La négation et le jeu des raisons contraires

Jean-François Bordron

Université de Limoges

https://doi.org/10.25965/as.5073

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : argumentation, dialectique, logique, rhétorique

Auteurs cités : ARISTOTE, Barbara Cassin, Antoine Culioli, Jacques DERRIDA, Jacques Gorgias, Emanuel Kant, Jan Lukasiewicz, Michel Narcy, Chaïm PERELMAN, Ferdinand de SAUSSURE

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Texte intégral

La notion de négation invite à concevoir une forme d’expression transversale à presque tous les discours. Elle tient en effet un rôle central, seulement comparable à celui de l’assertion dont elle est inséparable.

Mais que peut-on attendre d’une analyse sémiotique de la négation que n’auraient pas déjà apportée les nombreuses analyses aussi bien linguistiques, philosophiques, psychologiques ?

On peut faire l’hypothèse que la sémiotique doive rechercher des formes d’expression transversales aux différents discours. Il s’agit au fond d’ordonner des usages, de trouver, au delà des différentes formes d’expression, les opérations formelles qui les rendent possibles, qui analysent leur sens, sans pour autant se référer à telle ou telle instance causale comme le font en général les sciences humaines. Ainsi, décrire le rôle de la négation dans tel ou tel système de pensée, c’est rechercher l’usage d’une forme, celle de la négation, que ce système de pensée utilise, mais dont il ne réalise pas nécessairement l’ensemble des possibilités, ensemble qui n’est sans doute jamais véritablement réalisable. On suppose donc que la négation, quelle qu’en soit la réalisation (gestuelle, langagière, discursive, iconique) est un opérateur d’expression dont on recherche la nature.

Nous présupposons que tous les usages de la négation que l’on peut décrire possèdent un noyau commun, sont liés par un invariant fonctionnel. Cette hypothèse ne va pas de soi, mais semble un risque inévitable. Le même problème se pose à propos de toutes les notions générales, comme le temps et l’espace, dont on n’est jamais certain qu’elles n’induisent pas une certaine équivocité.

Note de bas de page 1 :

 Sur le rôle de la négation dans le contexte des images nous renvoyons à Jean-François Bordron, Image et vérité, Essais sur les dimensions iconiques de la connaissance, Presses Universitaires de Liège, 2013.

Il faut donc résister à deux tentations. La première serait d’attribuer à n’importe quel énoncé un trait de négation pourvu qu’il paraisse comporter une certaine analogie avec une valeur négative. Parler du brouillard peut, par exemple, révéler l’attitude négative d’un esprit chagrin. L’autre serait de n’admettre comme négation que ce qui est parfaitement univoque c’est-à-dire le sens logique tel que l’on peut le rencontrer dans les tables de vérité. Entre ces deux extrêmes, il semble que l’on puisse distribuer des opérations propres à quelques grandes formes de discours argumentatifs qui ont, explicitement, mis en scène la négation, même si c’est en des sens qu’il est nécessaire de distinguer. C’est là un point de départ dont on peut espérer quelques éclaircissements, même si beaucoup de traits de la négation, comme son usage dans le contexte des images, resteront hors de notre propos1.

Nous essaierons donc dans un premier temps de décrire les significations de la négation qui ont été théorisées dans le contexte des grands genres argumentatifs. Puis nous chercherons à expliquer ce que ces descriptions nous révèlent, l’explication consistant à montrer que le problème posé par la négation est un cas particulier d’un problème plus général. Ainsi, nous tenterons de montrer que la négation est un opérateur particulier parmi ceux qui servent à construire la composition des prédicats entre eux, comparable en cela à ce que font les opérations de l’arithmétique pour les nombres.

La négation pose un problème intéressant pour la sémiotique, celui des relations. La notion de relation recouvre une multiplicité de réalités que l’on ne distingue pas aisément comme par exemple les relations entre termes contraires, entre termes contradictoires, entre forces opposées, entre un terme et son absence, des relations statiques ou dynamiques, etc. Il se trouve que la négation joue souvent un rôle prépondérant dans l’établissement des relations, en particulier à partir de la notion de grandeur négative qui suppose une opposition entre réalités contraires. Il n’est pas impensable de dire que la négation est elle-même, dans certains de ses usages, une relation, comme nous le verrons plus loin.

Dans le cadre du discours argumentatif, qui est le seul que nous considérerons, la négation permet de définir aussi bien des principes logiques que des tensions rhétoriques ou des opérations dialectiques. Quant à l’argumentation, on admet traditionnellement qu’il existe trois ordres de discours :

  • La logique qui décide du vrai et du faux lorsqu’il s’agit de la forme.

  • La rhétorique qui persuade ou ne persuade pas. Elle peut finalement être indécidable.

  • La dialectique qui est un cheminement vers la vérité, cheminement qui peut rencontrer des échecs, voire des apories.

Il semble que l’on puisse caractériser ces trois ordres par leur intention (la vérité, la persuasion, la science, c’est-à-dire la découverte) mais aussi par le style particulier de leurs échecs : la contradiction et l’indécidabilité, le doute sceptique, l’aporie.

Nous commencerons par la rhétorique. Mais il nous semble nécessaire de prendre un premier appui sur le sens linguistique de la négation. Nous suivrons sur ce point les réflexions d’A. Culioli.

1. La négation selon Antoine Culioli

Note de bas de page 2 :

 Antoine Culioli, Pour une linguistique de l’énonciation, Tome 1, Paris, Ophrys, 1990.

Culioli2 distingue deux opérations de négation, l’une qu’il appelle primitive, l’autre construite. Elles sont indissociables. Il y a d’un côté la négation qualitative de rejet par le sujet de ce qui est mauvais pour lui, de l’autre la négation de localisation et d’existence. Le principe épistémique qui définit sa démarche est le suivant :

Note de bas de page 3 :

 Ibid., p. 95.

« Il nous faut maintenant introduire l’opération d’identification, opération primitive qui assure la stabilité des représentations à travers les variations et les accidents de notre activité de sujet énonciateur. Sans stabilité, il ne peut exister de formes qui, par le biais de désignations, permettent de construire des déterminations référentielles qui régulent nos échanges inter-sujets. »3

Ainsi pour la négation :

Note de bas de page 4 :

 Ibid., p. 100.

« Pour qu’il y ait négation il faut qu’il y ait construction préalable du domaine notionnel. Quant à l’opération de négation, elle consiste à parcourir la classe d’occurrences de la notion considérée, sans pouvoir ou vouloir valider telle occurrence distinguée parmi les occurrences possibles du domaine. »4

Deux cas principaux peuvent se présenter :

  • On sort du domaine. On indique alors un rejet : ce n’est pas cela.

  • On introduit une différenciation à l’intérieur du domaine. Par exemple dans un énoncé comme : « Il ne mange pas, il dévore ».

Dans cette conception, un domaine de représentation est constitué par un centre organisateur (qui est le parangon, une sorte d’idéal-type), et, d’un autre côté, par une structure en zones qui délimite un extérieur, une frontière et un intérieur.  Il y a également des délimitations internes.  Enfin la représentation est située par rapport à un dispositif énonciatif.

Ainsi un élément p peut être situé par rapport à un centre, par rapport à un extérieur, par rapport à un autre élément p’ et finalement par rapport à une scène énonciative :

Note de bas de page 5 :

 Ibid., p.103.

« C’est le travail énonciatif de repérage (subjectif et intersubjectif, spatio-temporel, quantitatif et qualitatif) qui, en composant l’ajustement complexe des représentations et des énonciateurs, supprime, met en relief, ou masque cette altérité. Dit de façon différente, cela nous rappelle que l’on ne peut construire de figures sans déterminer et délimiter : omnis determinatio est negatio. »5

La négation est donc un opérateur de tri qui, sur une base notionnelle (il faut une notion, un prédicat p), organise des représentations parfois simples (pas ça, autre chose, ni l’un ni l’autre) parfois complexes. Ainsi dans le registre temporel : pas encore, déjà, encore, ne plus.

Il y a donc finalement deux négations que l’on peut coordonner :

  1. Le rejet par une évaluation négative que l’on pourrait appeler une négation passionnelle.

  2. Des négations construites essentiellement sur la base de :

  • un domaine notionnel catégorisé.

  • un double centrage (un centre organisateur ou type définitoire et un centre attracteur qualitatif qui est une sorte de parangon).

L’espace du domaine est structuré en zones et muni d’un gradient. De ce fait, toutes les subtilités paraissent possibles sur la base d’un prédicat p : vraiment p, simplement p, autre que p, plutôt p, à la rigueur p, à peine p, radicalement autre que p, pas p du tout, vide de p, plutôt p que non p, etc.

Ce rappel sommaire de la théorie de Culioli nous était nécessaire pour montrer, avant toute autre investigation, que la négation est susceptible d’organiser des domaines fort divers allant du rejet passionnel presque instinctif à l’organisation conceptuelle la plus stricte et, surtout, de diviser chaque domaine en une multitude de strates notionnelles susceptibles de variations qualitatives multiples. Ainsi comprise, la négation n’est pas uniquement un opérateur logique limité à l’inversion des valeurs de vérité mais bien un opérateur de tri capable de structurer, c’est-à-dire de différencier, des univers de discours.

Comme nous l’avons annoncé plus haut, nous commencerons notre recherche par la dimension rhétorique du discours.

2. Négation et rhétorique

La rhétorique, comprise du point de vue de l’argumentation, suppose une mise en scène. Quel que soit le genre rhétorique que l’on retienne dans la classification d’Aristote (délibératif, judiciaire, épidictique), il se compose toujours d’un lieu, de personnages investis de rôles thématiques et d’une valeur posée comme finalité. Par exemple le genre judiciaire suppose un tribunal, des plaideurs et des juges, l’idée de justice comme valeur régulatrice.

L’argumentation rhétorique est ainsi prise dans un domaine de valeur, de telle sorte qu’il existe autant de rhétoriques qu’il existe de valeurs. Ainsi la rhétorique publicitaire, qui est aujourd’hui la plus répandue, s’exerce sur le marché et concourt essentiellement à l’évaluation des biens et des services. De ce fait la dimension rhétorique de la négation n’est compréhensible que si l’on met en place ce que peut être une argumentation portant sur des valeurs.

Note de bas de page 6 :

 Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1970.

Note de bas de page 7 :

 Op. cit., p. 115 sq.

Note de bas de page 8 :

 Op. cit., p.112 sq.

De même que l’on a tenté de classifier les genres rhétoriques, de même a-t-on essayé de faire un inventaire des types d’arguments possibles. Ainsi est née la théorie des lieux rhétoriques dont nous allons rappeler les principes et la place qu’y joue la négation. Nous suivrons sur ce point l’exposé par Ch. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca6. Ces auteurs modifient considérablement la liste des lieux telle qu’elle se présentait dans les Topiques d’Aristote. Mais, pour l’essentiel, la modification porte sur le nombre et la nature des catégories sur lesquelles s’appuie l’inventaire. Comme nous le verrons, les catégories choisies sont plutôt celles de Kant que celles d’Aristote. Pour notre propos, l’accent porte surtout sur les propriétés liées à la notion de valeur, ce qui fait que nous accepterons sans discussion la liste des catégories proposée par nos auteurs. Elle comprend les lieux de la quantité, de la qualité et les autres lieux7. En fait les lieux sont distribués en fonction de l’inventaire des catégories quelle que soit la définition que l’on donne à ce terme. La catégorie offre, quoi qu’il en soit de son origine (ontologique, sémantique) un espace de généralité nécessaire à l’établissement de prémisses. Ainsi peut-on dire qu’un lieu (topos) est une prémisse d’ordre général qui permet de fonder une hiérarchie dans le contexte d’une évaluation8. Regardons la structure interne d’un lieu pour y observer le fonctionnement de la négation.

Si nous prenons comme exemple la catégorie de quantité, et ceci quel que soit le domaine de valeur mis en cause, il est toujours possible de faire valoir qu’une grande quantité est préférable à une petite mais, tout aussi bien, qu’une petite est préférable à une grande. Dans le premier cas on dira, selon un exemple d’Aristote, qu’un enseignant est préférable à un athlète parce que l’enseignant est utile à plusieurs élèves alors que l’athlète n’est utile qu’à lui seul. Mais, par contraste, on fera valoir l’unicité opposée à la pluralité donc le rare par opposition au commun. Les arguments à prémisses quantitatives sont innombrables et couvrent pratiquement tous les domaines. Comme tous les types de prémisses ils supposent :

  • une catégorie (ici la quantité).

  • un point de vue, c’est-à-dire le choix d’une orientation (on préfère le plus ou le moins).

  • une hiérarchie établie en fonction de 1 et 2.  

  • une valeur (l’utilité dans le premier exemple, l’unicité dans le second).

  • un domaine, c’est-à-dire une thématique associée à une situation.

L’usage rhétorique des catégories consiste donc dans une polarisation autour d’un axe défini par une opposition entre des évaluations contraires. La catégorie, en elle-même neutre, voit ses valeurs distribuées de telle sorte que l’on accentue les positions extrêmes. Remarquons cependant que l’opposition entre des valeurs extrêmes d’une catégorie n’est pas en elle-même une opposition catégoriale mais une opposition que l’on peut dire tensive et qui par conséquent accepte tous les intermédiaires possibles. Pour cette raison, un lieu rhétorique n’est pas tout à fait organisé comme un carré sémiotique même s’il comporte aussi un axe central et une distribution de points de vue. Mais, pour l’essentiel, la comparaison entre la structure organisatrice du récit et celle du lieu rhétorique est possible car elle comporte le même usage de la négation. Dans les deux cas, elle fonctionne comme un opérateur inversant un point de vue en respectant une certaine symétrie par rapport à un axe central. Insistons cependant sur l’aspect graduel de cette négation, conforme à la description de Culioli. Il en résulte que la négation rhétorique se représente assez bien spatialement. Ainsi dit-on que l’on retourne un argument au sens où l’on montre son envers, l’autre point de vue qui le rend spécieux. Plus généralement, les arguments rhétoriques sont topiques, au sens des lieux que nous venons de mentionner, mais aussi au sens où ils impliquent des positions. Celles-ci peuvent être de toute nature mais l’important est qu’elles se présentent assez bien comme se distribuant sur l’espace d’un jeu ou d’un territoire. La négation, dans sa fonction d’inversion contribue ainsi à construire des tactiques et des stratégies. Nous rencontrons là le premier trait qui distingue nettement l’usage rhétorique de la négation de son usage logique.

Le sens de la négation rhétorique ne s’arrête pas là cependant.

Note de bas de page 9 :

 Emanuel Kant, [1763], Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative, Trad. française de Jean Ferrari, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1980.

Un argument possède une force qui s’oppose aux forces des arguments contraires de telle sorte que les forces peuvent s’additionner ou se soustraire. On parle alors de grandeur négative ou soustractive, la relation entre les deux étant ici aussi assez complexe. Kant, dans un opuscule précritique intitulé Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative9 distingue ce qu’il appelle la négation logique et la négation réelle.

La négation réelle est exprimée ainsi :

Note de bas de page 10 :

 Op. cit., p. 269.

« Une grandeur est négative par rapport à une autre dans la mesure où elle ne peut lui être unie que par l’opposition, c’est-à-dire de telle manière que l’une supprime dans l’autre une grandeur qui lui est égale. C’est là assurément un rapport d’opposition, et des grandeurs, qui sont opposées ainsi entre elles, annulent mutuellement, de l’une et de l’autre, la même chose, si bien qu’en réalité on ne peut appeler absolument négative aucune grandeur, mais qu’on doit dire que, dans +a et –a, l’une est la grandeur négative de l’autre. »10

La règle fondamentale est alors celle-ci :

Note de bas de page 11 :

 Ibid., p. 271.

« Dans l’opposition réelle, il faut considérer la proposition suivante comme une règle fondamentale. L’opposition réelle ne se produit que dans la mesure où, de deux choses considérées comme des principes positifs, l’une supprime la conséquence de l’autre. »11

Ou, inversement :

Note de bas de page 12 :

 Ibid., p. 273.

« Partout où il a un principe positif et où pourtant la conséquence est zéro, il y a une opposition réelle, autrement dit ce principe est en relation avec un autre principe positif qui est le négatif du premier. »12

L’exemple proposé par Kant est celui d’un bateau soumis à des vents contraires :

Note de bas de page 13 :

 Ibid., p. 271.

« Le trajet vers l’ouest est un mouvement aussi positif que le trajet vers l’est, mais lorsqu’il s’agit d’un même navire, les distances parcourues s’annulent entièrement ou en partie. »13

Ainsi, ce que Kant appelle une négation réelle correspond à une logique des forces telle que l’on peut aussi la rencontrer dans la rhétorique. Les arguments ont des poids contraires, certains jouent négativement par rapport à d’autres, mais malgré leur grandeur négative, ils sont tout aussi positifs les uns que les autres. Ainsi pèse-t-on le pour et le contre. La relation d’opposition est ainsi qualitativement différente de la relation topique qui passe par un retournement. Les deux peuvent bien sûr se conjuguer. La raison pour ne pas les confondre est que l’on peut avoir une négation topique sans négation soustractive, deux arguments opposés ne s’annulant pas nécessairement. Ils peuvent s’additionner ou même se fusionner si l’on suit l’opinion de Leibniz selon laquelle les arguments dogmatiques sont souvent vrais en ce qu’ils affirment, mais faux en ce qu’ils nient. De la sorte deux vérités dogmatiques peuvent s’additionner et non se soustraire.

A côté de la négation topique, nous rencontrons donc la négation de force ou négation réelle selon la formulation de Kant. La rhétorique cependant nous semble posséder des registres plus complexes que l’opposition entre des arguments contraires qu’ils le soient du point de vue topique ou du point de vue des forces. Un cas intéressant est celui où le même argument, bien que valide d’un certain point de vue, peut avoir des conséquences négatives. Ce sont les arguments dont on dit qu’il vaut mieux les taire. On préfère passer sous silence un énoncé considéré comme vrai mais qui risquerait de produire un effet néfaste. Comment comprendre cet apparent paradoxe ?

Note de bas de page 14 :

 Sur ce point, voir Jacques Derrida, « La pharmacie de Platon », in La dissémination, Paris, Seuil, coll. Tel Quel, 1972.

Il nous semble que l’on peut rapporter ce cas singulier à ce qu’Aristote appelait la puissance des contraires. En Métaphysique Téta 2, a 36, il en vient à distinguer les puissances sans raison, comme le chaud qui ne peut produire que du chaud, et les puissances avec raison qui sont des puissances de contraire. Ainsi l’art médical est à la fois puissance de maladie et de santé bien que ce ne soit pas de la même façon, la puissance de maladie procédant par privation. La même chose peut être à la fois un remède et un poison14. Il en va de même des arguments, ce qui distingue profondément la rhétorique de la logique. Les puissances sans contraire peuvent générer des négations réelles en ce sens que deux forces nécessaires peuvent s’opposer. Les puissances de contraires pour leur part n’ont de sens que pour les êtres doués de raison, c’est-à-dire d’intention. La puissance est alors un pouvoir susceptible de générer des effets contraires. On voit par là qu’un argument vrai et susceptible de convaincre, peut être en même temps modalement impossible à dire. Ceci nous oblige à distinguer la négation portant sur le contenu d’un argument de celle qui porte sur son énonciation.

3. Négation et logique

La négation au sens logique est un opérateur unaire qui transforme une proposition vraie en une fausse et réciproquement. Les tables de vérité exposent les valeurs des différentes combinaisons de propositions liées entre elles par les opérateurs binaires que sont la conjonction, la disjonction, l’implication, l’incompatibilité.  

Note de bas de page 15 :

 Emmanuel Kant, [1781-1787], Critique de la raison pure, T 1, trad. Française par Alexandre J.-L. Delamarre et François Marty, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1980, p. 1011.

Nous avons vu plus haut que la négation réelle portait sur des forces. Il est de ce point de vue intéressant de considérer le rôle de la négation lorsqu’il s’agit non plus de forces mais d’objets ou, plus exactement, du concept d’objet. Nous avons vu plus haut que Perelman et  Olbrechts-Tyteca classaient les lieux rhétoriques en suivant l’ordre des catégories. Nous suivrons ce même ordre pour évoquer les effets de la négation sur le concept d’objet. Comme les catégories définissent l’objet général, on peut penser qu’il y a autant de négations d’objet qu’il y a de catégories. C’est là l’origine de la table des catégories du rien telle que Kant l’a construite dans l’appendice à l’analytique transcendantale15. Le problème de la négation d’objet est un problème logique et non ontologique car il ne porte pas sur des objets dont on interroge l’existence mais sur la nature du concept d’objet ainsi obtenu, que l’objet existe ou non.

Il y a, de ce point de vue, quatre façons pour une chose de ne pas être.

Le point de vue de la quantité nous donne le concept vide sans objet ou ens rationis. L’exemple en est donné par les notions théoriques comme les noumènes, qui ne sont pas des possibilités bien qu’ils ne soient pas absolument impossibles. Il y a également les concepts physiques hypothétiques qui peuvent être utiles mais dont il est douteux qu’ils correspondent à quelque chose (par exemple l’éther des physiciens du XIXème siècle). On peut penser aussi aux idées régulatrices, comme la finalité externe pour les êtres organisés.

Du point de vue de la qualité, la négation d’objet établit une privation. Ainsi l’ombre comme privation de la lumière, le froid comme privation de la chaleur. Nous obtenons par là le concept d’un manque d’objet ou nihil privativum.

On a pu concevoir le mal comme une privation du bien, ce qui crée entre bien et mal une relation qui ressemble plus à la contradiction rhétorique qu’à la contrariété. On voit par là que la nature d’une relation n’est pas quelque chose d’évident et peut considérablement varier selon la façon dont on interprète la négation.

Du point de vue de la relation, les formes de notre intuition nous font nous rapporter à quelque chose sans pour autant que ce quelque chose puisse être véritablement objet d’intuition. Par exemple, l’espace ou le temps purs (la notion de force sans doute aussi). Il s’agit alors d’intuitions vides sans objet, ou ens imaginarium.

Enfin, du point de vue de la modalité il y a les notions impossibles parce que leur objet est inconstructible (une figure limitée par deux droites). On peut penser aussi au cercle carré, etc. C’est l’objet vide sans concept ou nihil negativum.

La négation d’objet offre, rapportée aux catégories, ce que l’on pourrait appeler les divers modes d’inexistence.

On voit que toutes ces négations ne sont pas des négations propositionnelles mais des négations d’objet. Il y a entre la notion d’objet et la notion de négation un lien tout à fait essentiel, mais difficile à définir. Nous le verrons en nous penchant sur le principe de non contradiction.

La négation est au cœur de ce que l’on qualifie souvent de principe de tous les principes, à savoir le principe de non contradiction.

Aristote (Mét. Gamma, 3, 18-20) le formule ainsi :

Note de bas de page 16 :

 Nous citons la traduction de : Barbara Cassin et Michel Narcy, in La décision du sens. Le livre gamma de la métaphysique d’Aristote, introduction, texte, traduction et commentaire, Paris, Vrin, 1989.

« Il est impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps au même sujet et sous le même rapport. »16

La réfutation des contradicteurs est plus rhétorique que logique :

« On peut cependant démontrer par réfutation, même à ce propos, qu’il y a impossibilité que la même chose soit et ne soit pas, pourvu que l’adversaire dise seulement quelque chose. S’il ne dit rien, il est ridicule de chercher avec quelqu’un qui ne peut parler de rien ; un tel homme en tant que tel est semblable à une plante. » (Mét. Gamma 4, 12)

Il ne peut exister de démonstration du principe de non contradiction dans la mesure où toute démonstration le présuppose. La difficulté cependant reste de déterminer son sens exact. S’agit-il seulement d’un principe logique ou bien d’un principe sémantique, voire ontologique ?

C’est un principe ontologique en ce sens qu’il signifie que penser, c’est penser quelque chose d’un (d’unique) :

« On ne peut pas penser si on ne pense pas une chose unique. » (Mét. gamma 4, 10)

Pour que la même chose soit et ne soit pas il faut une « même chose ». Le principe pose donc l’unité de la chose, en même temps qu’il implique, sémantiquement, que la chose ne peut être dite infiniment :

« Mais si on ne posait pas de limite et qu’on prétendît qu’il y eût une infinité de significations, il est manifeste qu’il ne pourrait y avoir aucun raisonnement. En effet ne pas signifier une chose unique, c’est ne rien signifier du tout, et si les noms ne signifiaient rien, on ruinerait tout échange de pensée avec soi-même ; car on ne peut penser si on ne pense pas une chose unique. » Mét. Gamma, 4, 5-10.

Le principe de non contradiction est donc à la fois un principe logique qui cherche à maintenir la possibilité de la vérité, un principe ontologique qui maintient l’unicité de l’objet (la possibilité qu’il y ait objet) et un principe sémantique qui refuse la pluralité indéfinie des significations (il y aurait alors impossibilité de la définition).

On pourrait dire que Saussure a fait un usage absolument opposé de la négativité puisqu’il cherche à comprendre comment, dans la langue, tout est négatif. Refusant l’opposition du sens propre et du sens figuré, il écrit :

Note de bas de page 17 :

 Ferdinand de Saussure, Écrits de linguistique générale, Paris, Gallimard, 2002, p. 72.

« Il n’y a pas de différence entre le sens propre et le sens figuré des mots (ou : les  mots n’ont pas plus de sens figuré que de sens propre) parce que leur sens est éminemment négatif. Parle-t-on par exemple (et nous choisissons exprès un exemple relativement [   ]) d’une personne qui a été le soleil de l’existence d’une autre, c’est que
1° On ne pourrait dire qu’elle a été la lumière, ou
2° s’il existait en français soit un terme signifiant clair de soleil (comme clair de lune) soit un terme signifiant dépendance où est la terre par rapport au soleil ; soit d’autre part deux termes pour soleil selon qu’il se lève ou se couche, ou selon qu’on le compare ou non à d’autres corps célestes, il est absolument douteux qu’on pût encore employer soleil dans la locution soi-disant figurée qui a été employée. »17

Un peu plus loin, il ajoute :

Note de bas de page 18 :

 Ibid., p. 77.

« La « synonymie » d’un mot est en elle-même infinie, quoi qu’elle soit définie par rapport à un autre mot ».18

Il ressort de cette infinité de significations le fait étrange qu’il est impossible, « parfaitement chimérique » de vouloir épuiser le sens d’un mot :

Note de bas de page 19 :

 Id.

« Quant à épuiser ce qui est contenu dans esprit, par opposition à âme, ou à pensée, ou ce qui est contenu dans aller par opposition à marcher, passer, cheminer, se porter, venir, ou se rendre, une vie humaine pourrait sans exagération s’y passer. »19

La conception saussurienne de la synonymie et celle de la valeur ouvre donc le sens à l’infini. C’est là une conception à la fois fascinante et difficile à comprendre, non seulement parce que le sens reste ultimement indéterminable (il échappe à la définition, mais pas nécessairement à l’analyse) mais aussi parce qu’il se définit comme une relation sans objet.

On voit par là en quoi la négation peut être comprise comme une relation. Dans la perspective saussurienne, il n’y a au fond que des relations, du moins dans la langue qui est pour Saussure l’objet unique. Il y a relation parce qu’il y a négativité. Pour Aristote, au contraire, le principe de contradiction pose une limite à la fois dans l’objet, ce qui le rapproche du principe d’identité, et dans l’acte sémantique qui consiste à se rapporter à lui, acte qui ne saurait être infini. La relation que pose Aristote semble être non pas à l’intérieur de la langue, prise au sens saussurien, mais dans le dispositif complexe qui unit le sujet et l’acte à la fois ontologique et sémantique de nommer. Plus que d’une relation, il s’agit d’un lien. Aristote suggère au fond que si l’on ouvre les relations sémantiques à l’infini, on ne peut que parler, c’est-à-dire ne rien dire. Pour parler véritablement, il faut dire « quelque chose » sans se contredire.

Note de bas de page 20 :

 Le schéma du Traité du non-être de Gorgias relie la thèse ontologique, sémantique et intersubjective : « Il n’est dit-il rien ; d’ailleurs, si c’est, c’est inconnaissable, ; d’ailleurs si c’est et si c’est connaissable, ce n’est pourtant pas montrable aux autres. » In Barbara Cassin, Si Parménide, Presses Universitaires de Lille, 1982,p. 429.

La négation est donc le point focal à partir duquel se joue la régulation du discours entre parler pour ne rien dire et ne pas pouvoir parler. Si l’on postule l’unité absolue de ce qui est, alors on ne peut rien dire car aucun prédicat ne peut être distingué du sujet. Mais s’il existe une multiplicité infinie, on ne peut que parler car on parle de rien20. S’il n’y a que de l’un, on ne peut rien dire ; s’il n’y a que du multiple, on ne peut que parler.

Note de bas de page 21 :

 Jan Lukasiewicz, [1910], Du principe de contradiction chez Aristote, trad. du polonais par Dorota Sikora, Paris, Éditions de l’éclat, 2000.

Note de bas de page 22 :

 Op. cit., p. 161.

Lukasiewicz21 a soutenu que ce principe étant indémontrable, il devait être considéré de nature psychologique ou morale. Cependant, du point de vue empirique, l’impossibilité de démontrer le principe n’a guère de conséquence car si un objet présentait deux caractères contradictoires, il serait toujours possible de dire qu’il existe en réalité deux objets22. Ainsi, si un point est ici et pas ici en même temps, il est commode de dire qu’il y a deux points. Ceci suggère que le principe dirait au fond que si deux prédicats contradictoires sont attribués à la même chose, c’est qu’il y a en réalité deux choses. Le principe joue alors comme un facteur de division portant sur un substrat, division qui génère des objets. Or la division d’un substrat est sans doute la seule façon par laquelle on peut concevoir une relation sans objet au sens où, dans ce cas, la relation se trouve exister antérieurement aux relata. C’est la solution structurale par excellence. Ainsi, selon la façon dont on interprète la négation, on voit qu’elle est génératrice d’unicité ou de multiplicité.

La négation apparaît alors comme un opérateur sémiotique essentiel. Comme opérateur, elle produit soit de l’identité, soit de la différence. On peut donc comprendre la négation non pas comme une relation mais comme un générateur de relations.

4. Négation et dialectique

La dialectique, dite sommairement, est un chemin entre identité et différence. C’est la définition la plus générale que l’on puisse en donner et qui convient aussi bien à la dialectique platonicienne qu’à la dialectique hégélienne. Ce terme cependant a profondément changé de sens au cours de l’histoire. D’un côté, il s’agit d’un cheminement vers la vérité (c’est le sens platonicien mais aussi le sens hégélien), de l’autre il s’agit d’un discours producteur d’illusions (c’est le sens kantien).

Du point de vue de la négation, qui est le seul problème en question, la dialectique peut, de la même façon que précédemment, être comprise comme un facteur d’unification mais aussi de changement à l’intérieur d’un mouvement (Hegel) ou au contraire être comprise comme conduisant à des apories ou des antinomies, c’est-à-dire à la mise en scène de divisions irréductibles.

Note de bas de page 23 :

 Emmanuel Kant, op. cit., p. 725.

« La raison humaine a cette destinée particulière, dans un genre de ses connaissances, d’être accablée de questions qu’elle ne peut écarter ; car elles lui sont proposées par la nature de la raison elle-même, mais elle ne peut non plus y répondre, car elles dépassent tout pouvoir de la raison humaine. »23

Finalement, quelle que soit la façon dont elle a pu être comprise, la dialectique se différencie à la fois de la rhétorique et de la logique. Elle n’est pas une logique parce que son rapport à la vérité est instable, toujours en devenir. Elle n’est pas une rhétorique parce qu’elle est orientée vers la découverte plus que vers la persuasion. C’est en ce sens qu’elle peut être aporétique, ce qui n’est guère le cas d’une démarche purement rhétorique.

 L’aporie, comme le souligne Aristote, naît d’oppositions entre des énoncés contraires et non entre des énoncés contradictoires. S’ils étaient contradictoires, l’un serait vrai, l’autre faux. La tragédie de même provient de la contrariété des raisons.

Les raisons contraires ne peuvent être vraies en même temps mais peuvent être fausses. En ce sens, on peut résoudre une aporie en reformulant la question posée. La dialectique dispose toujours de la possibilité d’une nouvelle énonciation.

Dans ce contexte, comment comprendre le fonctionnement de la négation ? Nous venons de voir que la négation, dans le contexte rhétorique, possède essentiellement une valeur tensive, graduelle. Un conflit rhétorique peut donc aboutir à un compromis, fondé sur une évaluation. Il en va tout autrement dans un conflit logique parce qu’ici la négation inverse la valeur de vérité, ce qui prête difficilement au compromis. On peut naturellement imaginer des logiques à plus de deux valeurs de vérité et des logiques floues, qui par là-même tendent à ressembler à des rhétoriques. Dans un conflit dialectique, la négation transforme un énoncé en son contraire, ménageant ainsi la possibilité que les deux énoncés soient également faux. On comprend qu’il est alors nécessaire de changer de terrain, c’est-à-dire de reformuler le problème. C’est ainsi, nous semble-t-il, que procède Kant dans la solution de ses antinomies dont nous allons examiner brièvement la structure.

Il y a quatre antinomies qui dépendent chacune d’une catégorie, ce qui peut les rapprocher de la rhétorique telle que nous l’avons exposée à la suite de Perelman.

Pour chaque catégorie, il y a une thèse et une antithèse, comme dans toute aporie.

Du point de vue de la quantité, il s’agit de savoir si le monde a un commencement dans le temps et une limite dans l’espace ou s’il est infini.

Du point de vue de la qualité, on demande s’il existe des êtres simples, en particulier le moi, ou si rien n’est simple.

Pour la relation, s’il y a ou non une causalité par liberté.

Enfin pour la modalité, s’il existe un être nécessaire.

Chacune présente une thèse dogmatique affirmative et une thèse négative que l’on peut dire sceptique.

Thèses et antithèses se démontrent par la réfutation de l’autre, c’est-à-dire apagogiquement (et non ostensivement).

Le passage d’une thèse à une antithèse n’est donc pas une simple affaire d’opinion contraire mais l’un des aspects d’une même rationalité. Un relation de contrariété n’est pas à elle seule une antinomie. L’antinomie est un cas particulier. Pour qu’il y ait antinomie, il faut que la contrariété porte sur un ordre global pour lequel nous n'avons pas d'intuition ni de connaissance déterminées. Mais ce cas fait d’autant mieux apparaître la spécificité du conflit dialectique.

Considérons simplement la seconde antinomie qui est pour nous la plus intéressante car elle est d'ordre méréologique et pose un problème sémiotiquement essentiel.

Thèse :

« Toute substance dans le monde se compose de parties simples, et il n’existe absolument rien que le simple ou ce qui en est composé. »

Antithèse :

Note de bas de page 24 :

 Op. cit., p. 1092 sq.

« Aucune chose composée, dans le monde, n’est formée de parties simples, et il n’existe rien de simple dans le monde. »24

La conséquence de la thèse serait qu'il n’y a que des atomes et des compositions d’atomes.

La conséquence de l'antithèse serait qu'il n’existe qu'une division infinie ou, plus exactement, qu’aucun objet absolument simple ne peut être donné dans une expérience.  

Note de bas de page 25 :

 Op. cit., p. 1164.

Les antinomies reposent sur une illusion dialectique qui dit que quand le conditionné est donné, se trouve aussi donnée la série entière des conditions et que, le conditionné nous étant donné, la série des conditions aussi. Citons brièvement la solution de l’antinomie qui consiste, comme le dit explicitement Kant, à rejeter les deux thèses comme également fausses25. La raison en est la suivante :

Note de bas de page 26 :

 Id.

« La division infinie ne désigne le phénomène que comme quantum continuum et elle est inséparable du remplissement de l’espace, puisque c’est dans ce remplissement que réside le fondement de la divisibilité infinie. Mais dès que quelque chose est considéré comme quantum discretum, alors la multitude des unités y est déterminée ; elle est donc toujours égale à un nombre. Il n’y a donc que l’expérience qui puisse déterminer jusqu’où peut aller l’organisation dans un corps organisé […]. »26  

La seconde antinomie dit en ce sens que l’analyse d’un composé (le conditionné) doit arriver (ou ne pas arriver) à une partie simple. L’espace, comme condition de l’intuition du conditionné, est infiniment divisible. Mais cette divisibilité n’appartient pas au conditionné (le corps ou substance). L’illusion consiste dans cette confusion entre l’ordre des conditions et l’ordre des conditionnés. La dialectique repose chez Kant sur l’impossibilité de décider dans un conflit d’apparence logique mais en réalité constitué par la rencontre d’un principe logique transcendantal et d’une expérience déterminée dans l’ordre des phénomènes. Il s’agit donc au fond de reformuler la question d’un nouveau point de vue, le point de vue critique, institué par Kant lui-même.

Dans les limites de ce travail, nous avons cherché à montrer que la négation possédait divers usages dont les significations sont profondément différentes. On peut, en guise de résumé, en fournir la liste suivante :

  • Il y a d’abord ce que Culioli a appelé la négation primitive qui exprime simplement un sentiment de rejet. Elle est passionnelle et esthésique.
    On observe ensuite que l’espace notionnel, requis pour l’exercice de la négation, toujours selon la formulation de Culioli, peut être constitué de différentes façons de telle sorte que la négation y opère des segmentations diverses.

  • Il peut s’agir d’un espace tensif dans lequel la négation distingue un certain nombre de gradients. C’est, pour l’essentiel, la façon dont procède la négation dans un contexte rhétorique.

  • Il peut s’agir d’un espace polarisé ne présentant que deux valeurs contradictoires. Dans un contexte logique, la négation inverse le sens de la valeur.

  • Enfin l’espace peut être constitué sur la base d’une opposition entre énoncés contraires, donc susceptibles d’être également faux. Il s’agit alors de trouver le point de vue qui défait l’illusion.

Il va de soi que ces quatre sens de la négation peuvent se rencontrer dans le même discours. Il est rare en effet que l’on rencontre une forme absolument pure. Mais il nous semble important de les distinguer, car chaque forme, qui est toujours une forme de conflit, requiert, comme nous l’avons observé, des solutions de natures bien différentes.

L’inventaire que nous venons de faire porte sur les diverses formes que prend la négation selon la constitution des espaces notionnels sur lesquelles elle s’exerce. Il reste que nous avons surtout insisté sur des contextes argumentatifs, laissant dans l’ombre les contextes narratifs. L’argumentation et la narration ont en commun de se déployer dans un espace de conflit, précisément régulé par la négation. En ce sens, il existe une certaine narrativité dans les univers spéculatifs, qu’ils soient rhétoriques ou dialectiques, l’inverse étant également vrai. Cependant la considération du récit nous oblige à remarquer que celui-ci s’initie généralement, dans sa forme canonique, par l’établissement d’un manque, c’est-à-dire par une négation d’objet. Nous avons insisté précédemment, à partir de la négation réelle conçue par Kant, sur la négation comprise comme négation de force. Il nous semble qu’une opposition fondamentale existe entre ces deux registres que nous voudrions explorer maintenant.

5. Négation de force et négation d’objet

Dans le tableau suivant, qui sert de fil conducteur pour nos exemples, nous distinguons les opérations qui portent sur des forces de celles qui portent sur des objets. La distinction entre force et objet est, de notre point de vue, fondamentale. On comprend aisément qu’il y a une grande différence entre soustraire une certaine grandeur à une force, comme dans l’exemple de Kant, et soustraire une partie à un objet. Dans ce dernier cas, on crée en général une lacune, un manque, alors que dans le premier cas on diminue simplement la force initiale. Forces et objets ne correspondent pas aux mêmes logiques, même si celles-ci peuvent interagir. Diminuer un désir, c’est-à-dire une force, n’est pas la même chose que créer un manque (qui est une relation d’objet).

Nous avons vu que la négation peut correspondre à une soustraction comme opposition de force ou comme établissement d’un manque d’objet. Nous avons également remarqué que la contradiction peut être comprise comme une division générant deux objets à partir d’un seul. S’il peut y avoir soustraction et division, l’opération d’addition est prévisible. Le récit en offre la formulation la plus simple sous la forme de la liquidation du manque. Mais certaines formes de la dialectique sont également additives, comme la synthèse hégélienne.

Nous avons donc trois opérations (soustraction, division, addition) portant sur deux types d’entités (force et objet). Le tableau suivant propose quelques exemples de ces opérations. On aurait tort d’y voir une forme de combinatoire. Il s’agit plutôt de suggérer l’extrême diversité des opérations que l’on peut rapporter à une action négative, une fois abstraite des particularités de tel ou tel discours, en particulier des discours argumentatifs que nous avons plus spécialement étudiés. Nous cherchons simplement à suggérer l’omniprésence de la négation, même dans des opérations possédant une valeur additive. Il serait juste de dire que la négation, quels qu’en soient les modes de manifestation, est l’envers intime de tout dire.

Soustraction

• de force = inhibition, opposition, arrêt, etc.
• d’objet = manque, privation, lacune, etc.

Division

• de force =  diffraction, dissémination, dilution, etc.
• d’objet = séparation, dislocation, émiettement, etc.

Addition

• de force = renforcement, consolidation, transgression, etc.
• d’objet = liquidation d’un manque, saturation, accumulation, etc.

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