Le recyclage : de l’art à la création vestimentaire contemporaine
Les cas de Freitag et de Maison Martin Margiela

Nanta Novello Paglianti

CIMEOS / Université de Bourgogne
ELLIADD / Université de Franche-Comté

https://doi.org/10.25965/as.4973

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : Art Brut, ethnique, mode, recyclage, vêtement

Auteurs cités : Roland BARTHES, James Clifford, Claude LÉVI-STRAUSS, Frédéric Monneyron

Plan
Texte intégral

Introduction

La tâche qui nous a été proposée par le coordonnateur de ce dossier consiste à étudier le processus et les pratiques de recyclage dans la production de deux marques : Freitag et Maison Martin Margiela.

Au cœur de notre contribution se trouve la volonté de comprendre comment et à quelles fins le domaine de la mode, avec toutes ses spécificités, met en scène aujourd’hui le recyclage qui est certes une pratique qui relève du domaine artistique et plus généralement du domaine économique, mais que la mode a toujours pratiqué puisque les vêtements étaient autrefois usés jusqu’à la corde. À bien y regarder en effet, la pratique du recyclage n’est pas extérieure à l’univers de la mode. Les vêtements sont souvent réaménagés, recoupés et récréés de saison en saison. On pourrait dire que le faire et le défaire sont presque au centre du processus de recyclage.

Nous constatons aujourd’hui un retour au vintage ou mieux une volonté de mélanger le rétro et le moderne comme la dernière collection 2013 de H&M intitulée « Rétro-Moderne » ou simplement de porter du passé en l’adaptant au présent et à l’air du temps. L’ouverture des boutiques de revente de vêtements, d’échange entre habits utilisés, de friperie semble devenir une activité qui connaît un fort succès auprès d’un public de plus en plus large.

Pratique largement diffusée, cette démarche n’est pas nouvelle en soi, mais présente un intérêt réel avec le travail de couturiers contemporains. D’une simple technique, on passerait directement à la création et à l’innovation dans le recyclage.

1. Le recyclage : une pratique diffusée entre les domaines sociaux

Avant de procéder à l’analyse systématique de l’appropriation sémiotique de la pratique du recyclage par Freitag et Maison Martin Margiela, nous allons pointer quelques caractéristiques du recyclage en tant que processus social. Deux questions nous intéressent pour préciser la nature du recyclage. En quoi consiste la réutilisation d’un matériel ? Et plus globalement, que se passe-t-il avec l’emploi d’un matériel recyclé dans un domaine autre que celui de sa création ?

Tout d’abord, les définitions de ce concept, qui sont assez variées, regroupent sous le même mot des opérations multiples. Le Larousse présente le recyclage comme une : « Opération consistant à soumettre un fluide, une matière énergétique, un produit à un traitement supplémentaire en vue de compléter sa transformation, son épuration et plus généralement de permettre sa réutilisation ». L’accent est surtout posé sur le déroulement de cette opération. Le Petit Robert conclut : « Modification complète de quelque chose ». Le changement est ainsi au centre de cette explication. Le terme de recyclage est employé avec différentes nuances qui soulignent des modifications de la matière première engagées par un agent extérieur et qui concernent le processus d’assemblage et son résultat final. Nous pourrions parler globalement d’une série de transformations qui renouvellent la forme et la fonctionnalité d’un objet pour rendre compte de la nature processuelle du recyclage.

À partir de l’analyse des traits définitionnels du dictionnaire, nous constatons qu’il s’agit d’injecter un élément temporel extérieur à l’intérieur d’un système cohérent qui possède en lui-même sa stabilité et ses spécificités temporelles propres, ce que confirment nos analyses de terrain. La temporalité du recyclage est donc la volonté de créer à partir d’une temporalité déjà « vécue » et « passée », mais réactualisée dans le présent.

Nous constatons qu’on recycle quelque chose qui a déjà été là dans le passé et qui a été présent dans une époque ou tout au long d’une période. Un tissu ou un objet recyclé, par exemple, deviennent une mesure du temps, chargé des traces de son écoulement. Même si l’objet a été modifié, les marques de sa provenance doivent être visibles et reconnaissables. Les étapes de la transformation peuvent en effet ne pas apparaitre complètement mais elles doivent s’afficher dans le résultat final pour montrer les emprunts à d’autres domaines et leurs particularités.

Note de bas de page 1 :

 Valentine Oncins, « L’objet sans qualités », L’art du recyclage sous la direction de E. Vandecasteele, PSE, Saint-Etienne, 2009, p. 85.

À ce stade, un premier constat s’impose : « le recyclage est un décentrement temporel, un déplacement : l’objet fait signe vers » comme dit Valentine Oncins1, et nous ajoutons, un décentrement spatial également. On emprunte certains traits à d’autres domaines et à d’autres cultures et on les « coud » ensemble d’une façon nouvelle, inédite. Il s’agit de créer une énonciation qui doit suggérer ou expliciter l’idée de nouveauté, non parce que la production est forcement innovatrice, mais parce qu’elle ne peut être qu’inattendue dans ce cadre.

Focalisons l’attention sur un objet commun puisqu’on associe étroitement dans les faits pratiques de recyclage et réemploi d’objets. Un objet est repris, re-énoncé, remis en scène dans d’autres conditions spatio-temporelles et donc imprégné d’autres valeurs, resémantisé, du fait même de ce déplacement. Avec le recyclage, tout se passe comme s’il fallait donner un sens nouveau, comme s’il fallait faire dire autrement, comme s’il fallait faire signifier différemment. C’est d’autant plus intéressant à souligner comme phénomène que les objets recyclés sont tous des produits en fin de vie, mis à l’écart et qui retrouvent un sens nouveau.

À un détail près puisqu’on montre et qu’on affiche les marques énonciatives de cette opération. La procédure doit laisser ses traces de couture, de coupe et de manipulation. Les emprunts aux autres domaines doivent apparaître comme reconnaissables : le domaine de l’art et l’esthétique et de façon plus générale, la production industrielle et le design ou les références aux cultures les plus diverses en sont des exemples.

La présence de traces énonciatives, pour le recyclage industriel, est essentielle, autrement ces objets seraient classés comme sortant de la production industrielle, ils seraient envisagés en tant qu’objets nouveaux. C’est l’histoire de l’objet avec son parcours de vie qui fait la différence d’une pièce par rapport à l’autre. Ces marques deviennent consubstantielles à l’objet même et constituent leur identité. Cette procédure fait partie d’un ensemble plus complexe qui est le mécanisme de la mode et qui vit d’emprunts, de citations, de clins d’œil et de renvois.

Note de bas de page 2 :

 « FREITAG produit des sacs & accessoires à partir de matériaux qui avaient élu domicile dans la rue ». Nous utilisons chaque année 390 tonnes de bâches de camions ayant parcouru le monde entier, 36 000 chambres à air usagées, 220 000 ceintures de sécurité mises au rebut et 1 200 m2 d’airbags recyclés. Et parce qu'ils sont issus de bâches d'origine, de couleurs, de découpes et de motifs différents, tous les produits FREITAG sont uniques.
http://www.freitag.ch/, consulté le 21/01/13.

Pour approcher de notre but, il importe de voir comment la mode emprunte à la pratique du recyclage et se l’approprie dans des cadres qui lui sont propres. Il n’existe pas un seul recyclage, mais une pluralité parce que les pratiques signifiantes et les valeurs qui les soutiennent sont des plus variées et multiples. Nous allons nous focaliser sur deux exemples : les sacs des frères Freitag et la ligne Zéro (0) de Maison Martin Margiela. Ces deux cas ont été choisis en tant que représentatifs des deux pratiques de recyclage que nous avons pu identifier : d’une part, le recyclage industriel qui consiste à dépouiller l’objet de son côté polluant et lourd et à emprunter au domaine de l’action les valeurs du mouvement, de la rue, de la vie dynamique et active2 ; d’autre part, le recyclage traditionnel qui signifie grâce à un emprunt à l’ethnique, au fabriqué qui sera résemantisé dans quelque chose de nouveau.

Nous allons comprendre comment la marque suisse Freitag recourt à un recyclage industriel revisité alors que La Ligne Zéro de Maison Martin Margiela fait du recyclage une pratique de création. Un autre constat s’impose : la pratique du recyclage peut se faire par addition de valeurs (qui sont fondamentalement toutes détournées), mais aussi par soustraction, comme par paupérisation de l’objet. Les deux opérations révèlent deux interprétations différentes du même phénomène.

En définitive, avec le recyclage, on transforme d’abord un univers de valeurs dans un autre. Ce qui transite d’un univers à l’autre, ce sont aussi les façons de porter les habits, de les rendre propres au sujet, à ses emplois, et qui n’est pas sans rapport avec l’habitus selon Bourdieu.

2. Des pratiques du recyclage dans l’art à celles de la mode : de la traduction entre systèmes

Note de bas de page 3 :

 Eric Van Essche, « (Ré)création », L’art du recyclage sous la direct. de E. Vandecasteele, PSE, Saint-Etienne, 2009, p. 34.

Selon E. Van Essche3, nous trouvons trois catégories de pratiques de recyclage dans l’art. La première comprend le recyclage matériel, c’est-à-dire l’utilisation de déchets matériels comme le remplacement d’une matière première et vierge. Il s’agit d’une pratique de recycling à cent pour cent par laquelle on transforme le déchet matériel en un produit de la même valeur que le produit initialement facturé. À l’intérieur de cette catégorie, il existe aussi des variantes : le upcycling (la valorisation transformant un déchet matériel en produit de valeur supérieure) et le downcycling (dévalorisation transformant un déchet matériel en produit de moindre valeur). Dans le cas de l’art et de la mode, nous sommes dans le upcycling, par opposition à la production du papier recyclé, des emballages ou de sacs poubelles qui concernent plutôt le downcycling.

Dans le cas de l’upcycling, la pratique des objets matériels subit une transmutation poétique : l’objet maintient ses apparences mais on lui attribue une autre valeur ou un autre sens supérieur au premier. C’est le cas des poubelles de Arman (1960) qui conservent leur aspect matériel mais qui sont élevées au rang de l’art. La noblesse d’une cause, et donc sa valeur, justifie la démarche créative et l’entrée dans le monde artistique, comme par exemple l’archivage des déchets de notre société postindustrielle. C’est le cas aussi de la mode qui peut réinvestir un tissu pour lui attribuer d’autres valeurs immatérielles, au-delà de sa signification première. La valorisation extrême du tissu, d’un détail ou de la façon dont il a été réalisé est au cœur de cette démarche.

Note de bas de page 4 :

 Un échantillon (sample en anglais) est un extrait de musique ou un son réutilisé dans une nouvelle composition musicale, souvent joué en boucle. L'extrait original peut être une note, un motif musical ou sonore quelconque. Il peut être original ou réutilisé en dehors de son contexte d'origine (Wikipedia, consulté le 21/01/13).

La deuxième catégorie de recyclage est le cas de l’emprunt des images artistiques elles-mêmes : un recyclage ne posant sur aucune nécessité matérielle et inscrit dans le domaine virtuel (art vidéographique et numérique). L’idée est d’ancrer le travail artistique dans l’univers de la consommation imagière quotidienne pour critiquer et abolir les différences entre la production de l’image et sa consommation. Création, ready-made, cut-up, copie sont alors à l’ordre du jour. La substance originaire et première de la création n’est plus là. Le marché culturel est une source d’objets immatériels et d’inspiration continue. Ces formes expressives ont été déjà produites et sont reprises et investies à nouveau. Nous pourrions penser aussi au remake pour le cinéma, au détournement et au sampling4, etc. Ce phénomène est typique de nos sociétés complexes où les techniques contemporaines permettent des croisements et des jeux autour des rapprochements visuels, des chocs, des comparaisons insolites et des mélanges de styles et de signes, des mixages en définitive.

La troisième catégorie de recyclage se présente comme une réutilisation du concept présidant à une œuvre ou à une démarche artistique : un artiste d’aujourd’hui réinvestit le travail d’un artiste passé pour le porter à son ultime accomplissement en recyclant le concept initial, comme s’il lui manquait une dernière étape pour se stabiliser et se conclure (Wim Delvoye, Cloaca, 2000). La nouvelle œuvre et l’œuvre qui a été la source d’inspiration première sont évoquées dans une continuité spatio-temporelle contemporaine. C’est le cas de « l’hommage à ». Les emprunts dans ce cas sont explicités par l’auteur même qui affiche et souligne les marques énonciatives actuelles par rapport à celles passées dont il est en même temps tributaire.

Note de bas de page 5 :

 J. Clifford, The Predicament of Culture. Twentieth-Century Ethnography, Literature and Art. Harward University Press, London, 1988; [trad. it] I frutti puri impazziscono. Etnografia , letteratura e arte nel secolo XX. Ed. Bollati Boringhieri, Torino, 1993, p. 259.

En fin de compte, pour nous approprier pleinement la typologie proposée par E. Van Essche et la formuler en termes sémiotiques, nous constatons que le recyclage consiste en une migration de valeurs d’un domaine à un autre domaine. Comme le soutient d’ailleurs J. Clifford5, nous assistons à des passerelles plus ou moins évidentes entre les différents systèmes, comme par exemple entre le système artistique et le système culturel. Les définitions de ce qui est beau, précieux varient assez rapidement. Le système culturel est ouvert et en évolution continue. Souvent, il produit des interstices, des zones hybrides qui n’arrivent pas encore à se créer un rôle dans le système parce que la société ne leur a pas attribué encore une place définie.

Note de bas de page 6 :

 « Les images de l’inconscient & Arthur Bispo Do Rosario, catalogue de l’exposition Halles Saint-Pierre, Paris, 12 septembre 2005-19 février 2006.

Un exemple de la transition possible entre le système culturel et celui de l’art est le cas d’un artiste brésilien qui a des liens avec les pratiques de la mode : Arthur Bispo Do Rosario6 (fig. 1) :

Figure 1 - A. Bispo do Rosario, Le manteau de la Présentation, sans date

Figure 1 - A. Bispo do Rosario, Le manteau de la Présentation, sans date

Cet artiste a effectué du recyclage à différents niveaux : objets, vitrines et fabrication du tissu.

L’habit, dans notre cas le manteau, sert du rituel comme le souligne Simmel, parfaitement collé à la peau de son créateur en l’accompagnant tout au long de son existence. Il prend sens seulement s’il est porté en tant qu’élément protecteur de la personne même. Comme le dit Barthes, si la mode est mise en parallèle avec un langage, on pourrait ici parler de la parole par rapport à la langue (qui dans notre cas est l’environnement de l’artiste). En portant cet habit, son créateur représente son appartenance culturelle, pensée non comme un ensemble d’éléments désincarnés mais comme une représentation personnelle et corporelle.

Note de bas de page 7 :

 L’exposition s’est déroulée au Musée de la Mode et du textile à Paris du 13 avril 2005 au 28 août 2005.

Le fonctionnement et les migrations entre systèmes sociaux et culturels concernent aussi les phénomènes de recyclage dans la mode. La création vestimentaire traverse en effet des milieux différents dans ses phases de circulation. Tout d’abord, le vêtement peut être crée en tant qu’œuvre et exposé (par exemple, l’exposition de Yamamoto7) et valorisé en tant que tel. Quand il s’agit d’une collection d’habits du XVe siècle, nous nous approchons de la collection ethnographique. Ensuite, nous avons des vêtements de tous les jours qui deviennent l’emblème d’une époque (la coupe d’une veste caractérise par exemple les années 80 avec ses épaulettes). Enfin, le dernier cas de figure comprend la création de vêtements si innovants ou improbables qu’ils sont exposés au titre de pure expérimentation.

Quand on parle de recyclage, on touche forcement à un de ces domaines et surtout on évoque les valeurs axiologiques dont ces milieux sont porteurs. Comment ces valeurs sont-elles filtrées par le monde de la mode ?

Les mondes de la mode et de l’art possèdent des points en commun pour ce qui concerne les pratiques du faire et les univers de valeurs. Dans l’art, l’artiste opère une traduction, qui donne un sens nouveau à son expérience pour l’élever à un niveau supérieur ou la déplacer dans un autre domaine de référence. Dans l’univers de la mode, la pratique du faire devient un paramètre de valeur et l’expérience de chacun de ses consommateurs exprime une des modalités de la manière de porter et de pratiquer l’habit, toujours à l’intérieur de ce système.

La mode a besoin de cette incarnation, mais elle dicte aussi les façons de se conformer à elle : on sait comment s’habiller, comment porter, comment associer les bonnes combinaisons, celles qui seront jugées de bon goût, à propos. Le styliste représente dans cet environnement social et culturel une possibilité d’actualisation de valeurs qui ensuite vont s’autonomiser et circuler en société, faisant l’objet de réappropriations multiples et de réécritures.

Il ne va pas de soi que les pratiques du recyclage soient toutes similaires et que les résultats soient équivalents. C’est dans cette perspective de recherche que nous allons étudier les composantes du recyclage appliquées à l’univers de la marque suisse Freitag et à celle d’origine belge la Maison Martin Margiela.

3. Freitag : la recontextualisation du récyclage industriel

Les frères Freitag fondent leur activité en 1993 au centre de Zurich. Graphistes, Markus et Daniel Freitag cherchent alors à réinventer un sac messager. Ils constatent que les Zurichois, pour la majorité, se déplacent souvent à vélo et donc sous la pluie et ont l’idée de « bricoler » un design de sac qui soit solide, fonctionnel et étanche. Inspirés par le trafic coloré de poids-lourds qui passait alors devant leur appartement à Zurich, ils découpent un sac « courrier » dans une vieille bâche de camion. En guise de bandoulière, ils utilisent une ceinture usagée de voiture et, pour les coutures, une vieille chambre à air de vélo.

Note de bas de page 8 :

 http://www.freitag.ch

Aujourd’hui, ce sont plus de 130 personnes qui travaillent à la production, à la logistique et à la gestion de la marque. Comme le souligne le site même de la marque8 : « FREITAG en deux mots : recyclage et recontextualisation. FREITAG pense et travaille en cycles – de la même manière que ses bâtiments ». La volonté de valorisation de la transformation industrielle, de son applicabilité et de son extension à d’autres domaines est ici centrale pour la construction identitaire de la marque. Une politique d’écologie et de recyclage se fait à l’intérieur même de l’usine.

Ainsi, en ce qui concerne sa ligne de production, l’entreprise s’investit dans une procédure de recyclage à grande échelle qui englobe des pratiques de production jusqu’à celles de confection et d’exposition. Par exemple, elle réutilise l’eau de pluie collectée pour laver ses bâches, elle réemploie l’eau relativement propre des derniers cycles de lavage d’une charge pour le second cycle de la charge suivante, elle retravaille les types de matériaux souillés dans des « Biopoints » installés dans les bureaux, etc.

À la frontière du domaine du vêtement, Freitag produit des sacs et des accessoires à partir de matériaux abandonnés dans la rue et constitue le parangon de certaines pratiques de recyclage qui tendent à se disséminer aujourd’hui dans l’univers de la mode ; c’est bien en tant que parangon stable de pratiques émergentes que nous l’étudions.

Venons-en à nos analyses.

À côté de la ligne « Fundamentals », une nouvelle collection a été lancée en 2010 : « Référence Collection » dédiée aux femmes. La base de départ de cette entreprise est différente de celle de Margiela, l’une participant du recyclage industriel et l’autre du recyclage en tant que processus de création. D’une part, nous retrouvons une haute couture qui fait de la recontextualisation et du recyclage un processus de main d’œuvre ; d’autre part, une marque où le recyclage est réemployé dans sa nature de processus industriel vrai et propre.

Les matériaux sont des bâches de camion, de ceintures, de produits banals de la production industrielle. Le trait original est le fait de découper ces bâches qui normalement sont uniformes et toutes similaires dans leur fonction (elles recouvrent toutes des camions) mais qui sous la coupe de Freitag deviennent des pièces uniques. C’est la coupe qui fait la différence. Les imprimés de tissu sont donc divisés et réapparaissent non plus sous leur continuité, mais sous leur caractère discret et unique.

L’objet peut ou non être détourné de sa fonction première : les bâches avant recouvraient les camions et elles servent encore à recouvrir un sac ; les ceintures protégeaient le conducteur et aujourd’hui soutiennent la base du sac. En revanche, les chambres à air des vélos entourent le sac mais avant recouvraient une autre fonction. Le processus de recyclage est bien présent en respectant la visibilité des fonctionnalités que l’objet possédait pour son utilisation première. Le processus de recyclage est repris et reproposé dans sa continuité : on refait des sacs avec du matériel écarté de l’industrie grâce à des procédures d’assemblage typiques de l’industrie. On peut lire ainsi l’explication : « La découpe est effectuée au moyen d’un set de pochoirs transparents. Chaque élément du sac se voit ensuite attribuer un numéro afin d’éviter toute confusion lors de l’assemblage. La couture est la seule étape de la chaîne de production à être réalisée à l’extérieur du bâtiment Nœrd. Les sacs FREITAG sont assemblés, conformément à nos directives, par nos partenaires de longue date en Suisse et dans les pays voisins : en France, au Portugal, en République tchèque et en Tunisie ». Il paraît que l’assemblage « ait à la main » reste un élément supplémentaire qui, uni à la coupe à l’unité, différencie Freitag du domaine de l’industrie classique.

La diversité et l’originalité se résument dans la coupe, réalisée à la main avec un cutter, qui intervient à chaque fois sur une partie différente de l’imprimé ou du motif de la toile. C’est elle donc qui sémantise tout le travail et fournit des résultats les plus divers. Les modèles de sacs sont coupés de manière standard comme l’annonce d’ailleurs la marque : la plastique se montre en tant que matière première du début à la fin en étant un élément caractéristique de ce processus.

La ligne des « fondamentaux » présente le même type de coupe : une pour le sac à dos (backpacks), une autre pour le sac en version plus grande (totebags) ou plus petite (hand bags) Toutefois les coupes restent constantes comme si nous avions affaire à des moules qui permettaient de cadrer le contenant, mais pas le contenu. Les coupes évitent les défauts les plus évidents du tissu en les contournant, technique proche de celles de la maroquinerie.

Une question essentielle se pose. Comment rendre spécifique une procédure qui émerge des processus en série de l’industrie ?

Tout d’abord, la coupe à l’unité permet de petites variations d’imprimé et de taille qui rendent unique le modèle. Toutefois, chaque sac a un nom propre : F60 Joan, F61 Betty, pour ne citer que les nouveaux arrivés. Enfin, les coutures, les coupes du tissu, la création de poches dans le sac sont des procédures exposées et valorisées.

La temporalité évoquée par Freitag se réfère au passé assez récent mais nous constatons dans tous les cas que la référence ne consiste jamais à conserver la forme d’origine. Les objets prennent une seconde vie en affichant les traces de leur première, détail sémiotique que la marque veut souligner textuellement et plastiquement. Nous pourrions parler d’une esthétique de l’usé, évoquée par ces sacs. La toile est lavée, recousue mais ne perdra pas son effet : résistante, imprimée de ses traces, de son premier emploi, le recouvrement des camions.

Un autre détail à relever : la signature Freitag estampille un objet et s’affiche sur sa matière plastifiée, brute (fig.2) :

Figure 2 - Modèle F17, Joe

Figure 2 - Modèle F17, Joe

Note de bas de page 9 :

 R. Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Paris : Éd. du Seuil, 1953.

Le sac est rendu visible par son motif imprimé qui, très souvent, reprend une écriture fragmentée, employée comme élément esthétique. On ne trouve pas une écriture lisible (conçue dans sa fonction première). Il s’agit de fragments privés en apparence de leur sens, réduits à un pur signifiant comme un « degré zéro de l’écriture9». D’une lecture ou mieux d’une trace du monde qui est possible grâce à sa lecture, l’écriture ici instaure un tout autre rapport avec son lecteur : une contemplation esthétique devient possible. L’écriture se vide de ses signifiés pour se changer en signifiants visuels, collés sur une matière brute. L’écriture perd en valeur symbolique.

Le processus de recyclage se structure ainsi dans le cas de cette marque à deux niveaux : l’écriture qui incarne le domaine de la culture et le tissu qui naît du domaine de la pratique (du faire). L’idée d’assembler les deux crée ce contraste qui alimente le processus du recyclage en étant une pratique, dans son premier esprit, « à la portée de tout le monde ».

C’est un mode de vie qui est évoqué par exemple avec le sac « Messanger », créé comme sac pour les coursiers et dont la forme évoque sa fonction : la distribution du courrier (fig. 3) :

Figure 3 - Le Messenger

Figure 3 - Le Messenger

Vu que le sac veut s’adapter au mode de vie contemporain et dynamique, il peut se transformer. La dernière génération des sacs 2012 pour femmes peuvent s’élargir, se compacter, se fixer sur le vélo, se modeler au mode de vie de tous les jours. D’un sac à main à un sac de courses. L’utilisatrice est invitée à manipuler, à changer son sac, à l’adapter. L’aspect pratique reste une des valeurs fortes de la marque qui a réussi à élever le recyclage à une vraie forme de vie.

4. Le cas Maison Martin Margiela : le recyclage comme pratique de renomination

La maison naît en 1988 sous initiative de Martin Margiela, diplômé de l’Académie royale des Beaux Ars d’Anvers. Après une période d’assistanat chez Jean-Paul Gaultier, il fonde à Paris sa maison de couture avec Jenny Meirens, à Paris. C’est à cette même date que sort sa première collection prêt-à-porter pour femme.

Les rapports et les renvois au monde de l’art sont présents tout au long de la création de la maison : l’exposition individuelle au musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam (1997) et la participation à la Biennale de l’art et de la mode à Florence au musée Bardini (1996-97) en sont des exemples. Le musée de la mode d’Anvers a organisé en 2008-2009 une exposition sur la production de la maison. En 1998, trois artistes, Mark Borthwick, Sidney Pisasso et Jane How, présentent chacun une interprétation de la collection automne/ hiver de la saison 1998-99. En 2009, Margiela participera à la décoration intérieure de l’ancien appartement de J. Carlu, architecte parisien des années 30. Et à la même année, on retrouve Margiela exposé à la Haus der Kunst, à Munich.

Note de bas de page 10 :

 Site : www. maisonmartinmargiela.com

Note de bas de page 11 :

 Tout d’abord, l’année 1998 voit la création de la ligne 10 pour homme et la ligne 22 qui propose des chaussures pour femme ; la ligne 13 avec des objets blancs rééditée et renouvelée en 2011. La ligne 11 qui est créée en 2005 comprend des accessoires pour homme et femme ; la ligne 8 créée en 2007 qui voit la Maison se consacrer aux lunettes grâce à la licence avec la société anglaise Cutler & Gross et enfin en 2010, le premier parfum « Untitled » de Maison Martin Margiela créé en collaboration avec la Division Luxe de L’Oréal.

La collection artisanale que nous avons étudiée est le numéro 0 des collections de la Maison. Une des premières. Pour spécifier la nomenclature de la Maison, depuis 1997, Margiela précise : « Chaque étiquette est imprimée des chiffres de 0 à 23. Un cercle entourant un nombre identifie le vêtement à la ligne à laquelle il appartient10 ». Avant les étiquettes n’étaient que blanches ; ensuite, la marque a effectué des changements à la fin de l’année 1997 (par exemple des explications accompagnent à chaque fois les photos des habits). Les lignes se sont démultipliées au fur et mesure du temps et se sont élargies11.

Un point de départ de la collection est l’adoption de la couleur / non couleur blanc comme trait identitaire de la marque. On la trouve sur les étiquettes, les parfums, les premières expositions, sur une partie des vêtements et sur le site officiel de la marque. Nous nous centrons sur la couleur blanche appliquée à la partie vestimentaire.

Il ne s’agit pas de la volonté d’effacer et de rendre neutre quelque chose mais d’un point de départ de la création qui veut voir naître ses habits et suivre tout le parcours de leur création. Le blanc a la particularité ici de recouvrir, mais en même temps, de laisser voir la matière première dont les objets sont faits. Le couturier a besoin d’un « degré zéro ». Il ne s’agit pas d’ignorer la provenance de l’objet, mais il est nécessaire de passer à ce traitement pour commencer à se l’approprier et à le réécrire. Tout se passe comme s’il s’agissait de ménager un espace de création pur à réinvestir. Cette couche de couleur qui recouvre laisse la création libre de s’exprimer mais en même temps montre les supports de cette écriture. Maison Martin Margiela écrit à nouveau sur une matière qui lui appartenait déjà. La volonté de neutraliser est le signe d’un départ qui en se montrant signifie.

Les indices du travail fait à la main et du mannequin pour l’essayage mettent au centre de cette marque l’idée d’artisanat. Une question spécifique se pose ici. Comment valoriser un terme qui n’est pas forcement positif dans la haute-couture et mais qui pourrait changer de valence ? De l’artisanat, c’est un aspect en particulier que la marque valorise : le « fait à la main » et l’habilité de couture de ses réalisateurs. Les traces de ce processus doivent rester apparentes car elles incarnent les signes de la marque. Il s’agit en l’occurrence des traces de couture, d’assemblage des tissus, des asymétries des robes. L’acte de coudre reste présent par un jeu de visibilité inhabituelle.

Pour donner l’idée du fait à la main, la marque joue également sur les contrastes des tissus, des matières que l’on n’a pas l’habitude de voir associées ensemble : les différences se jouent sur les couleurs, les coupes et surtout, sur les textures de matière.

Tout d’abord, la ligne 0 est celle du commencement qui a été créée juste après la première ligne pour femme qui porte le numéro 1. Un retour aux sources de la création pour imposer une nouvelle forme de création qui part du détournement, de la citation, de l’emprunt. Ligne qui est renouvelée presque chaque année pour recommencer du début.

La Maison donne en effet ses codes : une des grandes forces de Martin Margiela réside dans la création de codes uniques et singuliers, qui sont suivis et réinterprétés au fil des saisons. Plus que de simples vêtements, ces codes sont des valeurs, parfois même des comportements.

Comme nous venons de souligner, l’artisanat est un terme englobant différents aspects. Cherchons à comprendre ses différentes déclinaisons. Quelles sont les valeurs qui s’articulent derrière ce terme englobant qui est porté même par son nom « Maison » ?

La première valeur englobée sous ce terme est celle d’assemblagedes matières qui se déclinent de la manière suivante à travers ces associations spécifiques : le tissu sur le tissu, le tissu et matière industrielle, et la composition d’objets variés.

Le tissu sur tissu (fig. 4) comprend des vêtements qui ont été réalisés à partir de l’union d’un ancien vêtement – ou plusieurs – qui est ré-agencé à nouveau (par ex., deux chemises, deux fourrures, etc.) :

Figure 4 - Collection 2007

Figure 4 - Collection 2007

Nous avons donc du tissu qui provient des anciens habits appartenant à l’univers de la mode. Le recyclage se fait dans le même circuit. Le temps de travail est affiché pour valoriser l’unicité et le soin dédié à la réalisation. Cette procédure se base sur une fabrication originale du déjà connu. Si la mode est un processus de changement continu, cette technique de production se veut être un métalangage sur la mode. La volonté d’englober les univers de valeur les plus diverses et de les « traduire » avec le « langage » de la Maison est une des caractéristiques essentielles de cette marque. Toutes les manières de rendre visible ce processus d’enveloppement et de réappropriation sont les bienvenues. Cette procédure peut se décliner dans différentes esthétiques comme celle de la citation, de l’emprunt, des « shocks » (combinaisons insolites) de tissus, etc. Nous n’assistons pas seulement aux déclinaisons d’une marque mais plutôt à la constitution d’une méta-marque qui exprime son univers de valeurs.

La Maison montre comment elle transforme du déjà connu : du velours de tel vêtement, du jersey de telle pièce, etc. en quelque chose de nouveau et de différent. Il s’agit de l’emploi des tissus qui rentrent forcement en opposition : lisse/rugueux, coloré/neutre, classique/sportif. Ce qui émerge est ainsi un collage qui laisse apparentes ses traces de composition.

D’autres stylistes ont joué, ces dernières années, sur les contrastes des matières. Le phénomène est plus global que ce que l’on croit : pensons à Alexander McQueen, à Isabel Marant, à Heimstone. En revanche, ce qui fait la particularité de ce processus chez Margiela est de se consacrer moins à l’harmonie des éléments qu’à la différence « brute » des oppositions. La présence de l’une convoque son contraire.

Le tissu et la matière industrielle, telle est l’association la plus fréquente et la plus marquante faite par la marque (fig. 5) :

Figure 5 - Collection 2001

Figure 5 - Collection 2001

L’association des deux pose le vêtement face à une osmose entre les matières. Elles doivent tenir ensemble malgré les forts contrastes. La coupe et la texture sont différentes, détail qui incite presque à la dissociation des habits malgré la présence d’un élément qui doit les rassembler et assurer la constance de l’ensemble : en l’occurrence, la couleur ou les formes classiques. Par exemple, si l’accent est posé sur un contraste de couleur, la forme restera assez traditionnelle ; au contraire, si la coupe est classique, le changement de la texture sera marquant, etc.

Des combinaisons infinies sont possibles. Chaque variation minimale porte un changement significatif. L’introduction d’une pièce étrangère change le sens du vêtement. L’insertion est un élément extérieur qui vient couper les harmonies des habits : des ceintures de sécurité de voiture qui ont la fonction des bretelles pour une jupe, des capuchons de stylo qui forment le bord d’une veste, ou un trench en cuir recouvert de coiffes. Les matières sortent de leur domaine habituel, celui de l’industrie contemporaine, pour être assemblées au tissu du prêt-à-porter. Nous assistons à un détournement de la fonction des objets digne du design. Les objets prennent de la valeur en tant qu’adhérant aux valeurs de la mode et en focalisant le tissu sous une nouvelle lumière.

Le troisième cas voit les vêtements entièrement composés de matériaux industriels : pvc, cordes et cordages, peignes, housse de voyage (fig. 6) :

Figure 6 - Collection, 2012

Figure 6 - Collection, 2012

Ces matières reprennent vie dans des modèles de couture. L’objet n’est pas totalement déconstruit, il est intact et reconnaissable dans sa fonction primaire. D’autres fonctionnalités de l’objet sont révélées et remises au goût à partir d’une composition nouvelle. La Maison Margiela affiche un état réalisé du vêtement en le faisant dialoguer en arrière plan avec son état potentiel (sa fonction première). L’objet doit évoquer et rappeler sa nature pour ensuite pourvoir la camoufler et la détourner.

Une possibilité de faire et défaire, de revenir en avant et en arrière, comme pour un processus de calcul numérique, reste l’essentiel de cette démarche caractéristique du recyclage chez  Martin Margiela. L’intervention veut rester rudimentaire, ou tout du moins ne pas s’afficher en tant que telle.

Après avoir traité l’importance de l’assemblage pour la Maison, nous constatons que la deuxième valeur au centre des pratiques couturières de Martin Margiela est l’emploi de l’ethnique (fig. 7) :

Figure 7 - Collection 2009

Figure 7 - Collection 2009

Malgré un phénomène de tendance très varié et diffusé, par ce terme, nous indiquons un processus contemporain de ré-appropriation et en quelque sorte, de domestication de ce qu’il y a longtemps était considéré comme distant, autre. Nous englobons l’usage de l’ethnique dans le processus de recyclage en tant que volonté de traduire les codes expressifs d’une certaine représentation du divers dans le langage de la Maison. Cet englobement prend toutes les apparences de l’exotisme. Ce qui est évoqué est d’une part l’habit de l’Autre, la coutume traditionnelle vidée de son sens, et d’autre part, les lieux ou les symboles dont le Divers est porteur aussi. La culture de l’Autre est représentée par des traits emblématiques qui sont élus à symboles. La mode prend les traits nécessaires à construire, celle dont elle a besoin pour se forger une identité par rapport au divers. Elle va se créer une identité locale à opposer à une identité plus globale associée à d’autres univers. La diversité devient un bien de consommation, une façon pour adapter, contrôler les différences et chercher à posséder ce qu’on ne peut pas vraiment assimiler. Cette opération est valable aussi dans l’emploi des matériaux qui révèlent d’autres domaines de la culture matérielle occidentale : les cordes, les collerettes de bouteille, les guirlandes de décoration, le pvc. Il s’agit des matières peu nobles mais qui circulent en tant qu’objets utilitaires dans d’autres domaines.

Note de bas de page 12 :

 J. Clifford « Taking Identity Politics Seriously : The Contradictory , Stony, Ground » , P. Gilroy, L. Grosseber, A. McRobbie, Without Guarantess: Essay in Honour of Stuart Hall, Verso, London, 2000.

L’invention et la réinvention des identités culturelles auxquelles participent les pratiques de production et de consommation de la mode comme nous le voyons avec Margiela rentrent dans un « système mondial du post capitalisme » des cultures comme le définit J. Clifford12.

Avec sa Ligne Zéro, Maison Martin Margiela se sert de ce phénomène pour créer un style qui lui est propre et qui s’adapte parfaitement à celui de l’artisanat. Cette fois, l’artisanal devient synonyme d’un faux authentique qui est réadapté selon le savoir-faire propre au luxe occidental. Si les plumes, les bracelets, les franges, les dessins d’animaux et le mélange vif de certaines couleurs sont bien « exotiques », tous ces détails ont besoin de passer par la haute-couture qui oriente les goûts et travaille les matériaux. Ce passage implique un processus de maniement et d’adaptation nécessaires. La clé de Margiela est de ne pas abonder avec les éléments divers (le trop fait masque !), au contraire, le particulier isolé (le seul détail représentatif d’une culture) réinvente et réoriente le vêtement.

Note de bas de page 13 :

 C. Demaria, «  L’esotico patinato », in Giovanna Franci & Maria Giuseppina Muzzarelli, Il vestito dell’altro, Lupetti, Milano, 2005, p. 92.

Note de bas de page 14 :

 G. Franci, «  Dall’etnico al post-etnico », in Giovanna Franci & Maria Giuseppina Muzzarelli, Il vestito dell’altro, Lupetti, Milano, 2005, p. 111.

Nous assistons, comme souligne C. Demaria, à une « apologie du décentrement13», une idéologie « post-moderniste » qui met au centre de la mode des sujets hybrides, décentrés, nomades, sans racines. Ce phénomène implique qu’on n’ait pas à choisir entre un « ici » et un « là-bas » mais que l’on soit confronté à des représentations emblématiques d’une culture pour nous faire évader. Les traits exotiques sont exacerbés, la réalité de la mode étant mise à distance pour ensuite redevenir encore plus proche du consommateur, comme un jeu d’élastique. Les différences sont effacées pour au contraire valoriser le côté innovant. Ce processus fait partie du phénomène contemporain de l’ethno-chic. L’ethnique est donné par le mélange de styles bien reconnaissables comme provenant d’autres domaines. Comme le rappelle Dior : « Globaliser signifie réélaborer les contaminations du monde moderne14 ». Par contre, le retour à l’essentiel n’est pas envisagé. En revanche un ethnique raffiné et réabsorbé par le circuit de la mode, reste une des clés de Margiela. Ce qui reste des cultures est la représentation des traits culturels les plus évidents, les plus visibles qui fournissent l’idée de l’authentique. C’est un trait de la tradition d’autrui qui est réaménagé par la marque.

Le dernier terme qui se cache derrière la valeur artisanale est celui de la traditiondans le sens de la construction de la manualité qui met en évidence les marques de réalisation. C’est l’union des deux termes qui nous intéresse.

Margiela est au carrefour de ce qui est traditionnel (les coupes : pantalon et jupe cousus sur le même vêtement) et de ce qui est innovateur (les matériaux industrielles et les matières anciennes) ; de ce qui relève de l’époque actuelle (style contemporain) et de ce qui se montre comme produit fait à la main (évoquant une dimension de travail qui s’inspire au passé). Les imperfections, les robes renversées remettent au goût du jour un « vintage » interprété comme un intertexte, comme un des domaines dont la marque s’en approprie et par lequel elle peut s’exprimer.

5. Les recyclages de la mode : métalangage et processus culturels

Ces deux exemples de marques nous ont permis d’analyser et d’expliciter les caractéristiques sémiotiques de ce phénomène social et culturel qu’est le recyclage.

Première caractéristique : le recyclage consiste dans l’acte de renommer le monde et de faire passer une réalité d’un univers de sens à un autre. Les éléments qui sont emportés du monde extérieur à celui de la mode peuvent être simples et pauvres, en revanche, les tissus et les matériaux employés font souvent déjà partie de ce domaine, comme pour la Maison Martin Margiela. Pour la marque des frères Freitag, le recyclage en tant que vrai processus industriel se construit selon les règles de ce dernier : les matières sont brutes et doivent le rester, même après leur transformation.  Nous précisons que la mode, par définition, doit englober et resemantiser son univers du sens qui se construit et s’alimente grâce à des emprunts continus à d’autres univers qui à la base n’en font pas partie. A chaque saison nous assistons à des emprunts nouveaux et à des nouveaux assemblements qui parfois réinvestissent en profondeur les matériaux, les coupes, les surfaces et d’autres fois se concrétisent dans de « simples » variations thématiques sur la même isotopie. En tout cas les modifications, même minimes, sont de vrais changements de sens et sont perçues par le public en tant que tels.

Seconde caractéristique : le recyclage ne se fait pas dans la transformation des objets encore en fonction et utilisables en tant que tels : l’on attend l’usure de ces derniers et alors seulement, on les emprunte pour les transformer en quelque chose d’autre. Il s’agit de matériel qui est déplacé et changé de signifié. Quand il était nouveau, il servait pour une action précise et maintenant, il est utilisé pour son nouvelle fonction. Il s’agit d’une énième forme de nouveauté.

Troisième caractéristique : dans le recyclage, nous n’avons plus le corps physique et ses traces d’emploi. Les marques d’usage sont effacées pour pouvoir accueillir celles d’un nouveau corps (nous renvoyons aux mannequins de Margiela et aux sacs de Freitag qui sont représentés sans leurs utilisateurs ou lorsque l’utilisateur est présent il est simplement fonctionnel à sa mise en scène). Le corps physique ne semble pas pertinent. Le nouveau contexte doit absorber l’objet et lui fournir du sens.

Note de bas de page 15 :

 Cl. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris : Plon, 1962.

Encore la temporalité du recyclage : remployer, réutiliser, retravailler relèvent d’un temps circulaire qui veut apparaître comme linéaire et nouveau. Le « bricolage15», au sens lévi-straussien du terme, permet d’ouvrir une autre dimension temporelle : on retravaille sur le même objet, comme dans le rite, mais à chaque fois, on a l’impression que l’on produit du nouveau. Notre société « notre société installe un remaniement, une transformation continues d’objets nécessaire à la continuité et au fonctionnement de la culture. S’agit-il d’une volonté d’arrêter le temps ou de lui donner une autre dimension ? Il ne s’agit certainement pas d’un retour à la création première de l’objet du moment que ce dernier peut se transformer à l’infini. Toutefois, le recyclage se rapproche du phénomène de traduction à l’intérieur de la même culture et/ou entre les autres cultures. Comme traduire c’est toujours un peu trahir, les passages continus d’un domaine à l’autre répondent à l’exigence de réinventer, de mixer et de contaminer les niveaux de la société, ses structures et ses habitudes.

Note de bas de page 16 :

 Y. Jeanneret, Penser la trivialité, volume 1, La vie triviale des êtres culturels, Paris, Éd. Hermès-Lavoisier, 2008.

En définitive, les pratiques de recyclage alimentent et valorisent, d’une part, le système de la mode qui continue à traduire et englober des éléments nouveaux pour se les approprier et, d’autre part, les discours véhiculés autour de la mode même et des pratiques de transformation. Le recyclage serait ainsi au cœur de la vie triviale16 des êtres culturels et des processus de circulations socio-sémiotiques des formes de sens.

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