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La sémiotique, en raison même de son origine structurale, est hantée par la négation. Dans la droite ligne du postulat saussurien selon lequel seule la différence fonde l’émergence du sens, elle assume le caractère fondamentalement négatif du langage. Et pourtant jamais, à notre connaissance, elle ne s’est donné pour tâche d’explorer pour lui-même ce vaste domaine. Vide que le séminaire intersémiotique de Paris a cherché à combler en se donnant pour thème, au cours des années 2010-2011 et 2011-2012, « la négation, le négatif, la négativité ». Ce sont quelques unes des contributions à ce long travail qui sont ici réunies.
Lorsqu’avec Jean-François Bordron nous avons cherché à poser les premiers linéaments de cette question, nous avons dressé un inventaire des horizons théoriques qui présentaient une image du négatif et en proposaient un traitement selon les démarches qui leur étaient propres. Une quinzaine de perspectives se sont immédiatement ouvertes : le sens ontologique (qui s’exprime dans le « rien », dans le non-être), le sens théologique (celui de la « théologie négative » selon laquelle Dieu ne se peut définir que négativement), le sens logique (avec son principe de non-contradiction qui fait qu’on ne peut affirmer et nier en même temps quelque chose à propos d’un même objet), le sens mathématique (qui s’exprime dans la logique formelle du calcul), le sens dialectique (triomphant avec Hegel, où le négatif médiatise le passage d’un argument à un autre), le sens phénoménologique (dans la perception, avec l’épochè, la mise entre parenthèses du savoir et du croire), le sens psychanalytique (le travail du négatif, la dénégation, le lapsus), le sens axiologique (prégnant dans le champ éthique, comme l’atteste le « négationnisme » par exemple, et dans le champ esthétique, avec la laideur ou la figure du « poète maudit »…), le sens linguistique (où la négation, bien au-delà d’un opérateur unique, présente tout un éventail de formes), le sens narratif (où elle est envisagée d’un point de vue pragmatique et adversatif dans le manque et le conflit), le sens passionnel (celui du rejet, de la répulsion, du dégoût ou de l’aversion…), le sens cognitif (qui s’exprime dans l’ignorance), le sens méréologique (le trou, la lacune, le vide, l’absence), le sens sociologique (avec le refus, la résistance, la révolte), le sens physique lui-même (le négatif en photographie )… « Vertige d’une liste » que l’on sait ni close, ni exhaustive… Et le négatif, c’est encore la moitié du langage, peut-être la première moitié. Il se dissémine partout, bien au delà des seuls marqueurs de la négation… eux-mêmes si graduels et si modulables. Bref, immense chantier dont la complexité est sans nul doute la donnée première.
Comment donc nier l’évidence du négatif en sémiotique ? Il est évident parce qu’il est au fondement même du concept de structure ; et il est si évident dans la conception du sens articulé et dans son développement qu’on ne l’apercevait plus comme titre de problème. C’est bien là pourtant la justification première de cette thématique qui fait du « non » une question. Ou plutôt une suite de questions, qui nous invitent à faire passer la sémiotique au filtre du négatif : qu’apporte-t-elle en propre au regard des interrogations philosophiques ou linguistiques ? Qu’en est-il de la négation dans le parcours génératif ? Comment la tensivité la module-t-elle ? Quelle place y occupent les instances de discours ? Et, inversement, à faire passer la négativité au filtre de la sémiotique : quelle est la part du catégorique et du graduel dans la négation ? Comment s’articulent et s’entrecroisent le positif et le négatif ? Comment les différents langages et les différents domaines intègrent-ils et s’approprient-ils la négativité ?
Les trois entrées suggérées par le titre de ce dossier, « la négation, le négatif, la négativité », sont en elles-mêmes une invitation à envisager la transversalité sémiotique des arts de nier. La négation se réfère à la langue, dans son sens le plus grammatical de phénomène sémantique manifesté par des formes lexicales et morpho-syntaxiques. Dans ce sens étroit, le grammairien identifie la négation descriptive déterminée par un opérateur logique qui fait qu’une proposition négative possède une valeur de vérité contraire à la proposition affirmative correspondante dont elle manifeste du même coup, en creux, la présence. Il l’oppose à la négation polémique, qui se définit comme le rejet d’une assertion dans un conflit sur les valeurs de vérité. Le négatif est plus large et déborde le seul univers linguistique, il est translangagier. Il se repère à des traces, il se déduit, il s’élabore dans une dimension discursive à travers les différentes substances d’expression (plastique, auditive, gestuelle, somatique, relationnelle, etc.) qui lui donnent passage. Il se déploie potentiellement dans tout acte de signifier, qu’il soit d’ordre narratif, argumentatif, passionnel ou sensoriel. Il s’imprime dans des configurations, comme celles de la « résistance » ou de la « mauvaise foi » (étudiées par Jacques Fontanille), voire dans des propositions de formes de vie, comme celle de « l’impertinence » (étudiée par Eric Landowski), opposable à la déférence et à la complaisance. La négativité enfin forme une nappe plus étendue, une isotopie axiologique, convoquant les valeurs du beau, du vrai, du bien, du juste et de leurs contraires, dans un contexte existentiel où les cultures trouvent dans la valeur de la négativité, parmi toutes les formes de leur différenciation, un de leurs traits distinctifs majeur.
Mobilisant simultanément ces différentes dimensions, les contributions à ce dossier ont été réparties en trois grands ensembles qui dessinent un vaste parcours sur le négatif, bien sûr incomplet et forcément imparfait, mais en lui-même suffisamment suggestif pour ouvrir le débat et inviter à prolonger la discussion. Il prend son départ avec les formes sémiotiques du négatif en philosophie qui apparaissent comme un horizon de conceptualisation. Il se resserre avec les discussions sur le statut du négatif dans son champ d’exercice le plus prégnant, entre langue et discours. Et il s’élargit à nouveau à travers l’examen de quelques domaines où, par-delà la négation formelle, la négativité s’exerce, entre présence et absence, et nourrit l’interrogation : l’esthésie et l’image, la théologie et le statut du divin, la biologie et la part du négatif dans le vivant.