Narratologie, narrativité et régimes d’immanence
Denis BERTRAND
Université Paris 8
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Mots-clés : immanence, narrativité, storytelling
Auteurs cités : Jean-Claude COQUET, Gilles DELEUZE, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Félix GUATTARI, Christian Salmon
Introduction
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Christian Salmon, Storytelling. La Machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2007.
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Présentation de l’éditeur, publiée sur le site Fabula. La recherche en littérature, 16 octobre 2007.
Une circonstance particulière est à l’origine des réflexions que je voudrais proposer sous le titre « Narratologie, narrativité et régimes d’immanence » : le retour récent et l’actualité de la narratologie dans le champ des sciences humaines. Ce retour se manifeste de diverses façons. Il s’est exprimé à travers le succès du mot d’ordre de « storytelling » – qu’on pourrait paraphraser en disant « le récit, ça marche » – lancé en 2007 par la publication du livre de Christian Salmon, Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits1. Le développement de cette mécanique à raconter qui, dit l’auteur, « remplace le raisonnement rationnel » dans tous les domaines sociaux, économiques et politiques, constituerait, comme on peut le lire sur la note de présentation de l’ouvrage, « un incroyable hold-up sur l’imagination des humains »2. Ilimposerait un « nouvel ordre narratif ». Ce mot d’ordre est désormais dans toutes les bouches des communicants de masse. Mais le retour du narratif se manifeste aussi, plus sérieusement, par l’organisation de puissantes rencontres internationales sur le récit, réunissant plusieurs dizaines, voire des centaines, d’intervenants. Je pense notamment au congrès « Narrative matters. Récit et savoir » (Université Paris-Diderot en partenariat avec l’Université américaine de Paris, du 23 au 27 juin 2014. Il s’agit du septième congrès mondial sur les « Narrative Matters », « matériaux narratifs » (qu’on peut aussi comprendre au singulier « Narrative matters », « le récit, ça compte »), congrès dont la première édition s’est tenue en 2002 au Canada (Université Saint-Thomas dans le New Brunswick) et dont l’édition 2012 a eu lieu à Paris sur le thème « Vie et récit ». Son objet est de réunir des chercheurs de toutes les disciplines, et la liste est longue – psychologie, psychanalyse, sociologie, anthropologie, histoire, philosophie, sciences du langage, études littéraires, études féministes et études de genre, éducation, médecine, santé et action sociale, biologie, droit, science des religions, informatique, visual studies… –, pour réfléchir cette fois, en 2014, je cite, « à la question des puissances épistémiques, parfois controversées, du récit ». Le texte d’orientation propose de le faire à travers les questions suivantes : « Quelles sont les relations entre le récit et le savoir ? Comment les savoirs informent-ils et produisent-ils des récits ? Comment les récits véhiculent-ils ou produisent-ils des savoirs et lesquels ? De quelle nature est la connaissance narrative, par opposition à d’autres formes de connaissance (…) ? Le récit constitue-t-il un mode de connaissance privilégié ou est-il, au contraire, un moyen épistémologiquement opaque de poursuivre la vérité ? ». Bref, le récit, accepté comme une donnée immédiate, naturelle et spontanée du discours, étend son ombre – ou sa lumière – sur tous les domaines. S’ensuit un nombre important de perspectives de recherche sur la connaissance et l’analyse narratives, sur les récits de la science et la médecine narrative, sur les récits en relation avec l’épistémologie, l’Histoire, les médias, la fiction et la non fiction, etc. La principale référence théorique citée dans le texte d’orientation du congrès – et à vrai dire la seule – est celle de Donald Polkinghorne et de son ouvrage Narrative Knowing and the Human Sciences, publié à New York en 1988. L’argument central du projet de narratologie cognitive développé dans ce livre est, que :
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Donald E. POLKINGHORNE, Narrative knowing and the human sciences, New York, State University, 1988. « The core of the argument I make in this book is that narrative is a scheme by means of wich human beings give meaning to their expérience of temporality and personal actions. (…) Narrative meanings provides a framework for understanding the past events of one’s life and for planning future actions. », p. 11.
« le récit constitue un schème au moyen duquel les êtres humains donnent une signification à leur expérience de la temporalité et à leurs actions personnelles. (…) Les significations narratives fournissent un cadre permettant de comprendre les événements passés de la vie d’une personne et de projeter les actions futures. »3
On peut reconnaître ici la référence à Temps et récit de Ricœur qui, comme on le sait, confère au récit la fonction phénoménologique de donner une forme et une orientation finalisée au divers événementiel, chaotique sans lui, de l’expérience vécue.
Compte tenu de la thématique de notre séminaire, « Sémiotique et sciences humaines », un tel projet transversal aux disciplines ne peut manquer de nous intéresser. Mais, évidemment, ce qui pourrait nous arrêter ici, à propos de ce retour des études narratives, est l’absence de toute référence directe ou indirecte aux recherches développées en Europe dans le domaine de la théorie narrative, et particulièrement en sémiotique à partir des travaux de Greimas depuis les années 1960 et 70. Lorsqu’on reparcourt aujourd’hui Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage de 1979, on est frappé par la présence transversale, et presque invasive, de la narrativité dans un grand nombre de ses entrées – y compris dans celles qui n’ont à première vue rien à voir avec le récit. C’est le cas, par exemple, de l’entrée « Immanence », où la catégorie immanence / transcendance est utilisée, de manière sans doute bien limitative, pour rendre compte des statuts différenciés des actants sujet et Destinateur.
Il ne s’agit pas, naturellement, de s’étonner ou de contester cette absence. La sémiotique n’est en rien propriétaire de la théorie narrative, elle n’a nul droit à faire valoir, elle ne saurait revendiquer quelque préséance… On pourrait évidemment aborder cette question en termes de sociologie et d’histoire de la recherche. Mais je préfèrerai tenter d’interroger cette absence de l’intérieur. Car une telle occultation mérite qu’on cherche à comprendre comment une discipline, dont l’hypothèse narrative constitue un socle théorique majeur, se trouve ignorée dans le contexte des recherches actuelles. Qu’a donc fait la sémiotique narrative pour laisser ainsi oublier son apport, à nos yeux décisif, à la connaissance élargie du récit ? Et pourquoi, de plus, cette dimension fondatrice de la « théorie du langage » semble-t-elle aujourd’hui abandonnée dans les travaux des sémioticiens, pour ne plus apparaître que dans les manuels d’initiation ? Il me semble que ces questions méritent qu’on s’y arrête. Elles peuvent, me semble-t-il, trouver une réponse si on examine les modalités du passage de la narratologie – discipline des variations génériques du récit, objet du congrès cité – à la narrativité – concept central dans la conception sémiotique de la signification discursive. Or, après avoir été mise au pinacle des concepts, la narrativité s’est pour ainsi dire dissoute d’elle-même. Comment la sémiotique l’a-t-elle donc délaissée ? Le responsable de cette transformation (narrative (!), dans le récit que nous en faisons) est peut-être le « principe d’immanence ». Une certaine radicalisation du principe d’immanence. C’est du moins l’hypothèse que je voudrais développer ici.
Voici donc le déroulement que je propose de suivre. Je reviendrai tout d’abord sur le problème du glissement d’une « narratologie restreinte » à une « narrativité étendue », en m’arrêtant sur un texte qui me paraît décisif à ce sujet, car il marque une véritable bifurcation théorique : il s’agit de l’« Introduction » de Greimas à Du sens II, en 1983. Cela nous permettra d’interroger ensuite le rapport particulier qu’entretiennent les structures narratives avec le principe d’immanence, celles-là couronnant en quelque sorte la pertinence de celui-ci. On pourra alors constater, dans un troisième temps, l’effort pour se dégager du carcan de l’immanence, soit par sa critique radicale (chez Jean-Claude Coquet par exemple), soit par son extension et sa pluralisation, comme chez Jacques Fontanille à propos des « pratiques sémiotiques ». En resserrant l’interrogation sur « le plan d’immanence » et sur ses implications, je souhaiterais évoquer, dans un quatrième temps, l’approche de cette question difficile par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans le chapitre qui porte ce nom, « Le plan d’immanence », de leur ouvrage Qu’est-ce que la philosophie ? (1991). Cela nous conduira au concept ouvert de « régimes d’immanence ». Et enfin, pour finir à travers un cas concret et exemplaire, je proposerai de reconsidérer la pertinence de la narrativité bannie à partir du Don Quichotte de Cervantès, monument critique de la narratologie, mais finalement contraint, du fait de l’intrigante pluralisation énonciative des positions narratives, à la reconnaissance de la narrativité dans le dire du discours lui-même.
1. De la narratologie restreinte à la narrativité étendue
Il n’y a pas d’entrée « narratologie » dans le Dictionnaire de Greimas-Courtés. En revanche, les entrées « parcours narratif », « schéma narratif » et pour finir « narrativité » occupent une dizaine de pages et leurs attendus se répandent sur un nombre considérable d’autres entrées. Elles forment bien, à l’époque, le cœur de la théorie. On y lit (entrée « narrativité ») : « La narrativité est ainsi apparue progressivement comme le principe même de l’organisation de tout discours, narratif (identifié dans un premier temps au figuratif) et non narratif » (p. 248). Et plus loin, on voit « dans les structures narratives profondes l’instance susceptible de rendre compte du surgissement et de l’élaboration de toute signification (et pas seulement verbale) » (p. 249). Pour aboutir enfin à une décision « dont, dit le texte, l’enjeu est considérable » :
« Ces structures sémiotiques – que nous continuons d’appeler, faute d’un meilleur terme, narratives, ou mieux, sémio-narratives – sont pour nous le dépôt des formes signifiantes fondamentales » (p. 249).
Or, par delà les structures internes du discours énoncé – de tout discours énoncé –, elles englobent la compétence et la performance discursives elles-mêmes, le « dire ». Selon cette conception en effet, l’énonciation, comprise comme acte fondateur du sujet, relève elle aussi, à travers ses interactions, de la narrativité généralisée comprise comme « principe organisateur de tout discours ». Ainsi, la « narrativité » renvoie-t-elle aux autres entrées qui recouvrent peu ou prou toutes les dimensions de l’activité signifiante : diégèse, énonciation, parcours génératif, syntaxe fondamentale, syntaxe narrative de surface… et, au moins implicitement, « modalité ».
Mais c’est dans la grande synthèse que constitue l’« Introduction » à Du sens II que s’accomplit le virage théorique de la sémiotique : elle s’arrache à la narratologie et elle hypertrophie la narrativité avant de constater finalement l’épuisement de ce concept lorsque la sémiotique se dirige vers le tout modal. Ce vaste mouvement est mis, par Greimas, sous le signe historique du progrès scientifique. Progrès avec la reformulation des fonctions proppiennes en relations actantielles, et de la « succession canonique d’événements » en schéma narratif. Progrès avec le passage de la structure des actants au dispositif modal évolutif qui sous-tend chaque identité actantielle, la repoussant ainsi au second plan. Progrès avec l’extension de la masse modale – jusque là réservée aux sujets – aux objets eux-mêmes, lorsque la modalisation de l’objet se répercute sur l’état du sujet et ouvre ainsi la voie aux modulations passionnelles. Progrès dans l’avènement d’un univers du sens globalement adossé à la modalité, chaque grande sphère des significations individuelles et sociales se rattachant alors à une détermination modale de base : les passions se fondent sur le socle du vouloir, le juridique sur celui du devoir, la manipulation et la domination sur celui du pouvoir, le rhétorique avec son faire persuasif sur celui du savoir… Tout ceci exploitant l’autonomie enfin conquise de la syntaxe et de ses opérations. Au total, un édifice d’une cohérence remarquable se met en place. Cohérence car, justement, cet édifice est tout entier construit sur les fondations du principe d’immanence autour de son maître-mot, la relation, déployée en narrativité. Laquelle devient victime de son succès même.
En effet, de cette construction résulte la crise du concept qui a servi de fondement à son élaboration. La syntaxe narrative s’est détachée du champ des discours qui lui ont donné naissance pour devenir le modèle analytique qui sous-tendrait toutes les formes de discours… Et Greimas en vient à conclure son « Introduction » par un constat quelque peu désabusé : « Tout discours est donc “narratif”. La narrativité se trouve dès lors vidée de son contenu conceptuel. » (p. 18) Et cette conclusion se prolonge par une considération plus générale d’ordre épistémologique :
« Tout se passe comme si, certains concepts instrumentaux ayant épuisé leur valeur heuristique, un nouveau projet, [en l’occurrence ici] la construction d’une syntaxe sémiotique modale, capable de créer ses propres problématiques et de définir des objets sémiotiques nouveaux, était déjà prêt, après une dizaine d’années d’efforts collectifs, à en prendre la relève. » (p. 19)
On peut signaler ici, comme illustration parmi d’autres de ce mouvement d’effacement du narratif, le texte remarquable que Per Aage Brandt a proposé en 2013 pour le volume à paraître sur La négation, le négatif et la négativité où, développant le socle modal dans la perspective d’une sémiotique cognitive, il écrit : « l’intégration modale vise à signifier pour un énonciataire la représentation mentale d’une situation dynamique » qu’il qualifie quelques lignes plus loin, il est vrai, de « micro-drames ». Mais le terme de narrativité n’a plus droit de cité.
Car la narrativité a rempli son office. Mais du même coup, l’univers discursif et culturel du récit, avec l’immensité de ses variétés formelles tout autant que l’exploration particulière de cette « région au-dessous des idées » qui fait, selon Merleau-Ponty, « son caractère irremplaçable », cet univers est-il laissé pour compte ? En tout cas, il ne semble pas que les sémioticiens aient jamais réinvesti, à la suite de ce tournant modal, le monde des études narratives, ni se soient absorbés dans des travaux d’ordre narratologique. Loi des nouveaux objets sémiotiques !
2. L’immanence, entre narratologie et narrativité
Car la narratologie, à travers la diversité de ses genres et de ses formes, ouvre inévitablement sur le dehors du discours et sur ses effets particuliers, tant individuels dans la lecture en acte (je pense à Proust et à sa théorie de la lecture du roman) que sociaux lorsqu’il s’agit d’examiner, par exemple, la question – modale – du savoir qui y prend forme et qui génère ses effets dans des champs socioculturels variés. La narratologie intègre, en somme, ce qu’on a appelé dans le texte d’orientation du séminaire « l’entour pragmatique ». Et du même coup, elle contredit le principe d’immanence.
Dans La quête du sens. Le langage en question (1997), Jean-Claude Coquet propose à plusieurs reprises une définition du principe d’immanence, sa bête noire. Il implique (le principe en question) que, je cite, « les phénomènes – événements, états de choses, perceptions, mouvements… – réduits à des termes abstraits, entrent dans un système clos de relations » (p. 2), ou encore que « la langue est un objet abstrait où seules comptent les relations entre les termes » (p. 109-110 et 235). Ce principe d’immanence, depuis Hjelmslev, « fonde la linguistique ». C’est d’ailleurs lui qui est assumé dans le dictionnaire de Greimas et Courtés à travers la fameuse formulation déontique, quasi juridique : « l’objet de la linguistique étant la forme (…), tout recours aux faits extra-linguistiques doit être exclu, parce que préjudiciable à l’homogénéité de la description. » (entrée « immanence »)
Or, les structures de la narrativité – l’actantialité, la modalité, l’aspectualité, et leurs déploiements syntagmatiques en programmes et en schémas, tout autant que leur « enrichissement » aux différents niveaux de conversion du parcours génératif – apparaissent comme des réalisations admirables d’une approche immanentiste du sens, preuves de sa pertinence et de son efficience. Elles mettent sur la voie de la constitution d’une grammaire formelle du discours permettant par exemple de « procéder, comme l’écrit Greimas dans le texte déjà cité, aux calculs de compétence modale, inégale, de deux sujets face à un objet de valeur qui, inégalement apprécié, comporte ses propres attributions modales. » (p. 11, fin de citation). C’est cette même logique de l’immanence qui commande, on l’a vu, la construction sémiotique en cascade, de bifurcation en bifurcation, ou de conversion en conversion, de la totalisation modale. Et c’est cette logique de l’immanence qui a fait perdre de vue l’univers des discours narratifs en tant que tels, emportés dans la généralisation de la narrativité et de son abstraction. Le prix payé est lourd.
3. Les régimes d’immanence
On pourrait sans doute faire une histoire des moyens mis en œuvre par les sémioticiens pour échapper au carcan de l’immanence. Le plus radical est celui de Jean-Claude Coquet, qui en rejette le principe au nom du « principe de réalité ». Il oppose les prédicats somatiques, relevant de la phusis, qui articulent notre prise sur le monde, auxprédicats cognitifs, relevant du logos, qui ne sont que des reprises de l’immédiateté du contact avec les choses et avec les êtres. « Les prédicats somatiques, écrit-il, disent le sensible, les prédicats cognitifs le traduisent ». Nous avons travaillé ensemble sur cette articulation nouvelle dans un numéro récent de la revue Littérature, intitulé « Comment dire le sensible ? ». Jean-Claude prenant la parole ici même lors de la prochaine séance, je ne me permettrai pas de développer le rapport complexe entre les deux principes, ni les enjeux qui en découlent en termes d’analyse et d’éclairage théorique pour d’autres domaines des sciences humaines.
On pourrait aussi évoquer l’entreprise de Jacques Fontanille dans son livre sur les Pratiques sémiotiques (2008). Elle est profondément différente. En effet, il ne s’agit pas, pour lui, de rejeter le principe d’immanence, mais au contraire de le dilater et de l’ouvrir à travers un déploiement des niveaux de pertinence de l’expérience signifiante, lesquels sont susceptibles d’être convertis en autant de « plans d’immanence » : c’est ainsi que l’expérience sensible, iconique et figurative, fait émerger des grandeurs pertinentes comprises comme l’expression de signes, premier plan d’immanence ; et que le signe se convertit en une autre expérience, celle d’une composition orientée et intentionnelle de figures conduisant à la totalité signifiante du texte-énoncé, doté lui-même de ses grandeurs pertinentes, deuxième plan d’immanence. Et ainsi, du signe au texte-énoncé, du texte-énoncé à l’objet – son support d’inscription –, de l’objet à la scène pratique – comme processus ouvert mais circonscrit, avec les interactions qu’elle implique –, de la scène pratique aux stratégies – avec leurs expériences de gestion, d’accommodation et d’ajustements –, et enfin des stratégies aux formes de vie – qui introduisent la stylisation et les investissements axiologiques des sujets –, tout cet extraordinaire échafaudage se distribue selon une hiérarchie de plans d’immanence dont Jacques Fontanille dresse l’imposant tableau. Chacun a ses concepts et ses règles propres, avec ses modes d’intégration d’un plan en un autre. Ainsi, la sémiotique sort de la clôture du texte et s’ouvre à la « réalité » globale et vécue du sens en situation sans déroger à ses principes fondateurs.
L’hypothèse d’une pluralisation des plans d’immanence est évidemment intéressante. Elle demande à être évaluée, non seulement par des analyses concrètes (Jacques Fontanille en propose de nombreux exemples), mais surtout à l’aune de la relation interdisciplinaire. Car chaque niveau rencontre d’une manière ou d’une autre, des préoccupations, des objets et des concepts qui relèvent aussi d’autres champs d’étude (sociologiques par exemple).
Cette pluralisation des plans d’immanence, et surtout la relation qui s’établit entre plan d’immanence et distribution de concepts analytiques, me conduit à un texte que Jacques Fontanille ne cite pas mais qui porte pourtant, précisément, sur ce même problème : le « plan d’immanence feuilleté ». J’en viens au deuxième chapitre de Qu’est-ce que la philosophie ? de Gilles Deleuze et Félix Guattari (1991) qui s’intitule précisément « Le plan d’immanence », autrement nommé le « planomène » (p. 38). Texte riche et ardu, dont je retiendrai surtout le mode de questionnement et de définition, dans la mesure où il peut éclairer le statut même de l’immanence et élargir l’acception linguistique – et sémiotique – si rigoureusement limitative.
Le plan d’immanence y est, structuralement pourrait-on dire, défini par le rapport de solidarité et de différence qu’il entretient avec les concepts dans le faire philosophique. Les concepts sont des objets isolés, ils ne s’ajustent pas spontanément les uns aux autres, « leurs bords ne coïncident pas » comme dit Deleuze. Ce qui leur permet de « prendre » (comme on le dit du plâtre qui durcit), et de former un tout cohérent et unifié, c’est leur « plan de consistance » ou, « plus exactement » dit le texte, leur « plan d’immanence ». Suit alors, en un long paragraphe, une série d’énoncés définitionnels (p. 39) dont le trait commun est d’être figuratifs, puisant à des domaines d’expérience aussi variés que la vie organique, la technique, les quatre éléments, la géographie, le tout, hors taxinomie, dans une sorte d’éblouissant désordre d’univers. J’en cite quelques uns :
« Les concepts sont l’archipel ou l’ossature, une colonne vertébrale plutôt qu’un crâne, tandis que le plan est la respiration qui baigne ces isolats. » « Les concepts sont des agencements concrets comme les configurations d’une machine, mais le plan est la machine abstraite dont les agencements sont les pièces. Les concepts sont des événements, mais le plan est l’horizon des événements (…) : [il en est] l’horizon absolu, indépendant de tout observateur (…) ». « Les concepts pavent, occupent ou peuplent le plan, morceau par morceau, tandis que le plan lui-même est le milieu indivisible où les concepts se répartissent sans en rompre l’intégrité, la continuité. » « Ce sont les concepts mêmes qui sont les seules régions du plan, mais c’est le plan qui est l’unique tenant des concepts. » « C’est le plan qui assure le raccordement des concepts, avec des connexions toujours croissantes. » « Le plan d’immanence ne cesse de se tisser, gigantesque navette. » Et plus loin, plus abstraitement, et de manière plus éclairante peut-être pour les praticiens du parcours génératif : « les éléments du plan sont des traits diagrammatiques, tandis que les concepts sont des traits intensifs » (p. 42).
A la rigueur monosémique de la définition linguistique et sémiotique s’oppose donc ici une suite figurative, un réseau d’images, fortement polysémiques. Le figuratif, dans le langage, est un vecteur de sensibilisation. Mais tout en sensibilisant, il fait fuir le sens. Celui-ci déborde l’image dont les limites, du fait de la pluralité de ses champs d’application dans le monde naturel, sont indéfinies. Le figuratif tout à la fois intensifie et dilue, dans le foisonnement des représentations qu’il suscite. Quelle est la conséquence de ce constat, quant au statut du plan d’immanence ? C’est d’abord sa fluctuabilité, comme s’il était inévitablement soumis à d’intenses variations. Le plan d’immanence se module et s’étire, il est élastique et récursif.
On peut être adepte de l’immanence sémiotique, comme je le suis, pour son efficience en termes de cohérence raisonnée et d’efficacité analytique. Mais on ne peut pas ne pas être sensible à ses modulations soumises aux variétés d’apparition et de saisie possible du sens. Car les concepts avec lesquels on travaille – par exemple : modalité, actant, sujet, tensivité… – on les a d’abord, comme l’écrivent les auteurs, « construits dans une intuition qui leur est propre : un champ, un plan, un sol (…). Le constructivisme exige que toute création soit une construction sur un plan qui lui donne une existence autonome. » (p. 12) En réalité, le « plan d’immanence » selon Deleuze-Guattari se distingue du « principe d’immanence » en ce qu’il est moins l’objet d’une décision théorique qu’une condition d’existence du concept ; celui-ci, isolément et dans ses réseaux, lui est fatalement lié, il lui est consubstantiel. Car même masqué, ou apparemment ignoré et refusé, même indiscernable dans l’hétérogénéité de plusieurs plans qui s’interpénètrent ou rivalisent, le plan est présupposé. Il est toujours ainsi à l’œuvre dans les soubassements du discours qui décrit, analyse, conceptualise. Il est présent dans la manière dont les concepts, non seulement peuvent renvoyer à d’autres, mais renvoient eux-mêmes in fine, comme l’écrivent fortement Deleuze-Guattari, « à une compréhension non-conceptuelle » (p. 43). Il revient alors à l’analyse de dégager ce plan, même tâtonnant, et d’en faire apparaître les trames : c’est un crible tendu sur le non-sens. On peut y échapper avec le recours à la transcendance, mais celle-ci fait surgir le Destinateur : on revient alors à la narrativité… et à l’immanence.
C’est ainsi qu’on peut parler, me semble-t-il, de « régimes d’immanence ». On pourrait dire qu’à la différence du principe d’immanence que sous-tend une modalité déontique (il prescrit un ordre conceptuel), à la différence aussi des plans d’immanence où se distribuent les modalités épistémiques (ils déploient des sous-couches d’hypothèses et de certitudes), ce qu’on appellera les régimes d’immanence renverraient pour leur part aux modalités véridictoires : un certain contrôle du paraître les caractérise. Le terme « régime », son étrange polysémémie l’atteste, est largement ouvert (entre le régime politique, le régime alimentaire, le plein régime et le régime de croisière, ou le cas régime des termes « régis » en grammaire). Il est ouvert sur la base d’un noyau sémique de « rection ». Ainsi, les « régimes d’immanence » désigneraient des variétés de rection dans l’ordonnance des concepts. Et ils seraient pour l’essentiel tributaires de la véridiction. Comme le notent Deleuze-Guattari, « des illusions entourent le plan » (p. 50), illusions qui l’enveloppent comme des « mirages de la pensée », faisant fusionner le paraître avec du quasi-être. Les auteurs en rappellent même la typologie nietzschéenne : illusion de transcendance, illusion des universaux, illusion de l’éternel (quand on oublie que les concepts doivent être créés), illusion de la discursivité (quand les propositions se confondent avec les concepts), à quoi peut s’ajouter l’illusion de la communication… Ces deux dernières intéressent particulièrement les sémioticiens qui garnissent de concepts la signification discursive, sur fond d’intelligibilité et de communicabilité.
Sans transition, c’est ici qu’intervient mon exemple de Don Quichotte. A quels régimes d’immanence s’articule l’écriture de Cervantès, narrateur par excellence et méta-narrateur de son récit ?
4. Don Quichotte ou : peut-on échapper à la narrativité ?
Les régimes d’immanence dans Don Quichotte sont au moins doubles. Il y en a un qui fonctionne sur la base de la narratologie, et un autre sur la base de la narrativité. Le premier serait structuré par le « dit » narratif, et le second par le « dire » du narratif. Je m’explique en quelques mots à ce sujet.
L’immense roman de Cervantès, avec ses 126 chapitres en deux tomes, est un vivier de narratologie. Tous les romans de chevalerie y sont mis en abyme pour nourrir le roman de son héros et de son écuyer ; et à côté de cet ensemble, il y a le roman de la nièce et de la gouvernante, du curé et du barbier, de l’aubergiste et de toute la population des gens « normaux » dont on s’aperçoit, lorsqu’ils se rencontrent ou se racontent qu’ils sont peu ou prou pris dans la même folie narrative que le héros lui-même. Leurs régimes d’immanence interfèrent, je veux dire l’ensemble des raisons de croire en leurs faits et gestes, en leur réalité et en leurs illusions. Et, du reste, le socle immuable, le ressort et la dynamique des innombrables récits intercalés, portés par des narrateurs tout aussi nombreux, empruntant en prose ou en vers tous les genres narratifs disponibles à l’époque, allant même, pour un chanoine de rencontre, jusqu’à un métadiscours critique et savant sur le roman de chevalerie alternativement blâmé et comblé d’éloges (T. 1, chap. 47 et 48), toute cette dynamique se rapporte au schéma narratif canonique. Il suffit de relire la trame du rêve narratif de don Quichotte dans le chapitre 1er pour en apercevoir les séquences immuables :
« il lui vint la plus étrange pensée que jamais fou ait pu concevoir. Il crut bon et nécessaire, tant pour l’éclat de sa propre renommée que pour le service de sa patrie, de se faire chevalier errant, et d’aller par le monde avec ses armes et son cheval chercher les aventures, comme l’avaient fait avant lui ses modèles, réparant, comme eux, toutes sortes d’injustices, et s’exposant aux hasards et aux dangers, dont il sortirait vainqueur et où il gagnerait une gloire éternelle. » (T. 1, p. 57, de l’édition du Seuil de 1997, avec la remarquable traduction d’Aline Schulmann).
Epreuve qualifiante, décisive et glorifiante, manipulation - action - sanction… Mais, parallèlement pourrait-on dire, un autre univers narratif, tout aussi complexe et aussi multiple, se trame. C’est celui de l’énonciation narrative elle-même, qui prend en charge la dérision du récit, la dérision de tout dire narratif. Quelle voix porte ce festival de l’illusion ? Elle est inassignable. Ou plutôt, elle multiplie les moyens d’échapper à toute assignation. Don Quichotte est le récit d’un narrateur qui toujours se dérobe et se nie, nie sa position énonciative en la faisant transiter comme une patate chaude d’énonciateur en énonciateur. Son texte a, du point de vue de l’énonciation, une structure fractale : il plonge à l’infini dans une machinerie récursive de la parole en acte. Le Prologue, que l’auteur s’avoue impuissant à écrire, est pris en charge par un ami bienveillant qui lui dicte les techniques du plagiat. Dès la deuxième partie, le manuscrit s’étant perdu au beau milieu d’un combat – la bataille contre le « courageux Biscayen » –, le texte espagnol n’est plus que la traduction de vieux cahiers en arabe, trouvés sur un marché à Tolède, écrits par « Sidi Ahmed Benengeli, historien arabe ». Le « je » de l’énonciateur embrayé surgit çà et là, comme par accident, et le plus souvent – car c’est un roman dialogue – la parole narrative est déléguée par tous les moyens à un Autre, à n’importe quel autre. Et, de plus, la réalité éditoriale vient, avec le second tome, s’entremêler avec la réalité fictionnelle. Car, en 1614, l’année qui précéda la publication de la suite des aventures de don Quichotte dont le 1er volume est sorti, avec le succès que l’on connaît, en 1605, parut à Tarragone l’œuvre d’un faussaire sous le même titre, vendue comme le deuxième volume des aventures du célèbre chevalier. En interpellant son lecteur dans le prologue de ce second tome, « l’auteur », si c’est lui, déclare : « Tu voudrais peut-être que je traite cet homme-là d’âne, de sot, d’impertinent ? Eh bien sache que je n’en ai pas la moindre intention. » Et il intègre le personnage plagié au récit des nouvelles aventures, don Quichotte rencontrant alors des personnages qui ont lu la fiction dont il est sorti, ou renonçant à se rendre dans telle ville parce que son double de papier y avait séjourné…
Cette vertigineuse mise en abyme de l’énonciation, métadiscursive de bout en bout, installe un nouveau régime d’immanence. Elle constitue un plan de composition énonciative qui a pour objet, non le dit, mais le dire. Le dire et ses contraintes narratives. Car cette dérobade continue face à l’énonciation du récit, toujours inexorablement pourvoyeur d’illusions – don Quichotte en est la première victime, mais les autres personnages aussi, et l’auteur lui-même également –, cette dérobade énonciative ne peut continuer à s’énoncer qu’en consentant, envers et contre tout, aux contraintes immanentes de la narrativité. Pour définir ce régime d’immanence, on pourrait dire qu’il consiste à ne pas se faire d’illusion sur l’illusion. Il se trouve pris, par sa récursivité, dans le cercle infernal d’un illusionnisme narratif dont on ne saurait sortir.
- Note de bas de page 4 :
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Cf. Deleuze-Guattari, op. cit. : « le plan technique est nécessairement recouvert ou absorbé par le plan de composition esthétique. C’est à cette condition que la matière devient expressive : le composé de sensations se réalise dans le matériau, ou le matériau passe dans le composé, (…) toujours de manière à se situer sur un plan de composition proprement esthétique » (p. 185).
C’est ainsi que Don Quichotte de Cervantès, monument critique de la narratologie, se trouve finalement soumis, en dépit et en raison de la pluralisation énonciative des positions narratives, à l’impératif de la narrativité au sein de l’énonciation elle-même, condition de possibilité de son dire. Et donc le roman, en tant que méta-roman et armé d’un véritable dispositif conceptuel sous-jacent, s’ordonne à travers deux régimes distincts d’immanence : l’un reposant sur le plan de la technique du récit où se déposent les schémas narratifs, purs produits stéréotypés de l’usage et de la culture des histoires, l’autre se situant sur ce que Deleuze appelle le « plan de composition esthétique », celui qui travaille le matériau, fait advenir le matériau – ici le matériau énonciatif – pour imposer le composé sensible qui rend la matière du texte expressive4. C’est bien le phénomène qui se produit avec l’énonciation narrative chez Cervantès. Elle le conduit de la narratologie critique à la narrativité irréductible. On peut de fait constater que la composition technique de la narration remonte dans le matériau qui est l’acte de son énonciation, et que celle-ci devient le foyer de la sensation pour son lecteur. Le récit toujours se fend, s’ouvre, se confronte avec le chaos de l’indétermination, cherche l’amont de la détermination des formes. Alors, c’est le geste d’écrire et de narrer (traduire, copier, plagier, déléguer, multiplier les simulacres de parole, faire bégayer les formes narratives) qui se trouve confronté aux implacables contraintes du sens.
Conclusion
Pour conclure ce vaste parcours où se croisent les concepts de narratologie et de narrativité sur la toile de fond ondulante de l’immanence, je voudrais juste rappeler la justification de la notion de « régimes d’immanence » à laquelle je suis arrivé. Elle se sépare du « principe d’immanence », unique et coercitif en raison de son substrat déontique. Elle se distingue des « plans d’immanence » pluralisés, qui expriment le devenir des disciplines à travers la coexistence des plans soumis à des modulations épistémiques. Cette notion de « régimes d’immanence », elle aussi au pluriel, s’exprime quant à elle sur un fond véridictoire, en entrecroisant par exemple, comme on l‘a suggéré avec l’écriture de Don Quichotte le double illusionnisme des séductions narratives du dit (qui relèvent de la narratologie) et des contraintes sensibles du dire (qui relèvent de la narrativité).
On se détache ainsi de l’immanence comme impératif théorique et méthodologique. On la reconnaît plutôt comme une contrainte irréductible, assumée ou ignorée, liée à la production même des concepts. Cela conduit à une ouverture et à une modulation prudentes : en dépit de l’illusionnisme relatif à la supposée vérité, les régimes d’immanence prennent en charge des sphères conceptuelles qui visent, à différents niveaux et selon différentes échelles, à dégager l’inaperçu du sens à l’aide de nouveaux instruments. Au regard des relations entre narratologie et narrativité, on a pu reconnaître, à travers notre exemple, un aller et retour entre le dit et le dire – où le dire, l’énonciation en acte et en corps, descend à l’intérieur d’elle-même, jusqu’à la limite du possible, où elle bute paradoxalement sur l’écran de la narrativité.