Une rencontre homme-animal face aux regards sémiotique et éthologique
Des exemples, de la pieuvre au faucon… entre autres

Marie Renoue

Université d’Avignon

Pascal Carlier

Université de Marseille

https://doi.org/10.25965/as.5207

Index

Articles des auteurs de l'article parus dans les Actes Sémiotiques : Marie Renoue et Pascal Carlier.

Mots-clés : animal, interaction

Auteurs cités : Jean-Christophe Bailly, Frederik J.J. Buytendijk, Jacques DERRIDA, Alain Gallo, Jacques Gervet, Dominique Lestel, Emmanuel LEVINAS, Konrad Lorenz, Herman PARRET, Christine Servais, Véronique SERVAIS, Erwin Straus, Jacob von UEXKÜLL, Francisco VARELA

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Texte intégral

1. La rencontre homme - animal sous le regard de la sémiotique

Parler de rencontre homme-animal plutôt que de relation homme-animal, c’est insister sur la dimension intersubjective de cette relation, c'est-à-dire sur son aspect compréhensif, émotif plutôt qu’utilitaire, et convoquer pour ce faire, le courant phénoménologique que sémioticiens et éthologues ont emprunté pour enrichir ou réorienter leurs démarche et questionnement sur la subjectivité, l’être au monde et le sensible. Le phénoménologue cité d’emblée est un éthologue couru dans le domaine de la zoosémiotique inaugurée outre-Atlantique par Thomas A. Sebeok dans les années soixante-dix, à savoir Jacob von Uexküll. La prise en compte de l'animal comme sujet ou subjectivité percevante et agissante, la thèse d’une interdéfinition du sujet et de son monde comme aussi l’intérêt porté à la construction d’un univers signifiant par et pour son sujet animal justifient la place qui lui sera accordée dans cette première partie sémiotique. L’approche proposée ici n’est cependant pas celle de la zoosémiotique de Sebeok (surtout attentive à naturaliser la communication non-verbale des animaux), ainsi que l’indiquent les références plus précises dans la deuxième partie de notre texte à l’éthologue Frederik J.J. Buytendijk et au cognitiviste Francisco Varela, qui ont développé pour l’un l'étude de la subjectivité animale et pour l’autre la thèse de l’énaction, soit d'une cognition incarnée émergeant du couplage structurel (corporel et expérientiel ou historique) du sujet et de son monde.

Note de bas de page 1 :

Cette « tradition métaphysique ou scientifique »semble en fait peu attentive à l’animal en tant que tel. Elle l’est plutôt à ce qui permet de définir l’homme par ce qu'il n'est pas, soit l'animal qui vaudrait comme Autre, comme altérité. Mais, outre le fait que cette opposition s’est très tôt montrée extrêmement poreuse et source de débats (cf. pour la France : Montaigne, Condillac vs Buffon, Descartes ...), les compétences qui seraient spécifiques à l’homme n'ont cessé d’être révisées par les éthologues et philosophes. Ainsi en va-t-il de l’outil, de la société, de la transmission, du mensonge, de la négation, de l’empathie intra et inter-spécifique, de l’émotion esthétique, du deuil, des formes de conscience de soi (cf. par ex. les motifs retenus par Ch. Darwin expliquant que « rougir » serait spécifique à l’homme : Charles Darwin, 1890, p. 333), les travaux sur l’image de soi de F. Delfour et P. Carlier (2004 et 2005), du langage plus sujet à discussions. Cependant, d’autres candidats apparaissent ; la nudité (toute biblique) de J. Derrida (2006) ou chez l’éthologue philosophe D. Lestel: les récits collectifs ou à la 3e personne et l’imaginaire (Dominique Lestel, 2007, p. 28) – au sujet de laquelle il hésite néanmoins dans sa préface à l’édition du texte de J. von Uexküll de 2010 lorsqu'il évoque les travaux de J. Poole sur les éléphants sauvages d’Afrique (préface de Dominique Lestel in Jacob von Uexküll, 2010, p. 16).

Note de bas de page 2 :

 La question de la variété peut également être posée pour l’humain. Citons seulement en deçà des différences culturelles ou sociales étudiées au sein des sociétés anthropocanines par le sociologue D. Guillo (2009), les oppositions relevées par Ch. et V. Servais entre ceux qui ont rencontré ou non un animal (Christine et Véronique Servais, 2009) ou par J. Derrida entre « ceux qui voient l’animal comme un théorème, comme une chose vue et non voyante » (ce peut être le cas des philosophes, scientifiques et éthologues) et ceux qui le considèrent comme un voyant (les poètes et les prophètes) ou qui se sont vus vus par un animal (Jacques Derrida, 2006, p. 32).

Introduire dans notre titre le couple homme-animal, c’est certes reproduire l’opposition « métaphysique »1 entre l’homme et l’animal qualifiée « d’anthropomanie » par Elisabeth de Fontenay et stigmatisée par « l’animot » de Jacques Derrida. Mais, c’est aussi au-delà de la violence symbolique faite aux animaux forcément pluriels, différents et complexes2, insister sur l’altérité et sur la question de la possibilité ou des modalités d’une rencontre ou d’une communication avec cet Autre. La question se pose d’autant plus ici que nous avons choisi de mettre l’accent sur une rencontre entre des hommes et des animaux sauvages. Que cette relation relativement rare en France, souvent éphémère et source de tensions soit en partie fantasmée ou « fictionnelle », les témoignages recueillis par Véronique Servais de ce qu'elle nomme des « rencontres enchantées de dauphins sauvages » le montrent clairement. Cependant, plus que de fiction ou de discours, il s’agira dans cette première partie d’insister sur la part d’incertitude et d’indétermination qu’une telle rencontre laisse entendre et qu’humains et animaux doivent également gérer.

1.1 Altérité et cohabitation

Note de bas de page 3 :

 Pour une synthèse historique de la domestication, cf. l’article d'H. Ponchelet dans Sciences et avenir, « L’animal et nous » de 2012 et dans la même revue la condamnation d'E. de Fontenay contre l’actuelle « rupture du pacte de domestication ».

Note de bas de page 4 :

 Konrad Lorenz, 1950, p. 135-174 et 1954 p. 223-240.

Leur longue histoire de cohabitation, d’apprivoisement et de domestication n’a aucunement besoin d’être rappelée ; elle peut logiquement être posée et historiquement être déclinée parce que notre monde n’a jamais été « sans animaux », parce que les représentations de la préhistoire (par exemple de la grotte Chauvet datées d'environ 31 000 ans) témoignent de l’intérêt de l'homme pour les animaux chassés et sauvages et parce que nous retrouvons des preuves archéologiques de la domestication du chien il y a 32 000 ans, du bœuf en Turquie il y a 10 700 ans ...3. Cette histoire est celle d’une co-adaptation ou plus justement d’une co-évolution avec domination de l’homme – ce que Konrad Lorenz voit en 1950 et 1954 plutôt comme une domestication parallèle de l’animal et de l'homme (s’auto-domestiquant), porteur de défaillances physiques (l’embonpoint, la mollesse musculaire ...) et comportementales (« élargissement des schémas déclencheurs innés » et « modification quantitative de l’excitation de mouvements instinctifs ») esthétiquement et moralement dommageables, mais facteurs pour l’homme d’une plus grande plasticité, d’une forme de liberté et d’une ouverture au monde4.

Note de bas de page 5 :

 Frederik Jacobus Johannes Buytendijk, 1958, p. 124-132.

Que l’habitude ou l’habituation, pour reprendre un terme plus en vogue dans le milieu des éthologues, soit un élément déterminant pour la structuration « phylogénétique et ontogénétique » de notre rapport aux animaux, les relations de tensions ou d’indifférence entre certaines espèces et l’homme le montrent comme aussi la facilité et la richesse de relations de domestication. Ainsi, F.J.J. Buytendijk la présente comme essentielle dans « l’humanisation du chien » qui serait capable de « percevoir l’intentionnalité, c’est-à-dire la signification de l’acte, de l’attitude, de l’expression et du moindre mouvement de l’homme »5 – ce que lui permettraient par ailleurs de saisir sa constitution physiologique (importance de la vue, de l’ouie ...) et le mode de vie social, l’attention à ses congénères, dont il a hérité de ses ancêtres vivant en meutes. En termes sémiotiques, l’habitude permettrait ainsi d’actualiser et d’inscrire des potentialités virtuelles de l’espèce, elle faciliterait la relation par l’émergence bilatérale sinon d’un « code de lecture » (forcément composé d’unités discrètes) du moins de modalités contextualisées d’intercompréhension.

Note de bas de page 6 :

 Jean-Christophe Bailly, 2007, p. 18.

Note de bas de page 7 :

 Ici, le terme « pratique » a une valeur générale, concrète et prospective, avec tout ce que cela suppose d’indécidabilité, d’aléatoire et, d’après J. Fontanille (2010), de non borné et de régulation-accommodation.

Note de bas de page 8 :

 Cf. l’impression de fusion à « coloration mystique » de V. et Ch. Servais (2009). Cependant si cette impression de distance, de porosité ou de fusion subjectale a été « récupérée » par la mystique, elle semble plus générale et fonction d’un type de relation noologique au monde. Merleau-Ponty évoque en effet au sujet de la couleur différentes sortes de saisies perceptives en ces termes :« Selon que je fixe un objet ou que je laisse mes yeux diverger, ou enfin que je m'abandonne tout entier à l’évènement, la même couleur m'apparaît couleur superficielle (Oberflächenfarbe), - elle est en un lieu défini de l’espace, elle s’étend sur un objet, - ou bien elle devient couleur atmosphérique (Raumfarbe) et diffuse tout autour de l’objet ; ou bien je la sens dans mon oeil comme une vibration de mon regard ; ou enfin elle communique à tout mon corps une même manière d’être, elle me remplit et ne mérite plus le nom de couleur » (Maurice Merleau-Ponty, 1945, p. 262)

Note de bas de page 9 :

 Pour signifier la tendance qu’ont les animaux à se cacher, l’écrivain Jean-Christophe Bailly écrit : « ils le doivent (se cacher) et [...] ils ont depuis la nuit des temps, par delà leurs propres conflits, identifié en l’homme non seulement un prédateur mais aussi un être étrange, imprévisible, déréglé. » (Jean-Christophe Bailly, 2007, p. 18)

A contrario, l’absence d’habitude colore autrement la relation et met en évidence ce qui se joue dans une rencontre. En effet, la raréfaction de la rencontre avec l'animal sauvage en fait un événement mâtiné de fiction ou de tensions ; c'est ce dont témoignent les récits de « l’émerveillement fusionnel à coloration mystique » analysés par Christine et Véronique Servais (2009) évoqués auparavant et ce que Jean-Christophe Bailly décrit, après sa rencontre avec un chevreuil, comme un « système complexe d’évitement et de tensions dans l’espace, une immense pelote de réseaux inquiets qui se dissimulent et où il nous est parfois donné de tirer un fil »6. Comme pratique7, la rencontre aurait donc à voir avec ou plutôt serait principalement une gestion de tensions, de distances spatiales ou subjectales8, et de vécus pathémiques intenses, euphoriques ou dysphoriques. Son déroulement s’organiserait ainsi grâce à une nécessaire co-accommodation des deux parties ; il serait une manière de gérer l’imprévu de la rencontre en essayant de se conformer ou non à ce que chacune sait ou pressent de l'autre9, de gérer des « zones critiques », pour reprendre le terme de Jacques Fontanille (2010), c’est-à-dire des moments d’incertitudes en raison de l’absence de code commun. L’approche plutôt que « l’évitement » et l’attitude corporelle afférente sont à gérer pour les deux côtés, tant il appert que le rapprochement peut être vu comme source de tensions insupportables par les deux parties (même s’il est bienveillant ou neutre pour l'une ou pour les deux), et elles doivent l’être au coup par coup sans aucune certitude prospective et même rétrospective, parce que l’avancée ou la mise en confiance ne sont jamais ni assurées ni réellement acquises, une fois actualisées.

Ces remarques générales invitent cependant à poser deux questions : comment peut-on s’accommoder à l’autre animal ou l’accommoder à notre présence, étant donné que nous ne formons qu’un pôle de l’interaction, que nous sommes soumis à cet Autre et que nous devons tenter de deviner également quelle est sa capacité d’accommodation ou d’acceptation ? Une expérience personnelle de Pascal Carlier avec des pieuvres sauvages, mises à la disposition des chercheurs en éthologie et non rencontrées par hasard dans un espace libre, semble indiquer qu’on peut dans une interaction prolongée tenter de réduire l’imprévisibilité, jouer sur le « suivi » non invasif de l’autre en adoptant des gestes répétés d’accompagnement (enveloppants et à « bonne distance ») des mouvements de l’animal et ainsi le « mettre en confiance ». Contact, répétitivité, rythme et prévisibilité semblent alors favoriser une forme de fiducie, de confiance qui non seulement permet la manipulation sans manifestation de stress (en l'occurrence le jet d’eau ou d’encre) mais aussi favorise parfois la recherche du contact tactile de part et d'autre. Mais, jusqu'où peut aller cette accommodation à l’Autre, alors que la perception de ses motivations, l’interprétation de ses supposées réactions sont d’autant plus difficiles que nos mondes apparaissent, depuis la théorisation de l’Umwelt de J. von Uexküll, comme parfois totalement différents ?

1.2 L’Altérité : absence de monde commun et espaces animaux

L’idée d’un milieu commun a été invalidée par Jacob von Uexküll qui, attentif à l'animal sujet agissant et non plus agi, propose dans les années cinquante la théorie de l’Umwelt.

Note de bas de page 10 :

 J. von Uexküll souligne vers la fin de son ouvrage que cette signification est non seulement variable suivant les espèces mais aussi suivant les dispositions de l’animal considéré ; ainsi « le même objet de forme cylindrique – en l’occurrence une anémone de mer – change de signification [fourreau, leurre ou nourriture] dans le milieu du même bernard-l’hermite, selon la disposition dans laquelle se trouve ce dernier » (Jacob von Uexküll, 1956, p. 107)

Note de bas de page 11 :

 Ajoutons que J. von Uexküll propose non seulement d’analyser la construction des Umwelten par une série de percepts et d’actions entremêlés, celle de la mise en signification de ces milieux par projection mais aussi une dynamique syntagmatique et aspectuelle de la « vie des signes » puisque l’actualisation d’un signe perceptif ou actantiel influerait sur (« éteindrait ») celui qui le précède – la nature de la relation d'induction entre ces deux types de signes, percepts et actions, demeurant inconnue, d'après l’auteur. (Jacob von Uexküll, 1956, p. 39)

Note de bas de page 12 :

 Dominique Lestel, 2001 et préface de Jacob von Uexküll, 2010.

En réaction explicite à l’animal-machine et au béhaviorisme, il fait en effet de l’animal un sujet percevant et agissant, qui hérite et surtout construit à partir de ses interactions (de ses percepts et de ses actions) son propre univers, c’est-à-dire son Umwelt doté d’objets qui sont pour lui pertinents car signifiants, c’est-à-dire fonctionnellement signifiants10. La construction de l’Umwelt reposerait ainsi sur un double processus de filtrage sensoriel et sémantique, sur une sémiose – la question de la signification n'étant accessible et abordée par l'éthologue que du point de vue de l’action de l’animal ou de ses réactions11. Plutôt que de déclarer ces Umwelten inaccessibles, la « prétention » du chercheur est alors de définir par inférence ce que sont ces espaces « internes » sensori-moteurs et signifiants; et ce,à partir de l’étude de la physiologie des animaux et de leurs performances. Cependant, l’un des risques afférents à cette démarche ne serait pas tant l’anthropomorphisme que la réduction du monde de l’animal à l’observable et au fonctionnel, d’après D. Lestel12.

Note de bas de page 13 :

 Jacob von Uexküll, 1956, p. 40.

Précisons seulement pour souligner l’inconséquence scientifique qu’il y a à traiter de l’animal au singulier que ces Umwelten sont variés et hiérarchisés. D’après l'éthologue, « à l’animal simple correspond un Umwelt simple, de même à l’animal complexe correspond un milieu richement articulé »13. Son exemple inaugural et emblématique est la tique, aveugle, sensible à trois excitations et à trois actions-réflexes (trois cercles fonctionnels) se succédant dans un ordre strictement déterminé : la tique sentirait par olfaction l’acide butyrique dégagé par un mammifère et chuterait sur lui, le heurtant elle sentirait par contact tactile la surface poilue où déambuler avant d'arriver sur une zone imberbe et plus chaude à perforer pour aspirer. D’autres animaux seraient plus rudimentaires, comme le protozoaire, animal-réflexe présentant un seul cercle fonctionnel percept-action, ou l’oursin dépourvu d’organisation centrale. Ce que J. von Uexküll exprime en ces termes :

Note de bas de page 14 :

 Jacob von Uexküll, 1956, p. 81.

« Pour montrer clairement ce qui oppose les animaux constitués de la sorte aux animaux supérieurs, j’ai forgé cette formule : quand un chien court, il meut ses pattes ; quand un oursin court, ses pattes le meuvent. »14

Note de bas de page 15 :

 Jacob von Uexküll, 1956, p. 43.

Cependant, la pauvreté du milieu de ces animaux « conditionnerait la certitude de l’activité, et la certitude est plus importante que la richesse »15. La formule permet ainsi de compenser « la pauvreté du monde animal » déclarée par Heidegger et elle aurait force de loi : la simplicité est gage de prévisibilité et de réussite.

Outre le fait que ces références précises aux cas étudiés par l’éthologue indiquent la diversité et l’étrangeté des milieux animaux, elles invitent à poser une question (rhétorique) : comment communiquer avec des animaux « enfermés » dans la bulle de leur Umwelt, si celui-ci est totalement différent du nôtre ? ou en d'autres termes, peut-on communiquer ou avoir des relations autres que parasitaire et destructrice avec une tique ? Condition sine qua non pour qu’une rencontre ait lieu, il semble qu’il faille partager sinon un monde commun du moins un monde sensible en partie convergent.

Note de bas de page 16 :

 Jacob. von Uexküll, 1956, p. 115-127.

Note de bas de page 17 :

 Cf. note 10.

Note de bas de page 18 :

 Alain Gallo, Christian Cuq et Jean-Pierre Desportes, 1991, p. 485.

Plus précisément au sujet des espaces animaux, J. von Uexküll les analyse et différencie à partir des axes notés auparavant du sensori-moteur et de la signification fonctionnelle16. Ainsi analyse-t-il un espace spatial ego-centré, mesuré par le pas directionnel, un autre tactile composé d’endroits sensibles au toucher de différentes dimensions et enfin un espace visuel qui est abordé à partir d’une étude forcément limitée de la physiologie de l'œil et qui est habité d’objets dont la valence varierait suivant les espèces et l'état de l’animal17. Quant à la segmentation signifiante ou fonctionnelle de l’espace, elle peut paraître relativement classique avec la différenciation entre la demeure (le nid, par exemple) et le territoire, un espace de marquage, de non-tolérance d’un congénère, un « pur produit de la subjectivité », différent du terrain de chasse, absent chez la mouche mais confondu avec la demeure chez l’araignée. Cependant, la description du chemin familier dépendant lui aussi totalement du sujet individuel indique, comme le soulignent Alain Gallo et alii18, l’intérêt de l’auteur pour des « questions sémantiques » ; ainsi s’interroge-t-il sur la nature des signes perceptifs retenus par l’animal, sur l’usage qu’il fait de son système de coordonnées. Enfin, dernière notation spatiale, J. von Uexküll évoque, comme nombre d’ornithologues attentifs aux oiseaux de proie, une zone entre le terrain de chasse et la demeure où la prédation semble inhibée ; les « casse-croûtes » ordinaires de l’oiseau pouvant s’y montrer voire même ennuyer les petits, d’après les observations de Pascal Carlier, en toute impunité.

Note de bas de page 19 :

 Jacob von Uexküll, 1956, p. 71.

Pas de milieu commun donc, pas de temps ou de tempo commun non plus, mais une segmentation en grande partie subjective de l’espace et des Umwelten propres à chaque espèce ou à chaque individu humain, puisque l’auteur, tout en évoquant la « fable conventionnelle » d’un espace universel indépendant des sujets (« une fiction » nous permettant de nous comprendre) fait éclater les Umwelten humains en autant de « bulles de savon » s’entrecroisant sans se choquer19.

Note de bas de page 20 :

 Jacques Gervet, 1992, p. 106-108.

Note de bas de page 21 :

 Frederik J. J. Buytendijk, 1958, pp. 55 et 60.

Note de bas de page 22 :

 Dominique Lestel, préface de Jacob von Uexküll, 2010, pp. 17 et 19.

Toujours d’actualité, le concept d’Umwelt n’a pas fait l’objet de critiques fondamentales, mais de révisions ou de développements intéressants pour le sémioticien. Tout d’abord, au regard de l’exposé sur les espaces animaux, nous pouvons peut-être lui reprocher la juxtaposition (non synthétique) de points de vue différents, comme si, héritier de la tradition des physiologistes (pourtant décriés au nom de la biologie), J. von Uexküll hésitait entre une approche physiologique forcément réductrice pour décrire la vision de l'animal (avec le risque afférent de la simplification que montrent les illustrations des visions des mouches et des mollusques) et l’approche plus phénoménologique qu’il inaugure de la subjectivité animale, ainsi qu’une tendance à l’objectivation de l’espace que la seconde partie de cet article viendra nuancer en suivant l’approche de F.J.J. Buytendijk. Dans le milieu des éthologues, Jacques Gervet lui reproche une conception de l’Umwelt comme représentation du monde, c’est-à-dire à la fois comme vision subjective de l’environnement et comme « trace laissée par l’ensemble des stimulations », puis il note « l’identification de deux ordres de réalité différents » : l’Umwelt de la tique et celui de bûcheron, poète ... distingués par un F.J.J. Buytendijk qui présenterait également l’avantage d’être plus adepte d’une théorie de l'investissement que de la représentation20. L’éthologue néerlandais différencie en effet nettement le milieu des plantes et des animaux inférieurs (comme l’anémone ne différenciant pas le toucher et l’être touché, le mouvement actif et la sensation passive) ; l’environnement des animaux qui sont définis avec lui et vivent dans lui et le monde des humains qui peuvent aussi être face au monde, c’est-à-dire l'objectiver, adopter un point de vue distancié sur des objets dotés alors d’une densité et d'une permanence abstraite21. Citons encore et à nouveau la critique de D. Lestel, préfacier de l’édition 2010 de Milieu animal et milieu humain : il s'agit pour le philosophie de pointer un possible réductionnisme, de noter le caractère figé et monadique des Umwelten, l’élaboration d’une subjectivité d’espèce (et non de sujet) et l’absence d’écologie qui permettrait d’envisager les motifs d’une relation ou communication interspécifique22.

1.3 La communication entre des hommes et des animaux est-elle possible ?

La question coule de source après cet exposé théorique, même si elle semble aller à l’encontre de nos expériences quotidiennes. Aussi faut-il autrement la décliner. Quelles sont les conditions qui permettraient un échange, étant donné la diversité des mondes, des systèmes de perception, des moyens de communication des deux parties ? Si cet échange ou mieux cette communication n’est pas illusoire, comment la définir ? La compréhension est-elle nécessaire pour partager quelque chose ? L’empathie est-elle possible, si on la définit, en suivant l’analyse des écrits husserliens d’Herman Parret (2006) comme une « saisie analogisante médiée par l’imagination », comme un sentiment communautaire ?

Les « partisans » d’une communication illusoire ou impossible ne sont pas rares. Leur argument principal repose sur l’affirmation d'une différence trop importante entre nos bagages sensoriels et actantiels, biologiquement déterminés, ou entre nos univers cognitifs fondamentalement transformés par la maîtrise du langage. Ainsi en va-t-il du célèbre « What is it like to be a bat ? » où Thomas Nagel (1974) affirme l’impossibilité d’approcher le monde vraisemblablement aussi riche que le nôtre de cet animal. L’objet d'étude de la zoosémiotique de Th. Sebeok, d’abord attentive à définir les modalités de transmission d’une communication animale non verbale relativement « déterminée et fixe », accorde peu de place à la possibilité d’une communication interspécifique ; et John Deely (2001), se référant aux travaux du zoosémioticien et à la théorie de l’Umwelt (dont nous avons évoqué auparavant la structure monadique et l’absence d’écologie), affirme la rupture fondamentale apportée par le linguistique.

Note de bas de page 23 :

 Dominique Lestel, préface de Jacob von Uexküll, 2010, p. 20.

Il est a contrario également possible de défendre l’hypothèse d'une communication (réelle) possible entre des animaux et des hommes en se référant à une pratique et à une tradition éthologique (également philosophique et poétique) qui postulent le partage d’une sensibilité commune ou notre capacité à réduire l’altérité en adoptant le point de vue de l’autre (une sorte d’empathie au sens commun du terme ou de sympathie au sens étymologique du terme) ou bien en révisant le concept de communication réussie. Relève de la première option la position de D. Lestel qui, dans la préface déjà citée de Milieu animal et milieu humain, présente le travail d’éthologues de terrain acceptant une « intoxication interspécifique », soit une « animalisation comme clef d’accès aux Umwelten non humains »23. La seconde option nous incite d’abord à reprendre et à considérer les limites de deux définitions canoniques de la communication : celle technologique dite de Weaver et Shannon, attentive à la transmission mécanique d’un message et à ses canaux de diffusion (la conception mâtinée d’intentionnalité retenue par Sebeok), semble peu pertinente ici en raison de la difficulté que nous aurions à définir un code commun avec ses unités discrètes et parce que le concept d’Umwelten et l’intérêt porté ici aux animaux sauvages semblent désarmer les notions de messages et de signaux ; celle anthropologique issue des travaux de l’école de Palo Alto, attentive aux activités et aux intentions des pôles émetteur et récepteur, pose le problème de l’intentionnalité forcément incertaine dans notre cas. Même la célèbre formule de P. Watzlawick, selon laquelle on ne peut pas ne pas communiquer, ne résout pas la difficulté, puisqu’elle « règle le compte » de l’intentionnalité ou de l’intention émettrice mais pas celui de la réception et de l’interprétation. Plus abstraite, la valorisation non moins célèbre par G. Bateson (comme par A.-J. Greimas) de « la différence qui fait la différence » réduit la communication à un principe si abstrait qu’il peut s’avérer utile pour décrire ce que pourrait être un espace perceptif en partie partagé. C’est ce que nous avons fait en 2007 en étudiant les phénomènes de coloration et de camouflage (homochromie, identité de texture et de forme) de la pieuvre qui, capables de leurrer hommes, poissons, mammifères marins, semblaient non pas indiquer un même univers perceptif, mais une égale saillance de formes de contrastes ou de différences.

Une dernière approche de la « communication du malentendu » présentée par Ch. et V. Servais (2009) semble plus prometteuse, parce qu’elle intègre la notion d’altérité, qu’elle postule une différence de statut des sujets communicants et l’absence d’un monde commun et que de fait elle réduit le contenu de la communication. Ainsi, contre l’idée d’une communication « réussie » (au sens plein et linguistique du terme), elles écrivent :

Note de bas de page 24 :

 Christine et Véronique Servais, 2009, p. 21.

« admettre que l’émetteur et le récepteur disposent nécessairement de versions différentes de l’interaction ... c’est replacer l’altérité au cœur d’une communication qui est réussie parce qu’on accepte de mal se comprendre. »24

Si nous suivons la voie ainsi tracée, c’est une sémiotique de l’incertain accueillant l’altérité, avec une possibilité limitée de la réduire qu’il faudrait développer, une sémiotique du « comme si » et du flou.

Note de bas de page 25 :

 Herman Parret, 2006, p. 163.

Sémiotique des différences sensorielles intégrant l’altérité et l’incertain, certes, mais il semble difficile et même dommageable à l’étude d’évacuer le sensible ou une forme d’empathie dans la relation entre des hommes et certains animaux. A la définition de l’empathie comme réduction de l’altérité par assimilation ou exaltation de la mêmeté par intégration analysée par H. Parret, il faudrait préférer celle qui semble avoir également sa préférence, à savoir une empathie sur le mode de l’ouverture et de l’acceptation de l’altérité, de la soumission à l’autre25. Si nous retenons la leçon de J. von Uexküll et le « respect » sinon la prise en compte dans la communication elle-même de cette altérité irréductible, nous ne pouvons qu’abonder dans le sens de V. et Ch. Servais lorsqu’elles concluent leur article par ces mots :

Note de bas de page 26 :

 Christine et Véronique Servais, 2009, p. 46.

« de ce point de vue un monde partagé n’est pas un monde commun ou que nous aurions en commun, mais cela signifie qu’il y a là un sensible qui nous tient ensemble, dans la mesure où il nous sépare [...]»26.

1.4 Quel sensible ? Des éléments à éclaircir

Note de bas de page 27 :

 Claudine Olivier, intervention orale sur la linguistique et le corps lors des Journées d'Etudes interdisciplinaires d’Egletons qu’elle avait organisées sur « La relation Homme/Animal », les 25-26 avril 2012.  

Prendre en compte la dimension sensible de la rencontre entre des hommes et des animaux est un passage obligé, si l’on se réfère aux citations relevées supra du texte de J.-Ch. Bailly, aux témoignages recueillis par V. Servais, à l’expérience évoquée de la manipulation de pieuvres ou encore aux écrits des philosophes ou linguistes qui, comme E. de Fontenay ou Cl. Olivier27, déclarent avoir suivi un parcours logique les guidant du langage au corps, du corps aux animaux. Le point de vue sensible, le point de vue du corps, est en effet celui qui est privilégié dans la littérature, dans les écrits des phénoménologues attentifs à « l’être au monde » et dans nos échanges avec les animaux.

Note de bas de page 28 :

 Jean-Christophe Bailly, 2007, p. 35.

Note de bas de page 29 :

 Christine et Véronique Servais, 2009, p. 35, note.

Note de bas de page 30 :

 Jacques Derrida, 2006, p. 31.

Cette importance accordée au corps et au contact en l’occurrence visuel, nous la trouvons aussi bien dans les textes de V. et Ch. Servais, de J.-Ch. Bailly que chez J. Derrida qui évoquent cette égale communauté de « vue qui nous apparie et nous apparente »28, son rôle en tant qu’initiateur et facilitateur de l’échange par le contact qu’il signifie et propose (ou impose), son efficacité pour reconnaître une intention, provoquer un contact intime et un fort engagement29, par l’interrogation qu’il suscite chez celui qui se voit vu par un animal30et vraisemblablement chez celui-ci lorsqu’il se voit vu par un homme. Avec les pieuvres, c’est le toucher qui complète la vision et réalise le contact qui attire ou accompagne l’autre, qui touche ou accepte d’être touché. Toute une syntagmatique et analyse aspectuelle des contacts sensoriels seraient donc à entreprendre comme expression du sensible.

Nous l’avons évoqué dans le récit ou plutôt dans le témoignage d’une relation continue avec une pieuvre, le rythme est partie prenante dans la manipulation de ce céphalopode tout de muscle et de chair, dépourvu de structure rigide osseuse. La valorisation nécessaire et générale du rythme comme élément central du sensible semble aller de soi, si l’on se réfère à la définition qu’en donne le phénoménologue Henri Maldiney (1973) et suivant laquelle il serait « la tonalité avec laquelle nous habitons le monde » ; il vaudrait alors comme indice d’une tension intérieure peut-être en partie communicable. Dans son cours au collège de France, Comment vivre ensemble, Roland Barthes (1977) propose une lecture plus politique (peut-être influencée par Michel Foucault) mais pas moins essentielle du rythme : la dysrythmie et d’hétérorythmie vaudraient alors comme marque et imposition d’un pouvoir contraignant et insidieux contre l’idiorythmie individuelle. La question que l’on peut évidemment se poser alors et à laquelle répond en partie l’expérience narrée supra est de savoir si, dans la relation entre des hommes et des animaux, une harmonie rythmique ou eurythmie peut être trouvée à laquelle les deux parties pourraient être également sensibles et heureusement sensibles.

Si la question du rythme, semble en effet essentielle, il reste cependant à en proposer des axes d’approche, comme nous l’avons proposé il y a presque vingt ans en visuel. Quels seraient ici les termes descriptifs à prendre en compte pour décrire les motions internes, les gestes, le regard et les mouvements du corps, son déplacement : la rapidité, la régularité, l’extension ?

2. La rencontre de l’éthologue avec son sujet

2.1 De l’animal objet à l’animal sujet : retour sur les approches éthologiques

Note de bas de page 31 :

 Alain Gallo, Edith Duchatelle, Abderahim, Elkhessaimi, Gilles Le Pape, Jean-Pierre Desportes, 1995.

Dans le vaste champ de l’éthologie, beaucoup d’approches s’intéressent à un animal objet, autrement dit à un animal tout entier en cohérence avec le modèle explicatif du chercheur. Le milieu de l’animal sera ainsi défini par rapport au système de référence du scientifique et ne sera retenu sinon perçu du comportement de l’animal que ce qui prendra sens dans le cadre du modèle explicatif utilisé. Si l’éthologue est d’obédience behaviouriste, il cherchera à rendre compte du comportement de l’animal par le biais d’un enchaînement de stimuli et de réponses, tous objectivement identifiables. Est-ce à dire que l’accord sur les comportements à mesurer produira des données toujours pertinentes et comparables ? Des études prenant en compte ce que fait par exemple réellement un animal dans une boite de Skinner montrent que ce qui est enregistré comme appui sur un levier n’est pas toujours un appui (membre antérieur appuyant sur le levier) au sens humain du terme31 ; par exemple, un rat peut actionner le levier en le mordillant, un autre l’actionnera en appuyant ses deux pattes avant dessus pour se dresser, enfin un autre pourra l’actionner en sautant dessus. Mais dans beaucoup d’études utilisant des boîtes de Skinner automatisées, l’éthologue ne s’intéressera qu’au nombre de déclenchements effectifs pour rendre compte de l’apprentissage … la question de ce qu’aura vraiment appris le rat ne sera pas d’actualité.

Note de bas de page 32 :

 Pascal Carlier et Alain Gallo, 1996.

Si l’éthologue s’inscrit dans le cadre de l’écologie comportementale (behavioural ecology), c’est la valeur adaptative d’un comportement par rapport à une fonction supposée qui le rendra pertinent. L’éthologue fera alors un raccourci entre la finalité fonctionnelle supposée d’un comportement et sa description. C’est ainsi que chez le faucon pèlerin, lorsque les jeunes naissent, certains ornithologues considèreront que le mâle ravitaille la femelle mais n’est pas motivé pour nourrir les jeunes. De là, un scénario adaptatif est défini dans lequel la femelle est « programmée » pour prendre soin des jeunes tandis que le mâle chasse et ravitaille la femelle. Or, les rares fois où la femelle ne fait pas écran entre le mâle et les jeunes en réceptionnant la proie du mâle, ce dernier se montre capable de nourrir parfaitement les jeunes … En fait, la femelle plus grande et plus puissante que le mâle impose son timing ; l’avantage étant que si l’un des deux parents meurt le second peut le suppléer. L’apparente complémentarité cache une symétrie dans les motivations et c’est le rapport de force entre les deux parents qui détermine la complémentarité des rôles32. On voit ici la limite qu’il y a à traduire en motivation une hypothèse fonctionnelle posée sur une observation … d’autant que le scénario issu de l’évolution est encore plus judicieux puisqu’il permet les avantages de la complémentarité tout en maximisant les chances de survie des jeunes en cas de disparition de l’un des parents. Cela dit, ces approches et toutes celles considérant l’animal comme objet d’étude et comme un « technicien » (J. Gervet) ont l’intérêt de rendre l’animal aisément modélisable par l’homme donc prévisible dans un cadre de référence identifié sur la base de variables faisant consensus dans la communauté scientifique. Sachant que les modèles explicatifs ont généralement la même validité d’une espèce à l'autre, il y a une économie théorique dans cette conception de l’animal « objet » d’étude.

Mais ce point de vue sur l’animal rencontre ses limites chaque fois que la dimension subjective mais aussi relationnelle du comportement de l'animal sera prise en compte. Même si l’observateur essaie de faire entrer ce qu’il observe dans son cadre explicatif, il reste beaucoup de comportements inexpliqués, notamment les comportements jugés incongrus et/ou exceptionnels ne sont jamais pris en compte, nous ne relevons que ce qui fait sens pour nous.

L’intérêt pour un animal sujet ne concerne donc qu’une partie de la recherche en éthologie. FJJ Buytendijk, l’un des pionniers, écrit :

Note de bas de page 33 :

 Frederik J.J. Buytendijk, 1965 ; c’est nous qui soulignons.

« L’organisme animal et humain ne fait pas que vivre, il existe, c’est-à-dire qu’il crée une relation avec l’entourage. L’entourage n’est pas seulement la condition nécessaire au processus vivant intra-organique, mais il existe avec l’animal ou l’homme pour eux et à travers eux en tant que structure significative.»33

Selon Buytendijk, la question – pourquoi un animal (ou un homme) se comporte-t-il ainsi et non pas autrement ? – ne pose jamais le problème d’une cause mais d’un motif, d’un mobile qui agit par sa signification. Ainsi, » mon bras se lève » n’est pas la même chose que je « je lève mon bras » ou encore « toucher » n’est pas la même chose qu’« être touché ».

Le seuil à partir duquel nous considérons que l'éthologue doit s’intéresser à un animal « sujet » est atteint lorsqu’il se donne pour objectif de rendre compte des aspects cognitifs ou motivationnels sous-tendant les comportements. Nous entrons alors dans le domaine de l’éthologie cognitive pour laquelle un comportement qui semble aberrant chez un animal constituera la voie d’accès à son monde subjectif. Le comportement jugé par nous aberrant est la partie émergée d'un rapport au monde qui nous échappe en partie. De fait, quand on s’intéresse à la relation homme-animal, ce point de vue, qui accorde la plus grande importance à la dimension sensible, à la sphère émotive et surtout à l’altérité de l’animal, s’impose.

2.2 De l'homme à l'animal : logique soustractive vs logique additive du monde animal

Quand l’éthologue s’intéresse à l’animal comme sujet différent de lui, il est alors tenté d’appréhender son sujet avec une logique soustractive. Nous entendons par ce terme que le chercheur se focalise sur les spécificités de l’homme et cherche dans quelle mesure l’animal possède ou non ces caractéristiques. C'est particulièrement vrai quand ce sont les aptitudes cognitives de l’animal qui sont étudiées. La limite à cette approche est que l’animal est défini par son niveau « d’incompétence » par rapport à l’homme, seul point de référence. L’alternative est de s'inscrire dans une logique additive, dans laquelle le chercheur s’efforce de déterminer le mode spécifique de relation au monde d’un animal. Il se donne les moyens de mettre en évidence des aptitudes qu’il est parfois très difficile pour nous d’imaginer a priori. Evidemment, la limite à cette approche est la difficulté à cerner certains comportements dont les déterminants échappent à nos investigations.

D’un point de vue méthodologique, s’intéresser à un animal sujet signifie déconstruire les évidences pour construire une nouvelle connaissance de l’animal. Il s’agit en premier lieu de prendre conscience des présupposés souvent inconscients et implicites que nous attribuons aux animaux : (i) Nous les faisons vivre dans un monde d’objets. (ii) Nous leur projetons la conscience d’un corps avec des limites bien définies. (iii) Nous les faisons vivre dans le même espace que le nôtre. (iv) Nous tendons à faire comme si le sens de la vue était le plus important pour eux. Il ne s’agit pas a contrario d’exclure l’existence de ces aptitudes chez un animal, mais de considérer qu’elles ne vont pas de soi et doivent être démontrées empiriquement et non implicitement ou arbitrairement attribuées aux espèces animales que nous observons.

F.J.J. Buytendijk (1958) a marqué une avance décisive dans l’étude de la subjectivité animale. Dans la filiation de J. von Uexküll, il pose un environnement propre aux différentes espèces animales (cf. supra sur l'Umwelt) mais va plus loin que ce dernieren distinguant radicalement les mondes humains des Umwelten animaux, c’est-à-dire en ne faisant pas vivre a priori l’animal dans un monde discrétisé d’objets : « Voir quelque chose n’est pas en premier lieu apercevoir objectivement un objet, c’est avant tout regarder ce qui suscite en nous une sensation d’action possible. »

Ce que l’animal ressent alors détermine son action en rapport avec le but visé : « On peut donc définir l’intelligence animale comme un modelage de l’action pratique sur une expérience concrète et des données sensorielles et motrices. »

La signification est projetée par le sujet conformément à son dessein ou à sa disposition : « Mon chien court à la porte, si, par mon comportement je crée pour cet animal une situation de promenade, car dès lors la porte exerce par sa signification une influence attractive. »

Ce point de vue sur l’animal a une conséquence majeure : l’objet tel que nous le percevons n’a plus de sens ni même d’existence, il n’est que ce qu’en fait l’animal qui l’investit, par « projection de sens » :

Note de bas de page 34 :

 Frederik J.J. Buytendijk, 1958.

« L’animal n’a pas d’objets. Il ne fait que pénétrer extatiquement son environnement, dont, tel un escargot sa coquille, il traîne partout où il va la structure. Se distancier de cet environnement, le concrétiser en un monde, c’est un acte que l’animal ne saurait réaliser, pas plus qu’il n’est capable de transformer les centres de résistance, limités par ses émotions et impulsions en objet. »34.

L’auteur introduit le concept de mouvement expressif pour exprimer l’idée du comportement comme reflétant la nature de la relation associant l’animal à son milieu :

Note de bas de page 35 :

 Frederik J.J. Buytendijk, 1952.

« Le mouvement expressif comporte une signification propre, il est tel quel chargé de sens, parce qu’il exprime, représente, le rapport de la bête à son ambiance : c’est par lui que ce rapport devient concret, s’offre à nous comme une « image », frappe notre imagination. »35

Note de bas de page 36 :

 Ibid.

Mais pour comprendre l’articulation entre la subjectivité animale et le monde extérieur, il est important de comprendre le concept allemand de Stimmung qui est généralement traduit par motivation mais représente une identité de signification de notre « subjectivisme » et de la situation extérieure et intérieure. Cette conception de la motivation permet d’évacuer la dichotomie fonctionnelle existant entre la motivation sous-tendant un comportement et la « cible » vers laquelle il est orienté. Ainsi, un animal très motivé « hallucine » son environnement, l’objet investi devenant signifiant à travers le besoin de l’animal. Buytendijk exprime cette idée dans l’exemple suivant : « On ne peut parler pour l’animal d’habitat (Heim) sans inclure dans ce terme une disposition, un sentiment de sécurité. »36

A quoi cela pourrait-il ressembler d’être un faucon pèlerin ? Un passionné de ce rapace mythique a écrit cette phase toute « buytendijkienne » :

Note de bas de page 37 :

 John Alec Baker, 1989.

« Peut-être vit-il dans un monde de pulsations sans fin, d’objets qui ne cessent de rétrécir ou de se dilater. En se dirigeant vers un oiseau lointain, en visant le battement d’une aire d’ailes blanches, il sent peut-être – à la vue de cette blancheur qui s’épanouit – qu’il ne pourra jamais la manquer. Tout ce que nous savons de lui tient dans l’idée de l’œil mobile inséparable de la serre qui frappe. »37

2.3 Expliquer des comportements dits aberrants

Comprendre un animal suppose que nous acceptions l'idée qu’il n’existe pas de comportement aberrant ou sans signification chez cet animal, tout ce qui nous échappe peut même offrir une porte d’entrée vers son monde subjectif. Le statut de l'œuf chez l'oiseau est un bon exemple. Certains travaux de l’école objectiviste néerlandaise avaient par exemple montré que chez le goéland un œuf peut subir un sort très différent selon sa position, sa distance par rapport au nid de l’oiseau, mais aussi selon l’état motivationnel de celui-ci.

Un goéland en train de couver pourra ainsi ramener l’œuf proche de son nid sous lui pour le couver ou … dévorer ce même œuf si celui-ci est plus éloigné de son nid. Tout se passe comme si le goéland avait un « rayonnement incubatoire » autour de l’endroit où il développe son comportement d'incubation ; dès l'instant où l’œuf est rencontré par l’oiseau hors contexte incubatoire, l’œuf peut devenir un objet de prédation pour peu que l’oiseau ait faim. Il a été montré que certains oiseaux préféraient essayer de couver – vainement – un œuf artificiel surdimensionné par rapport au leur. Ce comportement a été identifié par les chercheurs de l’école Objectiviste qui ont conceptualisé cela par la notion de « supranormalité ». Le principe est que si on identifie les formes, les configurations qui déclenchent certains comportements chez un animal, l’utilisation d’un leurre exagérant ces caractères aura davantage de succès auprès de l’animal que l’objet naturel. Du point de vue de l’oiseau, on peut faire l’hypothèse que celui-ci est « comportementalement happé » par cette configuration, et il n’aura de cesse que de l’investir.

Note de bas de page 38 :

 Pascal Carlier, Approche psycho-éthologique du développement du comportement parental du Faucon Pèlerin Falco peregrinus, Thèse de doctorat, Université Paul Sabatier, 1992.

Un œuf qui a l’aspect d’œuf pour nous peut changer de signification pour l’oiseau lorsqu’il est pipé, c’est-à-dire que le bec de l’oisillon a percé la membrane interne de l’œuf et les cris de l’oisillon qui n’a pas encore percé sa coquille deviennent cependant audibles pour les parents. Ces derniers paraissent alors assez excités et peuvent tenter de nourrir l’œuf38. Les parents à ce moment n’ont plus affaire à un œuf mais pas encore à un jeune leur renvoyant tous les stimuli correspondants. Dans ces deux exemples, on voit que l’entité œuf en elle-même prend des significations selon la nature de l’investissement de son milieu par l'oiseau.

Note de bas de page 39 :

 Marie Renoue et Pascal Carlier, 2006.

Un autre exemple d’étrangeté pour un observateur, celui-ci chez un invertébré, la pieuvre de Méditerranée (Octopus vulgaris) mérite d’être évoqué. La pieuvre peut parfois être observée comme scindée en deux couleurs de façon symétrique39. Généralement elle présente alors un côté de son corps dans des tons briques et l’autre côté dans des tons blancs. Ce pattern de coloration peut sembler aberrant dans le sens où il n’est ni cryptique ni spécialement effrayant. C’est quand on parvient à reproduire le contexte précis d’apparition du phénomène que l’on commence à comprendre la signification de cette étrange coloration. Dans la situation type, je suis un observateur face à une pieuvre nouvellement capturée, craintive, et placée dans un aquarium. Alors que la pieuvre se trouve dans son abri, je place un crabe, sa proie préférée, à l’autre extrémité de l’aquarium. On observe alors une tendance de la pieuvre à sortir de son abri mais notre présence l’effraie…Son corps exprime alors le pattern décrit précédemment. Sachant par ailleurs qu’une pieuvre, en tension vers une proie, a tendance à prendre une couleur rougeâtre tandis que la peur induit l’expression d’un pattern livide, nous avons toutes les pièces du puzzle pour comprendre le phénomène. La pieuvre exprime son ambivalence « attraper le crabe vs rester dans l’abri » par cette étrange combinaison colorée. La pieuvre serait donc un animal qui exprimerait ses émotions et même ses conflits émotionnels sur son corps.

2.4 Accommodation et relation homme-animal

Le point de vue de Buytendijk sur la cognition animale a été relayé à l’époque contemporaine par Fr. Varela pour qui le milieu de l’animal ne peut être considéré indépendamment de la réalité subjective de celui-ci. Pour Fr. Varela (1992), la cognition n’est pas « représentation » mais « action incarnée » et le monde dont nous avons connaissance n’est pas pré-donné, mais énacté par « l’histoire du couplage structurel » [« co-détermination dialectique entre les deux pôles que sont l’individu et l’environnement »] qui nous lie à notre milieu. Varela associe ainsi les déterminants ontogénétiques et phylogénétiques du comportement dans un même mécanisme générateur de signification.

Par rapport à ce point de vue, il sera possible d’appréhender la différence entre les organismes chez lesquels l’expérience joue un rôle moins important que chez d’autres. Il est courant d’opposer ainsi une gamme d'organismes « primitif » à « évolué » ou « inférieur » à « supérieur » … même si ces termes ne sont pas satisfaisants car très connotés dans nos représentations. Si la valeur d’un organisme se jauge sur ses capacités à s’adapter, certains dits inférieurs ne méritent pas ce qualificatif. Par contre, la plasticité comportementale est ce qui rend le mieux compte de cette opposition intuitive mais lapidaire : « primitif » vs « évolué ». A partir de la conception varélienne, on considérera que moins un organisme est plastique, plus ses actions porteront « en creux » un milieu phylogénétiquement préfiguré. Autrement dit, une modification dans l’environnement sera peu susceptible d’induire un changement visible de comportement. Les processus en œuvre pourront alors être rapprochés des notions d’assimilation, d’accommodation et d’équilibration développées par J. Piaget.

Selon ce principe, un individu va tenter de s’adapter aux modifications de son milieu prioritairement par assimilation, c’est-à-dire qu’il s’incorpore les modifications de l’environnement sans avoir besoin de modifier ses schèmes perceptifs, sensori-moteurs ou cognitifs le cas échéant : il y aura assimilation des modifications du milieu par les schèmes existant. Un nouvel élément de l’environnement sera traité sur la base de catégories appartenant au milieu habituel de l’animal, d’où par exemple des utilisations parfois surprenantes de structures humaines composées de matériaux artificiels pour se reproduire. Par contre, lorsque le milieu ne peut plus être assimilé, l’organisme disparaît. Il peut aussi y avoir des causes n’ayant rien à voir avec la plasticité comportementale mais pouvant être liées à une hyperspécialisation très ancienne du régime alimentaire comme dans le cas du koala qui ne se nourrit que d’eucalyptus ou le panda de bambous. Chez la plupart des vertébrés et chez certains invertébrés (ex. céphalopodes), il existe une accommodation de leur comportement face à des modifications de leur environnement. L’accommodation suppose une rupture, les schèmes mentaux se modifient. Du coup, la relation de l’animal avec son milieu s’en trouve transformée. Pour prendre une image, dans l’assimilation nous gardons les mêmes lunettes pour voir de nouvelles choses, avec l’accommodation nous changeons de lunettes … et changer de lunettes amène à percevoir de nouvelles choses qui vont modifier notre milieu et vont nous amener à reconstruire un nouvel équilibre avec notre nouveau milieu. Ce nouvel équilibre peut se trouver menacé à son tour par de nouveaux changements et nécessiter une nouvelle accommodation pour trouver un nouvel équilibre et ainsi de suite …

Si une rencontre homme-animal ne se base que sur un processus d’assimilation, on pourra toujours douter de l’existence d’une vraie relation. Prenons par exemple le cas d’un insecte, la plupart du temps, pour lui l’homme n’aura pas une signification différente de celle d’un simple support. Si l’insecte est une mouche, l’homme sera une source d’humidité à aspirer parmi d’autres ; si l’insecte est un moustique femelle, l’homme, comme d’autres animaux, sera l’opportunité de faire le repas de sang nécessaire à sa reproduction. On retrouve ici la problématique posée plus haut de la relation illusoire avec une tique… On peut a contrario rencontrer des cas où un processus d’assimilation aboutit à une forme de relation comme dans le cas de l’empreinte chez les oiseaux. Le processus est complètement assimilateur dans la mesure où l’oisillon a une relation avec le premier « objet mobile ». Mais le fait que cet objet puisse être artificiel, n’appartenant pas au vivant, ne permet pas de parler de relation stricto sensu.

De façon générale, nous parlerons de relation homme-animal quand il y a accommodation. Parfois cette accommodation s’est faite en grande partie au cours de la phylogenèse dans le cadre d’une co-évolution avec notre espèce, par le biais de la domestication. Ceci pourrait permettre d’expliquer la facilité plus grande à établir une relation évidente avec un animal domestique qu’avec un animal sauvage. L’histoire du couplage structurel avec notre espèce lui permet d’être dans un mode de relation basé sur une assimilation continue des stimuli que nous émettons. Il y a bien sûr des choses à ne pas faire, des comportements à privilégier, mais en général la relation se fait assez facilement. Avec l’animal sauvage, l’accommodation est toujours nécessaire, car nous sommes le plus souvent assimilés à un danger potentiel. Beaucoup d’espèces animales assimilent les humains aux prédateurs qu’ils ont été pour eux durant leur histoire phylogénétique. Cependant, celui qui va à la rencontre des animaux sauvages peut percevoir chez eux, pendant quelques instants, une curiosité qui affleure à travers leur peur atavique de l’homme. On sent alors que si la relation se créait, elle partirait probablement de cet élan ténu qui prendrait le dessus sur la crainte. C’est l'existence même de cette nécessaire accommodation entre l’homme et l’animal sauvage qui fonde la possibilité d’une vraie rencontre et d’une certaine façon lui donne sa qualité si particulière, si inédite.

Cependant, le mot rencontre suppose un face à face entre deux êtres qui peuvent être très éloignés dans leur appréhension des autres et d’eux-mêmes. Pour préciser les choses, plus un animal est contingent à son milieu du moment et ne possède pas une forme de représentation de son corps, plus la relation avec l’homme sera étroitement dépendante du contexte, ici et maintenant. On pourra ainsi postuler que le niveau de représentation ou de conscience de soi est un déterminant qualitatif de la relation Homme-Animal. La façon dont un animal donné sera apte à construire un « soi » distancié sera liée à sa capacité à voir l’autre comme une entité unifiée.

En l’absence de cette capacité, la rencontre de l’animal avec ces congénères et d’autres espèces sera très contextualisée dans le temps et l'espace. Les « autres » rencontrés n’auront pas le même statut selon l’état motivationnel, biologique, le contexte spatial ou circadien de l’animal. C’est en fonction de ces contextes au sens très large du terme qu’une signification sera donnée à la rencontre : cela signifie que l’objet, le congénère ou l’autre espèce rencontrée n’aura pas la même signification selon le lieu où il se trouve, le moment, l’état biologique de l’animal qui détermineront l’investissement subjectif de son milieu.

Lors de la rencontre homme-animal, le risque pour l’humain est alors de changer de signification pour l’animal et de susciter un comportement imprévisible (parfois dangereux) de la part de celui-ci. L’imprévisibilité de ce comportement s’explique par la difficulté de l’homme à s’imaginer qu’il peut ne pas toujours avoir le même statut pour l’animal. Une rencontre, puis une relation avec l’animal suppose de maîtriser les contextes favorables à cette relation.

2.5 Dans la rencontre : du corps, de la représentation de soi et de l’imitation

Note de bas de page 40 :

 Philippe Rochat, 2004.

Le fait que l’homme ait des difficultés à rencontrer l'animal provient du fait qu’il lui attribue implicitement, de façon symétrique à lui-même, un corps bien délimité, stable dans le temps et l’espace. Pourtant, avoir un soi n’est pas une évidence chez toutes les espèces animales. Beaucoup d’espèces animales n’ont manifestement pas de représentation de soi et probablement pas de conscience ou alors seulement une forme de conscience, comme D. Griffin (1992) l’avait postulé y compris pour des organismes « inférieurs ». En face, l’homme possède une conscience réflexive – méta-conscience – de lui-même car il est généralement conscient d’être conscient, donc n’éprouve pas naturellement ce qui serait une conscience de premier niveau (conscience d’accès). Les animaux « candidats » à une forme de représentation de soi sont souvent désavantagés car (mal)traités dans une logique soustractive (cf. supra), l’homme tendant à attribuer la conscience en « absence » vs « présence ». Il est plus judicieux, comme l’ont fait certains psychologues développementalistes pour l’enfant40 de postuler l’existence d’un gradient de niveaux allant de l’indifférenciation à la méta-conscience de soi. L’outil de prédilection pour établir les étapes amenant à la conscience de soi est le reflet spéculaire. Distinguer ces gradients est pertinent pour estimer sur quelle base la rencontre avec l’animal peut s’opérer (Fabienne Delfour et Pascal Carlier, 2004).La typologie de P. Rochat (2004) basée sur l’image spéculaire (les cinq « stades du miroir ») constitue une bonne base de travail. Nous garderons le terme anglais de self afin d’éviter une confusion avec le Moi.

Niveau 0 : Confusion. L’image spéculaire est confondue avec la réalité de l’environnement qu’elle reflète. Elle est perçue comme une simple extension du monde, pas un reflet de celui-ci. Un animal qui est à ce stade ne s’habitue pas à son reflet.

Niveau 1 : Différenciation. L’individu sent que ce qui est perçu dans le miroir est différent de ce qui est perçu dans l'environnement. Il perçoit une parfaite contingence entre les mouvements vus et sentis. Ce niveau implique une certaine différenciation perceptive entre l’expérience des propres mouvements de son corps reflétés dans le miroir et l’expérience directe des autres entités mouvantes. S’il est à ce niveau, un animal n’aura pas peur de son reflet.

Niveau 2 : Situation. L’individu est maintenant capable d’explorer de façon systématique les liens intermodaux entre les mouvements perçus sur la surface du miroir et ce qu’il perçoit de son corps par proprioception. En d’autres termes, les individus vont maintenant au-delà de la « conscience » d’une confrontation superficielle des mouvements vus et sentis. Ils explorent aussi comment l’expérience de leur propre corps est reliée à l’image spéculaire, une image qui est une projection de ce qu’ils ressentent en eux-mêmes. L’individu possède alors un « soi situé ».Les animaux qui sont à ce niveau peuvent jouer de leur reflet, mais pour autant ils ont une relation très contextuelle avec leur image et ne réussiront pas systématiquement le test de la tâche. Leur image n’est pas pérenne dans le temps et l'espace.

Niveau 3 : Identification. A ce niveau l’individu reconnaît que ce qui est dans le miroir est « moi ». Les enfants se réfèrent explicitement à eux-mêmes tandis qu’ils explorent leur propre image spéculaire. L’individu est capable de se référer à l’image spéculaire de son propre corps, ce dernier étant le référent de ce qui est vu dans le miroir. Il y a une identité entre le self comme vécu de l’intérieur et ce qui montré sur la surface polie du miroir. Un animal à ce niveau réussira le test de la tâche.

Niveau 4 : Permanence. Le self est identifié au-delà de l'ici et maintenant de l'expérience du miroir.L’identification du self n’est plus liée à la simultanéité temporelle et à la coïncidence spatiale du corps. L’individu manifeste un sens du « soi » qui perdure à l’immédiateté de l’expérience du miroir. Ce self permanent est un invariant au-delà des changements dans le temps et les apparences. Il est probable que ce niveau existe chez certains animaux mais cela est compliqué à mettre en évidence empiriquement. Cette capacité est probablement associée à la maîtrise d'une theory of mind qui est la capacité mise en évidence notamment chez les primates anthropoïdes ou encore les corvidés à faire des hypothèses sur les états mentaux des congénères.

Niveau 5 : Conscience de Soi et méta-conscience de soi. Le self est maintenant reconnu non seulement du point de vue unique d’une personne mais aussi d'un tiers. Les individus sont non seulement conscients de ce qu’ils sont mais aussi de comment ils sont dans l’esprit des autres. Ce niveau permet l’émergence des émotions ou attitudes comme la fierté ou la honte. Un « self conscious self » est exprimé : une entité qui est simulée et projetée dans l’esprit des autres. Ce niveau, reposant beaucoup sur la dimension symbolique, sociale et culturelle est probablement propre à notre espèce.

Le positionnement d’une espèce animale dans ce gradient a des conséquences non seulement sur le type de relation que nous pouvons avoir avec un animal mais également sur ce que cet animal peut apprendre de nous ou d’une autre espèce. De la même façon que nous ne nous posons pas toujours la question de savoir ce que l’animal perçoit de nous et de lui-même quand nous nous intéressons à la rencontre ou à la relation possible avec lui ; dans le domaine de l’apprentissage par observation c'est souvent le résultat qui compte : l’animal, en observant un congénère ou une autre espèce, a-t-il appris à faire la même chose ? Le cas échéant, nous sommes prompts à parler d’imitation sans nous interroger sur ce que recouvre précisément ce processus. L’imitation « vraie » suppose pour l’observateur de reproduire précisément un pattern comportemental – nouveau pour lui – à partir d'un modèle en le reproduisant par conséquent de sa perspective propre. Il doit donc y avoir transposition de ce que fait le démonstrateur pour soi-même. Les apprentissages par observation ne seraient donc pas possibles chez de nombreuses espèces ne possédant pas véritablement de représentation de leur corps et a fortiori de celui de leur modèle si elles devaient compter uniquement sur l’imitation.

Note de bas de page 41 :

 Pascal Carlier et Marie Renoue, 2013.

Note de bas de page 42 :

 James Fisher et R.A Hinde, 1949.

On constate pourtant que beaucoup d'espèces animales et pas toujours les plus « cognitives » sont capables d’apprendre par observation. D’autres processus existent qui reposent sur des processus plus rudimentaires mais très efficaces pour transmettre des informations à des niveaux intra et interspécifiques41. Ces processus sont également couramment en œuvre chez des animaux capables d’imitation vraie dont l’homme. Par exemple, les mésanges charbonnières anglaises (Parus major) ont appris à ouvrir les bouteilles de lait sans avoir eu besoin pour cela d’imiter un humain42. Il a suffit à au moins une mésange de comprendre que les bouteilles contenaient quelque chose d’appétant pour elle. Cette mésange, comme toutes ses congénères, devait manger des graines qu’elle ouvrait en les martelant de son bec. Elle eut simplement l’idée de s’acharner sur une capsule comme elle le faisait avec les graines pour parvenir à ses fins. Elle peaufina ensuite sa technique en concentrant ses coups de bec sur un même endroit. Ce que les autres mésanges qui l’observaient apprirent alors c’est une orientation vers un stimulus (bouteille puis capsule, puis centre de la capsule), la motivation pour un bon repas et la technique de martelage des graines firent le reste. Il suffisait ensuite que les autres mésanges l’observassent pour qu’elles orientassent leur attention et leurs activités sur les bouteilles. Ce processus décrit s’appelle l’accentuation sur le stimulus (stimulus enhancement)

2.6 Distance et espaces animaux et humains

Quand on s’intéresse à la rencontre et à la relation avec l’animal, il est difficile de ne pas aborder la question de la distance, donc de l’espace, même si, nous le verrons, ce concept n’est peut être pas le plus pertinent quand on parle de l’animal.

L’attachement à un lieu est fréquent dans le milieu naturel (/domaines saisonniers, sites de mise-bas ou de reproduction, phylopatrie…). Il existe également un attachement aux lieux pour effectuer telle ou telle activité. Cet attachement a une influence sur les aptitudes comportementales.

Note de bas de page 43 :

 Michel Dubois, Elineuza Sampaio, Jean-François Gérard, Pierre-Yves Quenette, J. Muniz, 2000 et Michel Dubois, Pascal Carlier, 2005.

M. J. Dubois a travaillé sur cette question de l’acto-spatialité43. Ses sujets étaient des singes capucins vivant au Brésil dans des enclos forestiers. Un suivi préliminaire de l’utilisation de l’espace avait montré que les animaux structuraient comportementalement leur enclos et qu’il existait des lieux privilégiés pour la manipulation des objets, les comportements sociaux, l’observation de l’environnement, la locomotion... M.J. Dubois se demanda si cet attachement à des lieux pour réaliser ces activités avait une incidence sur la réactivité face à des objets placés dans ces zones par l’expérimentateur. Un objet neutre était utilisé pour analyser cette réactivité (une bouée de bateau). Les résultats montraient que les animaux ne répondaient pas de la même façon à ce même objetdéplacé en différents lieux de l’enclos. La manière dont l’objet était traité semblait davantage dépendre de la fonction du lieu que de l’objet lui-même, qu’il fût nouveau ou non. L’auteur fit alors l’hypothèse que le lieu devait également exercer une contrainte quand l’animal était engagé dans la réalisation de comportements très précis : utilisation d’outils. La performance de quatre animaux confrontés à une même tâche mais dans deux lieux utilisés différemment fut mesurée. Un site de manipulation et un site d’observation furent choisis et deux dispositifs identiques impliquant un comportement de sondage de petits containers de miel furent utilisés. A l’issue de 24 sessions de 60 minutes, il apparaît que les animaux furent plus efficaces au site Manipulation qu’au site Observation (45 %/27 %). Les erreurs étaient plus fréquentes au site Observation qu’au siteManipulation. L’auteur interprète ces résultats sur la base de cognition située et de l'idée d'espace capacitant ou incapacitant. La limite à cette interprétation est sa tendance à parler de « rapport à l’espace » pour l’animal ; ce qui impliquerait que l’espace « tel que nous le connaissons » existe « en soi » et que les animaux traiteraient cette « entité espace » différemment de nous.

Note de bas de page 44 :

 Fabienne Lenoble et Pascal Carlier, 1996.

Si on adopte un point de vue buytendijkien, l’espace de l’animal existe par son activité, et ce que nous, observateurs, projetons comme activité dans un espace euclidien que nous avons construit et discrétisé au cours de notre ontogénèse est avant tout le déploiement de possibilités d’actionspour l’animal. Le spatial est toujours éprouvé en perspective dans son rapport à un « possible » propre au sujet. La distance est la possibilité de l’action. Ou encore, comme nous l'avions posé dans une étude portant sur la souris : l’espace n'est rien sans l’acte qui se l’approprie44.

Souvent, l’observateur humain ne pourra s’empêcher dans ses analyses de scinder (animal/espace) ce qui générera un discours anthropomorphique sur l’animal dans son milieu. En d'autres termes, on fait souvent entrer par la fenêtre ce que l’on a fait sortir par la porte :

Note de bas de page 45 :

 Emmanuel Levinas, 1967.

« Toutes ces sciences sont dogmatiques : elles posent leur objet sans se soucier des évidences qui ont permis cette position et en les perdant de vue. (...) le sens même des opérations qu’en tant que technicien de la théorie le savant exécute avec certitude lui échappe. [exemple de la notion d’espace] L’analyse ressemble à un ressassement d’une éternelle tautologie : l’espace suppose l’espace, l’espace représenté suppose une certaine implantation dans l’espace, laquelle à son tour, n’est possible que comme projet de l’espace. »45

Chez un singe comme le capucin, on peut faire l’hypothèse qu’il n’existe pas « d’espace géographique » au sens strict (Straus, 1935) et que l’enchaînement signifiant des séquences motrices ne permettra qu’une accommodation limitée à un nouvel objet rencontré : celui-ci sera donc en partie assimilé selon la catégorie signifiante en cours. Mais pourquoi telle zone pour telle tâche ? On peut penser que le singe capucin a des difficultés à superposer des contextes signifiants à un même endroit (G. Bateson 1977). Structurer son environnement passera donc par un non-recouvrement de ses activités successives. Dans un lieu fermé (enclos), le singe capucin, en ne superposant pas ses comportements au même endroit, sera amené par voie de conséquence à un aménagement « sémantique » différencié de son environnement.

Tout nouvel objet sera alors perçu avec le filtre de la disposition psychologique (Stimmung) propre au comportement dans lequel l’individu est engagé.

Si on tente de théoriser cette question, on peut proposer deux axes :

- Horizontalité des contextes : une localisation / un comportement.

L’animal structure son milieu comme une mosaïque d’investissement de projections d’activités spécifiques. On pourra parler de mosaïques de « zones » comportementales avec juxtaposition d’investissements dans le milieu. Ici la notion d’espace humain n’est pas pertinente pour rendre compte du milieu de l’animal.

- Verticalité des contextes : ici tout peut glisser et être articulé : espace, temps, comportements, objets, ce qui permet des changements de point de vue et la création de nouveaux contextes. On peut ainsi avoir une superposition possible sans perte des significations « locales » des différents contextes. La verticalité rend compte de l’idée de l’espace humain.