Les conditions d’extension du concept d’énonciation

Verónica Estay Stange

Université du Luxembourg

https://doi.org/10.25965/as.5201

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : énonciation musicale, énonciation visuelle, esthésie, haptique, signification gestuelle

Auteurs cités : Denis BERTRAND, Anne BEYAERT-GESLIN, Albert Cozanet (Jean d’Udine), Maria Giulia DONDERO, Raúl DORRA, Jacques FONTANILLE, Marta Grabocz, Algirdas J. GREIMAS, Henri Maldiney, Maurice MERLEAU-PONTY, Herman PARRET, Maurice Pradines, André Spire, Eero TARASTI, Gian Maria Tore

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Texte intégral

Introduction

Plusieurs colloques et journées d’étude ont récemment proposé aux chercheurs d’interroger l’énonciation visuelle. À ce propos, j’évoquerai notamment les rencontres co-organisées par l’Université de Liège et l’Université de Limoges dans le cadre du Programme Tournesol, consacré au problème de « L’énonciation et les statuts de l’image ». Cette interrogation sur le passage de l’énonciation verbale à l’énonciation visuelle intéresse directement la recherche que le séminaire conduit depuis un an et demi sur la conceptualisation et les métalangages en Sciences humaines. En prenant appui sur les travaux présentés lors de la journée d’étude La théorie de l’énonciation face à la transposition dans les médias, tenue à l’Université de Limoges en octobre 2013, je voudrais, plus largement, poser la question des conditions d’extension du concept d’énonciation à partir de son domaine de référence, la linguistique. Mais, au delà de l’examen de ce concept migrant, ce sont les migrations elles-mêmes qui nous intéressent : comment un concept déplacé hors de son champ d’exercice initial échappe-t-il au statut de simple métaphore ? Comment est-il redéfini dans son nouveau contexte ? Qu’advient-il de sa force et de son efficacité opératoire ? On se propose donc de prendre le concept d’énonciation comme un laboratoire de cette problématique plus générale.

L’intérêt de choisir l’énonciation tient au succès et à la banalisation du concept dans les sciences humaines, voire dans la communication ordinaire elle-même – par exemple, dans le discours des médias. Mon objectif sera ainsi d’étudier les conditions de transposition du concept d’énonciation de la sémiotique verbale, avec son assise proprement linguistique, à la sémiotique visuelle et aux autres domaines. Mon hypothèse centrale concerne la possibilité d’envisager un substrat d’opérations sous-jacentes à l’énonciation commandant les diverses formes d’avènement du sens, qu’il s’agisse de sa manifestation dans la parole en situation, ou qu’il s’agisse de son surgissement dans la perception. Dans ce cadre, un des éléments décisifs serait ce que je propose d’appeler la dimension haptique de l’énonciation. Cette hypothèse me permettra, d’une part, d’aborder les rapports entre énonciation et perception, et, d’autre part, d’explorer les échanges entre le verbal, le musical et le visuel. Comme j’essaierai de le montrer, ces différents domaines trouveraient dans l’haptique leur point de convergence et comme la source de leurs paramètres énonciatifs.

Or, afin de situer ma démarche dans le contexte plus vaste des essais d’extension du concept d’énonciation, j’identifierai trois conditions fondamentales de cet élargissement : une condition formelle, une condition subjectale, et une condition que l’on peut appeler phénoménale. Au fond, ces conditions renverraient à des opérations cognitives à caractère transversal qui se constituent ainsi en paradigmes d’analyse. C’est justement la puissance de généralisation des opérations mobilisées par le concept d’énonciation qui lui accorde sa valeur heuristique, en le rendant apte à la transposition.

Note de bas de page 1 :

 Sémiotique et sciences sociales, Paris, Seuil, 1976, p. 11.

Note de bas de page 2 :

 Les images à problèmes. Le sens du visuel à l’épreuve de l’image scientifique, Limoges, Pulim, p. 30.

Premièrement, la condition formelle qui a permis d’étendre l’énonciation à des domaines autres que le verbal concerne son caractère d’interface entre le système et le procès, une interface qui assure le passage d’une « forme paradigmatique » (dans les termes de Greimas) à une « forme syntagmatique »1. C’est d’abord à partir de ce trait opératoire que l’énonciation aurait migré vers le visuel, le texte visuel étant dès lors considéré comme le résultat d’un processus de sélection et d’actualisation des possibles. Maria Giulia Dondero et Jacques Fontanille rappellent ainsi dans Les images à problèmes que, dans le visuel comme dans le verbal, l’acte de langage détermine le passage de l’immanence à la manifestation ; par conséquent, poursuivent-ils, « la recherche d’une énonciation propre aux sémiotiques visuelles s’attachera […] à la reconstitution de la séquence pratique de l’acte qui conduit, dans le cas de l’image, d’une expérience immanente à une manifestation visuelle. »2 Selon eux, l’expérience immanente renvoie au système, actif et déterminant mais à l’état virtuel, et la manifestation renvoie au procès réalisé. Quant à la sémiotique musicale, l’un des axes de la comparaison entre la musique et le langage est la dichotomie langue/parole et la considération du passage de l’une à l’autre comme une singularisation du code dans une production spécifique. La tradition structuraliste s’est donc consacrée aux phénomènes de langue, en amont de l’acte d’énonciation, tandis que les recherches ultérieures ont approfondi l’autre versant de la dichotomie, en étudiant le phénomène musical en tant que manifestation concrète d’une combinatoire abstraite.

Note de bas de page 3 :

 Le verbe et l’image. Essais de sémiotique audiovisuelle, Paris, Harmattan, 2003.

Note de bas de page 4 :

 L’image préocuppée, Paris, Hermès-Lavoisier, 2009, p. 41.

Note de bas de page 5 :

 « Énonciation visuelle et négation en image : des arts aux sciences », Actes sémiotiques (en ligne), Prépublications, https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/2578

Note de bas de page 6 :

 « La chair des sons ou l’aspectualisation du corps : exemple de l’opéra », Actes du Symposium AIS Corps du signe, signes du corps, 12 & 13 sept. 2002, Lyon, H. Constantin de Chanay & O. Le Guern éds, Paris, L’Harmattan (sous presse).

Note de bas de page 7 :

 La chanson : une approche sémiotique d’un objet sonore et musical, thèse de doctorat en Sciences du Langage sous la direction de Louis Panier, soutenue le 14 mai 2008, p. 383.

Deuxièmement, les conditions subjectales de l’extension du concept d’énonciation concerneraient sa valeur intersubjective et trans-subjective. Si l’acte de regarder est comparable à l’acte de dire, c’est parce que tous les deux ouvrent sur un échange communicatif : « le sujet donne à voir comme il donne à entendre », affirme Jean-Paul Desgoutte dans l’un de ses Essais de sémiotique audiovisuelle3. C’est à partir de ce présupposé que, faisant appel à la pragmatique linguistique, les problèmes de la manipulation et des modalités véridictoires (« faire-croire », « croire vrai », « vouloir montrer » ou non) deviennent pertinents dans le domaine du visuel. Ainsi par exemple, en analysant la photographie de reportage, Anne Beyaert-Geslin propose dans L’image préoccupée4 l’existence d’une éthique énonciative qui, rattachée à la monstration, à la présentation ou à la description, serait corrélée à une éthique du regard en tant que réception modalisée par le pouvoir (/pouvoir observer/, /ne pas pouvoir observer/). Je renvoie également aux travaux de Maria Giulia Dondero5 qui, à travers l’analyse de Suzanne et les vieillards du Tintoret, montre que l’une des formes de la négation par l’image est ancrée dans le rapport modal entre l’observateur et l’observé. Dans le tableau en question, le dispositif triangulaire de la perspective – dont deux des côtés sont occupés par les vieillards et par le spectateur lui-même – fait comprendre par cette assimilation actantielle que ce qui est donné à voir est de l’ordre de l’interdit. Le spectateur se trouve ainsi contraint par un /ne pas devoir regarder/ ce qui pourtant lui est montré. Dans le domaine de la sémiotique musicale, suivant les propositions d’Hugues de Chanay6, Martine Groccia étudie le « faire ressentir » de la chanson en l’associant à deux types d’empathie : une empathie narrative qui relève du contenu verbal de la pièce, et une empathie somatique qui tient aux propriétés matérielles de la voix7.

Note de bas de page 8 :

 Précis de sémiotique littéraire, Paris, Nathan, 2000, p. 50.

Note de bas de page 9 :

 « Quand le candidat devient Président de la République. Arguments pour une sémiotique de l’énonciation », in Revue française des sciences de l’information et de la communication, N° 3, « La vie des signes au sein de la communication : vers une sémiotique communicationnelle », 2013.

Note de bas de page 10 :

 Musique, narrativité, signification, Paris, L’Harmattan, 2009.

À la base de cette intersubjectivité qui serait la condition actantielle d’extension du concept d’énonciation, une dimension trans-subjective définit ce que Denis Bertrand appelle les « conditions du partage culturel du sens »8 à partir des sédimentations qui résultent de l’usage, via la praxis énonciative. Pour ne donner qu’un exemple de la transposition de ces considérations au domaine visuel, en étudiant le genre du portrait Anne Beyaert-Geslin propose d’intégrer « la scène restreinte de l’interaction [visuelle] dans une scène étendue correspondant au cadre social ». Dans le cas du portrait, cela suppose de soumettre son « imaginaire modal » […] à la modalisation déontique de son environnement »9. On entendra ici par environnement non seulement l’environnement situationnel de l’énoncé visuel, mais plus largement les codifications culturelles qui déterminent la mise en discours du portrait comme motif et comme stéréotypie. En sémiotique musicale, la reconnaissance de cette dimension trans-subjective de l’énonciation a permis à des auteurs comme Marta Grabocz10 d’étudier les topiques en tant que « renvois historiques » des genres et des styles musicaux à des « unités culturelles » spécifiques.

Troisièmement, les conditions phénoménales d’extension du concept d’énonciation concernent ce que j’identifierai comme la réflexivité. Quelles que soient les théorisations de l’énonciation dans les sciences du langage, on peut en effet observer que la réflexivité constitue, sous des formes variées, un paramètre constant. Dans la tradition de Benveniste comme dans celle de la pragmatique, dans la sémiotique greimassienne comme dans la théorie des instances énonçantes de Jean-Claude Coquet, il est facile d’observer que ce paramètre forme un point commun à des approches que tout distingue, voire oppose par ailleurs. Réflexivité donc du débrayage dans l’embrayage, réflexivité du langage dans l’acte, réflexivité du sujet de l’assomption par opposition au non-sujet de la simple assertion.

Note de bas de page 11 :

 A.J. Greimas et J. Courtès, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, entrée Énonciation.

Note de bas de page 12 :

 « La réflexivité : une question unique, des approches et des phénomènes différents », in Signata 4, « Que peut le métalangage ? », PULg, 2013, p. 53.

En ce qui concerne la théorie greimassienne, si à travers le débrayage le sujet de l’énonciation projette hors de lui les catégories actantielles (non-je), spatiales (non-ici) et temporelles (non-maintenant), ce n’est que pour mieux se définir lui-même en acquérant, en creux, « le statut illusoire de l’être »11. Dans une conception éminemment déictique, le « je-ici-maintenant » devient depuis Benveniste le centre de l’énonciation en tant qu’il se profère et se reconnaît comme tel. Dans un article consacré précisément à la question de la réflexivité, Gian Maria Tore observe que « ‘je’ et les autres embrayeurs sont réflexifs » du fait qu’ils ne signifient qu’en « se référant à eux-mêmes en tant qu’outils pour produire un référent (comme le référent de la première personne qui parle en disant précisément ‘je’) »12. Le retour sur soi est donc la condition fondamentale de l’énonciation dans la mesure où il détermine l’existence du sujet dans la parole : « est ego qui dit ego ». C’est à partir de la réflexivité qu’il a été possible, me semble-t-il, d’assimiler l’énonciation au sens linguistique au « point de vue » dans son acception visuelle, ce dernier comportant une deixis du regard dont les traces textuelles doivent permettre de reconstituer le lieu d’« ego ».

Note de bas de page 13 :

 La musique et les signes. Précis de sémiotique musicale, Paris, L’Harmattan, 2006.

Mise en scène par des simulacres, la réflexivité prend la forme de l’énonciation énoncée. Dans un premier temps, c’est sur la base de cette réflexivité explicite que le concept d’énonciation a été transposé du domaine verbal vers les autres domaines. En effet, les premières recherches en sémiotique visuelle ont en commun le fait de se concentrer sur l’étude des manifestations de l’énonciation énoncée. La variation du degré d’assomption des figures représentées par les instances de l’énonciation pose le problème des modalités épistémiques, ainsi que celui des modes d’existence. Par une démarche semblable, en sémiotique musicale le postulat du retour de l’énonciateur sur son propre énoncé a conduit Eero Tarasti13 à étudier les modalisations de l’énonciation musicale telles qu’elles se configurent à l’intérieur de la composition.

Note de bas de page 14 :

 Énonciation visuelle, réflexivité et métalangages, intervention du 18 décembre 2013.

Or, si l’explicitation de la réflexivité au moyen de simulacres renvoie à la problématique de l’énonciation énoncée, son intégration à la structure même du sujet énonçant ouvre sur la phénoménologie discursive telle que Jean-Claude Coquet l’a envisagée, en insistant justement sur le caractère sui-réflexif du « je » dans l’assomption de la parole : « est ego qui dit ego et qui se dit ego ». C’est en approfondissant cette incarnation de la réflexivité que je voudrais aujourd’hui tenter d’étendre le concept d’énonciation en acte vers les domaines visuel et musical. Afin de rendre compte de l’énonciation en acte et des formes de textualisation de l’action, Maria Giulia Dondero proposait dans le Séminaire de Sémiotique14 de prendre l’énonciation « par le haut », à travers une dé-déictisation du concept qui conduirait vers une sémiotique de l’énonciation impersonnelle. À l’exact opposé, ma démarche consistera à prendre l’énonciation « par le bas » pour aboutir à une hyper-déictisation associée à une sémiotique de l’énonciation corporelle. Cette approche me permettra de sortir de l’impasse concernant le postulat d’un sujet transcendant non pas en envisageant un « dispositif régulateur » impersonnel, mais en mettant en évidence les opérations perceptives sous-jacentes au geste déictique. Pour ce faire, je développerai l’hypothèse haptique, en considérant, avec Merleau-Ponty, que le toucher est le sens réflexif par excellence et par conséquent la source de toute deixis.

1. Du tactile à l’haptique

Note de bas de page 15 :

 Épiphanies de la présence. Essais sémio-esthétiques, Limoges, Pulim, 2006, p. 39.

Je rappellerai d’abord que, dans l’histoire de la philosophie, d’Aristote à Merleau-Ponty et, pour la sémiotique, à Greimas dans De l’imperfection, le toucher a été considéré comme le fondement des autres activités perceptives, et notamment de la vision. Spécifié dans la main mais distribué dans toute la chair, le toucher serait le socle de la sensibilité corporelle. En tirant les conséquences de l’apologie du toucher de Husserl, Hermann Parret remarque dans Épiphanies de la présence que pour cette tradition de pensée le toucher est la condition même d’existence du corps propre, les sensations de tous ordres devant coïncider avec celles de type tactile pour participer aux configurations intéroceptives et proprioceptives15.

Note de bas de page 16 :

 Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 176.

Note de bas de page 17 :

 Id.

Dans Le visible et l’invisible, Merleau-Ponty confirme ce rôle paradigmatique du toucher. En observant que « le regard […] enveloppe, palpe, épouse les choses visibles », il se demande : « Qu’est-ce que cette prépossession du visible, cet art de l’interroger selon ses vœux, cette exégèse inspirée ? »16 Il conclut : « Nous trouverions peut-être la réponse dans la palpation tactile où l’interrogeant et l’interrogé sont plus proches, et dont, après tout, celle de l’œil est une variante remarquable. »17 Le philosophe reconnaît ainsi dans le toucher, et en particulier dans le toucher du toucher, le modèle et la source d’une perception réflexive. Le voyant lui-même visible, figure centrale de la phénoménologie merleau-pontienne, est préfiguré par l’activité de la main droite qui touche la main gauche « en train de palper les choses ».

Note de bas de page 18 :

 Ibid., p. 190.

Suivant cette intuition, c’est d’abord à travers ce pli du sensible introduit par la perception tactile que j’essayerai de rattacher cette dernière à l’énonciation en acte. Merleau-Ponty lui-même constate que « la réversibilité » caractéristique de la chair existe également dans d’autres domaines. On arrive ainsi au problème central de la réflexivité : serait-ce le noyau de toute énonciation, qui se traduit et s’exprime de différentes manières selon les langages ? Merleau-Ponty affirme : « comme il y a une réflexivité du toucher, de la vue et du système toucher-vision, il y a une réflexivité des mouvements de phonation et de l’ouïe. »18 Comme le sujet qui se touche en train de toucher, celui qui parle entend de l’intérieur sa propre voix et celui qui émet une trace visible regarde son propre tracé. Ce phénomène réflexif élémentaire me semble ouvrir la voie pour l’exploration non seulement de la perception comme acte énonciatif, mais surtout de l’énonciation comme possible prolongement de la perception, et en particulier de la perception tactile. Au plus près du geste, l’énonciation verbale et l’énonciation visuelle trouveraient leur source dans la faculté (auto-) perceptive du toucher haptique. Le débrayage énonciatif est d’emblée un débrayage somatique : en entendant sa voix ou en regardant son tracé, je projette un il. À ce niveau, l’énonciataire peut n’être que l’énonciateur lui-même, ou bien un sujet qui assume l’écoute ou l’observation comme une nouvelle énonciation. Je renvoie à ce propos aux premières pages de La maison et l’escargot de Raul Dorra, qui mettent en évidence le caractère énonciatif et réflexif de la proprioception :

Note de bas de page 19 :

 La maison et l’escargot, Paris, Hermann, 2013, p. 16.

« Je concentre mon attention et je réalise que mon corps, tout entier, est rempli de bruits ou de rumeurs : mes tempes battent, ma salive transite dans la gorge, je m’entends respirer, j’imagine les jets que propulse le cœur, le pouls qui se dilate, le sang qui se propage superposant une rumeur à une autre rumeur, à une autre et à une autre. Gisant, immobile, mon corps s’est tendu comme s’il se guettait lui-même. Ou c’est moi qui guette ? Ou c’est moi, peut-être, le guetté ? »19

Cette auto-découverte étonnée culmine dans une exploration proprement tactile :

Note de bas de page 20 :

 Id.

« J’observe la silhouette – ou avant de l’observer l’ai-je sentie ? – de ma main droite qui commence à se dégager (…). Que fait ma main ? Je ne la vois plus. Je sens qu’elle a doucement commencé à frotter l’estomac, qu’elle descend jusqu’au bas-ventre, puis revient, monte par la poitrine jusqu’au seuil de la gorge, où elle s’arrête. Intervalle. Attente de ce qu’on ne sait pas. Le corps qui ne me connaît plus. »20

Comme ces extraits le montrent, on peut considérer que le dédoublement du sujet percevant trouve sa source dans la réflexivité de la chair en tant que « toucher du toucher » développé par celui qui se touche en touchant.

Note de bas de page 21 :

 La fonction perceptive, Paris, Denoël/Gonthier, 1981, p. 33.

Note de bas de page 22 :

 Ibid., p. 34.

Or, l’ouïe et le regard non seulement empruntent à la tactilité leurs propriétés réflexives, mais ils peuvent être considérés eux-mêmes comme des manifestations de la tactilité. Maurice Pradines – qui, lui aussi, et avant Merleau-Ponty, avait soutenu et radicalisé le fondement tactile de toute perception, premier sens de la distance – montre que l’ouïe est touchée par les vibrations aériennes (ou, dans le cas de l’écoute de soi, par les vibrations corporelles), tandis que le regard est frappé par la lumière que reflètent les corps solides. L’écart entre le sentant et le senti, qui chez Merleau-Ponty devient la source de l’auto-perception, est également suggéré par Pradines, pour qui toute perception non-réflexogène est par définition une perception de la distance. Ainsi, à la différence des sensations réflexogènes, le rôle de la perception est de déclencher les « re-présentations » des impressions et de permettre, grâce à cet écart entre la stimulation et la réaction, l’élaboration d’un « avis » qui déterminera, dans ce retour du corps percevant sur lui-même, le mouvement de locomotion correspondant21. Le réflexogène s’oppose alors au réflexif. En distinguant de la sorte les impressions réflexogènes des impressions perceptives, Pradines affirme : « C’est qu’autre chose est de recevoir une impression qui demande une réponse immédiate sous peine de dommage, autre chose de recevoir un simple avis sur l’éventualité ou l’imminence de telles impressions et sur la situation locale de l’excitant qui peut les provoquer »22.

Pour étudier le substrat haptique de l’énonciation, je me concentrerai donc sur sa dimension quasi-corporelle. Comme je l’ai signalé, l’énonciation énoncée a fait l’objet de nombreuses recherches, aussi bien en sémiotique littéraire qu’en sémiotique visuelle. Dans ce dernier domaine, il a ainsi été possible de rendre compte des phénomènes de point de vue et de perspective caractéristiques des représentations figuratives. L’invention de la perspective en peinture a justement pour fonction d’inscrire le corps du spectateur dans l’espace de la toile, et de le mettre à même de l’appréhender, au sens tactile. Dans l’expérience de Brunelleschi, la vision perspective devient une vision réflexive, comme le montre l’image réfléchie dans le miroir pour le baptistère de Florence. La réflexivité est ainsi engagée dans la personne, en premier lieu, mais aussi dans l’espace et dans le temps. C’est peut-être ce qui est à l’origine de l’interprétation de Panofsky, qui est de dire que la perspective met l’espace à la mesure de l’homme – je dirais « sa mesure haptique » –, et non plus à la mesure de Dieu.

Mais, en deçà de l’énonciation transformée en simulacre, il me semble que l’étude de l’acte énonciatif du point de vue de la tactilité – et, plus précisément, de sa dimension haptique – pourrait jeter une lumière sur des problèmes tels que la temporalité dans la peinture abstraite, dans le devenir d’une mélodie ou dans le déroulement prosodique de la parole. Pour ce faire, il est nécessaire de distinguer le tactile, au sens général, de ce qu’on envisagera comme la fonction haptique, une fonction qui, trouvant dans le tactile son domaine de manifestation privilégié, ne lui serait pour autant pas exclusive. Cette distinction doit permettre de généraliser l’haptique, indépendamment de la position adoptée face à l’hypothèse, à certains égards discutable, du caractère fondateur du toucher et de sa « préséance » par rapport aux autres sens.

Note de bas de page 23 :

 Épiphanies de la présence, op. cit., « Sémiotique de la touche : Présences du sensible I ».

En critiquant ce qu’il appelle « l’haptocentrisme » en philosophie, Herman Parret oppose au toucher de la main qui caresse – objet privilégié de la phénoménologie – le choc de la touche, « césure abrupte » où le tactile atteint ses limites23. Or, c’est précisément entre ces deux pôles, représentés respectivement par la touche et par la caresse, que je situerai la perception haptique, définie en neuro-sciences cognitives comme la stimulation de la peau par des mouvements actifs d’exploration de la main lorsqu’elle se trouve en contact avec un objet. Plus précisément, suivant les propos de Pradines, je définirai l’haptique à partir de trois traits fondamentaux. Du grec haptikós (« capable de toucher »), l’haptique tirerait premièrement cette capacité à toucher d’un écart instauré entre l’impression reçue et la réaction subséquente. C’est dans cet écart, dans cette distance fondatrice, que le toucher en tant qu’activité exploratoire non-réflexogène peut se déployer en donnant naissance à ce que je considère comme l’haptique à proprement parler. Cela signifie que la touche, bien que d’ordre tactile, est exclue de l’haptique en raison de son caractère hautement réflexogène. Deuxièmement, et comme conséquence de cet écart entre l’impression et la réaction, l’haptique se caractériserait par la réflexivité entendue comme un retour sur soi permettant la représentation de l’imminence (ou non) des réactions du corps percevant et l’élaboration d’un « avis » à l’égard de son rapport avec l’objet perçu. Troisièmement, cette représentation qui, selon Pradines, détermine le mouvement effectif qui suit la perception du stimulus, serait une représentation éminemment motrice et préhensive. En effet, comme le même auteur le soutient, si la perception tactile rend possible la connaissance de l’espace, c’est parce qu’elle permet à l’être vivant de se représenter le mouvement (d’attraction ou de répulsion) qui l’associe à l’excitant :

Note de bas de page 24 :

 Op. cit., p. 96.

« […] la première et originelle connaissance de l’espace ne peut jamais être que le fruit d’un travail de l’esprit qui, à l’occasion d’un contact inaffectif [ou non-réflexogène], et pour donner un sens à ce contact […], se représente, à travers l’expression reçue, le mouvement dirigé vers sa cause, c’est-à-dire le mouvement qui resserre le contact avec l’excitant »24.

Dans ce sens, on peut considérer que l’haptique, en tant qu’il anticipe le contact avec l’objet, est la fonction par excellence de l’ap-préhension, dans les deux sens du terme : désirer l’objet pour le prendre, ou craindre d’avoir à le prendre. À l’opposé de la touche, la caresse s’approcherait des limites de l’haptique dans la mesure où elle suppose une reconduction incessante du désir de préhension et par conséquent la disparition de la visée exploratoire du toucher haptique.

Ayant défini de la sorte la fonction haptique, je tenterai de montrer d’une part comment elle se rapporte à l’acte énonciatif, et d’autre part comment, loin de se limiter au tactile, elle circule entre les différents ordres sensoriels.

2. Le fil du discours

Note de bas de page 25 :

 Plaisir poétique, plaisir musculaire, New York, Vanni, 1949, pp. 43-44.

Note de bas de page 26 :

 Œuvres I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1992.

Dans un ouvrage découvert grâce à Claude Zilberberg et dont le titre me semble particulièrement éclairant, Plaisir poétique et plaisir musculaire, André Spire suggère que le geste corporel, originellement associé au langage, y subsiste comme un accompagnement interne. Plus encore, le langage sonore ne serait qu’« un prolongement du langage de gestes, un langage de gestes moins amples et souvent peu visibles de toute la partie de notre corps qui transforme les mouvements de notre appareil respiratoire en sons »25. Ainsi, la création poétique consisterait en l’élaboration d’une « esquisse motrice », et le « mouvement général du poème », situé entre le musical et le gestuel, serait le substrat de sa signification même. L’auteur évoque à ce propos l’expérience de Paul Valéry, qui raconte dans « Poésie et pensée abstraite »26 que Le Cimetière Marin est né en lui d’abord comme un pur rythme décasyllabe avec une césure entre le quatrième et le sixième temps. Ce n’est que plus tard que cette forme rythmique vide s’est remplie de mots et de sens. Quant au récepteur, il ne peut que reproduire cette motricité, « car, au dire de Spire, lire c’est prononcer », et « entendre c’est prononcer aussi ». L’auteur propose alors d’appeler « rythme » le mouvement inhérent à la parole, et « geste rythmique » l’acte par lequel le sujet produit ou reproduit ce mouvement.

De la théorie de Spire je retiendrai premièrement la conception rythmique du langage. Dans cette perspective, « l’élément fondamental du langage » serait non pas la syllabe mais la phrase, unité sonore que l’auditeur perçoit en amont de la signification conceptuelle :

Note de bas de page 27 :

 Ibid., p. 28.

« La phrase, qui n’est pas une somme d’images de mots, mais un phénomène global spécifique plus simple que le mot, la phrase qui seule exprime une pensée, est une unité linguistique qui recouvre un acte linguistique primordial, au-delà duquel le linguiste n’a pas le moyen de remonter »27.

Note de bas de page 28 :

 Gérard Dessons et Henri Meschonnic, Traité du rythme. Des vers et des proses, Paris, Dunod, 1998, p. 122.

Note de bas de page 29 :

 Ibid., p. 28.

Sans emprunter la démarche physiologique de Spire, c’est sur la base de ce principe phrastique et non syllabique qu’Henri Meschonnic construit sa théorie du rythme, en définissant le « groupe rythmique » comme une « unité grammaticale et phonétique » qui « remplit des fonctions dans la syntaxe du discours et en structure le continuum phonique »28. Cette conception rythmique m’intéresse dans la mesure où elle postule un mode d’inscription de la subjectivité dans le langage au plus près de l’acte énonciatif. À ce propos, Dessons et Meschonnic définissent le rythme justement comme « l’organisation du mouvement de la parole par un sujet »29. De ce point de vue, le rythme serait un marqueur énonciatif au même titre que les indices de personne ou les déictiques spatiaux et temporels. Ce postulat conduit les mêmes auteurs à développer une méthode minutieuse et efficace de notation du rythme dans le langage à partir de l’identification de formes d’accentuation de type syntaxique (concernant les mots sémantiquement pleins), prosodique (les attaques de groupe et les allitérations) et métrique (les frontières de mètres).

Deuxièmement, je retiendrai la possibilité, envisagée par Spire, d’associer le mouvement rythmique de la parole à une impulsion de caractère moteur ou gestuel : l’oreille est « un organe moteur d’audition », affirme-t-il. Or, pour l’auteur la motricité associée au langage suppose la réalisation de mouvements musculaires effectifs et localisés, aussi bien gestuels que physiologiques, externes qu’internes. Cependant, dans notre perspective on peut supposer que cette gestualité primordiale s’accomplit justement dans l’écart reconnu par Pradines entre l’impression reçue et la réaction subséquente. Il s’agirait donc avant tout d’un mouvement virtuel, représenté sous la forme d’un « aller vers » ou d’un « revenir à ». Cette impulsion qui ne saurait se réduire à des phénomènes d’ordre exclusivement phonique ou, plus généralement, physiologique, relèverait de la motricité profonde qui se trouve à l’œuvre dans l’acte de perception. Cette motricité accompagnerait le déroulement du discours, en permettant à l’énonciateur comme à l’énonciataire d’identifier mais surtout d’éprouver intérieurement ses temps forts, ses coupures, ses redoublements, ses amenuisements ou ses reprises. Suivre le fil du discours, c’est épouser somatiquement son devenir rythmique, le « geste rythmique » apparaissant dès lors comme le corrélat corporel de ce système complexe de tensions et de détentes qui constitue le rythme dans le langage.

Or, afin de suggérer le caractère éminemment haptique de ce geste rythmique impliqué par l’énonciation en acte, je ferai appel à Jean d’Udine, critique et théoricien du début du XXe siècle par ailleurs connu de Spire. Dans L’art et le geste, Udine explore le rapport entre les différentes formes artistiques et le geste en tant que « puissance motrice » ou « réflexe plastique ». C’est en interrogeant les mécanismes perceptifs à l’œuvre dans cette motricité commune aux différents langages qu’il parvient à identifier le toucher non seulement comme l’intermédiaire entre les sens, mais comme le fondement de l’ensemble de transformations somatiques qu’il appelle le geste. Il reconnaît ainsi deux types de toucher impliqués dans le geste artistique : le toucher-mouvement et le toucher-pesanteur. Il affirme ainsi :

Note de bas de page 30 :

 L’art et le geste, Paris, Alcan, 1910, p. 112.

« Suivant une loi d’oscillation constante, tous les arts alternent historiquement de la prédominance du toucher-mouvement (lignes et rythmes) à la prédominance du toucher-pesanteur (coloris et harmonies) »30.

Si l’hypothèse historique d’Udine est discutable, l’opposition par lui proposée est susceptible d’éclairer le fonctionnement du geste rythmique qui accompagne l’énonciation verbale, en mettant en évidence son substrat haptique.

Note de bas de page 31 :

Ibid., p. 111.

Note de bas de page 32 :

Id.

J’ai défini l’haptique comme l’opération par laquelle la perception projette, dans l’écart entre l’impression et la réaction, une représentation motrice qui constitue une ap-préhension de l’objet perçu. Dans ce cadre, les considérations de Jean d’Udine permettent de préciser encore les formes de l’activité haptique auxquelles on peut attribuer une certaine prégnance énonciative. En effet, on sait que le domaine de l’haptique comprend de nombreux mécanismes : le frottement latéral nous renseigne sur la texture de l’objet, le soulèvement sur son poids, la pression sur sa dureté, le contact statique sur sa température, l’enveloppement sur son volume et le suivi dynamique des contours sur sa forme globale. Or, pour d’Udine, le toucher est, « avant tout, le sens du poids des choses », et la « matière artistique » obéit inéluctablement « aux exigences de la pesanteur »31. Cette primauté accordée au toucher pondéral, que j’associerai au toucher préhensif, relève sans doute de sa fonction de clôture dans la perception des formes qui se déploient dans le temps. Comme le même auteur le remarque, la légèreté, qui fuit la clôture, résulte de l’« espacement progressif et constant des cadences », de la « perpétuelle émancipation de ces chutes fatales »32. Entre ces points de chute où la forme se pose, une attente se produit, une attente active – car en quête de cette forme – qui serait corrélée à la visée exploratoire du toucher-mouvement. Udine affirme à ce propos :

Note de bas de page 33 :

Id.

« Non seulement […] les épithètes motrices de « rythmes » et de « mouvement » se sont attachées, par le consentement universel, aux formes des ouvrages plastiques, des phrases musicales et littéraires, mais la puissance attractive de la tonalité, les limites naturelles des vers et des stances, la densité des vocables révèlent encore, à qui le veut comprendre, leur véritable nature par cet admirable terme de « cadence » (cadere, tomber) […] »33.

Ainsi, il est possible de considérer que, de même que les cadences en musique sont comme des retours ou des « chutes » de la ligne mélodique vers les centres tonaux de gravité, de même dans le langage verbal les fins de groupe rythmique sont comme des retours de la parole vers son centre de gravité. La phase terminative de la phrase ou du vers culmine dans un geste préhensif et pondéral : c’est alors que l’on peut dire qu’« on a saisi » leur sens – un sens qui est, avant tout, rythmique. De leur côté, les variations accentuelles introduisent dans le déroulement du discours des saillances plus ou moins importantes et dessinent ainsi des contours que l’oreille parcourt comme la main explore les bords d’un objet pour en appréhender la forme. L’inchoatif invite à une exploration qui, par son caractère moteur et ap-préhensif, ne peut être qu’haptique. Le geste rythmique entreprend alors la quête tâtonnante du complément phrastique ou de la césure métrique qui viendra, plus tard, plus loin, clôturer la phrase.

Note de bas de page 34 :

Op. cit., p. 148.

Avant d’étendre ces remarques au domaine visuel, je suggérerai que, du point de vue de l’énonciation, le toucher préhensif et pondéral possède une fonction embrayante : elle détermine un point de référence, un ici et un maintenant autour desquels s’organise le flux du discours – et on sait que le mot même de main-tenant fait référence au geste préhensif de la main qui tient, qui saisit quelque chose. De son côté, le toucher-mouvement possèderait un caractère débrayant : il rend possible l’émergence d’un ailleurs et d’un après qui constituent l’horizon de l’exploration. Le substrat haptique des opérations énonciatives fondamentales permet, me semble-t-il, de confirmer l’hypothèse d’Eero Tarasti, selon laquelle en musique « tout débrayage au sens spatial, temporel et actoriel indique une formation de dissonance, qui à son tour requiert une résolution ou embrayage. »34 La dissonance en musique et la variation accentuelle en poésie possèderaient donc une fonction débrayante dans la mesure où elles configurent le dispositif de la visée (haptique) ; au contraire, la consonance et le retour à la métrique possèderaient une fonction embrayante en rendant possible la saisie. On comprend ainsi que le geste déictique n’est pas seulement la monstration ou la référence à l’objet dans l’ici-maintenant, mais aussi l’appréhension de cet objet à travers la clôture de sa forme.

3. « Toucher des yeux »

Note de bas de page 35 :

 L’esthétique des rythmes [1967], repris dans Regard, parole, espace, Paris, Cerf, 2012.

Avec Henri Maldiney, on entre dans la saisie phénoménologique post-merleau-pontyenne. Dans L’esthétique des rythmes35, Maldiney postule l’existence d’un rythme inhérent aux formes visuelles. Il remarque alors que « l’acte d’une forme est celui par lequel une forme se forme : il est son autogenèse ». Ainsi, les formes figuratives auraient une dimension « intentionnelle-représentative » – celle de l’image –, et une dimension « génétique-rythmique » – celle de la forme à proprement parler. C’est dans cette seconde dimension, éminemment temporelle, que j’essaierai de trouver les traces haptiques de l’énonciation en acte.

Le Petit Robert définit la forme comme « l’ensemble des contours (d’un objet, d’un être) résultant de la structure de ses parties et le rendant identifiable. » Cette définition invite à associer la forme à la ligne, et en particulier à ce type de ligne qu’est la « ligne-contour ». Si toutes les formes n’ont pas de contour manifeste, toute forme en revanche trace son propre contour.

Note de bas de page 36 :

In Tiziana Migliore (éd.), Retorica del visibile. Strategie de l’immagine tra significazione e comunicazione, Rome, Aracne, 2011.

Or, comme le montre Denis Bertrand dans l’article « Enthymème du visible : autour de la ligne »36, cette dernière est habitée par une tension qui, avec le paramètre de la direction, fait surgir le mouvement en tant que manifestation de la gestualité du tracé. Entité dynamique, la ligne raconte, exprime, agit. Dans le cas particulier de la ligne-contour, considérée comme un parcours elle me semble en partie responsable de la dimension rythmique des formes dont parle Maldiney. Dans sa successivité, la ligne-contour raconte la genèse de la forme taillée sur un fond. Le même philosophe identifie deux sortes de rythmes qui, d’une manière générale, déterminent le « pouvoir être » artistique : d’une part, un rythme voué à la fermeture et au cadrage, et projetant un centre autour duquel s’organise l’ensemble des éléments ; et d’autre part, un rythme ouvert, qui place le centre en dehors du cadre et qui invite le spectateur à « entrer dans la danse ». J’ajouterai que ce rythme ouvert peut impliquer un conflit entre la forme et le fond, entre la ligne et la masse.

Note de bas de page 37 :

 Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, Paris, Gallimard, 1952, p. 28.

Note de bas de page 38 :

 Id.

En revenant à la problématique qui m’intéresse, on peut considérer que la sensation visuelle anticipe la sensation du toucher : voir, c’est prévoir la préhension tactile. De ce point de vue, la forme close, achevée, aspectualisée par le terminatif, supposerait une saisie ou une préhension d’ordre haptique. Ainsi par exemple, Wölfflin remarque que dans le style linéaire du régime classique « le contour d’une figure, tracé d’une ligne continue et assurée, garde encore en lui quelque chose de cette palpabilité matérielle. »37 Et il ajoute : « l’opération accomplie par l’œil ressemble à celle de la main qui palpe l’objet selon les contours »38. En revanche, on peut supposer que la forme ouverte, aspectualisée par l’inchoatif et par l’imperfectif, est corrélée à une exploration haptique placée sous le signe du toucher-mouvement.

Dans ce cas aussi, l’activité préhensive aurait un caractère embrayant : elle détermine l’ici et le maintenant d’un regard qui trouve dans la forme close un point d’ancrage. Quant à l’activité liée à l’exploration dynamique, elle projetterait l’observateur vers un ailleurs et un après où la forme serait potentiellement achevée.

Mais, les fonctions de la ligne ne se réduisant pas au contour, il est possible de reconnaître ses variations tensives comme des marqueurs haptiques de l’énonciation, indépendamment de son rapport à une forme dont elle serait l’enveloppe. En observant que la ligne manifeste dans son devenir « le geste dessinant, la présence de la main qui va la tracer », Denis Bertrand montre que la courbe et la droite convoquent, par leur configuration même, des investissements passionnels et axiologiques divers :

Note de bas de page 39 :

 « Enthymème du visible : autour de la ligne », op. cit..

« Les événements de la ligne droite – ou de la ligne brisée – sont dictés par les extrémités, par les pôles entre lesquels elle est tendue, par ses points d’interruption. Elle relève donc, dans son intensité plastique, du régime des sur-contraires. La radicalité et la dureté des valeurs extrémales en découlent.
Quant à la ligne courbe ou sinueuse, les événements dont elle est le siège sont dictés par ses points d’inflexion, par ce qui se passe en son milieu, par sa gradualité. Elle rejoint, dans son extensité, le régime des sous-contraires. La nuance, la douceur, toutes les valeurs intermédiaires en découlent, qui sont déclinables en valeurs affectives d’empathie, de sensualité, du sentiment de la beauté. »39

Or, puisque la ligne renvoie au geste qui la dessine, on peut considérer que ses avatars rendent compte des états sinon proprement pathémiques, du moins kinesthésiques de l’énonciateur. Et, étant donné que le geste fondateur de la ligne relève d’une impulsion motrice de la main, il est aisé de reconnaître le fondement haptique de ces traces énonciatives. La ligne droite ou brisée suppose un tracé tendu, rapide et même décidé car reliant sans déviation ni hésitation les points d’interruption. L’angle aigu de la ligne brisée convoque en outre la dureté de la pointe qui fait pression sur la surface cutanée. La ligne courbe, quant à elle, suppose un tracé relâché, un parcours haptique proche de la caresse.

Des considérations semblables pourraient être développées à propos des autres composantes du texte visuel telles que les masses ou même les couleurs. Sans pouvoir développer cette question, je signalerai que, dans l’ouvrage cité, Jean d’Udine invite à :

Note de bas de page 40 :

 Op. cit., p. 108.

« découvrir le mouvement non seulement dans les lignes de l’architecture mais encore dans sa masse, non seulement dans la cinématique picturale et musicale des arabesques et des durées sonores mais encore dans la statique apparente d’une nuance délicate ou d’un timbre charmeur. »40

Dans le domaine spécifiquement visuel, on peut dire que les masses sont la manifestation la plus évidente de l’action de la pesanteur sur  la « matière artistique ». Par leur densité et par leur disposition topologique, les masses nous informent sur leur poids et sur la vitesse de leur chute. Elles tombent avec violence ou se posent avec douceur, elles cèdent à l’attraction de la gravité ou résistent, suspendues. Elles font appel au « sens musculaire de l’effort » et nous renseignent ainsi sur la force et l’intensité de leur geste fondateur.

Note de bas de page 41 :

 Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 244.

Note de bas de page 42 :

 W. Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier [1910], trad. par Pierre Volboudt, Paris, Denoël-Gonthier, 1969, p. 96.

Quant au domaine chromatique, Merleau-Ponty remarquait que « la couleur, avant d’être vue, s’annonce […] par l’expérience d’une certaine attitude du corps qui ne convient qu’à elle et la détermine avec précision […] »41. En amont de symboliques qui varient selon des paramètres culturels et psychologiques, on peut supposer que, par leur contraste relatif, par leur vitesse de vibration ou par leur densité, les couleurs suggèrent des parcours cinétiques et sont perçues à travers des catégories tactiles comme lourdeur/légèreté, dureté/souplesse ou contraction/expansion. En faisant appel à cette tactilité fondamentale, Kandinsky affirme par exemple que « le jaune est dur et piquant ; le bleu, doux et simple. Le jaune est résistant contrairement au bleu qui se rapproche du velours. »42

4. Convergences

Les remarques qui précèdent conduisent à suggérer que l’énonciation verbale aussi bien que l’énonciation visuelle trouvent leur substrat phénoménologique dans l’activité haptique d’un corps qui énonce en même temps qu’il perçoit – ou qui perçoit sa propre énonciation. De même que, comme le proposait Jean d’Udine, les sensations des différents ordres pour communiquer ou pour être traduites les unes dans les autres doivent passer inévitablement par le canton tactile, de même, dans la théorie, la transposition de certains concepts du domaine verbal au domaine visuel et musical du point de vue de la perception me semble demander, de manière implicite ou explicite, le passage par le domaine haptique, conséquence ultime de la réflexivité définitoire de l’énonciation.

Dans cette perspective, j’ai essayé de montrer comment certains « gestes » verbaux ou visuels, dès lors qu’ils sont considérés du point de vue de leur « hapticité » inhérente, acquièrent une fonction embrayante ou débrayante, en instaurant une deixis essentiellement temporelle qui aurait cependant des corrélats spatiaux. Ainsi, dans le parcours accompli par une ligne, le maintenant et l’après sont indissociables d’un ici et d’un là-bas, l’espace se trouvant déterminé par le caractère temporel de l’acte énonciatif. Pareillement, dans le devenir du discours verbal, les points de chute, pôles terminatifs des différents segments, instaurent un maintenant qui est aussi un ici.

Note de bas de page 43 :

 Cf. l’ouvrage en ligne présenté par the British Library's Online Gallery: http://www.bl.uk/onlinegallery/features/breakingtherules/btrtranssiberienz.html

Je citerai en exemple La prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France (1913) de Blaise Cendrars, illustrée par Sonia Delaunay43. Sans pouvoir m’attarder dans l’analyse de cette œuvre particulièrement riche, je signalerai seulement que, selon une « lecture haptique », l’impression de mouvement relève ici du report incessant du geste préhensif que constitue la stabilisation de la métrique et du système des rimes dans le poème, et la fermeture de la forme et l’homogénéisation chromatique dans l’image. Ainsi, l’intensification rythmique dans le poème suppose la multiplication des saillances divergentes, qui empêchent l’appréhension de la structure relativement homogène suggérée au départ. En effet, le premier vers est un alexandrin qui introduit une prosodie « classique » renforcée par les rimes :

« En ce temps-là j’étais en mon adolescence
J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance
J’étais à 16.000 lieues du lieu de ma naissance »

Or, cette forme stabilisée par la métrique et par la rime est progressivement désarticulée : les rimes sont remplacées par des assonances puis disparaissent, les syllabes s’organisent en vers libres, la ponctuation devient rare et intègre des marqueurs imperfectifs (points d’interrogation, points de suspension) et inchoatifs (points d’exclamation). La dimension topologique et typographique contribue encore à ce dynamisme : la disposition des vers obéit à un système irrégulier de retraits, tandis que les caractères gras, les majuscules, les italiques et les variations de la taille des lettres introduisent des modulations rythmiques qui transitent du visuel au sonore par la médiation de la sensori-motricité. En ce qui concerne l’image, la symétrie initiale se décompose en des formes ouvertes et disposées de manière irrégulière. Le parcours visuel suggéré par chaque tracé arrondi, qui marque une directionnalité, se trouve ainsi constamment entravé. Les seules formes fermées, constituées par des triangles et par des carrés placés dans le premier tiers de la séquence, ne font qu’accentuer cet effet d’entrave par rapport à l’énergie cinétique des formes ouvertes qui les précèdent. Ces formes fermées qui constituent un point culminant de l’intensité rythmique globale donnent par ailleurs lieu à un nouveau dynamisme (comme le montre le triangle jaune qui, dans la zone des « formes fermées » se transforme en une ligne courbe prolongée vers le bas).

Selon mon hypothèse, l’effet de semi-symbolisme qui associe le parcours du transsibérien au déploiement des vers, d’une part, et des tracés visuels, de l’autre, repose sur des catégories cinétiques – mouvement/repos, accélération/ralentissement – qui renvoient, au fond, à des catégories haptiques – visée/saisie ; légèreté/pesanteur ; compacité/fluidité ; expansion/contraction ; souplesse/dureté ; dépréhension/préhension.

Telles seraient donc les conséquences de la radicalisation du principe de réflexivité qui rend le concept d’énonciation transposable vers les différents domaines du sensible.

Pour conclure, je dirai que, d’une manière générale, l’extension d’un concept au-delà de son champ d’application initial supposerait la transposition vers d’autres domaines de sa logique de fonctionnement, dégagée par abstraction en descendant vers les niveaux les plus profonds de sa structure. Dans le cas particulier de l’énonciation, trois opérations conceptuelles auraient assuré sa transversalité : une opération de sélection et de syntagmatisation, permettant la transformation du système en procès en tant que condition formelle d’extension du concept ; une opération dialogique, rendant possible l’intersubjectivité en tant que condition subjectale de cette extension ; et une opération de réflexivité, condition phénoménale de l’extension. Ainsi, la recherche des paramètres constitutifs des concepts, sous-jacents à leur définition locale (dans un champ disciplinaire), permettrait de faire émerger leurs conditions d’extension et leur applicabilité à d’autres champs. En résulte, me semble-t-il, un retour de l’immanence à ce niveau.

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