Le vêtement au prisme du corps, vers une sémiotique du corps habillé
l’exemple de Paco Rabanne
Anthony Mathé
Sémiolab / ECS London
Index
Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
Mots-clés : corps-enveloppe, imaginaire corporel, marque, mode, vêtement
Auteurs cités : Roland BARTHES, Jean-Jacques BOUTAUD, Umberto ECO, Jean-Marie FLOCH, Jacques FONTANILLE, Louis HJELMSLEV, Anthony Mathé
Introduction
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Yves Jeanneret, Penser la trivialité, Volume 1. La vie triviale des êtres culturels, Paris, Hermès Lavoisier, 2008.
Dans le cadre de cette recherche, nous souhaitons partir de la conception duale qui circule dans les discours sur la mode et qui oppose le vêtement comme contrainte du corps et le vêtement comme seconde peau pour formuler notre problématique. Il y aurait ainsi d’un côté les robes / jeans / habits qui façonnent le corps et pour lesquels le corps ne peut que « s’adapter » ; il y aurait de l’autre les robes / jeans / costumes qui suivent le corps pour le « révéler ». Ces deux stratégies de création vestimentaire a priori opposables mais souvent associées – faire le corps / suivre le corps – nous intéressent puisqu’elles ont une incidence directe sur la fonction sémiotique et sur la production du sens du corps habillé. Cet aspect « trivial » de la mode1 nous fournit ainsi un prétexte pour analyser le vêtement du point de vue de son rapport au corps signifiant – et au corps communicant, dans une moindre mesure ici –, au-delà ou en deçà de l’esthétique propre à tel ou tel couturier.
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Il conviendrait de travailler également de concert avec un sociologue ou un anthropologue pour pousser plus loin encore l’investigation. Nous avons déjà tenté l’expérience en collaboration : Anthony Mathé et Julien Tassel, « L’aisance vestimentaire, une compétence professionnelle : regards sémiotiques et ethnographiques sur l’expérience du vêtement au travail », in Martine Villelongue (dir.), S’habiller pour travailler, Lyon, Éditions Lyonnaises d’Art et d’Histoire, 2011, p. 92-104.
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Jacques Fontanille, Soma et séma. Figures du corps, Paris, Maisonneuve & Larose, coll. « Dynamique du sens », 2004. Jacques Fontanille, Corps et sens, Paris, PUF, coll. « Formes Sémiotiques », 2011.
Puisqu’un vêtement sans corps est proprement informe et que c’est le corps du sujet qui le maintient et révèle sa forme et son sens (ou à défaut, un mannequin et a minima, un cintre), nous proposons de questionner le rapport du vêtement au corps du sujet et d’étudier le vêtement au niveau du corps habillé : prothèse corporelle, en quoi le vêtement serait-il une enveloppe ? Dans quelle mesure cette enveloppe influe-t-elle la signification du vêtement ? Sans grand risque, nous faisons l’hypothèse que le corps apprêté du sujet d’énonciation – plus spécifiquement le corps habillé du sujet – joue un rôle dans l’expérience quotidienne de la construction de la signification et de son interprétation et que ce rôle reste à qualifier et à caractériser en termes sémiotiques2. Cette question sera traitée à partir d’une opérationnalisation expérimentale des propositions développées par Jacques Fontanille dans Soma et Séma, puis dans Corps et sens où le corps du sujet est analysé à partir des notions sémiotiques de chair, d’enveloppe, d’empreinte3. Toute l’originalité de notre approche découle de ce point de vue peu classique sur le vêtement et de cette quête d’applicabilité.
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Jacques Fontanille, Pratiques sémiotiques, Pratiques sémiotiques, Paris, PUF, coll. « Formes Sémiotiques », 2008.
Dans un premier temps, nous souhaitons questionner le paradoxe du vêtement de façon assez générale, à partir de la fonction sémiotique et de l’énonciation corporelle, et voir comment il peut être appréhendé en termes sémiotiques. Capitalisant sur la recherche contemporaine en sémiotique du corps et en sémiotique des pratiques4, nous proposons une modélisation du vêtement à partir de ses niveaux de pertinence à même de construire un parcours interprétatif progressif.
Dans un second temps, nous proposons une étude de terrain sur un vêtement à la limite de la vêture, c’est-à-dire, à la limite précisément de ce qui semble définir un vêtement : la portabilité, le confort, l’aisance. Les vêtements de Paco Rabanne, couturier que Gabrielle Chanel surnommait avec dédain « le métallurgiste » et dont la marque vient d’être relancée récemment, ont longtemps passionné les médias et le public par la mise en scène de ce paradoxe. L’étude de ces vêtements en métal et en plastique permettra de confronter et d’éprouver notre modèle avec un cas limite qui soulève la question de la « mise en chair » du vêtement, mais encore à partir d’une question concrète réelle formulée par la maison parisienne sur la signification de son patrimoine vestimentaire (40 ans de collections de Haute-Couture) et sur les imaginaires corporels féminins. C’est avec l’accord et l’aide des équipes – nous remercions tout particulièrement Cécile Derein pour son aide – que nous reprenons et développons ici quelques points de l’étude réalisée en rapport direct avec notre problématique. Si la perspective et les développements proposés changent de fait, la question de départ et le corpus restent les mêmes.
Avant d’entrer dans le cœur du sujet, quelques remarques s’imposent pour cadrer notre propos et exposer les raisons qui nous ont conduit ici, plutôt qu’ailleurs.
Prélude – Du terrain à la recherche, et vice versa
En guise de prélude, deux remarques concernent, d’une part, notre attrait pour le vêtement de haute-couture et, d’autre part, notre intérêt pour les approches empiriques « immergées » de la vie des signes au sein de l’entreprise.
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Roland Barthes, Le bleu est à la mode cette année, Paris, Institut Français de la Mode, 2001.
1. Le vêtement ordinaire porté par le quidam – neuf, de seconde main ou vintage – nous intéresse tout autant que le vêtement de marque, associé à un style défini et à un système de valeurs assumé par un créateur et/ou mis en scène par un dispositif communicationnel complexe qui va de la publicité aux relations presse, en passant par la communication digitale. Contrairement à Roland Barthes qui s’y est beaucoup intéressé5, le costume de scène n’est pas au cœur de nos préoccupations alors que le vêtement de haute-couture qui est aussi bien souvent un vêtement spectaculaire – qui apparaît pendant le défilé, sur un tapis rouge ou dans un musée – nous intéresse, tant du point de vue du processus créatif et socio-économique que du point de vue de sa circulation médiatique et de ses multiples réappropriations sociales.
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Contrairement à Patrizia Calefato dans Luxury, lifestyle and excess, nous n’appréhendons pas systématiquement le luxe et la haute-couture à partir de la notion d’excès. L’opposé existe en effet et s’applique à autant de marques et de maisons qui construisent autrement la valeur.
En nous intéressant spécifiquement au vêtement de haute-couture, nous nous confrontons en toute conscience à un vêtement qui est à bien des égards un vêtement-limite : limite du vêtement par son prix en premier lieu, par sa spectacularité également (même si tous les couturiers ne travaillent pas l’excès6) et parfois, par son importabilité, mais également limite du sémiotique qui conduit le sémioticien à « éprouver » son modèle d’analyse. Cette mise à l’épreuve de la sémiotique face à un objet paradoxal qui lui résiste par sa pluralité interprétative est au cœur de l’intérêt que nous lui portons. En l’occurrence, la « résistance » que rencontre l’analyse avec la mode de Paco Rabanne découle d’une difficulté qui concerne toute mode : c’est le vêtement par rapport au corps en général qui est difficile à cerner dans l’analyse sémiotique des vêtements et Paco Rabanne, par son travail sur la matière et sur le visible, exacerbe à nos yeux cet enjeu de la « mise en chair » vestimentaire.
Évidemment, une fois cette épreuve passée, avec le lot de surprises et de découvertes que cela suppose, nous espérons bien pouvoir en venir au vêtement ordinaire, celui que l’on porte, que l’on s’approprie, que l’on marie à d’autres et dont on peut oublier le créateur puisque c’est le sujet d’énonciation qui en assume la charge.
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Jean-Jacques Boutaud et Eliséo Véron, Sémiotique ouverte. Itinéraires sémiotiques en communication, Paris, Hermes / Lavoisier, coll. « Forme et sens », 2007.
2. Remarquons que par cette idée si souvent reprise d’une « épreuve » du terrain et par le terrain, nous inscrivons de fait notre propos dans une filiation avec la sémiotique de Jean-Marie Floch, comme avec celle de Jean-Jacques Boutaud7. Une anecdote nous permettra d’être bref ici. Lorsque Floch s’intéresse au total look de la maison Chanel dans Identités Visuelles, il glisse dans son texte une petite remarque, au passage, qui n’a eu de cesse de nous interpeller : longtemps, il a travaillé « pour et sur Chanel ». Cette question du « sur Chanel » est bien moins intrigante que celle du « pour Chanel » : tout chercheur travaille sur un sujet, sur un objet, soit, mais le fait de travailler à la fois « pour et sur » une marque, en tant que professionnel et en tant que chercheur (ou plus vraisemblablement, en tant que professionnel puis en tant que chercheur, ou l’inverse, mais jamais simultanément), a généré beaucoup de questions.
Comment ne pas mélanger les genres ? Comment concilier neutralité / distance et point de vue interne ? Comment capitaliser sur une recherche à cheval sur deux milieux aux habitus opposés et souvent non compatibles ?
La réponse, c’est Floch qui la formule entre les lignes : nous voici chercheur de terrain et chercheur sur le terrain prêt à affronter des archives documentaires, des photographies de défilés, des monographies et bien entendu, des vêtements de haute-couture. La sémiotique « concrète » de Floch est un héritage que nous tentons de prolonger ; il suffit en l’occurrence d’expliciter ce que « sur et pour » impliquent et supposent comme bricolage, aménagement, exclusion et autres ouvertures. Non plus être implicite, mais être explicite.
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Anthony Mathé, « La sémiotique de terrain aujourd’hui, enjeux et propositions », Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, Communication et Organisation, n°39, 2011.
Dès lors, nous pouvons tenir notre approche comme une sémiotique de terrain circonstanciée, comme une recherche appliquée qui procède à partir de constats, qui intègre des observations, des données et des questions empiriques posées par des interlocuteurs identifiés (managers de marques, consultants, publicistes, mais encore collègues, spécialistes de mode, etc.) qui attendent de nos analyses bien autre chose que ce que l’on est en droit d’attendre d’une recherche8. Autant d’éléments à même d’ouvrir et d’enrichir les analyses, pour peu qu’on les pose.
1. Du vêtement au corps habillé : les mises en forme du corps-enveloppe
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Louis Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, Paris, Minuit, 1966, p. 9.
En appréhendant le vêtement à partir de l’énonciation corporelle et surtout au plan du corps habillé, nous espérons rendre possible une étude qui articule 1. objet, 2. corps et 3. forme de vie, ce qui est loin d’être « évident » en réalité puisque cette quête de simplicité9 suppose une construction expérimentale à la croisée de plusieurs modélisations. Ce n’est certes pas le paradoxe central de notre exposé puisque le premier paradoxe à l’œuvre, c’est bien le vêtement lui-même.
Le paradoxe de la mode ou le vêtement comme oxymoron
Avant de présenter notre modélisation, arrêtons-nous sur l’idée de paradoxe du vêtement. Question cruciale en effet : de quel paradoxe parlons-nous ?
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Georg Simmel, La mode (1895), in La tragédie de la culture, Paris, Rivages, 1993, p. 91.
Si nous parlons de paradoxe avec l’objet vestimentaire, c’est surtout pour souligner que le sens semble toujours le produit d’une négociation temporaire et que tout semble réversible avec cet objet, voire fuyant : sa beauté, son actualité / son caractère démodé, son importance / sa transparence, sa distinction, voire, son signifié, comme nous le verrons avec les imaginaires corporels féminins propres à Paco Rabanne. Depuis Simmel10 en effet, nous savons que la mode vestimentaire est double d’un point de vue social, prise entre imitation et distinction, conformisme et affirmation de soi, entre lien et séparation, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de possible dépassement de ces tensions. Bien au contraire.
Le paradoxe déborde de ces dualités et touche bien à une forme de réversibilité à l’œuvre avec le vêtement et plus généralement avec la mode, entendue comme processus. Pour jouer avec un proverbe bien connu, nous dirons que l’habit fait le moine aussi bien que l’habit ne fait pas le moine. C’est bien cette double vérité apparente du vêtement, cette duplicité et cette réversibilité toujours possible en fonction des contextes ou des sujets qui nous intriguent quant à la possibilité d’analyser sémiotiquement des vêtements. C’est ainsi un paradoxe quant à la fixation du sens qui interpelle en premier lieu et qui nous conduit à nous focaliser sur la composante corporelle.
Au cœur du paradoxe du vêtement se trouve spécifiquement le fait particulier qu’il n’existe que par sa relation au corps : le vêtement interfère à plusieurs niveaux avec le corps du sujet d’énonciation, avec son corps propre qu’il épouse ou qu’il contraint, et avec son corps social, notamment en générant un corps-image. Souvenons-nous des femmes corsetées qui s’évanouissaient à la moindre émotion et nous comprendrons mieux en quoi les fonctions affective et pathémique subissent d’une façon ou d’une autre le poids de la vêture. C’est pourquoi cette voie du corps peut s’avérer si fructueuse a priori pour étudier le vêtement et plus généralement les pratiques d’habillement.
Le vêtement comme objet d’étude : quels niveaux de pertinence corporels ?
La première question qui se pose avec un objet aussi complexe que le vêtement, au sens large qui recouvre aussi bien le vêtement en contact avec la peau (t-shirt, chemise, pantalons, voire éventuellement les sous-vêtements même si le linge de corps est le plus souvent traité à part) que les vêtements de « pardessus », c’est de savoir par où commencer l’analyse sémiotique. Loin d’être naïve, c’est d’ailleurs une question fondamentale qui se pose au sémioticien pour tous les objets d’étude et tous les phénomènes de sens qu’il étudie.
- Note de bas de page 11 :
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Ce n’est pas parce que nous étudions un type d’objet qu’il faut se réfugier derrière lui : le sens d’un vêtement n’est pas dans « l’essence » de l’objet mais dans son interaction avec un usager, entre autres. Ce n’est pas l’être de l’objet qui permettra de comprendre la signification d’un vêtement, mais une approche multivariée qui mettra en question sa structure, son apparence, son usage, ses valeurs, son rapport à la pratique sociale afférente, etc..
Partir de la matérialité du vêtement ne signifie nullement s’en tenir à elle puisque c’est bien in fine le corps habillé que nous visons dans le cadre de notre approche. Cela n’a de pertinence en réalité que si l’on ouvre l’enquête à l’interaction avec le sujet de l’expérience. Cette ouverture est d’ailleurs requise pour ne pas se laisser tenter par l’ontologisme et éviter de se réfugier d’emblée derrière « l’être » de l’objet11.
Sans prétendre nier une ontologie basée sur des objets / essences, nous tenons à avancer avec prudence ici et à minimiser au maximum cet aspect pour en valoriser d’autres. À chaque plan de signification et notamment au niveau du vêtement, il y a en effet des effets de sens qui sont en attente de sémantisation et de narrativisation à un plan de signification plus complexe – qu’il s’agisse socialement du corps habillé ou individuellement des sensations liées au port du vêtement – et c’est ce qui nous préoccupe avant toute chose puisque c’est la condition même de tout notre travail d’opérationnalisation des modèles de Fontanille, d’une part, celui des niveaux de pertinence sémiotiques et, d’autre part, celui du corps-enveloppe.
Cependant, il est vrai aussi que le plan de signification plus complexe qui nous préoccupe pour saisir le vêtement – le corps habillé – nous ramène immanquablement à la matière, à la substance corporelle, à la chair, au corps-enveloppe, c’est-à-dire, à des concepts qui s’étayent sur une ontologie présupposée. Dès lors, nous tenons une position moyenne qui consiste à considérer l’entité étudiée comme porteur de signe, et non comme un pur signifiant. Dès lors, la prise en compte du corps habillé comme des données observables sur le terrain construit une continuité des modèles convoqués qui procède par la prise en compte des données réalistes et des interactions possibles.
En l’occurrence, s’intéresser à l’interaction pour nous, c’est interroger les interactions possibles avec le vêtement, ce qui conduit à étudier successivement l’objet au regard d’un corps en mouvement, d’une gestuelle, au regard d’un usage, d’une situation, d’une pratique sociale afférente, mais encore, d’un univers concurrentiel, d’un contexte culturel, etc. Dans le cadre de cette recherche, nous limiterons l’analyse à ce qui touche au corps propre et reportons à plus tard l’étude de la composante proprement sociale, qu’il s’agisse des connotations, des symboliques, des normes ou des conventions.
Commençons par une question volontairement naïve avant de nous demander comment étudier en termes sémiotiques tous les vêtements. Qu’est-ce qu’un vêtement ? Le vêtement se définit comme tout ce qui sert à couvrir le corps humain pour le protéger, à l’exclusion des chaussures. Il y a les vêtements de dessus et les vêtements dessous. Le terme habit, pour sa part, désigne exclusivement les vêtements de dessus et exclut le linge de corps. Même si elle est constamment mise en avant dans les dictionnaires, la fonction protectrice (couvrir, protéger, dissimuler) du vêtement n’est pas la seule puisque le vêtement est aussi un signe social distinctif et identifiant : il y a des vêtements civils, des vêtements de travail, des uniformes, des vêtements de bonne qualité ou de mauvaise qualité, des vêtements de riche, etc. Plus concrètement, le vêtement est un objet en tissu, qui peut employer plusieurs matériaux et être composé de plusieurs morceaux. On parle ainsi d’une « pièce de l’habillement » pour le désigner et pour indiquer la complexité de sa matérialité et souligner son montage. Un vêtement a beau se poser » à plat », il se porte avant tout car il préfigure le corps par son montage. Il est un objet en attente d’une occupation et cette potentialité doit orienter sa lecture même.
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Anthony Mathé, « Le design produit en question », in Karine Berthelot-Guiet et Jean-Jacques Boutaud (dirs.), Sémiotiques : mode d’emploi, Bordeaux, Le Bord de l’Eau, coll. « Mondes Marchands », à paraître, 2013.
Comme nous le faisons pour tous les objets, nous considérons la matérialité du vêtement comme le point de départ pour construire un parcours d’analyse intégratif qui peut s’ouvrir potentiellement à toutes les dimensions de la culture, en fonction des besoins. Pivot de notre enquête, la matérialité du vêtement, bien que problématique, constitue une voie d’entrée efficiente qui permet d’affronter le plus immédiat avant de questionner l’immatérialité du vêtement. Dans la continuité des recherches de Greimas et de Floch, nous avons développé un protocole de description adapté aux objets et proposons de l’appliquer ici au vêtement12.
Ainsi, nous pouvons décrire sémiotiquement le vêtement à partir de certaines variables matérielles – des constances génériques – qui se donnent à la perception et qui peuvent être isolées :
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Les variables touchant à sa forme (taille, volume, design, hauteur, largeur, matière, texture, poids, etc.),
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Les variables touchant à sa surface (« inscriptions » iconiques, textuelles, graphiques, chromatiques, effets de matières, boutons, transparence / opacité, etc.),
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Les variables touchant à la lisibilité de ses fonctions (dessus / dessous, chaud / froid, travail / sortie, intérieur / extérieur, usage social, etc.).
L’identification a priori de ces données fondamentales ne fournit pas encore de solution permettant d’analyser un vêtement réel, mais elle nous est utile et nécessaire pour démarrer l’enquête. Pour l’heure, elle nous aide à comprendre la nature du problème qui se pose avec l’analyse du vêtement. En le considérant à la fois comme un « signe » tridimensionnel (un objet, un corps), comme un « signe » médiatique (une médiation, une « image », une configuration syncrétique) et comme un « signe » prothétique (un outil d’action surdéterminé par une pratique sociale et un objectif), le vêtement révèle en réalité sa complexité d’objet : nous sommes confronté au problème de son unité en tant qu’ensemble signifiant.
La question tant pratique qu’épistémologique est en effet de savoir comment articuler ces trois points de vue distincts – forme, surface, fonction – dans le cadre d’une analyse continue. L’opérationnalité de la sémiotique, tout autant que sa cohérence, suppose en effet de trouver une voie intégrative qui soit autre chose qu’une juxtaposition de points de vue. Sans sortir du champ du langage et des phénomènes de sens, il nous semble que la réponse est en grande partie du côté de l’usager, non du vêtement en soi, et touche à la notion d’expérience sémiotique, dans la lignée de celle d’interaction. En l’occurrence, c’est le passage du vêtement au corps propre qui permet d’assurer l’heuristique sémiotique. La triade objet-usager-corps se matérialise par l’expérience en tant que processus : c’est en effet le processus qui lie l’usager au produit, le produit à la pratique et qui permet de porter un regard progressif sur le design du vêtement.
Pour résoudre le hiatus existant entre tous ces points de vue possibles – sans oublier ceux liés aux interactions et aux habitus culturels – et élaborer une approche méthodologique cohérente et efficace, nous avons tiré les leçons des modélisations sémiotiques de Jacques Fontanille que nous opérationnalisons ici.
Le principe théorique que nous opérationnalisons ici peut être présenté de façon simple : textes, images, objets, médias, pratiques, situations, etc., constituent autant de paliers sémiotiques du plan de l’expression de la culture, qui s’articulent et s’enchâssent. Chaque niveau peut être analysé soit en rapport avec le palier sémiotique « inférieur » (du média au texte, du texte aux signes et par exemple, du vêtement au corps-enveloppe et au corps-chair), soit avec le palier sémiotique « supérieur » (du naming à l’objet ou de l’objet à la pratique sociale afférente, par exemple, du vêtement au corps habillé, au style et à une forme de vie). Les niveaux de pertinence fonctionnent comme des parcours articulant et hiérarchisant différents plans de signification. Présentés ainsi, les niveaux de pertinence s’analysent tantôt séparément, tantôt en interaction, en fonction des besoins concrets et de l’objectif d’étude.
Dès lors, la forme du vêtement peut être considérée selon deux points de vue :
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en tant que manifestation, et on l’étudiera alors en tant qu’interface pour la manifestation,
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en tant que manifestante, et on l’étudiera en tant que support de la surface.
La surface est une manifestation très intéressante sur les plans cognitifs et passionnels, du fait de sa richesse narrative et de son caractère pluri-sémiotique et toujours en attente de sémantisation. Dans le cas d’un vêtement, c’est souvent un élément de distinction essentiel. En intégrant et en complétant les informations données par la forme, elle informe sur l’usage effectif et sur le style de l’habit.
Reste la question des fonctions, manifestées conjointement par la forme et par la surface : elles sont en rapport également avec la pratique sociale afférente (conventions, normes, doxas, valeurs) qui surdétermine la signification et la valeur du vêtement et pose la question de la stratégie.
Cette intégration progressive et de type morphologique des données permet a priori de résoudre le hiatus entre la forme, la surface et la fonction et ouvre l’analyse à d’autres phénomènes de sens essentiels à sa compréhension et à son explication. Il est vrai qu’il faudrait envisager également d’intégrer tous les autres niveaux de pertinence sémiotiques (le texte, les médias, les publicités, les stratégies, etc.) en rapport plus ou moins direct et contigu avec le packaging mais il faut s’en tenir à ce qui est strictement nécessaire au regard de notre problématique.
Que manque-t-il encore à notre approche pour en assurer l’opérationnalité et l’applicabilité ? Le vêtement en acte, c’est-à-dire le mouvement qui naît de l’interaction avec le corps du sujet.
Le vêtement comme expérience sémiotique corporelle : le corps-habillé en acte
- Note de bas de page 13 :
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Anthony Mathé, Sémiotique des apparences corporelles. Textes, images et pratiques de mode et de beauté dans la société française (2004-2008). Thèse de doctorat en sciences du langage sous la direction de Jacques Fontanille, Université de Limoges, 2010.
Pour étudier le vêtement avec pragmatisme, nous entendons partir de la description du vêtement et passer au plan du corps pour étudier les relations entre les deux. Bien qu’en partie indissociables sur le plan de l’observation tant leurs substances respectives se recoupent, voire se superposent, corps propre et corps habillé participent de deux niveaux de pertinence distincts, l’un englobant et développant l’autre, et l’autre servant tant de substrat que de réceptacle au premier. Ce n’est pas la corporéité et le corps biologique qui nous intéressent toutefois dans notre étude corporelle du vêtement, ni tout à fait ce que la sémiotique du corps étudie, mais bien la genèse du corps-image dans cette interaction entre le vêtement et le corps, c’est-à-dire, la genèse d’une représentation, d’une icône actantielle13. Ce phénomène s’effectue certes à partir du corps biologique, de la matière corporelle, mais n’en mérite pas moins d’être étudié en soi en tant que processus sémiotique. Il est vrai après tout qu’un vêtement à plat ou sur cintre est loin d’être insignifiant.
- Note de bas de page 14 :
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Paolo Fabbri, Le tournant sémiotique, Paris, Hermès Lavoisier, 2008, p. 138.
Les propositions théoriques de Fontanille sur le corps-actant permettent de finaliser notre modèle sémiotique du corps habillé en adéquation avec l’univers sémantique observé et d’avancer dans notre « étude des procès d’incarnation du sens et du corps dans le langage14. » Le propre de telles recherches est de mettre l’accent sur les composantes somato-psychiques, sensibles et individuelles de la signification en se focalisant sur le corps de l’actant et en posant la question de l’expérience possible du sens. La matière corporelle, la vie psychique et la forme corporelle sont ainsi appréhendées ensemble, comme participant d’une même expérience sémiotique.
Nous pouvons adapter et opérationnaliser les propositions de Fontanille. Lorsqu’il cherche à articuler mouvement et forme inhérents à toute structuration sémiotique et qui développent un système et une syntaxe communs– comme dans le cas du vêtement et du corps habillé –, Fontanille élabore un point de vue qui lie « les forces » et « la forme ». Partant de la distinction entre la chair mouvante et l’enveloppe et entre le contenu et le contenant, il propose une caractérisation du corps-actant qui est fonction de la présence matérielle et des forces qui animent le corps. C’est ainsi que la question du mouvement – essentielle pour nous – est prise en compte et pleinement intégrée.
- Note de bas de page 15 :
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Le corps-point, présupposé minimal du corps-chair, est la position de référence déictique ; et le corps-creux, présupposé minimal de l’enveloppe, constitue la limite entre le propre et le non-propre. Fontanille précise en l’occurrence que le corps-creux est le corps interne évoqué par exemple dans le cadre de la dégustation.
Distinguant le contenant du contenu à propos du corps du sujet, Fontanille fixe la distinction entre le corps-enveloppe où la forme domine et le corps-chair où la matière domine15. L’apport immédiat de cette conceptualisation corps-enveloppe / corps-chair pour notre recherche est de pouvoir considérer que les apparences corporelles auquel participe le corps habillé imposent au corps un schéma de surface qui a la caractéristique d’être « reconnaissable » et le mettent en « forme » par des pratiques d’habillement, mais encore de soin, d’apprêt, d’embellissement.
- Note de bas de page 16 :
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Jacques Fontanille et Xochitl Arias Gonzalez, « Les objets communicants : des corps, entre textes et pratiques », in Bernard Darras et Sarah Belkhamsa, Objets et communication, MEI « Médiation et information », n°30-31, Paris, L’Harmattan, 2009 p.64. C’est nous qui soulignons.
Une remarque toute particulière de Fontanille nous permet de poursuivre notre conceptualisation en questionnant les « déformations » du corps-enveloppe par le soin, le maquillage, le parfumage et surtout l’habillement en intégrant les variations d’équilibre entre matière et forces ; l’auteur écrit ainsi : « Dans la mesure où le corps-enveloppe est le parangon de la forme-actant, il supporte en conséquences des animations qui sont des déformations16 ». La surface du corps subit des « déformations » par « inscriptions » et « marquages » : tel est le jeu des pratiques corporelles d’apprêt et d’habillement. Le corps habillé est ainsi un marquage, une extension du corps-enveloppe.
Ce sont tout particulièrement les extensions et les prothèses qui nous intéressent. Les pratiques corporelles d’habillement procèdent par des extensions du corps propre, tout spécifiquement du corps-enveloppe et en interagissant avec le corps-chair, et génèrent des adventices corporels, terme en référence avec le domaine biologique et médical. Toute la problématique des apparences corporelles et de l’habillement est de faire du « soi » avec du « non-soi » en intervenant à la surface du corps-enveloppe ou en modifiant sa forme, sans jamais perdre l’horizon premier de la corporéité (le corps propre) en tant que substrat du moi et en tant que contrainte matérielle (le corps doit bien in fine habiter le vêtement). L’adjonction d’éléments non-propres (un vêtement mais c’est le même processus avec de la crème de soin, du parfum, du maquillage, un bijou, un tatouage) au propre corps du sujet se répartit entre les inscriptions (marquages et traces) et les extensions (prothèses). Les adventices corporels qui se matérialisent à la surface du corps-enveloppe par des traces et par des prothèses extensives (action protectrice) et/ou esthétiques (fonction symbolique).
- Note de bas de page 17 :
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Frédéric Monneyron, La frivolité essentielle. Du vêtement à la mode, Paris, PUF, 2001, p. 33.
- Note de bas de page 18 :
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Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance – Trois études, Paris, Folio, 2005. Georges Herbert Mead, L’esprit, le soi, la société, Paris, PUF, 1963.
Les pratiques vestimentaires métamorphosent le corps propre en « corps augmenté17 », modifiant ainsi les conditions de la subjectivation et de l’émergence du Soi18. Toute la différence entre le corps-actant et le corps habillé de l’acteur se passe à deux niveaux : (1) avec le passage du corps propre à l’incorporation d’objets du monde, modifiant de facto l’instance de discours par des inscriptions et par des extensions qui augmentent les possibilités d’action ; (2) avec le passage du corps de l’actant au corps de l’acteur qui change le mode de lecture du propre et du non-propre et qui induit une stabilisation externe de l’actant-sujet qui est observé par ses alter egos.
- Note de bas de page 19 :
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Dans l’article « Âges de la vie : les régimes temporels du corps » in Ivan Darrault-Harris et Jacques Fontanille, Les âges de la vie. Sémiotique de la culture et du temps, Paris, PUF, coll. « Formes Sémiotiques », 2008, p.71, Jacques Fontanille écrit ainsi : « on reconnaît un actant (une « icône actantielle ») au type d’équilibre qu’il offre entre la forme de son « contenant » et la structure de son « contenu », dès lors qu’on admet que cet équilibre manifeste les équilibres et déséquilibres entre les forces en présence. ».
Ainsi, telle une « icône actantielle19 », le corps habillé s’apparente à un corps-image qui donne forme au sujet. Il s’agit ainsi d’un schéma de surface non-réductible au corps propre, mais qui en est l’extension et qui constitue un élément pivot des interactions. Reste à comprendre quelles en sont les figures.
- Note de bas de page 20 :
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Umberto Eco, Kant et l’ornithorynque, Paris, Grasset, 1999,pp. 370-371.
L’opposition assimilation versus amplification permet ici d’expliciter la différence sémiotique entre les inscriptions et les extensions : la corporalité a en effet deux ressorts distincts pour produire sa significativité, (1) soit en assimilant des éléments à la surface de l’enveloppe du corps-propre ; (2) soit en amplifiant la forme de l’enveloppe du corps propre par des extensions, à savoir les prothèses au sens d’Eco. « Nous appelons généralement prothèse un appareil servant à remplacer un membre, une partie du membre ou un organe […]. Mais au sens large, on entend par prothèse tout appareil qui étend le rayon d’action d’un organe20 ». Dans ce passage souvent cité de Kant et l’ornithorynque, l’auteur distingue ainsi trois sortes de prothèses : (1) les prothèses substitutives qui « font ce que le corps faisait mais ne fait plus » ; (2) les prothèses extensives qui « prolongent l’action naturelle du corps » dont « les chaussures (qui renforcent l’action et la résistance du pied), les habits en général (qui renforcent l’action protectrice de la peau et des poils) » ; et (3) les prothèses démultipliantes qui « font quelque chose que nous avons peut-être rêvé de faire avec notre corps, mais sans jamais y parvenir : le télescope, le microscope, mais également […] les paniers et les sacs ». Si elle n’intéresse Eco que pour en venir à l’étude du « type spécial et originaire de prothèse qu’est le miroir », cette typologie nous sert à inscrire notre propos dans une filiation qui conduit de Fontanille à Eco, et ce faisant, à étayer sur le plan théorique la complémentarité entre inscription et extension comme étant les deux formes d’investissement du corps par le paraître. Précisons que l’apport d’Eco porte sur la notion d’action dans le monde, alors que celui de Fontanille concerne l’activité somato-psychique.
Dès lors, à partir de la distinction inscriptions / extensions du corps-enveloppe et de la catégorie sémantique assimilation / amplification, nous pouvons reconstruire des parcours de sens et déduire quatre positions sémiotiques. La catégorie sémantique assimilation (inscription) versus amplification (prothèse) nous permet d’obtenir deux positions complémentaires : non-assimilation versus non-amplification. Au regard du terrain, cette dernière se lexicalise comme indistinction ; le corps apprêté sera alors un corps-trace. La non-assimilation se lexicalise comme association : le corps apprêté sera un corps-ancrage.
Soit le carré sémiotique suivant (figure 1) :
Le look d’une personne peut ainsi faire l’objet d’une lecture, d’un découpage et d’une segmentation en fonction du rapport construit au corps-enveloppe, en fonction de là où « l’accent » tombe. Le corps-habillé n’est pas simplement une entité matérielle qui superpose des strates d’objets et d’éléments à la surface du corps, c’est surtout une instance de signification et de narration qui ne saurait être tenue pour un simple horizon du sens et qui change en profondeur le statut et les possibilités sémiotiques de l’instance de discours. Le corps-habillé construit de multiples rapports entre le corps et le vêtement. À partir de cette problématisation et de cette modélisation sémiotique, nous pouvons en effet questionner spécifiquement des vêtements réels.
Les vêtements, les accessoires, les bijoux et les piercings interviennent ainsi sur la forme du corps-enveloppe. Les vêtements, les chaussures et les accessoires sont des prothèses qui participent d’une amplification du corps du sujet, les bijoux et les piercings sont des objets adjoints qui s’ancrent sur le corps mais cette amplification suppose un parcours qui va de l’assimilation à l’association pour parvenir à la position d’amplification. Sans passage de l’assimilation à l’association, puis à l’amplification, c’est-à-dire sans incorporation, le vêtement est en somme un déguisement, soit un « masque » comme nous le verrons par la suite qui impose une image, soit un objet inconfortable qui peut gêner le sujet.
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À la triade forme / surface / fonction, il convient d’ajouter les aspects génériques qui définissent la veste pour homme en particulier et qui sont autant de traces de sa fabrication industrielle, semi-industrielle ou chez un tailleur. On regarde ainsi : la coupe et la longueur, le design, le cintrage et la présence minimale des plis, la présence ou l’absence de padding au niveau des épaules, l’entoilage (entoilage traditionnel à la main, thermocollage), la matière (tissu de l’étoffe, de la doublure), le revers à cran plus ou moins aigu, le nombre de boutons (un bouton, deux boutons ou trois boutons) et leur matière, les boutonnières des manches (si elles s’ouvrent), les poches, etc. La prise en compte de tous ces éléments permet ainsi de décrire la pièce et d’analyser son rapport au corps, sans oublier, in fine, l’air du temps, c’est-à-dire les critères définissant l’élégance masculine.
Prenons un exemple pour comprendre l’apport de cette approche. La veste est un vêtement (presque) ordinaire qui est censé aller avec tout (chemise, cardigan, pull, t-shirt) mais d’une étonnante complexité technique et stylistique21. En analysant plusieurs vestes pour homme dans le cadre de nos recherches, nous avons pu ainsi constater une corrélation tensive paradoxale : plus une veste contraint le corps-chair, plus l’image sociale s’impose au sujet sans ajustement, sans association, tel un masque ou un carcan, avec le risque que ce tout qui est masqué et dénié soit finalement révélé et souligné. C’est alors la question de la « seyance » qui émerge, c’est-à-dire l’ajustement au corps (« to fit » en anglais) comme au sujet (« to suit », en anglais). C’est ainsi un travail de longue haleine qui est amorcé ici à partir de ce carré sémiotique.
L’amplification du corps par le vêtement touche en définitive à la fois l’univers intime du sujet (la proprioception, le corps-chair) et l’univers social (les connotations, la culture) qui interviennent simultanément dans l’expérience sémiotique du corps-habillé. L’étude des vêtements de Paco Rabanne devrait permettre de pousser plus loin la réflexion.
2. Les imaginaires vestimentaires et corporels de Paco Rabanne
Puisque l’opérationnalité des approches sémiotiques du corps et des pratiques est au cœur de ce dossier comme de notre pratique universitaire et professionnelle, c’est de choses concrètes et clairement circonscrites que nous allons parler maintenant, sans dissimuler notre plaisir de pousser plus encore l’applicabilité de notre approche. Comme nous avons pu le signaler déjà, le corps habillé par Paco Rabanne est pour le moins paradoxal tant il s’éloigne des canons vestimentaires et résiste à l’analyse.
Paco Rabanne, transfuge de l’architecture et « métallurgiste » de la haute-couture
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Lydia Kamitsis, Paco Rabanne. Le sens de la recherche, Paris, Michel Lafont, 1996. Lydia Kamitsis, Paco Rabanne, Paris, Assouline, col. « Mémoires », 1998.
Pour commencer, quelques dates permettront de présenter le couturier et de situer sa production vestimentaire22.
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De 1951 à 1963, Paco Rabanne, de son vrai nom Francisco Rabaneda y Cuervo, étudie l’architecture à l’école des Beaux Arts de Paris où il développe son talent pour le volume et son sens critique des matériaux.
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De 1962 à 1966, il collabore avec de nombreux couturiers en fabricant artisanalement des accessoires fantaisie.
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En 1965, il lance sa propre marque et connaît le succès avec des bijoux, des accessoires et des lunettés baptisés « Pacotilles » et qui emploient le rhodoïd.
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En février 1966, fort de sa médiatisation, il présente au George V une première collection de vêtements qui déclenche un scandale : « 12 robes importables en matériaux contemporains » qui sont faites de sequins et de plaques en rhodoïd. En avril de la même année, il présente une collection de maillots de bain en rhodoïd au Crazy Horse portées par les danseuses de la célèbre revue.
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De 1967 à 1970, Paco Rabanne innove avec des robes en papier, des fourrures tricotées, du jersey d’aluminium et du métal martelé. Il réalise également une robe en plaques d’or incrustées de diamants qui sera portée par Françoise Hardy et fondue le lendemain de la présentation.
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En 1971, il adhère à la Chambre Syndicale de la Couture et continue ses explorations de la matière en proposant des transformations de mouchoirs, de foulards ou de chaussettes. Apparaissent également les masques, les bustiers et les gilets moulés qui reproduisent le corps.
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Au cours des années 80 et 90, Paco Rabanne introduit de nouveaux matériaux : éponge, plexiglas, fibre optique, papier journal, amaretta, etc.
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En 1990, Paco Rabanne reçoit le Dé d’Or de la Haute Couture.
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En 1999, après avoir prédit que la station Mir allait s’écraser sur Paris, il ferme sa maison de Couture. C’est aujourd’hui Lydia Maurer, styliste allemande, qui dirige le studio Paco Rabanne.
Figure 2 – Les débuts de la maison Paco Rabanne
Vêtement-limite aux frontières de la portabilité, de la praticité et du confort, les vêtements de haute-couture proposés par Paco Rabanne présentent cette constante d’employer des matériaux inhabituels (figures 2 et 3) comme le métal, le rhodoïd, le plastique moulé, l’éponge ou le papier, ou de changer l’usage des matériaux classiques, comme le cuir, les plumes, les boutons ou les broderies. L’innovation – visible quand elle touche à la matière ou invisible quand elle touche au processus de fabrication – constitue le maître-mot de cette quête de sens qui a motivé nombre d’expérimentations vestimentaires.
Comme nous pouvons le voir sur la figure 3 qui montre en gros plan les différentes « étoffes », l’utilisation des matériaux rigides consiste à assembler de petites plaques métalliques ou des formes circulaires en plastique par des anneaux, ce qui permet d’obtenir un ensemble permettant de couvrir la surface du corps. D’autres assemblages existent, comme l’association de triangles, de losanges (métal, plastique ou cuir), de carrés, de chaines et de mailles. La géométrie guide la plasticité dans tous les cas. Le choix des matériaux n’empêche pas réellement le mouvement, la structure étant suffisamment aérée et mobile.
Plus que les matières en soi, c’est surtout la façon de les utiliser et de les traiter qui doit retenir l’attention. Dans les années 60, Pierre Cardin et d’autres utilisaient en effet déjà le plastique ou le métal pour certaines pièces, mais de façon littérale, brute, en bloc pour ainsi dire. L’irréductible apport de Paco Rabanne a été de mettre en place un processus de fabrication plus innovant, comme le tricotage de la fourrure par exemple pour les matériaux classiques de la haute-couture ou encore l’élaboration du jersey d’aluminium pour les matériaux plus modernes, d’une étonnante fluidité.
Figure 4 – Formes géométriques et matières non-classiques
La côte de maille métallique relève du même processus de création d’un tissu suffisamment souple pour être portable à partir de matériaux rigides. À noter, le traitement du cuir – coloré ou argenté – consiste à découper la matière et à l’assembler de la même façon que la maille métallique. Nous reviendrons sur le rôle joué par cette forme de néo-artisanat et par la signification vestimentaire des matériaux après avoir analysé les vêtements et les robes de Paco Rabanne à partir de la triade forme / surface / fonctions.
Regards transversaux. Vers une typologie des mises en forme corporelles
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https://www.youtube.com/watch?v=IT1Oe_MQQVo
- Note de bas de page 25 :
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François Baudot et Jean Demachy, Style Elle : nos années 60, Paris, Filipacchi, 2002. Dominique Veillon et Michèle Ruffat, La mode des sixties. L’entrée dans la modernité, Paris, Editions Autrement, coll. « Mémoires / Culture », 2007.
Parler de corps habillé à propos de la mode Paco Rabanne ne va pas de soi et nous oblige à appliquer notre modèle d’analyse avec précaution. On parle souvent en effet de « robes-sculptures » à propos de ses créations pour souligner leur spectacularité et leur atypicité. Ce n’est pas un vêtement quotidien, ce n’est pas toujours un vêtement fonctionnel puisque certaines robes ne permettent pas de s’assoir par exemple ou sont quasiment transparentes. La fonctionnalité, l’ergonomie ou la socialité ne sont guère au cœur du propos. Et pourtant, ce sont des robes qui ont connu un véritable succès et qui ont été portées dans les années 60/70 par de nombreuses personnalités, à commencer par Françoise Hardy. Dans le film Voyage à deux (Two for the road) de 1967, Audrey Hepburn porte ainsi une robe du couturier. Brigitte Bardot, en 1968, présente à la télévision un show futuriste en étant habillée d’une tenue Paco Rabanne23, la chanson s’intitule « Contact » et a été écrite par Serge Gainsbourg qui a lui-même porté du Paco Rabanne avec Jane Birkin en soirée. Autre exemple spectaculaire de 1968, le film de science fiction Barbarella où Jane Fonda incarne une héroïne sensuelle qui voyage de planète en planète et porte des costumes Paco Rabanne24. Signalons ici que trois connotations apparaissent d’emblée avec ces exemples : le futurisme, la modernité (du point de vue des années 60) et la soirée. Sans oublier la question de la libération sexuelle, qui n’est pas au cœur de notre propos mais qui peut faire sens si l’on souhaite resituer cette production vestimentaire dans son époque25.
Quelles que soient leur différence et leur étrangeté, les habits Paco Rabanne offrent une expérience corporelle spécifique à partir de plusieurs formes d’expérimentations récurrentes du corps-enveloppe. Malgré l’hétérogénéité du corpus (40 ans de robes), nous pouvons focaliser l’attention sur la variable corporelle.
Ainsi constatons-nous que le vêtement Paco Rabanne ne contraint pas le corps-chair mais en épouse les contours. Il s’agit avant tout d’un travail qui porte sur l’enveloppe. L’incidence sur le corps-chair, c’est-à-dire l’intériorité, se limite au poids éventuel des robes – la robe portée par Françoise Hardy pesait ainsi 9kg – et à une sensation d’inconfort, le métal est froid lors de l’habillage par exemple. Cela semble concerner surtout les premières collections car très tôt le couturier s’est efforcé d’alléger ses créations et d’assouplir les modèles trop rigides.
Si l’on analyse les robes de Paco Rabanne en termes de forme / surface / fonctions, on se rend compte que l’accent tombe sur le matériau, les autres aspects sont assez classiques. Malgré les expérimentations formelles les plus variées et l’ornementation extensive et tridimensionnelle, la majorité des modèles sont conçus à partir d’un modèle classique de robe courte et sans manche (robe trapèze / décolleté carré ou robe moulante / décolleté en V).
Figure 5 – Robes Paco Rabanne de 1966-1990
À partir de cette forme de base qui peut faire l’objet de multiples réinterprétations, l’enveloppe corporelle est traitée de plusieurs façons : tantôt imitée soit figurativement par des moulages (empreinte), soit plastiquement par des maillages (peau, écaille) ; tantôt sublimée par un effort de stylisation et d’ornementation (le bijou, la sculpture) ; tantôt protégée par l’opacité et la solidité apparente (l’armure, le tablier) ; tantôt réinventée par des formes enveloppantes qui ne correspondent plus au schéma corporel humain et proposent de nouveaux volumes.
Par exemple, le célèbre manteau en fourrure tricotée réalisé en 1968 se présente comme un très large cocon, monticule dont émerge la tête, fonctionnant comme une sur-enveloppe protectrice. Il est à la limite d’inventer un nouveau schéma corporel. Le corps se devine, bien qu’en partie caché, et le corps habillé s’inscrit dans la lignée des grands manteaux, des grandes capes.
- Note de bas de page 26 :
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Nous renvoyons le lecteur à la consultation du livre de Lydia Kamitsis, Paco Rabanne. Le sens de la recherche, Paris, Michel Lafont, 1996. De plus, de nombreux sites web présentent des clichés des défilés, notamment ceux des années 80 / 90.
Cette potentialité en germe d’un nouveau corps est plus manifeste avec certaines robes haute-couture qui ont investi encore plus explicitement la dimension extensive et prothétique du vêtement, au point de modifier totalement le schéma de surface et de bouleverser la représentation corporelle : robe accordéon, robe superposant des boulles, robe sculpture, etc. Ces expérimentations spectaculaires, moins nombreuses et pour lesquelles nous n’avons pas d’illustration26, nous semblent toutefois moins cruciales quant à l’univers de sens généré ici.
À partir de ces distinctions, nous pouvons dresser une typologie des mises en forme corporelles.
Figure 6 - Les mises en forme du corps par le vêtement Paco Rabanne
Deux niveaux en particulier sont explorés formellement à partir du corps-enveloppe : la surface de l’enveloppe, dans un rapport mimétique ou esthétique à la peau du sujet, et la sur-enveloppe, dans un rapport de protection « spartiate » ou « cocon », mais qui reste à la surface du corps habillé.
À notre connaissance, le corps-chair n’est pas du tout convoqué dans le processus créatif, de même que les contraintes exercées sont bien moins significatives que ce qu’elles semblent être. En revanche, comme nous l’avons dit, si nous ne pouvons nier l’existence de vêtements qui explorent le volume vestimentaire par un jeu d’exagération ou de prothèses métalliques proprement sculptées, de telles expérimentations participent d’un procès d’iconisation du corps féminin qui est en jeu avec le travail sur la surface et une stratégie de mise en visibilité du sujet féminin.
Venons-en justement au détail de ces explorations vestimentaires propres au style vestimentaire du couturier et qui vont nous éclairer sur la « forme de vie » manifestée ici tant par l’éclat de la surface (brillance / réflexion) que par l’érotique de l’interstice (dévoilement partiel).
L’éclat de la surface. Vers la visibilité et l’érotisation du sujet
Le plan de l’expression se caractérise donc par les rapports entre une forme classique, un assemblage géométrique, une matière semi-rigide qui accorde le primat au visible et au lumineux. De nombreux éléments ornementaux ou des touches de couleur peuvent également intervenir et augmenter la complexité de cette syntaxe expressive de base.
Nous pouvons également souligner plusieurs constantes formelles et esthétiques : la non-figurativité, l’abstraction géométrique, sans oublier une esthétique moderne définie par la non-naturalité et par l’idéologie du « progrès », idéologie qui préside à la sélection des matériaux, à leur traitement, mais également à l’apparence finale des vêtements tournés vers un autre temps – le futur, le passé, un autre monde. Par un jeu de débrayage spatio-temporel, les vêtements conduisent le sujet vers un ailleurs, il s’agit presque de la construction d’une représentation scénique, d’une fiction où la femme devient actrice d’un autre temps ou d’un autre monde. Expérience du féminin, le rôle joué passe ainsi directement par le corps habillé.
L’immédiateté des connotations parfois postmodernistes tant elles mélangent les genres surprend encore aujourd’hui : futurisme, antiquité, chevalerie, cyborg, harem / orientalisme, et si certaines paraissent « datées » et passéistes au regard de l’air du temps de notre époque, reste un réseau de signifiants très forts au regard de cette expérience par le vêtement : le brillant, le lumineux, l’éclatant, mais encore l’opaque, le translucide, le transparent.
Dans cette aventure vestimentaire, il nous semble en effet que la surface joue un rôle clef, plus précisément l’éclat de la surface, la brillance. Presque tout le dispositif vestimentaire présente en effet cette particularité d’être une surface qui réfléchit la lumière, avec plus ou moins d’intensité, qu’il s’agisse de métal brillant, de métal mat ou de plastique brillant.
Nous avons ainsi affaire à des explorations vestimentaires et corporelles circonscrites, toutes caractérisées par un même acte de « monstrance » dont la signification pourrait passer pour perdue aujourd’hui, en tant qu’appartenant à un passé révolu, mais qui reste néanmoins accessible du fait de l’immédiateté des connotations au plan du vêtement et des références convoquées. L’effort interprétatif à fournir est en d’autres termes minime. Cette « monstrance » est ainsi un acte créatif qui vise à souligner l’éclat du sujet : féminité éclatante et héroïsation du sujet fonctionnent de pair dans la génération d’un imaginaire féminin glorieux et spectaculaire. Une femme ainsi parée d’éclat est une femme qui se montre, qui appelle la contemplation, l’observation. Nous comprenons mieux ainsi le rapport radical à la matière et à la femme qui est la clef d’une forme de vie.
Cette dimension de l’éclat permet de reconstruire tout un réseau de dualités qui procèdent justement du réfléchissement. Le réseau de dualités structurantes qui apparaît permet en outre de nuancer le propos et d’identifier la duplicité du système où l’éclat n’est en réalité que l’un des termes clefs du système :
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lumière réfléchie versus matité,
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transparence versus opacité / protection,
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minimalisme et homogénéité versus surplus de matière.
Si bien souvent la priorité est donnée aux métaux argentés pour exprimer la féminité chez Paco Rabanne, d’autres procédés existent comme la couleur, la matité. En d’autres termes, l’identité stylistique globale émerge d’une tension toujours maintenue et jamais résolue de collection en collection et qui fait cohabiter :
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la « seconde peau », entre osmose et transparence (le travail sur le corps-enveloppe), où le corps se révèle : c’est un vêtement qui suit le corps et en révèle certaines propriétés liées au mouvement ; et
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la « carapace », entre refuge et protection (le travail sur la sur-enveloppe) du sujet : c’est un vêtement qui fait le corps (symbolique).
Il y aurait donc deux visions de la féminité en germe dans cette construction sémiotique qu’est le style Paco Rabanne : une féminité éclatante / visible et une féminité protégée / contenue.
Si l’éclat nous paraît crucial, c’est sans doute en raison d’une caractéristique sémiotique de la mode Paco Rabanne qui n’est jamais aussi visible et saisissable que dans le cas des robes qui réfléchissent la lumière : il s’agit de l’interstice, de l’espace vide entre les éléments qui composent chaque « étoffe » et participent d’une érotique vestimentaire caractéristique.
L’érotique de l’interstice. Vers la « mise en chair » du vêtement en acte
Pour comprendre la valeur en acte de l’interstice, intéressons-nous tout spécifiquement au travail sur la surface de l’enveloppe et sur la seconde peau, c’est-à-dire aux robes moulantes en maille métallique ou en anneaux de plastique qui imitent ou performent la structure épidermique. Cette surface réfléchissante, qui fractionne la lumière en multiples éclats du fait du montage de l’étoffe à partir de multiples pièces, est en réalité une surface d’expression corporelle nouvelle et surtout d’ornementation féminine. Il s’agit d’une expérience du féminin hautement érotique, sans être vulgaire.
Les jeux de matière touchent à la surface et au rapport rigide / fluide entretenu avec le corps. L’efficience de ces dispositifs découle concrètement de l’interstice qui laisse entrevoir le corps du sujet et permet le mouvement. « Entrevoir » et « se mouvoir » sont les deux actes en interaction pour comprendre la signification et la valeur de chaque vêtement. Alors que tout laisse penser à un figement du corps, à un enfermement dans une cage métallique – et d’autant plus que la cage comme la capuche ou le voile métallique sont des motifs récurrents au cours des années – le mouvement révèle un corps habillé léger dont la luisance, la réflexion ou la transparence révèlent la fluidité, l’homogénéité. Sans l’interstice, il n’y aurait ni vie ni mouvement dans ces corps habillés.
La maille recouvre, le plastique transparent laisse entrevoir : l’érotique naît dans l’interstice. Alors que Paco Rabanne travaille beaucoup le voile qui relève d’un autre fonctionnement, la maille est souple et laisse entrevoir le corps par le mouvement qu’elle accompagne, d’où l’idée d’incarnation de ces vêtements.
Avec ce type de trame sérielle en métal ou en plastique, le corps habillé de la femme est entièrement sublimé : on ne le voit pas, on le devine, on l’imagine. C’est ainsi que la personnalisation du vêtement sur chaque corps est rendue techniquement possible : comme la rigidité n’est pas totale du fait du montage et des petits anneaux de fixation, le schéma de surface esquissé par la forme de la robe est appropriable et comme ajustable à chaque femme. Nous avons ainsi des formes qui prennent vie par le jeu de la matière et surtout, comble de poésie, par les vides de matière.
Dès lors, nous voyons que l’opposition faire le corps / suivre le corps est transcendé ici par un jeu de renversements : ce qui est censé être structuré est déstructuré ; ce qui est censé être rigide est en réalité mobile. Il y a une « mise en chair » de l’enveloppe parce que le corps propre fait vivre la matière et enlève la rigidité au tout. Les oppositions sont étonnantes : les coupes classiques sont en réalité très structurantes et la matière qui devrait être structurante ne l’est pas tant que ça, son rôle est plutôt d’accompagner le mouvement, de fluidifier le corps. Les termes opposés sont ainsi co-présents dans une rhétorique d’inversion systématique. L’artificiel prend vie par le corps et gagne en charge érotique.
Imaginaires corporels féminins : de l’Amazone à l’impossible « éternel féminin »
Tantôt sujet visible, éclatant et érotique, tantôt sujet protégé dans un cocon refuge, la femme Paco Rabanne apparaît comme double, à l’instar du nom même du créateur qui associe un diminutif espagnol qui fuse (Paco vient de Francisco) à un nom de famille qui sonne français et traditionnel (en réalité, francisation de Rabaneda). Posons-nous la question des imaginaires corporels féminins.
Le couturier parle constamment dans ses interviews d’une quête de sens tendue vers « un éternel féminin ». Si la forme de l’expression est « résolument moderne » et innovante, la forme du contenu serait-elle classique ? En 1967, comme le rapporte un document interne de la maison, Paco Rabanne expliquait que : « La femme de demain sera efficace, séduisante : incontestablement supérieure à l’homme. C’est pour cette femme-là que je conçois mes modèles. Mes modèles sont des armes. Quand on les ferme, on croit entendre la gâchette d’un revolver. » Qu’en est-il concrètement des rôles préfigurés au plan des vêtements ?
Les imaginaires corporels féminins sont visibles d’emblée, associés à des connotations que nous avons déjà identifiées et commentées. Nous avons ainsi une construction résolument post-moderne du fait d’un mélange des références antiques et futuristes, médiévales et orientales où la femme est toujours le sujet héroïque qui gagne à être contemplé. En l’occurrence, c’est ce jeu sur le regard de l’observateur qui paraît crucial dans cette stratégie de mise en scène « vestimentaire » de rôles féminins.
Certains habits sont clairement inspirés de robes spartiates, d’autres de chevalier médiéval, de mousquetaires et d’autres de cyborg. Au regard de l’analyse des vêtements et à partir de l’identification des rôles explicitement figurés et bien souvent dénommés comme tels dans la documentation (médias, monographies, source interne), nous pouvons identifier trois imaginaires de la femme qui cohabitent :
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« Le Chevalier »,
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« L’Amazone »,
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« La sirène ».
- Note de bas de page 27 :
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Laure Bereni, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait et Anne Revillard, Introduction aux études sur le genre, Paris, De Boeck, 2010.
Il nous semble que les figures du « Chevalier » et de « l’Amazone » participent en réalité de la même construction genrée féminine où le féminin inclut le masculin et s’en approprie certaines caractéristiques, comme la combativité et l’élan27. En revanche, le plan de l’expression diffère grandement et nous avons dû maintenir la distinction discursive pour ces raisons.
Avec la figure du Chevalier, l’habit féminin se fait post-moderne, en mélangeant modernité et passé, présent et Moyen-Âge. Outre la construction temporelle de cette image de la femme, c’est le rapport au vêtement qui interpelle : véritable prothèse de protection, telle une armure avec casque ou une combinaison opaque, la femme est protégée en vue du combat. L’Amazone n’est pas moins combative d’ailleurs, mais elle joue plus explicitement sur une ritualité féminine plus classique, celle d’une érotique vestimentaire qui est à la fois une révélation du corps par l’interstice et une ornementation du sujet, tel un bijou.
Pour ce qui est de la Sirène, c’est une construction genrée qui passe par l’exclusion des attributs masculins et par l’exacerbation des caractéristiques féminines, poussant plus loin l’érotique en jeu avec la figure de l’Amazone. La surface se fait réfléchissante, la matière moule le corps telle une seconde peau en écaille de plastique ou en maille de métal. Tout se passe comme si l’érotisation et la fluidification de la surface visaient la séduction de l’alter ego, tantôt dans le cadre d’un combat, tantôt d’un jeu.
Figure 7 - Typologie des figures imaginaires féminines
Pour expliciter la forme de vie en jeu avec la mode Paco Rabanne, nous pouvons expliciter cette vision de la femme prise entre le fait d’être « actrice de son destin » (visibilité / combativité) et « objet de fantasme » (érotique / élan). L’accent tombe tellement sur la surface – qu’elle brille ou qu’elle soit opaque – que la profondeur semble abolir.
La réversibilité dont nous parlions précédemment est à l’œuvre avec ce corpus et l’interprétation que nous pouvons en faire sur la base de nos analyses est différente de celle qui avait cours dans les années 60 ou 70 : nous voici passé de la liberté féminine – notamment sexuelle – à l’ornementation féminine, voire à la réification sculptural du sujet. Le temps qui passe semble avoir retranché la modernité de l’équation vestimentaire et avoir accentué plus encore la dimension nocturne / festive de ce corps-habillé d’éclat et d’érotique. Aujourd’hui, ce qui participe d’un « éternel féminin » pour reprendre le discours de Paco Rabanne, c’est probablement tout ce qui touche à la femme fatale, à la mante religieuse et à la séduction assumée. La femme virilisée serait alors une prédatrice et la femme fatale, une autre figure de la tentation, l’Amazone étant un syncrétisme des deux.
Ce qui signifiait la libération sexuelle et le pouvoir du sujet semble aujourd’hui faire écho plus spécifiquement à une séduction féminine construite du point de vue masculin. La femme virilisée, héroïne des temps modernes, serait aujourd’hui une prédatrice et la femme fatale, sirène, serait une tentatrice. Le champ des multiples connotations semble s’être réduit à un imaginaire nocturne de la séduction, de la soirée, où l’éclat et l’érotique ne peuvent plus fonctionner désormais qu’avec les boites de nuit et où se montrer vise le spectacle.
Avant de conclure, parlons de l’actualité de la marque et de ce « souvenir présent » pour reprendre l’expression de Borges que sont les années haute-couture de Paco Rabanne pour voir ce qu’il en est de cet « éternel féminin ». Aujourd’hui, la maison développe une mode en partie en filiation avec cet héritage (40 ans de robes), qui opère des citations explicites et récurrentes aux matières et aux coupes emblématiques, à savoir :
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Le métal / la maille
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La robe sixties / la jupe courte
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L’or / les couleurs métalliques
Notons que le métal n’est parfois présent qu’en apparence parce que de nouveaux matériaux innovants le simulent, tout en étant plus ergonomique et confortable.
Figure 8 – Le prêt-à-porter Paco Rabanne aujourd’hui
Ces exemples ne sont pas représentatifs de l’ensemble des collections de la marque aujourd’hui mais bien de la filiation entretenue avec le patrimoine haute-couture de Paco Rabanne. Les thématiques sont reprises ici à nouveaux frais : la maille, la seconde peau, l’amazone. Le métal est toujours à la base, il reflète un peu moins car il s’agit d’une sur-peau plus opaque.
Toujours est-il que nous avons affaire ici à une représentation iconique des femmes qui s’est progressivement allégée par rapport au patrimoine en continuant de jouer sur la surface, sur le lisse, sur l’éclat et sur le translucide, mais en atténuant les évocations culturelles spécifiques, qui restent potentielles. C’est ainsi un jeu de surface qui reconduit une forme de vie prise par la tension entre éclat et armure, mais un jeu de surface sans profondeur à présent.
3. Conclusions
Nous avons donc étudié le vêtement au prisme du corps, à plusieurs niveaux de pertinence sémiotiques. Le corps en question, c’est à la fois le corps représenté par le vêtement (un rôle, une image, une forme de socialité) et la source de la production de la signification (une interaction charnelle, une incorporation). D’un plan à l’autre émerge la possibilité d’une analyse sémiotique qui appréhende le corps habillé comme un ensemble signifiant et ouvre le propos à la stratégie de communication d’une signature de mode.
Revenons justement à notre opérationnalisation des niveaux de pertinence vestimentaires afin de dire deux mots sur la forme de vie en jeu ici avec la mode Paco Rabanne. En analysant le vêtement Paco Rabanne tantôt comme la manifestante d’une surface de lumière et qui interagit avec le mouvement du corps propre, tantôt comme la manifestation d’imaginaires discursifs (l’Amazone), nous avons fait une analyse du corps habillé qui articule les rapports forme / surface / fonctions avec l’imaginaire corporel féminin, notamment en corrélant la « mise en chair » du vêtement avec l’image du sujet, son rôle préfiguré.
Comme il s’agit d’une mode qui vient d’être relancée, cette question du rapport vestimentaire au corps et du rapport corporel au vêtement revêt un caractère stratégique. Cette question touchant au patrimoine et à une « forme de vie » spécifique est commune à de nombreuses entreprises qui s’intéressent à leur marque dans le temps. Par exemple, pionnière dans le domaine, la marque Marithé + François Girbaud fait un travail considérable d’archivage et d’exposition depuis des années, Dior a créé la fonction plus récemment. Autres cas de figure emblématiques, plusieurs maisons viennent d’être « revitalisées » ou tout simplement relancées, comme Balenciaga, Courrèges, Mugler (anciennement Thierry Mugler) ou encore Elsa Schiaparelli. En d’autres termes, au-delà de son actualité, la question de terrain à partir de laquelle nous avons procédé permet de soulever un problème spécifiquement sémiotique concernant les rapports au corps-habillé qui sera loin d’être sans applications opérationnelles en retour. La mode ne serait donc pas si futile en fin de compte.