Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des modernes, Paris, La Découverte, 2012.

Matteo Treleani

Université Paris Est - Marne la Vallée
CEISME - Université Sorbonne Nouvelle Paris III

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Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 B. Latour, “Why has critique ran out of steam?”, Critical Inquiry, 30, 2004, The University of Chicago Press.

« Une question choquante adressée à un climatologue » : ainsi s’ouvre l’enquête de Bruno Latour.  S’il y a lieu de relever cette entrée en matière, c’est que l’intégralité de son ouvrage peut être interprétée comme une volonté d’expliquer la controverse qui est à la base de la « question choquante » qui suit : alors qu’un climatologue expose son point de vue sur l’origine humaine du bouleversement climatique à une quinzaine d’industriels français responsables du développement durable dans différentes sociétés, l’un d’entre eux lui demande : « Mais pourquoi faudrait-il vous croire, vous plus que les autres ? »  Le chercheur se défend en affirmant que « si l’on n’a pas confiance dans l’institution scientifique, c’est très grave ».  Voilà deux termes, la croyance et la confiance, qu’on a généralement du mal à appliquer à un domaine, celui de la science dite exacte, où l’objectivité se fonde plutôt sur des faits et des mesures.  Habituellement, il ne s’agit pas de croire aux faits ou d’avoir confiance dans les mesures effectuées : ce type d’objectivité se donne comme manifeste et souvent comme indiscutable.  Mais ici, l’industriel pose la question en termes de croyance : qui croire ? les climatologues qui expliquent scientifiquement l’origine humaine du réchauffement climatique ou les climato-sceptiques ?  Et, chose non moins étonnante, le chercheur répond en termes de confiance en l’institution scientifique.  C’est justement cette confiance dans l’institution que Latour se donne pour objectif de rétablir.  Et cela non pas en fondant la validité d’un discours à partir de son adéquation au réel, mais plutôt en affirmant la multiplicité des réels et la nécessité d’adopter la bonne posture pour y faire face.  Un réalisme qui traite des matters of concern plutôt que des matters of fact 1.

Note de bas de page 2 :

 Cf. L. Daston et P. Galison, Objectivity, New York, Zone Books, 2010.

Note de bas de page 3 :

 A. Fossier et E. Gardella, “Entretien avec Bruno Latour”, Traces. Revue de Sciences humaines, 10, 2006 [en ligne : http://traces.revues.org/158].

Note de bas de page 4 :

 B. Latour, Enquête sur les modes d’existence, Paris, La Découverte, 2012, p. 29.

Selon Latour, le problème que pose la question adressée au climatologue relève de ce qu’on peut appeler une erreur de catégorie.  Les discours sont régis par une multiplicité de modes d’énonciation.  Ces modes définissent une diversité de régimes d’objectivité ou de véridiction.  L’objectivité est elle-même un concept qui se construit historiquement dans la diversité des pratiques, comme le démontrent L. Daston et P. Galison2.  Une controverse peut alors naître d’une confusion entre plusieurs régimes.  « Aller boxer un acteur qui joue sur scène le méchant, c’est une erreur de catégorie », affirme Latour3.  La question n’est pas de comprendre à qui il faut croire mais plutôt de comprendre quel régime d’objectivité adopter.  Car chaque mode d’existence implique une structuration de valeurs.  « En comparant deux à deux des conflits de valeurs — le scientifique et le religieux par exemple, ou le droit et le politique, ou le scientifique et le fictionnel, etc. —, nous allons nous apercevoir très vite qu’une grande partie des tensions […] vient de ce que l’on utilise pour juger de la véracité d’un mode les conditions de véridiction d’un autre mode »4.

Note de bas de page 5 :

 P. Maniglier, “Un tournant métaphysique?”, Critique, 786, 2012, pp. 916-932.

Mais chez Latour les modes ne sont pas seulement des régimes d’énonciation.  La question est bien métaphysique : comme l’affirme Pierre Maniglier, elle ne concerne pas que le langage5.  Il s’agit de modes d’existence (et ici l’auteur fait référence non seulement à Albert Simondon mais aussi à Etienne Souriau).  Selon Latour, en effet, la révolution opérée par la sémiotique, qui a consisté à se défaire du réalisme sociologique, n’a pas été suivie — comme, selon lui, elle aurait dû l’être — par un pluralisme ontologique.  Il faudrait donc parler de réels plutôt que du réel, la question étant non pas de comprendre quelles sont les choses en soi mais de saisir leur manière d’être en tant que.  Les objets ont différents modes d’existence et nos incompréhensions dérivent de problèmes de catégorisation.  L’idée, fruit des évolutions scientifiques du XXe siècle (on pense à la physique quantique et au principe d’incertitude), est que le réel se donne, mieux, s’instaure dans l’observation, qu’il est en devenir et non pas là, donné avant la description ou en-dessous du langage.

La catégorisation selon Latour se fonde sur cinq groupes de trois éléments ; parmi eux, la préposition, la métamorphose, le droit, le religieux, la morale, l’habitude, la technique, la fiction, la référence, l’attachement (l’économie), le réseau, jusqu’au mystérieux double-clic.  Une analyse de chacune des enquêtes sur chaque mode dépasse le propos de ce compte rendu mais mériterait d’être faite en profondeur.  L’analyse de Latour, fruit de ses travaux précédents, s’appuie sur des années d’expérience.  Les « modes » reprennent des domaines qui semblent être en relation avec des institutions (le droit, l’Eglise, la science, la politique, etc.).  Leur attestation est empirique, mais se manifeste à partir des erreurs de catégorie.  On voit par exemple que le réseau, à la base de la théorie acteur-réseau, n’est qu’un mode parmi d’autres (tout en constituant l’outil de départ pour l’enquête) : Latour affirme que la faiblesse du réseau, c’est qu’il ne définit pas de valeurs.  Il faut pouvoir orienter l’analyse, en quelque sorte, afin de qualifier la nature de ce qui est désigné par le réseau. Un autre mode d’existence est pour cela nécessaire, afin de pouvoir qualifier les valeurs qui circulent dans les réseaux.  C’est là que le système révèle toute sa puissance heuristique : elle réside dans les croisements entre modes.  Car si chaque mode peut être discutable — l’auteur affirme que les noms des modes ne sont pas importants —, c’est l’interaction entre eux qui, selon un principe structural et différentiel, se révèle efficace pour l’analyste des controverses.

Mais ce qui fait l’intérêt de ce travail n’est pas seulement l’ampleur de l’entreprise, c’est aussi le fait que cette enquête se donne comme orientée, finalisée, avec un rôle social bien précis : concevoir une forme de diplomatie afin de faire dialoguer les modes d’existence, le but étant de prévenir l’anéantissement de Gaïa, la Terre — devant qui « nous sommes désormais appelés à comparaître ».  La sémiotique aurait en tout cela un rôle d’envergure : celui de constituer le métalangage de cette entreprise, afin de concevoir des matrices de communicabilité et mettre fin à des controverses qui sont, en effet, des erreurs de catégorie.  L’enquête se présente ainsi comme « la fusion de l’ontologie avec l’organon de la sémiotique ».  Car dans le système immanent de l’auteur, sémiotique devient synonyme d’ontologie : « en redonnant un contenu ontologique au langage, on l’a enfin sorti de son affaiblissement millénaire et de sa position uniquement critique ».

Note de bas de page 6 :

 “Why has critique ran out of steam?”, art. cit..

Note de bas de page 7 :

 “Un tournant métaphysique?”, art. cit..

Note de bas de page 8 :

 P. Fabbri, “Simulacres efficients. Tactiques et dé-ontologie”, Intervention au séminaire de sémiotique (Sémiotique et sciences humaines), Université Paris Sorbonne, , 7 mai 2014.

On dirait alors que, pour Latour, cette diplomatie devrait remplacer la critique.  La faute de la critique était, à force de vouloir démystifier les discours idéologiques, de finir toujours par affirmer une réalité derrière6.  La réalité serait ainsi toujours au-delà, toujours « en retrait », comme le dit Maniglier7, alors que la diplomatie vise à faire dialoguer des réalités et des points de vue, à comparer, plutôt que détruire.  Une forme de métaphysique plate, immanente.  « On cherche à éviter le terme critique pour le remplacer par composition » (nous soulignons) affirme ainsi Latour.  Sa proposition relève d’une sorte d’anthropologie comparée, comme l’appelle Paolo Fabbri8 : une attitude qui souhaite éviter le jugement à partir d’un point de vue transcendant d’une part, et la mise entre parenthèses de la question ontologique d’autre part.  Ce qui est bien cohérent avec l’intention de définir « l’être en tant qu’autre » (et c’est précisément cette façon d’aborder l’être qui permet à l’ontologie de Latour de ne pas être en conflit avec la sémiotique).  Il n’y a plus de transcendance mais des hiatus, des seuils, des sauts, c’est-à-dire de légères discontinuités.  Les « transcendances abondent », affirme Latour, et l’opposition entre immanence et transcendance n’est qu’une erreur de catégorie.

Ce qui semble sans doute « en retrait », dans ce séduisant système, est quelque chose que l’on pourrait résumer autour d’une notion consciemment évacuée: l’homme.  Entre institutions, réseaux et concaténations, l’homme est dénué de pouvoir dans une multitude qui le submerge.  Cette immanence semble ainsi chasser les intentions.  Soit par exemple le mensonge.  Mentir devient la demande d’un mode faite à un autre mode dans l’enquête.  Or si, selon Umberto Eco, la sémiotique est la discipline qui étudie tout ce qui peut être utilisé pour mentir, cela n’implique pas forcément l’affirmation d’une réalité derrière le langage, mais plutôt la possibilité d’un usage instrumental du langage et la nécessité de le questionner.  Faire confiance aux climato-sceptiques peut certes être vu comme une erreur de catégorie ; cela dit, ne serait-il pas utile de s’interroger sur l’intentionnalité qui sous-tend cette erreur ?

L’enquête de Latour se veut une anthropologie des Modernes, mais de l’anthropologie semble manquer l’affirmation d’un point de vue situé.   Le simulacre de l’anthropologue dans la peau duquel le livre nous demande d’adhérer peut être considéré comme une forme de mise entre parenthèses du sujet interprétant.  Au lieu d’assumer le regard qui est le sien dans l’interaction avec l’autre, l’anthropologue de l’enquête semble s’abstraire de son propre point de vue.  La diplomatie, en outre, demande une négociation entre deux parties et l’identification de la source du discours de chacun des « diplomates », qui, eux, ne cachent jamais l’origine de leur délégation, comme l’affirme d’ailleurs Pierre Maniglier lui-même.  C’est précisément cette disparition de la source qui semble éloigner Latour de la critique.  Celle-ci peut en effet être vue non seulement comme démystification mais, également, comme explicitation du point de vue porté par l’observateur.  On dirait que nous ne pouvons défendre les intérêts de quelqu’un qui n’a pas de voix — Gaïa ? — sans finir par défendre, non intentionnellement peut-être, les intérêts de quelqu’un d’autre.

Il reste que l’Enquête sur les modes d’existence n’est pas uniquement un livre.  C’est un projet de recherche ouvert et un site Internet où le livre est présenté en édition augmentée avec la possibilité de contribuer à l’enquête.  La forme selon laquelle est présentée l’enquête n’est pas de moindre importance.  Le livre papier ne présentant pas de bibliographie, le site Internet devient un outil essentiel pour se plonger dans le discours de Latour.  Ce dernier offre une lecture délinéarisée, où l’on accède aux définitions à partir d’entrées multiples.  Le lecteur peut contribuer à l’enquête, poser des questions et essayer de peaufiner des termes ou des définitions.  Son pouvoir reste cependant filtré par les collaborateurs du projet, qui jugent de la validité scientifique des contributions, garantissant ainsi une certaine qualité scientifique : une nouvelle forme de contribution qu’on pourrait dire contrôlée.

Ce travail semble donc constituer un dispositif qui n’est qu’une première étape dans un parcours appelé à se développer grâce à des rencontres, des séminaires et des enquêtes de terrain.  L’originalité de Latour est d’en faire un point de départ et non un point d’arrivée comme on s’y attend habituellement dans le cas des livres qui présentent les résultats d’une recherche.  Tout en sachant que c’est en même temps la consécration d’un long parcours pour Latour, s’agissant d’une somme de ses travaux précédents.

L’auteur a lancé l’hameçon, et l’enjeu est manifestement d’envergure.  C’est maintenant à la sémiotique de décider quoi en faire.

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