peut qu’être un « modèle culturel » (Fontanille 1999, p. 135). Parler d’un tel modèle ne signifie pas penser la forme de vie comme un projet structuré et cohérent ; elle est plutôt la difficile préservation d’une narrativisation identitaire tout au long d’un parcours d’existentiel où les moments d’énonciation personnelle cohabitent avec de moments d’énonciation impersonnelle – pour en rester à la terminologie utilisée par Fontanille (ibidem, p. 142).

Note de bas de page 6 :

 Cf. Fontanille (1993b, p. 98-99).

L’ordonnancement qu’un système subjectal veut imposer à son environnement de référence est toujours contredit par la présence matérielle de ce dernier et des objets qui l’habitent, une présence qui reste intraitable par les jeux de langage et qui émerge dans l’expérience perceptive6.

Avec Pratiques sémiotiques, Fontanille a assigné aux formes de vie un niveau de pertinence très clair (elles subsument les stratégies) et, au-delà d’une sémiotique du texte traditionnelle, il a précisé que « du point de vue du plan de l'expression, une forme de vie est la “déformation cohérenteˮ obtenue par la répétition et par la régularité de l’ensemble des solutions stratégiques adoptées pour articuler les scènes pratiques entre elles » (Fontanille 2008, p. 32). En suivant l’héritage de Tension et signification, le sémioticien limousin affirme que cette déformation court tout au long de l’articulation sémiotique en mettant en relation « un style rythmique (l’expression) et une attitude modale et axiologique (le contenu) » (ibidem). Nous trouvons alors une reformulation du projet propre à une sémiotique des formes de vie, mais un grand nombre des questions théoriques restent ouvertes.

1. Avant tout, il y a la difficulté à repérer des stratégies d’objectivation des formes de vie appropriées à l’analyse ; en effet, si on prétend qu’elles occupent un des niveaux de la description sémiotique il faudra autonomiser son investigation en les émancipant de leur intégration textuelle descendante. Comme on doit préciser, la prétention de ne pas réduire les formes de vie à une cohérence dans les trajectoires existentielles des personnages textuels n’implique pas le refus de recourir à des formes d’attestation.

2. La deuxième question concerne l’intégration ascendante des formes de vie vers le niveau de la culture ; c’est immédiatement clair qu’il y a un enjeu théorique fondamental dans l’éclaircissement du rapport entre systèmes identitaires et sémiosphère.

3. Une troisième question semble au contraire tout à fait interne à la forme de vie : comment décrire la conversion bidirectionnelle entre des valeurs élaborées en discours et des valeurs réglées dans l’expérience sensible : la forme de vie semble gouverner cette transpiration entre une sémiotique du discours et une sémiotique de l’expérience.

4. Un quatrième axe de recherche s’enracine dans le repérage des macroschématisations narratives qui rendent compatibles ou mutuellement solidaires des stratégies et des tactiques qui se superposent dans la synchronie. En particulier, cette direction de recherche est prometteuse pour sortir des schématismes universalistes et pour repérer des organisations narratives plus complexes et peut être pas réductibles au schéma narratif canonique.

5. Mais on ne pourra pas oublier une cinquième question comme celle qu’impose l’analyse des formes de vie dans la diachronie ;  en particulier, les formes de vie semblent inscrire les praxis et les dispositions passionnelles dans l’histoire. Cela ouvre un vaste champ de recherche qui pourra montrer l’économie des significations au-dedans des tensions propres aux différentes époques, tensions entre mentalités et habitus, entre loi et liberté, etc. Chaque phase culturelle vit de ces tensions internes et chaque forme de vie que la sémiotique pourra décrire n’est qu’une tentative pour réunir les lèvres ouvertes des contradictions internes à une époque . C’est sur le front des paradoxes culturels que le sémioticien peut analyser l’effervescence culturelle maximale et l’effort de chaque forme de vie pour opérer une redéfinition identitaire, sollicitée par des stratégies d’auto-individuation et des tactiques restrictives de sa propre vulnérabilité.

Il est bien évident que la forme de vie se présente aujourd’hui comme un banc d’essai pour la recherche sémiotique ; elle est une notion qui témoigne du plus haut degré de connexion entre les thématiques théoriques les plus sollicitées par la discipline (élaboration identitaire, dimension expérientielle de la signification, historicité, paradoxes culturels, etc.). A partir des contributions les plus récentes (Darrault-Harris & Fontanille 2008 ; Fontanille 2008 ; Zilberberg 2011), ce numéro des Nouveaux Actes sémiotiques voudrait cartographier l’état de l’élaboration conceptuelle de la notion de forme de vie vingt ans après son introduction en sémiotique, mais aussi inviter un certain nombre de chercheurs à contrôler l’enracinement théorique de cette idée et les bifurcations possibles de son développement. Dans cette perspective sont aussi bienvenues les approches critiques par rapport à la notion de forme de vie, de même que les tentatives pour passer de l’ordre de la théorie à celui de l’analyse ou de l’expérimentation méthodologique.

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