Régimes anciens de la terre au Proche-Orient

Manar HAMMAD

https://doi.org/10.25965/as.5247

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : actant collectif, appropriation, cycle, Ilku, Mésopotamie, propriété, service, souveraineté, tenure, terre, territoire

Auteurs cités : Jean BOTTÉRO, Benjamin R. Foster, Ignace Jay Gelb, Jean-Jacques Glassner, Michael Jursa, Marc Van de Mieroop, Govert Van Driel

Plan
Texte intégral

1. Remarques liminiares

Note de bas de page 1 :

 Benveniste, 1969.

Notre attention a été attirée par la ressemblance entre quelques anciennes manières de faire relatives à la gestion de la terre au Proche-Orient. Un air de déjà vu invitait à reconnaître, sous des appellations distinctes utilisées à des périodes différentes de l'histoire, des institutions sociales structurellement semblables. Se posait dès lors la question de savoir s'il s'agissait de continuités culturelles, i.e. de structures socio-économiques robustes ayant traversé les siècles en passant d'une langue à l'autre, ou bien s'il ne s'agissait que de ressemblances fortuites dues au hasard. Or les faits relevés sont relatifs à la relation des hommes au sol, ou plutôt à la terre agricole. La relation homme-terre relève de ce que Émile Benveniste a appelé "institutions sociales" dans son Vocabulaire des institutions indo-européennes1. Ce qui incite à douter du caractère aléatoire des phénomènes, et l'on serait enclin à supposer des structures ayant traversé la longue durée, changeant de nom au gré des changements linguistiques. Car au Proche-Orient, nous ne disposons pas de l'avantage d'une famille linguistique unique, et nous devons établir, sous les dénominations linguistiques particulières, les formes structurales des relations et des opérations sous-jacentes avant de pouvoir dresser un tableau comparatif. Si nous y parvenons, nous aurons construit un modèle sémantique structural qui ne dépend pas des langues naturelles.

La difficulté première est celle de clarifier la vision des choses : en raison de l'éloignement temporel, de la paucité documentaire et des changements linguistiques, l'analyste semble être frappé de myopie. Il convient de compenser cette imprécision initiale par l'extension de la documentation et par la précision de l'analyse. Une autre difficulté réside dans l'hétérogénéité des documents relatifs aux faits. Les données disponibles comprennent des textes issus de la pratique (actes d'achat-vente, contrats de location, comptes de gestion, reconnaissances de dettes) : ce sont des documents de première main, à finalité économique pragmatique. Les données comprennent aussi des textes d'histoire : ce sont des documents de deuxième main, dont l'interprétation cognitive n'a pas de finalité pragmatique. Nous réduirons cette hétérogénéité par le choix d'un point de vue susceptible de subsumer les deux finalités citées, pour fournir un cadre homogène à l'ensemble. La perspective sémiotique, mettant en œuvre l'analyse discursive et reconnaissant la hiérarchie des niveaux logiques, semble adéquate à cet effet.

Étant donné le corpus accessible, nous atteindrons en premier lieu des structures sémantiques discursives. En mettant en parallèle l'analyse du vocabulaire, celle du discours, et celle des opérations matérielles qui portent sur les choses, nous pouvons espérer reconstituer le micro-univers sémantique recouvrant le domaine visé. En d'autres termes, les structures dégagées à partir des textes auront une chance de ressembler à celles que l'on aurait dégagées à partir du monde dit réel.

Nous tenterons de construire à partir de ce point de vue un modèle syntaxique générique, susceptible de fournir par dérivation les variantes correspondant aux manifestations observables. En procédant ainsi, nous présupposons que l'ensemble des cas attestés ne correspond pas à un modèle unique, mais à un groupe de modèles corrélés relevant d'un méta-modèle syntaxique que nous nous proposons de reconstruire par une procédure hypothético-déductive. En partant du constat que les phénomènes observés sont duratifs et itératifs, dont les transformations ne sont pas ponctuelles mais répétitives, nous rechercherons un modèle opératoire capable de décrire des évolutions dans la longue durée, dans lequel pourraient varier les parts relatives des diverses composantes. Car si les phénomènes sont cycliques, il convient de rendre compte de leur cyclicité.

Nous procéderons par étapes successives pour analyser notre objet, alternant des descriptions de sections de corpus et des analyses sémiotiques, revenant sur nos pas autant de fois qu'il sera nécessaire pour clarifier les notions et construire des concepts structurels. Le point de départ est celui de la récurrence, dans les textes, d'une forme de maîtrise du sol qui n'est pas la propriété, puisque les langues successives disposent de termes distincts pour opposer chacune de ces formes à la propriété: Iqtaa (Arabe, attesté à partir du septième siècle de l'Ère Commune EC), Timar (Turco-Persan, à partir du quatorzième siècle EC), Dorea (Grec, à partir du quatrième siècle avant l'Ère Commune), Ilku (Akkadien, à partir du troisième millénaire avant EC). L'opposition avec la propriété est patente, mais elle est supposée évidente, si bien que les textes ne prennent pas la peine d'en détailler les articulations. Nous aurons donc à expliciter ces caractères implicites. La comparaison avec les fiefs de la féodalité a été maintes fois évoquée, critiquée et écartée. Nous aurons donc aussi à expliciter les caractères de cette opposition.

Note de bas de page 2 :

 La justification de cette convention sera donnée ultérieurement.

Nous conviendrons d'appeler Tenure2 la forme de maîtrise de la terre évoquée sous les divers vocables cités (Iqtaa, Timar, Dorea, Ilku…). On peut la caractériser comme une manière de disposer du sol, ou de gérer la terre. Or le contrôle d'accès à la terre agricole permet à ceux qui opèrent le contrôle d'interdire à d'autres groupes l'accès à l'un des principaux moyens de production de biens alimentaires (l'autre moyen historique étant l'élevage des troupeaux hors des terres agricoles). Ce qui met en place des conditions de différenciation des ressources et inscrit sur la terre des rapports de contrôle social. De ce fait, le contrôle de la terre et le contrôle des hommes vont de pair.

Note de bas de page 3 :

 Sommerfeld, W. “Der babylonische ‘Feudalismus’", apud Fs von SODEN, p. 467-490 : la société babylonienne kassite ne peut être qualifiée de féodale, car l’attribution de bénéfices fonciers par le roi, consignée dans les kudurru, est un phénomène marginal touchant une partie restreinte de l’aristocratie. En dépit de ses ressemblances avec les mécanismes de l’Occident médiéval, cette pratique ne fut jamais érigée en système politique.

Le corpus que nous avons réuni ménage une large place aux manifestations de la tenure, en interaction avec d'autres formes de maîtrise du sol. Car on ne peut comprendre la tenure sans examiner les interactions dynamiques qu'elle entretient avec les autres formes de son paradigme. Nous conviendrons d'appeler régimes de maîtrise de la terre les méta-formes que prennent les interactions évoquées. Lorsque la pratique de la tenure tient une place prépondérante dans un régime, nous dirons que la tenure y joue un rôle structurel. C'est le cas pour les Achéménides, les Seljukides, les Ayyoubides, les Ottomans, qui ont en commun d'avoir mis en place des États à dominante militaire. Lorsque la place de la tenure dans un régime est mineure, nous dirons qu'elle y joue un rôle conjoncturel (cf. Sommerfeld, à propos des Kassites3).

Il importe de préciser que nous n'avons pas l'intention de mener ici une étude d'économie politique. Nous ne prétendons pas refaire, sur un corpus du Proche-Orient, le travail d'un Max Weber ou d'un Karl Polanyi. L'objectif est de clarifier les conditions sémiotiques d'une saisie du sens dans ce domaine où les relations de l'homme à l'espace sont déterminées par des organisations sociales d'un certain type, et d'une certaine taille. En projetant sur des textes collationnés par les historiens et les épigraphistes un éclairage qui met en évidence les perspectives, les mécanismes, et les transformations du sens, nous nous proposons de rapprocher la sémiotique d'un domaine de l'économie politique, afin de rendre ce dernier comparable au domaine de l'espace habitable.

Note de bas de page 4 :

 Hammad, 2006a.

Note de bas de page 5 :

 Hammad, 2006b.

Note de bas de page 6 :

 Hammad, 1998.

Note de bas de page 7 :

 Hammad, 2010.

Note de bas de page 8 :

 Hammad, 2013.

Le projet ainsi esquissé est loin d'être simple. Pour le mener à terme, il faut adapter à l'échelle des terres agricoles les outils sémiotiques mis au point au cours de nos travaux antérieurs pour l'analyse des espaces de vie4 et des lieux publics tels que les musées5, les sanctuaires6, ou l'environnement urbain7. Nous vérifierons, à ce propos, la pertinence des perspectives interne et externe8 mises en œuvre dans la sémiotisation de l'espace. Car une bonne part de la confusion provient de la juxtaposition des perspectives dans les sources.

La démarche faisant appel à des concepts ad hoc définis dans le cadre de la langue française, où les concepts dérivent souvent de notions latines, il sera inévitable d'effectuer une incursion dans l'univers sémantique romain des droits de propriété.

La masse documentaire impliquée par ces questions est énorme et fragmentée à la fois, inégalement répartie dans le temps et dans l'espace. Certains lieux ont fourni beaucoup de documents, durant un laps de temps restreint, alors qu'ils sont muets pour d'autres périodes. D'autres lieux restent muets au moment où les premiers sont prolixes. De ce fait, la documentation n'est pas continue, ni dans le temps, ni dans l'espace: elle dessine des pointillés sur ces deux dimensions. Mettant en liaison les groupes de données identifiés, les ressemblances structurelles permettent d'interroger les éventuelles continuités entre éléments dispersés. La procédure repose sur des hypothèses, mais elle permet de donner sens à ce qui paraîtrait, sans cela, comme un fouillis désorganisé.

Le lecteur apprécie sans doute la difficulté d'embrasser un corpus aussi vaste, rendue encore plus ardue par la multiplicité linguistique des sources. Au regard des spécialistes de telle région ou de telle période, nous avons peut-être commis quelques erreurs, mais nous espérons qu'elles ne remettent pas en cause l'entreprise dans son ensemble. De toute manière, la vérité ressort plus facilement de l'erreur que du néant. Les hypothèses émises ici sont falsifiables. Elles sont soumises à l'épreuve de votre lecture.

2. Exploration du corpus

2.1 Occurrences dans l'espace et dans le temps

Nous limiterons le champ de notre intérêt au Proche-Orient, situé par convention entre le Levant à l'Ouest et le Zagros à l'Est, entre l'Anatolie au Nord et l'Égypte au Sud. L'objet de l'analyse sera constitué par l'ensemble des manifestations, dans ledit espace, de formes apparentées de propriété et de tenure de la terre.

Note de bas de page 9 :

 Van De Mieroop, 2004.

Par convention, l'histoire commence avec l'invention de l'écriture, laquelle est contemporaine de la création des villes en Mésopotamie, vers 3400 avant l'Ère Commune. Les premiers documents connus relatifs aux transferts de terre entre les hommes datent de mille ans plus tard, soit de la deuxième moitié du troisième millénaire, à la période dite des Dynasties Archaïques9. Ils furent établis en contexte urbain, chaque ville étant entourée par sa couronne de terres agricoles irriguées par des canaux. Les textes trouvés dans les fouilles (sur argile et sur pierre) témoignent de l'existence d'une administration dotée d'une comptabilité, d'un registre des terres (équivalent du cadastre), et d'arpenteurs spécialisés dans la mesure et le bornage.

Note de bas de page 10 :

 Glassner, 1986.

Au cours des premières années du vingt-troisième siècle avant l'Ère Commune, Sargon d'Akkad (2296-2240 selon la chronologie courte) réunit la Mésopotamie sous sa coupe, mit sur pied une armée permanente, fonda la ville d'Akkadé (ou Agadé), et étendit son territoire de la Mer Inférieure (Golfe Arabo-Persique) jusqu'à la Mer Supérieure (Méditerranée)10. La dynastie qu'il avait fondée succomba vers 2150 sous la pression conjuguée d'une crise climatique (une longue sécheresse affecta l'ensemble de la région), de révoltes intérieures et d'attaques extérieures (les Guti).

Après une période de troubles, un état territorial plus réduit se reconstitua en Mésopotamie autour de la ville d'Ur, ce pourquoi la dynastie et la période sont connues sous le nom d'Ur III. La centralisation était forte, et l'homogénéisation administrative du territoire remarquable.

D'autres changements advinrent avec l'arrivée des Amorrites puis des Kassites. Les Hourrites du Mittani imposèrent des restrictions au transfert des terres. Les Assyriens, les Achéménides, les Séleucides et les Lagides semblent avoir repris certaines institutions akkadiennes sans les modifier, comme le firent plus tard les Arabes et les turcs Seljukides. Les Byzantins et les Ottomans ajoutèrent à cela un niveau de complexité auquel nous reviendrons.

Sans refaire l'histoire régionale sur quatre millénaires, nous nous proposons de repérer les articulations structurales de la question de la tenure à travers la longue durée. Six périodes sont particulièrement riches en documentation, séparées par des périodes dites sombres, sur lesquelles notre information laisse à désirer.

  1. Quelques éléments sont attestés peu avant la dynastie d'Akkadé, et la documentation est disponible jusqu'aux dernières décennies d'Ur III. Les documents proviennent principalement des institutions propriétaires des terres, mais ils renseignent déjà sur le statut de la propriété et de la tenure.

  2. Après une lacune, qui s'étend en partie sur les débuts de la période Paléo-Babylonienne, nous disposons d'un lot de Kudurrus assurant la publicité faite à des donations de terre dont bénéficient des membres de l'aristocratie Kassite, et d'un lot de tablettes trouvées à Nuzi, renseignant sur les contraintes de transmission de la propriété en milieu Hourrite. Par bribes, nous savons que les Hittites d'Anatolie accordent des domaines terriens à leur aristocratie royale et/ou militaire. Un processus similaire est attesté à Ougarit.

  3. La montée en puissance du royaume assyrien est accompagnée par la militarisation de la société. Dans le cadre de l'Empire, nombreuses sont les attributions de terres aux militaires. Des populations entières sont déplacées pour servir de main d'œuvre sur les terres remises en valeur. On peut déceler plusieurs phases de réorganisation même si l'on ne dispose pas de beaucoup de "documents de la pratique" à ce sujet.

  4. L'empire Néo-Babyblonien nous a laissé beaucoup de documents relatifs aux tenures, traitant surtout des procédures de délégation de gestion. Le phénomène est amplifié à l'époque Achéménide. Les documents de cette période constituent une mine d'informations et permettent de compléter le schéma structurel d'analyse. Les grecs Séleucides semblent reprendre sans modification le système Babylonien-Achéménide antérieur. Un système parallèle est mis en place en Égypte Lagide.

  5. Le silence de la période romaine sur ces questions ne manque pas d'étonner, surtout que la mention des tenures ou Iqtaa reprend avec la conquête arabe. Hors des textes, les restes archéologiques des châteaux de la steppe syrienne confortent l'idée de la reprise du système des tenures. Parallèlement, les biens religieux ou Waqf représentent une variante des terres institutionnelles administrées indépendamment du contrôle direct de l'État.

  6. Les Ottomans reprennent le système des tenures à grande échelle, développant l'institution des Timar pour leur armée. Ils juxtaposent au système de la tenure des terres un système de tenure sur les impôts, traitant ces derniers comme une ressource foncière. Les prémisses de ce système original sont byzantines, mais les Ottomans en firent un usage structurel remarquable. À deux reprises, l'État ottoman prend le contrôle des terres institutionnelles Waqf.

Govert Van Driel a étudié avec minutie les documents néobabyloniens et achéménides relatifs à la tenure tout en survolant ceux de l'âge du Bronze. Il signale que la documentation relative à la tenure abonde lors des phases florissantes et tend à disparaître lors des phases de déclin-paupérisation. Combinée avec les six périodes que nous avons identifiées ci-dessus, cette remarque fait penser à un phénomène cyclique, lié aux événements politiques majeurs par lesquels les pays sont pris en main par des peuples successifs : la maîtrise foncière de la terre agricole dépendrait ainsi de la maîtrise politique du territoire. La corrélation entre les deux types de maîtrise mérite un examen analytique.

2.2 Première définition de la Tenure

Si l'on procède en deux phases, commençant par un survol rapide de la documentation, avant de reprendre un examen détaillé période par période, il est possible de dégager un ensemble de caractères communs aux différentes formes de tenure. Ces caractères récurrents constituent un invariant, un noyau de base qui rend possible la comparaison des variantes. Si l'on fait provisoirement abstraction des caractères distinctifs différenciateurs, on peut assembler les caractères communs en une description structurale de la tenure. En tenant compte des caractères propres aux instances qui assignent la terre et la reçoivent, on inscrit celle-ci dans les structures sociales. Enfin, les contraintes posées sur la circulation des terres parmi les hommes permettent de positionner la tenure parmi d'autres formes de maîtrise, telles que la pleine propriété, la location, la mise en gage, etc.

Une première définition de la tenure peut être résumée ainsi :

Note de bas de page 11 :

 Le tenant tient la tenure : cet ancien terme français n'est plus d'usage courant, mais il est resté normal dans la langue anglaise où il a été adopté. Il convient au contexte ancien qui nous occupe.

La terre assignée en tenure appartient à une institution, telle que le Palais (siège du pouvoir politique) ou un Temple (siège d'un pouvoir divin, la "maison" de la divinité dispose de terres qui produisent les animaux et les denrées nécessaires au culte et à l'entretien du clergé). La mise en production de la tenure est déléguée à un bénéficier (ou tenant11) sous des conditions variables, la principale étant celle de rendre un service régulier à l'institution qui lui alloue la terre. Le paiement de redevances supplémentaires (en nature ou en argent) est possible, mais il n'est pas nécessaire. Avec la terre, l'institution alloue au tenant des moyens de production variables, l'essentiel étant celui de l'accès à l'eau d'irrigation, souvent accompagné d'une charrue et d'un équipage de labour. Ces éléments ne sont pas toujours précisés dans les textes.
Le tenant n'est pas libre de disposer de la terre: il ne peut ni la vendre, ni la transmettre en héritage sans condition. Il doit restituer la terre selon les conditions de l'assignation
.

En somme, le tenant n'est pas propriétaire, et l'opposition entre la propriété et la tenure est claire. Le tenant n'est pas un locataire non plus : il doit un service à l'institution qui est propriétaire de sa tenure. Le service est un travail, civil ou militaire, dont la nature et la durée sont connus par l'usage et ne sont pas nécessairement explicités dans les documents.

Sont conformes à cette définition un ensemble de manifestations allant de l'Ilku akkadien jusqu'à l'Iqtaa arabe, en passant par diverses variétés d'Ilku babylonien, kassite, achéménide, ugaritique et assyrien, le shakhkhan hittite, la dorea séleucide ou lagide. La pronoia byzantine et le timar ottoman en constituent des variantes particulières. Les ressemblances sont constatables, sur cette aire culturelle, pendant un laps de temps supérieur à quatre millénaires.

2.3 Remarques méthodologiques

Après le bref survol des occurrences historiques et une première définition de la tenure, nous examinerons différents cas de figure illustrant les aspects structurels de la définition donnée pour affiner celle-ci. Nous commencerons par des données du troisième millénaire, puis nous considérerons d'autres exemples, quelquefois en fonction des exigences du développement sémiotique et non en fonction d'un strict déroulement historique. Car nous ne visons pas à examiner exhaustivement tous les régimes connus de maîtrise des terres : notre objectif demeure sémiotique et structural en premier lieu. Si le modèle que nous dégageons s'avère inadéquat pour certaines occurrences, il faudra le reconsidérer pour le modifier ou pour le mettre en relation avec d'autres modèles corrélés.

En termes quantitatifs, on trouve dans notre corpus plus de documents issus d'archives institutionnelles que d'archives privées. Car les tenures, qu'elles fussent exploitées en gestion directe par le tenant ou confiées à un tiers en exploitation déléguée, occupent beaucoup de place dans la documentation conservée. L'image que nous pouvons reconstruire est partielle, quantitativement non représentative. Mais si l'intérêt porte sur les structures qualitatives, un tel défaut est mineur.

Les cas rassemblés ne manifestent pas avec la même clarté les caractéristiques que nous avons données dans la première définition de la tenure. Cela est souvent dû au fait que les textes ne disent pas ce qui pouvait sembler évident (et présupposé) pour les auteurs du document. Dans l'étude de ces textes, les spécialistes du déchiffrement ont dû souvent reconstituer les présupposés en s'appuyant sur d'autres documents connus. Nous adopterons ces reconstitutions qui reposent sur des hypothèses argumentées.

L'analyse de la tenure peut difficilement faire l'économie de l'étude des contreparties demandées en échange de l'assignation de la terre, ce qui ouvre la question difficile de la distinction des rentes, des contributions, des taxes et des loyers, versés en nature ou en espèces. La multiplicité des désignations traduit la difficulté à différencier l'une de l'autre lesdites variétés de contrepartie, surtout lorsqu'elles sont versées en fraction de la récolte. Or la documentation fiscale est abondante, ce qui étend d'autant le corpus des documents susceptibles de nous servir. En les abordant, nous ne viserons pas à faire une étude de la fiscalité pour la période considérée, mais à explorer la documentation pour en tirer des informations relatives à la tenure.

Une catégorie particulière de contrepartie caractérise la tenure des terres : c'est celle du service. L'analyse des textes montre qu'elle est centrale, nécessaire, alors que les autres variétés sont secondaires. Or la notion de service surdétermine la relation sociale entre les acteurs servant et servi, car elle est sémantiquement plus complexe que celle d'un simple échange économique. Ce qui impose à l'analyste un ajustement de perspective, car si les services font toujours partie des échanges de nos jours, ils sont réglés et clos par des moyens monétaires, à la différence des relations ouvertes et itératives qui furent liées à la terre.

Dans toutes les circonstances où la tenure a été pratiquée, elle a coexisté avec d'autres formes de mise en valeur de la terre, tant l'exploitation directe de la propriété privée que la location de différentes formes de propriété. Ce qui constitue un contexte comparatif (un paradigme) pour l'analyse synchronique. La pratique de la tenure au Proche-Orient a cessé entre le milieu du dix-neuvième et le troisième quart du vingtième siècle, selon les régions. Comme a disparu la propriété collective des terres villageoises (Musha'). De ce fait, l'observation directe n'est plus possible et l'analyse doit passer par le témoignage des textes.

Du point de vue de la sémiotique de l'espace, il importe de noter que dans la pratique de la tenure, la terre n'est pas considérée pour elle même, mais pour autre chose qu'elle-même : le tenant en tire des revenus, l'institution qui alloue la tenure tire un service de l'opération. Ce mécanisme est sémiotique en son essence, et nous aurons à y revenir. Mais il y a plus : lorsqu'on oppose la terre en tenure à la terre en propriété, ce ne sont pas les qualités descriptives du sol qui s'avèrent pertinentes, mais les qualités modales qui y sont investies par les pratiques sociales. Ce qui est d'autant plus intéressant. L'analyse sémiotique sera donc mise en œuvre pour rendre compte des cas attestés et pour les resituer en tant que variantes au sein d'un système structural plus général.

2.4 La mise en place du régime de l'âge du Bronze Ancien

Nous considérerons ici trois groupes de textes et trois études historiques au titre de discours-objet. Malgré sa taille limitée, ce corpus suffit à donner une idée de la manière dont un régime particulier de la propriété, celui qui produisit la tenure, fut mis en place et fonctionna durant plus d'un millénaire. Comme les textes se raréfient lorsqu'on remonte dans le temps, l'image ne peut être que schématique pour les périodes les plus anciennes.

2.4.1 Terres agricoles sous les Dynasties Archaïques (-2800 à -2300)

The administration of rural production in an early mesopotamian town (Wright, 1969) rend compte d'une fouille archéologique sur un petit site urbain, Sakheri sughir, situé en amont d'Ur sur un canal. On y exploitait les terres agricoles environnantes. Les chapitres VI-VII (pp. 99-122) résument ce que l'on pouvait reconstituer à ce sujet en 1969 par la documentation écrite de Mésopotamie méridionale, soit près de 2000 tablettes économiques.

Note de bas de page 12 :

 Le terme ILKU, qui caractérisera ultérieurement le service rendu en contrepartie de l'allocation de terre, n'est pas encore utilisé.

La propriété privée est attestée par des actes de vente (p. 111). Ville, palais et temple sont attestés comme propriétaires institutionnels, avec parfois une indétermination : s'il est clair que l'expression gán.Nanna désigne des terres institutionnelles (p. 112), on ne peut savoir s'il s'agit des terres du dieu Nanna ou celles de la ville d'Ur, dont Nanna est le dieu principal. L'expression gán.nig.en.ma désigne (p. 111) la terre exploitée directement par le personnel du temple, et dont les fruits servent à l'entretien des activités du culte. 58 tablettes sont relatives à la répartition (allocation) de terre arable institutionnelle (p. 108). L'expression gán .kur6.ra désigne (p. 111) une terre allouée à un membre du personnel de temple contre des services. Certaines terres sont allouées à un titulaire de fonction sociale sans que son nom propre soit cité (l'allocation est donc proprement fonctionnelle), en échange d'un service12(p. 120).

L'expressiongán.en(p. 111) désigne un type de terre dont la présence est attestée en parcelles de grande surface de 500 iku environ (1 iku = 0,35 ha), allouées à de grands personnages (Lugal, Ukkin.gal, Uri2.gal), en blocs variant entre 30 et 180 iku, en contrepartie de services. Ces terres sont parfois re-allouées par leur détenteur à des cultivateurs: il y a enchâssement de délégation pour la mise en valeur.

L'expressiongán.kur6 désigne des terres institutionnelles allouées à des équipes organisées, contre une part de la récolte. Ce sont parfois des groupes de pêcheurs, ou d'autres groupes professionnels. Dans toutes ces allocations de terre, les semences sont allouées par le temple.

L'expression gán.uru4 (pp. 109-111) désigne un type de terre dont la présence est attestée en parcelles de grande surface entre 300 et 400 iku, allouée en lots de tailles variées à des cultivateurs contre une part de la récolte, avec peut-être des sous-allocations par un bénéficier à des cultivateurs (engar =uru4). En l'occurrence, il s'agit de location. Les loyers sont payables en nature (p. 120). Certains loyers sont payables en cuivre.

Malgré sa richesse, la perspective qui se dégage d'une telle description est fragmentaire et incomplète. On note que les statuts juridiques de la terre agricole sont mis en place, et que le vocabulaire est articulé pour distinguer plusieurs qualités de terre arable, ainsi que la terre laissée au repos un an sur deux. Mais le corpus est muet au sujet des terres urbaines construites ou constructibles. Il vaut mieux admettre notre ignorance à ce sujet et ne pas émettre d'hypothèses gratuites.

2.4.2 Les terres sous l'empire d'Akkad (-2296 à -2150)

Sargon d'Akkad (2296-2240) a marqué les esprits, depuis l'Âge du Bronze, par sa réussite dans la construction d'un État territorial réunissant plusieurs Villes. Car le modèle de la cité-état entourée de ses terres agricoles avait dominé la culture mésopotamienne durant plus d'un millénaire, au point qu'il était difficile de concevoir un autre mode d'organisation politique. Or la conquête de Sargon installa, au-dessus des villes, une structure inédite qui projetait sur la terre connue une organisation sociale nouvelle : le souverain était unique sur ce territoire (désigné par l'expression les quatre directions). L'innovation sémantique était marquante sur le plan cognitif. Deux mille ans avant Alexandre, Sargon créait un précédent que les empires successifs voudront égaler en principe, et dépasser en extension territoriale.

Note de bas de page 13 :

 C'est la première pérennisation connue de la fonction militaire au sein d'une société. Pour la problématique des fonctions idéologiques au sein des sociétés, consulter les publications de Georges Dumézil et Michael Mann (Bibliographie).

On discute de savoir si la construction akkadienne a tiré profit, au cours de sa phase ascendante, d'une crise écologique (Weiss, 1993) dont l'aggravation aurait fini par emporter l'empire. Il est possible que la réorganisation des terres agricoles fut en partie motivée par une optimisation de l'organisation sociale pour répondre à des contraintes climatiques. Toujours est-il que la construction et le maintient de la structure politique nouvelle exigèrent la mise en place d'une armée permanente13, en lieu et place des armées saisonnières connues jusqu'alors. Il fallut donc trouver les ressources financières pour entretenir des hommes qui, occupés toute l'année par l'activité militaire, ne pouvaient trouver de temps pour les travaux agricoles. Il en découla une restructuration fondamentale du domaine royal, la mainmise de l'État sur quantité de terres institutionnelles dans les territoires conquis, et la généralisation du système de la tenure des terres: les soldats et les grands offices de l'État furent dotés de "champs de subsistance", sur lesquels les travaux agricoles était assurés par des cultivateurs.

Note de bas de page 14 :

 Nous verrons au § 2.44 une illustration remarquable de ce processus.

Dans l'ouvrage intitulé La chute d'Akkadé (1986), J.J. Glassner accorde une attention particulière à la question de la terre. Il confirme (p. 55) l'existence de deux formes de possession du sol : une forme collective, par laquelle le sol était géré par le groupe des titulaires bénéficiers, et une forme individuelle par laquelle des privilégiés décidaient de l'exploitation de grands domaines. Il note la disparition progressive de la forme collective, au profit de la forme individuelle14.

Glassner insiste sur l'asymétrie sociale et les différences de statut. Dans les échanges, on passe cependant progressivement des échanges nettement asymétriques (dons et contre-dons proportionnés aux avoirs et statuts des partenaires) à des échanges plus symétriques, où le travail est valorisé et sa contrepartie versée (p. 57).

Alors que notre attention est focalisée sur la terre dans la présente étude, il convient de noter que l'époque d'Akkadé nous impose d'accepter au moins une perspective différente: lorsqu'un document atteste qu'un acquéreur utilisa la terre arable comme moyen de paiement pour acheter des bœufs (p. 57), ce n'est pas la terre qui était l'objet de valeur principal. Elle était ramenée au statut d'un bien parmi d'autres biens, engagés dans la production de biens.

2.4.3 Les terres institutionnelles sous l'empire d'Akkad

Administration and use of institutional land in sargonic Sumer (Foster, 1982)analyse un lot de 184 tablettes trouvées en Mésopotamie méridionale. L'ensemble est homogène : il remonte au règne de Sargon d'Akkad et de ses fils (2296-2150), traite de l'usage de la terre, et provient des archives d'institutions contrôlées par l'État, à une exception près, celle d'une archive privée. Il n'y a pas, dans ce corpus, de preuve directe pour l'existence de terres institutionnelles possédées par des temples, ce qui peut traduire une mainmise du pouvoir temporel sur celles-ci. Comme il n'y a pas de preuve directe de propriété collective du sol. Il est cependant clair que le roi ne dispose pas de la totalité des terres (p. 115).

Commençons par un exemple tiré de ce corpus. La tablette ITT I 1115 (p. 31) parle d'une terre agricole irriguée (GÁNA-ki-duru5) appartenant à un domaine institutionnel (nig.eN.na), servant comme terre de subsistance du gouverneur civil (GÁNA-šuku ensi-ka). Alors que ledit gouverneur n'est pas désigné par son nom, mais par sa fonction, la parcelle de terre porte un nom propre (GÁNA-AZ.TUR.DÍM.DU). L'attention est centrée sur la terre et donne dans l'ordre: la condition agricole du champ, son statut de tenure, son usage (attribution à une fonction et non à une personne), et le nom propre qui l'identifie parmi d'autres terres.

Si nous considérons l'ensemble des tablettes de ce corpus d'un point de vue sémantique, nous pouvons réorganiser les données en fonction de ce qui nous intéresse. La terre étant au centre de nos préoccupations, nous commencerons par considérer les opérations dont elle est l'objet, avant d'aborder ses qualités descriptives, son statut et le statut des hommes en liaison avec elle (rapports modaux).

Opérations dont la terre est l'objet

Note de bas de page 15 :

 Nous verrons au § 2.44 une illustration détaillée d'une telle opération.

Une stèle enregistre la distribution (assignation) de terres à différentes personnes appartenant à la "Maison royale" (pp. 30-31). Dans ce corpus, c'est le seul processus attesté par lequel la maîtrise de la terre est acquise. Il n'y a pas de document relatif à une opération d'échange (vente-achat), mais l'une des terres mentionnées est qualifiée d'achetée : elle présuppose donc le déroulement d'une telle opération. Il n'en reste pas moins que ce corpus ne nous renseigne guère sur l'opération d'échange15. Il n'y a pas non plus d'attestation pour la transmission de terre par héritage. Cette absence ne veut pas dire qu'il n'y avait pas d'héritage, ni que l'on n'établissait pas de documents en de telles occasions. Simplement, on ne les trouve pas dans ce corpus car les archives réunies sont institutionnelles et non privées.

Dans l'opération d'assignation, on doit placer en face de l'instance qui assigne la terre celle qui la reçoit, commodément appelé bénéficier. L'opération est dissymétrique, plaçant le bénéficier en position sociale inférieure. Le corpus n'est pas disert sur les éventuelles formes de la réception. Les terres mises en production sont dites labourées, mais l'expression équivalente à "atteler la charrue" (apin-lá) désigne la mise en location : le bénéficier d'une tenure est rarement son exploitant, il préfère souvent la confier en location à un agriculteur dont c'est le métier. Alors que le corpus mentionne plusieurs sous-locations (ex. p. 112), il reste muet sur les opérations agricoles mêmes, en particulier la moisson.

Qualités de la terre

Les aires concernées varient de 0,35 ha à 800 ha, soit dans un rapport de 1 à 2200 environ. Les surfaces sont établies par des mesureurs, dont la présence est notée pour témoigner de la véracité des nombres enregistrés. La présence d'un personnage aux capacités multiples, (le sag-sug5, p. 27) atteste de l'existence d'un registre des terres, équivalent ancien du cadastre moderne, dans lequel les terres et leurs ayants-droits sont enregistrés. Ce personnage est parfois habilité à assigner les terres.

Les textes spécifient le type de culture sur la terre (orge, oignon, sésame…). Si l'opération enregistrée est faite à un moment où la terre est en culture, l'étape de croissance de la récolte est enregistrée. La friche est désignée comme telle : c'est une qualité de la terre, résultant d'une opération de mise en attente pour une régénération escomptée.

Statut de la terre

Les terres achetées (GÁNA-sa10, p. 58) sont souvent directement mises en valeur par leur propriétaire. D'autres terres sont mises en location : le corpus fournit des demandes d'attribution en ce sens. Il atteste en outre l'existence de champs alimentaires ou "champs de subsistance" désignés par l'expression šuku : si l'expression n'évoque pas la mise en production dudit champ, elle signifie clairement que le bénéficier vit du produit du champ en question. En contrepartie, le bénéficier exerce une fonction au sein de l'État. Ce sont les plus anciennes attestations de champs de subsistance, dont la mention revient jusqu'à la période achéménide.

Les terres institutionnelles (domaniales) reçues en tenure sont dites terre des bœufs (GÁNA-gud, p. 111). Elles peuvent être assignées comme terre de subsistance (GÁNA-šuku)ou comme terre en location (apin-lá, p. 112). La grande majorité des loyers est versée en fraction de la récolte. Lorsqu'une contrepartie en argent est spécifiée, la location est dite (ŠAM-ma-at, p. 58).

Statut des hommes en rapport avec la terre

L'homme qui assigne les terres est le roi, ou son gouverneur civil (ensi). Le représentant du cadastre (sag-sug5) peut parfois prendre des décisions d'assignation et changer le statut des terres (p. 113). Parmi les bénéficiers des assignations, on trouve un général, le Grand Messager, le Major Domo (équivalent d'un Maire du Palais), le Gouverneur de Suse, le Gouverneur d'Elam, un juge, le Grand Esquier (en charge des écuries royales), le Grand Échanson, le Grand Scribe (p. 20-21), le Grand Prêtre de (nom de divinité), la Grande Prêtresse de ND, le Prêtre en chef de E, et des personnes sans titres. Il y a donc deux variétés d'assignation : les unes allouent la terre à une fonction, sans nommer le titulaire de celle-ci ; les autres allouent la terre à une personne nommée, sans spécifier la fonction de celle-ci. On trouve dans le même corpus (p. 37) la mention d'une attribution de terres à des groupes identifiés par l'activité professionnelle à laquelle ils se livrent : pêcheurs, travailleurs du chanvre, brasseurs de bière, constructeurs, lavandiers, pasteurs. Certaines listes de bénéficiers portent l'indication des surfaces allouées et l'estimation de la récolte attendue.

Note de bas de page 16 :

 Le terme Tenure a été utilisé en contexte féodal, avec un sens particulier. En reprenant l'usage de tenure ici, nous écartons explicitement toute connotation féodale, pour adopter un sens neutre comparable à celui que lui attribue la langue anglaise dans l'usage d'aujourd'hui, où il sert en particulier à propos des carrières universitaires.

Note de bas de page 17 :

 Il y a lieu de penser que la main d'œuvre pouvait être attachée à la terre, mais la question est débattue et dépasse le cadre de cette étude.

En langue sumérienne, l'expression dab5(p. 51) équivaut à prendre, tenir, ce qui conforte l'usage du terme tenure16 pour désigner la terre en question. dab5est surtout utilisé lorsque le bénéficier n'exploite pas la terre mais en délègue à autrui la mise en production. Son équivalent akkadien est kullu (p. 69). Le terme sumérien DU (p. 51) équivaut à produire des hommes pour travailler la terre en service : il fait référence à la main d'œuvre assignée avec la terre17.

Foster signale (p. 112) la présence d'entrepreneurs qui prennent en location des terres de subsistance et les exploitent en lieu et place des bénéficiers, pour réaliser un profit dans l'opération. En particulier, un personnage disposant déjà de terres de subsistance (pp. 52-69) loue d'autres terres pour les exploiter et/ou les sous-louer. Le fermier locataire ordinaire est dit ENGAR (p. 96).

Note de bas de page 18 :

 Ce que confirment Gelb, Steinkeller & Whiting qui citent 43 kudurrus antérieurs aux entreprises sargoniques (op. cit., p. 4).

Rappelant que les origines du système d'assignation des terres remontent à plusieurs siècles avant la période sargonique18, Foster constate (p. 116) que l'on trouve dans la région de Sumer des terres royales et des fonctionnaires du roi akkadien, ce qui traduit l'expansion agressive de la maison royale sargonique aux dépens des institutions locales. On ne peut cependant pas conclure que le roi possédait toutes les terres, ni qu'il en disposait (p. 111).

Les Akkadiens ne gèrent pas le sol à la manière des Sumériens et la conquête sargonique introduisit des changements dans le sud sumérien : cela se traduisit par la simplification du système des unités de mesure, par la redistribution des terres et par un changement dans la manière de les exploiter (comme en témoignent les archives de Me-ság).

2.4.4 La constitution d'une terre institutionnelle royale

Note de bas de page 19 :

 Une publication numérique est disponible sur sur le site Ancient World On Line.

La stèle obélisque de Maništusu (-2229 à -2214), fils de Sargon d'Akkad, est interprétée par les analystes comme une trace de la constitution d'une terre institutionnelle royale. Elle enregistre de manière explicite plusieurs actes d'achat de terre agricole, ce qui manquait au corpus envisagé ci-dessus. Le monument se présente comme une pyramide quadrangulaire élancée en diorite noire, haute de 140 cm et large de 50 cm environ. Visible au musée du Louvre, la stèle a été trouvée à Suse par J. de Morgan en 1897-1898. Inscrite dans une superbe graphie akkadienne, elle a connu plusieurs publications. Pour notre analyse, nous adoptons la version publiée en 1991 par Gelb, Steinkeller et Whiting dans l'ouvrage intitulé Earliest land tenure systems in the Near East : ancient kudurrus19. Y sont étudiés 57 kudurrus en pierre et 282 documents sur tablettes d'argile. La stèle de Maništusu y porte le numéro 40.

image

Les auteurs admettent que

Note de bas de page 20 :

 "The use of the term "kudurru" for these documents is somewhat anachronistic since the word kudurru, meaning "boundary stone", is not attested before the Middle Babylonian period. Furthermore, the later kudurrus most frequently recorded a grant of land from the king to an individual and thus served a somewhat different purpose than the ancient kudurrus. On the other hand, both the later and ancient kudurrus served the ultimate purpose ofdescribing the land owned by an individual and the manner by which it came into his possession." Gelb, Steinkeller & Whiting 1991, pp. 1-2.

"l'usage du terme kudurru pour ces documents est quelque peu anachronique puisque le mot kudurru, au sens de borne bordière, n'est pas attesté avant la période médio-babylonienne. De plus, les kudurrus récents ont enregistré, pour la plupart, des dons de terre agricole offerte par le roi à une personne, et ont donc servi une fin quelque peu différente de celle des anciens kudurrus. Cependant, les kudurrus anciens et récents ont servi la fin ultime de décrire la terre possédée par une personne et la manière par laquelle elle est arrivée en sa possession"20.

La plupart des kudurrus proviennent de la zone Akkadienne en Mésopotamie : l'aliénation de la terre semble une opération venue du nord (p. 3). Dans les plus anciens de ces documents, il n'y a aucun terme pour dire acheter, vendre ou prix. (p. 31), mais on trouve plus tard les termes pertinents, que nous citons sans commentaire: šám désigne à la fois le prix, l'achat et la vente (p. 30), , qui veut dire manger, désigne l'acte de recevoir le prix (p. 13) ; DUG-SILÀ, qui veut dire verser, désigne le versement du prix et l'aliénation de la terre (pp. 28-29).

Note de bas de page 21 :

 La surface de la terre est estimée par le volume de semence nécessaire, procédé que l'on retrouve à Bagdad trois mille ans plus tard, cité par Abou Yousof Ya'koub dans son livre sur l'impôt foncier. Il témoigne d'une perspective économique sur la terre agricole.

Le texte inscrit sur les quatre faces de l'obélisque enregistre huit actes d'achat auprès de huit groupes de propriétaires, pour une surface totale de 9723 iku, soit 3430 hectares. Ce qui représente une surface considérable par rapport à d'autres transactions. La qualité royale de l'acheteur est précisée : même le roi achète des terres et ne les arrache pas par la violence. Il est vrai qu'il le fait dans la province dont il est originaire (Kish). Toutes les terres achetées sont agricoles. Le prix par unité de surface21 est précisé au début de chaque acte. Les champs individuels sont nommés et déterminés par les terres qui les bordent (lesquelles sont des terres privées ou des terres institutionnelles) et par des voies d'eau (le fleuve Tigre, des canaux d'irrigation). Des terres du domaine royal (GAN LUGAL) sont citées parmi les terres bordières.

Les vendeurs sont des groupes de cultivateurs ayant des liens de parenté. Le texte fait cependant la différence entre deux catégories de groupes: ceux qui touchent le prix en contrepartie (qualifiés comme maîtres de la terre be-lu GÁN) et ceux qui ne touchent pas le prix mais un cadeau (qualifiés comme frères-maîtres de la terre ŠEŠ be-lu GÁN). Les mesureurs, les scribes et les témoins reçoivent des cadeaux. Le prix de la terre (NÍG.ŠÁM.GÁN) est versé en argent métal pesé, le prix additionnel ou cadeau de la terre (NÍG.KI.GAR.GÁN) est versé en tissus, avec des compléments en orge (mesuré en volume), du bronze, des armes, des haches, de la laine, de l'huile, des esclaves, des mules, des chariots. Un banquet est offert à tout le monde, et l'on note que les témoins mangent du pain (p. 123).

On notera que la terminologie utilisée par le texte place la terre au centre de l'intérêt : elle sert à construire les expressions maître de la terre, frère de la terre, fils de la terre, prix de la terre, cadeau de la terre. Tant les hommes que les contreparties sont identifiés en référence à la terre.

Note de bas de page 22 :

 Aucun texte de cette époque ne fait la distinction entre des terres personnelles appartenant au roi et des terres appartenant "à la couronne" selon l'expression occidentale, i.e. à la fonction royale.

Note de bas de page 23 :

 Sur le fragment conservé, on identifie un messager en chef, un commandant militaire des Amorrites, un chef charpentier. Gelb, Steinkeller & Whiting, op. cit., pp. 88-90.

Si l'inscription énonce clairement que Maništusu, roi de Kish, a acheté 3430 hectares de terre, elle ne précise pas s'il les achète à titre personnel ou au titre de sa fonction royale22. Comme elle ne dit pas que les terres achetées seront distribuées en tenure. Mais le contexte énonciatif conduit à supposer un tel acte : les surfaces achetées sont énormes, la stèle de victoire akkadienne conservée au Louvre sous le numéro AO 2679 consigne une distribution de terres à des dignitaires23, les achats enregistrés ici ont lieu après une victoire de Maništusu dans le sud sumérien, les rois avaient coutume de récompenser la hiérarchie militaire victorieuse par des dons de terre, tous les kudurrus kassites sont relatifs à des dons de terre.

Les témoins nommés dans l'acte sont présents pour attester la véracité de deux choses : d'une part, les vendeurs nommés sont les propriétaires des terres désignées ; d'autre part, les vendeurs ont touché le prix de la vente, ce qui valide la transaction. L'acte pourra alors être opposé aux éventuels tiers contestataires. La publicité assurée aux actes d'échange portant sur de grandes surfaces de terre est un usage mentionné dans les textes et confirmé par des trouvailles archéologiques : les kudurrus sont dressés dans des lieux publics, pour être vus. Cinq des lieux connus pour une telle publicité sont des temples. On suppose que l'obélisque de Maništusu avait été déposé à l'Ebabbar, temple de Šamaš à Sippar, et qu'il avait été emporté à Suse au douzième siècle par les vainqueurs élamites conduits par Šutruk-Nahunte. On constate en Mésopotamie une sacralisation des kudurrus, considérés comme inviolables, usage que l'on peut comparer avec la pratique grecque du horos, pierre de bornage déposée dans un sanctuaire (Gelb, Steinkeller et Whiting, p. 21).

Note de bas de page 24 :

 Il fallait aller en terre de Magan (Oman) pour chercher le matériau.

La diorite noire24 de l'obélisque, l'une des roches les plus dures connues, vise à assurer la longévité de la stèle et à faire perdurer l'acte enregistré. Il est aussi probable, selon l'usage, que des copies sur tablettes d'argile étaient déposées en d'autres lieux.

L'obélisque de Maništusu constitue pour nous un exemple de transaction complexe, ayant valeur d'acte de langage, nous renseignant sur les conditions cognitives et matérielles d'un tel échange à l'Âge du Bronze Ancien. Mais il y a plus. Car ce monument marque la disparition des propriétés collectives, et l'on n'en a plus d'attestation mésopotamienne ultérieure. Cet argument e silentio n'est pas définitif. Pour le falsifier, il suffit d'une trouvaille archéologique. Il n'en reste pas moins que l'analyse sémiotique montrera l'intérêt logique de l'élimination des propriétés collectives. On peut donc prêter à Maništusu un objectif de logique juridique dans cette opération. Comme il est intéressant de comparer la procédure adoptée, qui commence par libérer les terres de toute servitude juridique (droits de propriété) avant de les assujettir aux prescriptions d'une terre institutionnelle, aux règles du droit islamique telles que formulées au neuvième siècle et appliquées jusqu'au dix-neuvième siècle par les Ottomans: avant d'immobiliser des terres sous le statut institutionnel religieux du Waqf, il était obligatoire de s'assurer qu'elles ne relevaient pas du domaine public et n'étaient pas assujetties aux contraintes des terres institutionnelles royales. Nous y reviendrons.

2.4.5 La constitution d'une terre institutionnelle sacrée

Le texte AD-GI4 (appellation conventionnelle par les premiers mots) est connu par plus de 35 copies effectuées au cours de deux millénaires, ce qui atteste de l'importance qui lui fut accordée par les scribes de l'Âge du Bronze. Les premières copies datent de l'époque d'Uruk, soit des environs de 3200 avant l'Ère Commune, un millénaire avant la stèle de Maništusu. Ce texte vient de faire l'objet d'une réédition par Miguel Civil en 2013, suivie d'une analyse-commentaire par J.J. Glassner.

Glassner attire l'attention sur l'archaïsme de la langue, dépourvue de verbes et comparable à celle des cessions de biens des environs de -2600 EC. C'est la structure discursive qui impose l'interprétation. Dans la première partie, l'assemblée d'Uruk s'apprête à mettre en application une décision divine, acte cognitif dont le contenu est décliné comme une liste de biens. La réitération de la liste marque l'exécution de la décision et le transfert des biens à un couple transcendant. Dans la deuxième partie, "l'assemblée du ciel et de la terre" attribue des terres et du personnel pour les exploiter. L'ensemble est interprété comme la constitution d'une terre institutionnelle sacralisée et la mise en place des offrandes nécessaires à son fonctionnement.

Il ne fait aucun doute que ce texte archaïque est difficile. L'interprétation qu'en font les spécialistes actuels illustre la constitution ancienne des terres institutionnelles. Les mentions ultérieures de telles terres sont nombreuses, mais elles ont en commun d'en présupposer l'existence comme si les choses avaient été intemporelles : les terres institutionnelles semblent faire partie du paysage.

2.4.6 La mainmise de l'État sur les terres institutionnelles

Après l'effondrement de l'empire d'Akkadé et une période intermédiaire, on voit l'émergence d'une structure politique territoriale moins vaste que celle d'Akkadé, centrée sur la ville d'Ur et traditionnellement dénommée Ur III. Après les Akkadiens du Nord, ce sont des Sumériens du Sud qui contrôlent un état territorial. Ils formalisent, sur une étendue réduite, les structures mises en place par la dynastie sargonique. L'abondance de la documentation administrative est étonnante, au point que c'est l'une des périodes les mieux documentées de l'histoire mésopotamienne. Les archives témoignent de la mainmise de l'État sur l'ensemble des activités. L'ouvrage collectif The organization of power: aspects of bureaucracy in the ancient Near-East, réuni en 1991 par Gibson et Biggs, explore les articulations de cette manière de faire.

Note de bas de page 25 :

 Code de Hammurabi, paragraphes 32, 36 et 37 : le champ du soldat ou du porteur de charge est inaliénable (Lafont, 1998, p. 543).

On constate l'absence totale de transactions foncières durant cette période, lacune confirmée par l'absence de kudurrus (Gelb, Steinkeller et Whiting, 1991, p. 3). On peut interpréter le constat comme résultant d'une interdiction d'aliénation de la propriété foncière, qui aurait été édictée à cette époque. Si l'argument par l'absence n'est pas définitif, nous avons l'attestation que Hammurabi explicita (deux siècles plus tard) l'interdiction de cession des terres en tenure25. Les textes de la pratique de Mari attestent l'interdiction de la vente des tenures. Mais on n'a pas d'interdiction relative à la vente de la propriété privée. À Nuzi (Mittani, au quinzième siècle), on a l'attestation que la tenure est inaliénable mais que sa transmission par héritage est autorisée, ce qui entraîne l'invention de la procédure d'adoption-vente (Lafont 1998, p. 543), procédure qui continuera d’être utilisée par les Murašu à l'époque achéménide (p. 622) pour tourner les mêmes interdits. Mais tout ceci nous projette dans les périodes ultérieures.

La comparaison des pratiques séparées dans le temps et dans l'espace fait apparaître plusieurs faits intéressants : ladistribution différenciée des kudurrus invite à conclure que la coutume de vendre la terre arable est apparue en terre akkadienne et qu'elle s'est propagée vers le sud sumérien. Ce qui met en évidence le caractère culturel de l'acte de vendre le sol : l'acte ne va pas de soi. Le sol nourricier, souvent sacralisé, n'est pas nécessairement un objet de valeur que l'on peut mettre en circulation. Immobile dans l'espace physique, on pouvait le considérer comme immeuble dans l'espace social, i.e. inaliénable. Nous aurons à y revenir. Notons au passage qu'à cette époque, on échangeait facilement des hommes, réduits à l'état d'esclaves et traités comme des biens : la question sémantique et culturelle de ce qui est échangeable est fondamentale.

2.5 Premier examen sémiotique des statuts de la terre

Marquons une pause dans le déroulement diachronique et examinons le contenu sémantique des catégories attestées par les textes. Après quoi nous retournerons à l'inventaire des formes historiques avec des concepts plus précis.

Une remarque s'impose : nous n'avons examiné que des formes propres à la terre agricole, alors que les terres non arables sont notoirement absentes de la collecte. On ne sait presque rien sur leur mode de maîtrise ou de transmission. D'une part, l'élevage, qui constitue la deuxième forme de production alimentaire parallèle à l'agriculture, s'effectue sur des terres de transhumance ou de nomadisation. On trouve des documents comptables relatifs à l'élevage, mais les terres impliquées n'y sont pas évoquées. D'autre part, les formes urbaines de maîtrise de la terre n'apparaîtront qu'ultérieurement dans la documentation. Non pas qu'elles n'existent pas, mais on ne dispose pas de données. On ne sait pas si elles suivent les mêmes règles, ou si un autre mode de pensée et de pratique était à l'œuvre.

2.5.1 Remarques liminaires sur la notion de statut

Le terme statut a été utilisé ci-dessus pour qualifier tantôt les terres, tantôt les hommes, soit les deux catégories d'acteurs impliquées dans la relation examinée. Le parallélisme des expressions suggérerait une certaine homologie entre les deux catégories. Or la relation de maîtrise est dissymétrique, comme nous le verrons en détail ci-dessous. L'homologie ne proviendrait donc pas de la relation même, mais des modalités susceptibles de la surdéterminer, et qui se retrouvent projetées tantôt sur l'un des termes, tantôt sur l'autre.

Le terme statut est porteur de sèmes sociaux et juridiques. Sur l'isotopie sociale, statut désigne une position dans un système de relations, comme il présuppose une relation d'ordre (x supérieur à y, inférieur, ou égal). Ce qui définit la symétrie ou l'asymétrie des rapports statiques entre les termes. Le statut présuppose aussi des possibilités d'action, conditionnées par le vouloir du sujet ou par ses obligations, ses capacités. L'objet terre, dépourvu de volition, est soumis aux différentes formes du faire modalisé par le pouvoir : pouvoir exploiter, pouvoir déléguer, pouvoir céder, pouvoir transmettre… En somme, ce sont les combinaisons modales qui définissent les statuts des acteurs humains et des acteurs physiques (terre). Avant d'aborder de telles combinaisons, qui ne sont reconnaissables qu'au sein de chaînes syntaxiques, nous commencerons par débroussailler le terrain avec l'examen des relations statiques reconnaissables entre les acteurs identifiés.

2.5.2 Les terres privées

L'expression française terre privée qualifie explicitement la terre. Ce faisant, elle présuppose implicitement un propriétaire, qui est privé comme la terre. Dans cet usage, le privé est opposé au public. Si l'on focalise l'attention sur le propriétaire, l'opposition privé/public semble recouvrir l'opposition individuel/collectif, même si elle ne s'y réduit pas. Examinée de plus près, l'opposition s'avère recouvrir l'existence d'un troisième rôle actantiel (les deux premiers étant la terre et son propriétaire), en l'occurrence un actant mobile auquel l'accès de la terre est refusé : la propriété privée implique l'accès exclusif accordé à l'un et refusé à l'autre. L'analyse détaillée que nous avons consacrée à La privatisation de l'espace (1989) montre que la construction de l'effet de sens privé (le processus même étant appelé privatisation) revêt des formes syntaxiques non triviales. Dans la présente étude, nous voulons aborder la question plus complexe de la propriété du sol, où le privé est un effet de sens parmi d'autres.

Note de bas de page 26 :

 Sans parlre de la Res Publica latine.

Il convient de rappeler que le syntagme terres privées est une expression française, et qu'elle n'est pas occurrente dans le corpus historique retenu. Elle est donc métalinguistique. Or nous devons faire attention à analyser le discours objet, non le discours métalinguistique que nous utilisons pour le décrire. Ce qui ne nous libère pas de l'obligation de maîtriser le métalangage utilisé. En tout état de cause, il serait présomptueux de présupposer, au départ, que les cultures du Proche-Orient ancien avaient, du domaine public ou de la chose publique26, la même conception sémantique que nos contemporains. Le recours à l'analyse syntaxique nous offre la possibilité de nous rendre indépendant des diverses manifestations linguistiques.

Dans le cadre d'une telle perspective, reprenons la question méthodiquement, en procédant du simple au complexe. Sous son expression syntaxique la plus simple, la propriété de la terre se réduit à la forme d'une jonction reliant deux actants. Nous examinerons, dans le corpus, les effets de sens attachés à chacune de ces trois composantes.

Le paragraphe 2.4 rapproche plusieurs formes de maîtrise du sol manifestées en Mésopotamie à l'âge du Bronze Ancien. Celle qui correspond de plus près à la forme syntaxique simple de la propriété est celle où une personne est dite maître de la terre dans une langue en usage. Dans l'expression akkadienne be-lu GÁN, on reconnaît GÁN pour terre et be-lu pour maître. Au Bronze Moyen, sous Hammurabi, on dira Bêl eqlîm pour désigner le maître du champ (Lafont, 1998, pp. 547). Or Belu akkadien équivaut à Baal araméen, les deux termes ayant des usages parallèles dans ces deux langues où ils désignent non seulement le maître d'une terre agricole et le maître d'une maison (au sens famille et au sens demeure du lexème maison), mais aussi le souverain d'une population et le souverain d'un territoire. En langue arabe, Ba>l désigne encore l'époux comme maître de l'épouse. Nous en concluons que, dans ce groupe de langues sémitiques, la racine B>L désigne un actant maître, tant dans l'espace physique que dans l'espace social, lié par une relation de maîtrise à une fraction de l'espace considéré à des échelles plus ou moins étendues.

Dans les textes sumériens évoqués, on constate un usage similaire : le terme lugal (littéralement : homme grand) désigne le maître de la terre agricole, du territoire politique, de la population, de la maison. En un parallèle remarquable, la version eblaïte de l'Akkadien (écrite à Ebla, en Syrie centrale, au Bronze Ancien) et la langue arabe (attestée plus tard, mais nous notons un fait sémantique) désignent par Mâlik le maître (Charpin, 1991, p. 6), la racine MLK (substantif Mulk) désignant la maîtrise sur la terre, sur le territoire et sur les hommes. En langue latine, Dominus désigne le maître d'un groupe social, d'une famille, d'un territoire, d'une terre agricole.

Même si les parallélismes relevés ne se vérifient pas dans toutes langues, la ressemblance sémantique récurrente dans des langues qui relèvent d'un même groupe ou de groupes linguistiques différents invite à considérer qu'il ne s'agit pas d'un fait de hasard, mais d'un trait anthropologique manifestant une structure profonde. Si l'on considère que les groupes sociaux ont été mobiles avant leur sédentarisation, la domestication des plantes et l'aménagement des terres agricoles, on sera enclin à supposer que le vocabulaire de la maîtrise (ou de la domination) a été mis au point dans l'espace social mobile avant d'être projeté sur l'espace physique immobile, inscrivant dans ce dernier des structures sociales qui tendent à perdurer malgré le changement de comportement spatial.

En langue française, posséder une terre équivaut à avoir une terre. Par l'opposition entre les usages des verbes être et avoir, on sait que le verbe avoir exprime une conjonction externe dans l'espace et limitée dans le temps, non essentielle, alors que le verbe être sert à exprimer les conjonctions internes et permanentes. Il en découle que l'expression être propriétaire désigne le maître de la terre par une qualité qui lui est reconnue comme essentielle. Ces deux constructions linguistiques permettent une certaine souplesse pour exprimer des nuances. A contrario, les expressions relevées en Sumérien et en Akkadien sont nominales: elles n'utilisent pas de verbe. Ce qui nous revoie vers le contenu sémantique de la relation de maîtrise exprimée.

Note de bas de page 27 :

 Hammad 2013, "La sémiotisation de l'espace, esquisse d'une manière de faire", in Actes Sémiotiques 116.

Dans ces langues comme en Latin, la notion de propriété n'est pas exprimée comme une jonction entre sujet et objet. En d'autres termes, elle n'y est pas réduite. L'effet de sens maîtrise y est dominant, et redondant. Il résume, ou exprime de manière dense, la libre disposition dont jouit le sujet propriétaire à l'égard de l'objet propriété : l'action est présupposée, sous des formes non spécifiées. Un rapide survol des occurrences permet de reconnaître deux classes d'action, qui manifestent dans le micro-univers de la propriété une opposition que nous avons reconnue comme fondamentale dans l'analyse sémiotique de l'espace27, celle qui oppose une perspective interne à une perspective externe. Nous reconnaissons comme internes les actions accomplies par le sujet dans la terre considérée comme un espace en soi : il accède à la terre, irrigue, met en valeur, exploite, laboure, sème, moissonne, pâture, etc. Nous reconnaissons comme actions externes celles qui prennent en charge la terre considérée comme un objet, mis en circulation dans l'espace social entre des sujets sociaux (vente, location, mise en gage…). Ce mouvement est physiquement virtuel, puisque la terre demeure immobile à son emplacement géographique. Mais il est sémantiquement identifiable puisque la terre vendue et achetée passe de main en main. Dans les faits, ce qui circule n'est pas la matérialité de la terre, mais les droits conventionnels auxquels elle est soumise. En termes sémiotiques, ce sont des modalités, dont nous ferons l'analyse détaillée au cours d'une deuxième phase sémiotique.

Ceci étant dit, la scène est dressée, où nous reconnaissons formellement deux circulations duales et symétriques : des hommes circulent parmi les terres, des terres circulent parmi les hommes. Les régimes de la terre recouvrent ces deux modes de circulation. Il nous reste à les reconnaître et à les décrire.

La relation de maîtrise est dissymétrique. L'une de ses composantes sémiques est une relation d'ordre opposant un sujet supérieur à un objet inférieur. Une autre de ses composantes découle de la libre disposition qui caractérise le maître humain : il est doté d'un vouloir, la terre-objet en est dénuée. Il est doté d'un savoir (techniques agricoles), elle en est dépourvue. Mais la question de la modalité du pouvoir est plus délicate. Pour tout ce qui relève des actions internes, la terre agricole est dotée de capacités quantifiables : bon nombre de ses qualités descriptives recouvrent en réalité des qualités modales. Elle est plus ou moins fertile, riche en nutriments, irriguée, drainée, ou au contraire sèche ou salinisée… Dans toutes ces interactions, la terre joue un rôle actif pour la production de ce que l'on attend d'elle : des richesses. Elle n'est pas réduite au rôle actantiel de l'objet, mais joue celui d'une forme sujet dépourvue de modalités virtualisantes. C'est relativement aux opérations externes qu'elle s'avère dépourvue de toute compétence : elle y est réduite à l'état d'objet mis en circulation dans l'espace social.

Revenons au constat linguistique relatif au vocabulaire de la maîtrise. Dans toutes les langues où la maîtrise du territoire et la maîtrise de la terre sont désignées par le même vocable, le propriétaire de la terre dispose explicitement d'un sème particulier : celui de la souveraineté. Le sujet qui en jouit ne dépend de personne pour prendre ses décisions : il est souverain, même si ladite souveraineté est restreinte au micro-univers sémantique de la terre considérée. Ainsi entendue, la souveraineté ne s'inscrit pas dans une isotopie politique : elle est strictement volitive, désignant le libre arbitre du sujet d'action. Dans les autres langues, le sème souveraineté n'est pas absent mais implicite. On peut l'expliciter en rappelant deux des effets de sens qui sont toujours associés à la propriété privée : l'exclusivité et la libre disposition accordées au propriétaire. Par le contrôle d'accès qu'elle accorde au maître de la terre, l'exclusivité l'installe en position de supremum social dans la catégorie des actants associés aux actions internes. Par la libre disposition, le maître de la terre est en position de supremum social dans la catégorie des actants associés aux actions externes. Dans les deux domaines potentiels de son action, le maître de la terre ne dépend de personne : il en position souveraine, au sens étymologique du terme.

La dimension sociale de la maîtrise, celle par laquelle un maître contrôle un groupe, montre qu'il y a une relation d'appartenance au groupe : le souverain est un membre du groupe. Il semble que cette notion d'appartenance soit aussi transférée de l'espace social à l'espace physique : le maître appartient à son territoire, à sa terre, à sa maison comme à sa famille. Il en fait partie. Le vocabulaire révèle donc une tendance du groupe social à s'identifier avec son habitat matériel et à l'organiser de la même manière.

Le modèle binaire de la terre privée, tel que nous l'avons provisoirement posé pour démarrer notre analyse, doit être étendu à d'autres positions actantielles dès qu'on considère le caractère exclusif de la propriété placée dans une relation polémique (le propriétaire interdit aux tiers l'accès et l'usage de sa terre), ou son caractère mobile lorsqu'elle est placée dans un rapport contractuel (pour être échangée avec un tiers, ou louée pour une durée limitée). Avant d'aborder les développements syntaxiques de telles perspectives, nous explorerons le paradigme des autres statuts de la terre apparus dans les cas attestés au Bronze Ancien.

2.5.3 Les terres institutionnelles

L'expression terres institutionnelles désigne des terres agricoles qui relèvent d'une institution. Elle focalise l'attention sur la relation binaire entre la terre et un type de propriétaire organisé en une structure sociale telle que le vocabulaire juridique contemporain appelle une institution ou une personne morale. Par opposition, cette expression fait ressortir le caractère de personne physique attaché au maître d'une terre privée, telle que vue au paragraphe précédent. Les qualités descriptives de la terre elle-même ne sont pas impliquées, même si les textes attestent que les surfaces des terres institutionnelles étaient plus étendues que celles de la propriété privée.

Le contenu de l'expression étant posé, on notera qu'elle est métalinguistique et n'appartient pas au langage objet. Conventionnellement posée par des assyriologues pratiquant différentes langues vivantes, son usage n'est pas restreint à la langue française.

Comme pour la propriété privée, nous commencerons par examiner les qualités descriptives des termes de la relation binaire Sujet/Objet avant de considérer les qualités modales liées à la mise en production de la terre et à sa mise en circulation.

Définir les institutions propriétaires

Aucun texte ancien ne définit ce qu'est une institution au sens où nous entendons ce terme. Nous connaissons les institutions mésopotamiennes par des textes de la pratique où elles portent des noms propres qui les désignent comme des sujets agissants. Les noms qui leur sont attribués ne sont pas des noms de personnes. Ils permettent néanmoins de les poser comme propriétaires de terres, dotés d'un personnel agissant en leur nom. Certaines des terres produisent directement au bénéfice de leur propriétaire institutionnel, d'autres terres sont confiées en location (le locataire verse une partie de ses récoltes) ou en tenure (le tenant fournit à l'institution un service, militaire ou civil, et verse parfois une partie de sa récolte).

D'un point de vue sémiotique, une institution est un acteur collectif correspondant à un actant syntaxique. Si par définition les institutions propriétaires sont posées dans le rôle du sujet d'état conjoint à l'objet terre, elles sont implicitement dotées d'un programme d'action : celui de tirer un revenu de ladite terre.

Note de bas de page 28 :

 Les textes attestent que les héritages ne vont pas sans contestation.

Mis en opposition avec le propriétaire privé, le propriétaire institutionnel est non seulement une personne morale, il apparaît comme échappant à cette qualité éminemment humaine qu'est la mortalité: les propriétaires privés meurent28, alors que les propriétaires institutionnels ne meurent pas. Lorsque les institutions mésopotamiennes subissent des traumatismes violents, en cas de défaite militaire par exemple, leurs transformations ne sont pas décrites par les textes. La mainmise royale sur les institutions d'une autre entité politique vaincue laisse peu de traces explicites. On en constate indirectement les effets dans des textes de la pratique.

On distingue traditionnellement deux types d'institutions en relation avec la terre : les institutions royales et les institutions religieuses. On reconnaîtra sans peine dans ces institutions deux des fonctions sociales principales reconnues par Georges Dumézil et Michael Mann. Dès lors, on serait tenté d'étendre la catégorie institutionnelle pour reconnaître des institutions économiques, telles que le Kârum assyrien attesté par les tablettes de Kanesh au Bronze Moyen. Mais de telles organisations sociales ne relèvent pas de la relation avec la terre et restent hors de notre objet d'étude. L'introduction de l'isotopie économique met en évidence le fait que les deux types d'institutions qui nous occupent (politique, religieuse) disposent d'une fonction économique évidente : elles exploitent des terres pour financer leurs finalités idéologiques, qu'elles placent sous le patronage d'entités transcendantes. Dans la même perspective anthropologique, on constate l'absence d'institutions militaires autonomes, au sens défini ci-dessus. En Mésopotamie, l'activité militaire est intégrée dans l'institution politique royale. Cette combinaison particulière des quatre fonctions permet de situer la culture mésopotamienne parmi les sociétés en général.

Les terres royales sont placées sous l'autorité du roi, dont le palais est désigné comme la Maison du Roi. On peut noter que les listes dynastiques circulant en Mésopotamie dès la fin du troisième millénaire posent la royauté comme une entité transcendante (nam lugal) qui est passée du monde des divinités à celui des hommes, pour circuler de dynastie en dynastie. Selon ce modèle relativement tardif, il ne peut y avoir deux dynasties dominantes simultanément : la royauté est unique, elle élit domicile chez une dynastie ou chez l'autre. Le fait qu'il y ait eu pendant un millénaire plusieurs cités-états contemporaines les unes des autres et dotées chacune d'un roi propre est implicitement présenté comme une anomalie : seule la dynastie dominante est considérée comme dépositaire de la royauté, les autres dynasties lui étant inférieures, tout en constituant un vivier où la royauté pourra se réinstaller dans l'avenir.

Les terres des temples sont connues comme Maison d'une Divinité nommée. Les temples mêmes portent un nom propre, en liaison sémantique avec les qualités divines. Dans la théologie mésopotamienne, les divinités sont des entités transcendantes, venues du ciel pour élire domicile dans une ville donnée. Tant qu'il n'y avait que des cités-états indépendantes et rivales, les divinités des cités pouvaient être pensées indépendamment les unes des autres. La constitution d'un empire territorial par Sargon d'Akkad imposa de repenser les relations entre divinités, et l'on mit au point des hiérarchies divines qui tenaient compte de la situation politique du moment.

De ces deux descriptions sommaires, il ressort que Maison du Roi et Maison de Divinité partagent en commun un certain nombre de caractères structurels qui invitent à les considérer comme une classe unique: ce sont des institutions sociales, dotées chacune d'une emprise spatiale sur des terres agricoles, et placées sous la souveraineté d'une entité transcendante. Seules les institutions assignent des terres en tenure. Elles sont gérées par une hiérarchie humaine, civile et/ou militaire pour l'une, religieuse pour l'autre. Chaque institution était organisée selon des divisions fonctionnelles du travail, dont témoignent les titres des fonctionnaires civils, militaires et religieux. Cependant, la présence de familles et de lignages dans chacune de ces maisons interférait avec la distribution fonctionnelle des tâches et des ressources. Nous y reviendrons.

Maison du roi et Maison du dieu partagent en commun la désignation comme Maison. Toutes les institutions mésopotamiennes sont dites Maison, mais toutes les Maisons ne sont pas des institutions au sens utilisé ici, car les familles et les habitations sont aussi dites Maison de … La Maison est dite É en Sumérien, BÎT en Akkadien, où la voyelle longue i est notée î. On la note parfois Y pour indiquer sa valeur consonantique : dans les langues sémitiques, il y a trois phonèmes particuliers qui ont parfois une valeur de voyelle et parfois valeur de consonne, ce pourquoi le linguiste Roman Jakobson les a baptisées "glides" pour indiquer leur glissement d'une valeur à l'autre. La Maison est dite BEYT en Araméen, BAYT en Arabe, où le verbe BYT (prononçable bayata) indique l'action de passer la nuit en un endroit. Impliquant un sujet, une durée, un lieu, le verbe BYT met en relation une fraction de l'espace social avec une fraction de l'espace physique et une fraction du temps, ajoutant un effet de sens de permanence du sujet dans l'espace et dans le temps. On comprend mieux, dès lors, son utilisation pour désigner des entités durables fixées dans l'espace, soit les institutions.

Mises en opposition avec les propriétaires privés, les propriétaires institutionnels apparaissent comme durables, entretenant un lien étroit avec leurs terres. Par contraste, le lien du propriétaire privé avec sa terre apparaît comme transitoire et fragile. Ce qui se vérifiera lorsqu'on considérera la mobilité de la terre dans l'espace social. À l'image des terres qu'elles contrôlent, les institutions mésopotamiennes se veulent stables, insensibles à la durée, aspirant à la pérennité des instances transcendantes dont elles se réclament.

L'institution royale propriétaire ou le Domaine royal

L'expression Domaine Royal est européenne, d'origine franque. Son correspondant antique le plus proche est la Chora Basilikè macédonienne, dont la version la plus connue est Séleucide. Dans la stèle de Maništusu, on parle du champ du roioud'uneterre du roi bordant l'une des terres en cours d'acquisition. Le terme GÁN utilisé recouvre une étendue sémantique vaste, dont champ, terre et territoire dans la langue française. L'expression utilisée ne permet pas de décider si le champ en question était propriété privée du roi en tant que personne physique, ou propriété institutionnelle du roi en tant que remplissant la fonction royale. Si cette deuxième possibilité était la bonne, on aurait affaire à la terre institutionnelle royale. On rencontre aussi les expressions Palais, ou Terres du Palais, utilisées en ce sens.

Lorsque Maništusu achète 3430 ha de terre, il possède déjà d'autres terres limitrophes, comme en atteste le texte : le domaine du roi akkadien est grand. Piotr Steinkeller attribue à Šulgi, deuxième roi de la dynastie d'Ur III (Steinkeller, 1991, p.17) la re-création d'une catégorie de terre dite Terre Royale, dont l'introduction daterait des rois d'Akkadé. Bien que l'on ne dispose pas d'attestation directe, il est fort possible que l'apparition de l'institution des terres royales soit antérieure à Akkadé. En tout état de cause, il est certain que l'instauration d'une armée permanente par Sargon d'Akkad l'amena à étendre considérablement les terres royales afin d'en attribuer les revenus à une armée dont les membres, occupés à la guerre, ne pouvaient se consacrer à l'agriculture pour en tirer de quoi vivre. Le processus est récurrent : La conquête de Larsa par Hammurabi en 1763 procure à la Babylonie une extension considérable de ses terres institutionnelles royales (Lafont, 1998, p. 547).

Les terres royales sont assignées en tenure parmi les dépendants, principalement militaires, en échange de services et de taxes. On constate souvent que l'assignation des terres n'est pas nominale, mais que l'allocation est fonctionnelle. Les choses sont très claires au Bronze Moyen, dans le royaume Assyrien, mais on en voit déjà les prémisses au Bronze Ancien (Wright 1969, Foster 1982). Nous en conclurons que la maison royale est organisée en fonctions (politiques, administratives, militaires). Cette conclusion sera confirmée par le constat de l'organisation fonctionnelle des institutions religieuses.

Par delà la gestion de ses terres agricoles, la Maison Royale est en charge de la gestion de la cité-état, puis de l'État territorial à partir de Sargon d'Akkadé. Le territoire de la cité ou de l'empire comprend, à côté des terres royales, des terres appartenant aux temples et des terres privées. C'est l'ensemble de ces terres, constituant le territoire de l'État, qui est géré d'un point de vue politique et non économique. Dans cette entreprise, les terres royales apparaissent comme un moyen, un objet-valeur porteur de la modalité du pouvoir, assurant à la Maison royale les ressources dont elle a besoin pour entretenir un appareil administratif et militaire. Ainsi vues, les terres royales ne sont pas valorisées pour elles-mêmes mais pour autre chose qu'elles-mêmes, i.e. elles sont placées dans une perspective sémiotique qui leur attribue du sens.

Les institutions religieuses propriétaires

Les institutions religieuses sont attestées comme propriétaires de terres dans les tablettes dès les Dynasties Archaïques (Wright 1969). Steinkeller constate (1991, pp. 16-17) "Šulgi réforme les structures des temples, de leurs terres, et met de l'ordre dans leur comptabilité" en l'an 21 de son règne. Il les place sous le contrôle du pouvoir royal, par l'intermédiaire des gouverneurs ensi de chaque province.

Chaque institution religieuse étant consacrée à une divinité, ses terres sont dites celles de ladite divinité. Elles peuvent aussi être dites terres du temple urbain consacré à la même divinité. En Mésopotamie, ces temples portent des noms propres, construits sur une forme régulière É-XXX, où É signifie Maison, suivi d'un déterminant renvoyant soit au domaine céleste (É-Anna = maison du ciel, consacrée à Inanna-Ishtar à Uruk; É-Babbar = maison brillante, consacrée à Shamash-soleil à Sippar ; É-Gishirgal = maison de la grande lumière, consacrée à Nanna-lune à Ur ; É-Kur = maison montagne, consacrée à Enlil à Nippur ; É-Sagil = maison dont la tête est élevée, consacrée à Marduk à Babel) ou renvoyant au domaine chtonien (É-Abzu = maison des eaux souterraines, consacrée au dieu Enki à Éridu). L'utilisation du vocable É équivalent à Maison confère à ces institutions les effets de sens que nous avons identifiés ci-dessus.

Les terres des temples sont étendues. À la période néobabylonienne (Âge du Fer), le temple de l'É-Anna, à Uruk, disposait de 16000 ha et produisait 5700 tonnes d'orge par an. Le temple de l'É-Babbar à Sippar disposait de 1500 ha et produisait 540 tonnes d'orge (Joannès, 2005).

Note de bas de page 29 :

 La question de la multiplicité des divinités reste hors du domaine de notre quête.

Le personnel des temples était nombreux et comprenait, sous la dépendance des prêtres, des scribes, des administrateurs, des cultivateurs, et des artisans. On note que ces personnages sont définis par leur activité ou fonction, même si l'on a quelque mal à préciser le contenu de certaines fonctions dont on ne connaît que la désignation. La complexité de l'organisation dépendait de la taille de l'institution. Il y avait d'ordinaire plusieurs temples dans une même ville29, l'un d'entre eux étant dit le temple principal et consacré à la divinité de ladite ville. Chaque institution religieuse jouissait d'une relative autonomie, mais certaines petites institutions étaient placées sous le contrôle d'autres institutions plus importantes.

Par delà la gestion de ses terres agricoles, chaque temple avait la charge de célébrer le culte de la divinité à laquelle il était consacré. Par cette activité, les temples étaient engagés dans un échange dissymétrique et non direct: chaque temple faisait des offrandes alimentaires à sa divinité, à la mesure de ses moyens, et il attendait que la divinité offre en retour, si elle voulait bien, des dons autrement plus conséquents à l'ensemble de la cité. En notant que le contre-don était destiné à la cité et non au temple, on fait apparaître le rôle intermédiaire de l'institution religieuse: elle n'est qu'une instance fonctionnelle placée entre la cité et la divinité. Elle est chargée du service religieux, pour la cité. Elle le fait par devoir. Dans ce processus, les terres institutionnelles assurent au temple les moyens de l'exercice de sa fonction religieuse: elles sont porteuses de la modalité du pouvoir économique.

La relation entre le maître institutionnel et la terre

Note de bas de page 30 :

 L'usage que nous faisons de la notion de souveraineté est indépendant de toute notion médiévale de suzeraineté. La souveraineté, telle que nous l'entendons, désigne une relation d'ordre (supériorité totale par rapport à toute entité du micro-univers considéré), et une indépendance de décision (liberté du vouloir).

Dans les terres royales, la souveraineté s'impose explicitement comme relation entre le roi et la terre. Dans les terres des temples, la souveraineté divine autorisait une relative autonomie de gestion au sein de la fraction d'espace social et d'espace physique qui leur étaient reconnues. Dans une telle perspective, les dieux n'étaient pas souverains partout, mais un dieu de ville était souverain30 dans sa cité: la souveraineté était liée à un territoire.

Indépendamment de l'organisation interne de l'institution religieuse, qui en faisait une personne morale au sens moderne et la dotait d'un mode d'existence échappant à la mortalité humaine, elle tirait de son lien privilégié avec la divinité transcendante un caractère de pérennité. Dès lors, sa conjonction avec la terre permanente n'avait aucun caractère temporel : elle était intemporelle, relevant de l'être et non de l'avoir. Ce qui l'oppose à la propriété privée d'une part, et met en relief d'autre part le caractère nécessaire de la terre pour la reconnaissance d'une institution religieuse : sans terre agricole, pas d'institution.

Conséquence logique du caractère nécessaire de la terre institutionnelle : il n'y aucune attestation de vente la concernant. Nous y reviendrons lors de l'examen des conditions de mise en circulation de la terre dans l'espace social. Si la terre joue le rôle d'une condition nécessaire pour l'existence de l'institution religieuse, elle n'est pas suffisante pour son fonctionnement: pour cultiver la terre, il est nécessaire de disposer d'un capital d'exploitation tel que la force de travail et les semences. Au Bronze Ancien, le capital d'exploitation est fourni par l'institution : la force de travail est attachée à la terre, les semences sont assignées annuellement au cultivateur.

La mise en production de la terre est conçue comme un service rendu à l'institution. Car en Mésopotamie le culte religieux est pensé comme service. Il ne s'agit pas d'adorer (ad orare = adresser une prière verbale), mais d'agir au service de la divinité. Dans les récits de création mésopotamiens (Lorsque les dieux faisaient l'homme, Bottéro & Kramer 1989), les dieux ont créé les hommes pour les mettre à leur service, explicitement. Dans la narration mythique, cela est dit avant la réalisation de l'acte créateur: les dieux étaient fatigués de travailler la terre pour manger et voulaient que quelqu'un travaille à leur place. C'est dans cette logique qu'en dernier ressort les tenants des tenures sont au service des instances souveraines. On comprend dès lors que les terres institutionnelles constituent la condition nécessaire de la présence des tenures : sans terres institutionnelles, pas de tenures. Les tenures sont des propriétés institutionnelles assignées en échange d'un service, qui est dès lors obligatoire. Notons que le service n'est pas nécessairement agricole: il peut être exercé à tout échelon de l'administration, du clergé ou de l'armée.

L'action des institutions

Reprenons la distinction entre perspective interne et perspective externe reconnue en sémiotique de l'espace (Hammad, 2013) et adoptons pour référence de la distinction l'espace des terres reconnues à une institution religieuse donnée. À l'extérieur de l'institution, nous reconnaîtrons des chaînes d'action mettant ladite institution en rapport avec son environnement. En termes sémiotiques, nous identifierons ainsi son Programme Narratif de Base ou PNB. À l'intérieur de l'institution, nous reconnaîtrons les chaînes d'actions qu'elle met en œuvre afin de réaliser son PNB. Nous identifierons ainsi des Programmes Narratifs d'usage. Dans les deux cas, l'intérêt pour l'action et le sens qui découle de son déroulement nous place dans une perspective fonctionnelle : les choses prennent sens en relation avec la fonction qu'elles remplissent.

Note de bas de page 31 :

 Les trois classes de divinités, correspondant à la réalisation sémiotique des acteurs, s'inscrivent dans le temps, auquel sont dédiées quelques divinités pas très visibles dans cette analyse. Mais le rite équinoxial de l'Akîtu, attesté dans un grand nombre de villes, associe temps, espace et acteurs.

Il convient de signaler que la mythologie mésopotamienne, telle qu'elle ressort des traductions et commentaires de Bottéro et Kramer (1989), manifeste une vision fonctionnelle des divinités et de leur comportement dans les récits. En particulier, la descente d'Inanna-Ishtar aux enfers (Bottéro & Kramer, 1989, pp. 276-292), met en scène des conjonctions et des disjonctions successives entre la divinité et ses pouvoirs investis dans des objets de valeur. Dans un autre mythe, une divinité se laisse enivrer, et on lui dérobe ses pouvoirs, appelés Me investis dans des objets déposés à l'intérieur d'une pièce de sa demeure. Ces textes narratifs manifestent les premières attestations de la séparation fonctionnelle des activités humaines et des capacités cognitives ou pragmatiques correspondantes. Sans prolonger outre mesure cette parenthèse, nous tirerons la conclusion suivante : les temples, où ont été rédigés ces mythes, ont été des lieux de réflexion sur la décomposition fonctionnelle de l'action. Ce qui permet de projeter sur la théologie mésopotamienne un éclairage structural : si certaines divinités correspondent à des groupes humains (fractions de l'espace social), d'autres divinités sont attachées à des lieux (fractions de l'espace physique), d'autres divinités enfin sont associées à des champs d'action dans l'espace pragmatique, divisant l'espace social selon une logique fonctionnelle31. Ce qui nous intéresse, c'est l'apparition précoce d'une pensée fonctionnelle et modale qui a une incidence certaine sur la suite de l'analyse.

Note de bas de page 32 :

 Réalisant des Programmes Narratifs d'usage (PNu) et non un Programme Narratif de base (PNB).

Considérons les institutions royales et religieuses au sein de la société mésopotamienne. Elles ont pour fonction d'encadrer l'activité de la cité-état (ou de l'empire territorial ultérieur). Au nom des instances transcendantes représentées, elles prétendent au rôle de dirigeants. En référence au cadre de pensée fonctionnel Dumézil-Mann, elles œuvrent dans les domaines politique et militaire pour les unes, religieux pour les autres. Dans la mesure où leur activité économique se restreint à leur fournir des moyens d'action, elle reste secondaire32, en supposant que la population présente hors des institutions exerce une activité économique non négligeable.

Il est hasardeux de supputer les conditions sociales régnant au moment de la mise en place initiale d'une institution. Toujours est-il que les institutions mésopotamiennes, telles que nous les découvrons aux débuts de l'histoire écrite, semblent volontairement articulées de manière rationnelle en fonctions. Si l'on rappelle que toutes ces institutions sont urbaines, et que leur taille dépasse souvent celle d'un bourg ordinaire, on est amené à conclure qu'elles jouent un rôle dans l'organisation de la ville, et que l'organisation interne d'une institution préfigure celle d'une petite ville. Il en résulte que les institutions apparaissent, aux époques anciennes, comme des organismes socio-économiques contrôlés déterminant, dans une large mesure, le fonctionnement des secteurs privés qu'ils ne contrôlent pas directement. Dans une telle perspective, les institutions sont des organes participant à l'organisation urbaine.

Au niveau régional restreint, i.e. celui des terres agricoles entourant la ville, les institutions royales et templières contribuent au creusement et à l'entretien des canaux d'irrigation, sans lesquels il n'y aurait pas d'agriculture dans le Sud. Elles participent aux travaux d'extension des étendues arables, à la périphérie des terres exploitées. Les guerres entre cités (exemple : Lagash contre Umma, au vingt-cinquième siècle) témoignent du fait que l'on se battait pour l'eau et pour les terres irriguées. Nous ne connaissons pas de lutte violente entre institutions religieuses d'une même ville, mais lorsque les villes s'affrontent, elles se réclament chacune de la divinité transcendante censée la protéger. Lorsqu'une ville s'empare des terres d'une autre ville, elle déclare que son dieu les lui a accordées. Dans un tel contexte général, Assur manifeste un cas particulier : la divinité intime à son vicaire (le roi) l'ordre d'agrandir ses terres. Car les terres de l'entité politique sont assimilées aux terres de la divinité. Il serait intéressant, dans le contexte assyrien, de vérifier le statut des terres reconnues aux temples assurant le culte des autres divinités.

Les terres institutionnelles sont mises en production pour subvenir au fonctionnement des institutions mêmes. Cette relation réflexive implique, entre les terres et l'institution, une force de travail et du travail. L'opération peut revêtir trois formes. Une institution peut procéder à l'exploitation directe de ses terres, suivie de l'utilisation des récoltes pour ses dépenses. Comme elle peut louer des terres à des tiers indépendants, contre une partie de la récolte. Elle peut enfin assigner des terres en tenure, contre des services dont elle a besoin, ce qui lui permet de faire l'économie de l'opération d'encaisser des revenus avant de les dépenser. Le procédé raccourcit le circuit et diminue le nombre d'opérations d'échange. Indépendamment de cet aspect économique des choses, le service rentre directement dans le mode de penser  des relations asymétriques entre prestataires inférieurs et bénéficiaires supérieurs.

Si on porte l'attention sur l'organisation du travail à l'intérieur des institutions, les textes manifestent une division fonctionnelle du travail : les postes sont définis par les fonctions accomplies, même si le détail de celles-ci n'est pas toujours clair pour le lecteur d'aujourd'hui. Or une telle organisation n'est pas triviale. Comme elle ne semble pas résulter d'une improvisation entre un petit nombre de personnes chargées d'accomplir une tâche donnée. L'état des choses qui nous parvient sur les tablettes (à un stade évolué, sans doute) semble résulter d'une organisation volontaire commandée par une logique interne. Il est frappant de constater que l'organisation fonctionnelle ne fait aucune référence à la structure familiale, pourtant omniprésente dans l'onomastique.

Note de bas de page 33 :

 Contrairement au monde féodal occidental, où l'opération était itérable puisque tout homme lige pouvait accepter le serment d'un féal qui lui jurait fidélité.

L'institution est seule en position d'attribuer, par la décision d'un gestionnaire supérieur, une tenure. Tout du moins, c'est le constat des textes conservés. À partir de ce constat, on peut expliciter une règle non dite : le statut transcendant est nécessaire pour l'attribution d'une terre et l'exigence d'un service en contrepartie. Comme tout bénéficier ne dispose pas du statut transcendant, il ne peut attribuer de tenure à son tour: l'assignation de tenure n'est pas une opération itérative33. La conclusion tirée est conforme à la règle première, et la logique est cohérente. Comme il y a beaucoup de temples, il y a beaucoup de sources d'assignation de tenure. Aucune de ces tenures ne dispose d'un privilège par rapport aux autres.

Le tenant bénéficier se trouve contractuellement placé dans un double rôle (parfois triple) :

  • Il doit mettre la terre en exploitation de manière à pouvoir en vivre et faire vivre la force de travail,

  • Il doit dégager du temps libre pour rendre à l'institution dont il dépend un service en contrepartie de l'assignation de terre. Tant que le tenant reste un cultivateur, le temps qu'il peut libérer dépend des travaux agricoles. C'est pourquoi les campagnes militaires n'eurent lieu, pendant longtemps, qu'après la moisson.

  • Il doit parfois verser, en plus du service rendu, une contribution en nature pour subvenir au fonctionnement de l'institution.

Une gamme variable de fonctionnaires (en relation avec la complexité de l'institution) veille à la mesure des terres, à leur répartition et assignation, au creusement des canaux et à leur entretien, à l'attribution des équipages de labour, à l'attribution des semences, à l'encaissement des récoltes livrées et à l'enregistrement des quantités encore dues, à l'enregistrement des services rendus, au transport des denrées… Chacune des opérations est attribuée à un titulaire, dont le statut est défini par la fonction accomplie, et dont la rémunération est fixée.

Ce qui étonne, dans ce vaste déploiement d'une logique fonctionnelle, c'est la régularité avec laquelle la majeure partie des fonctions est transmissible par voie héréditaire. Le décès sans héritier d'un titulaire, ou son décès lorsque son héritier est en bas âge, pose des problèmes difficiles, qui sont à l'origine d'une part non négligeable de la documentation disponible.

L'intrusion des relations de parenté dans un système dominé par une pensée fonctionnelle, introduit une relation de contrariété sémantiquement intéressante. Les questions que cela pose apparaîtront plus clairement après l'examen de la troisième variété de propriété constatée : la propriété collective. Nous y reviendrons.

2.5.4 Les terres collectives

L'existence des terres collectives en Mésopotamie au Bronze Ancien est attestée par la stèle de Maništusu. Leur existence antérieure à l'époque d'Akkadé peut être présupposée à partir de cette stèle, puisque le texte considère la situation comme ordinaire et ne lui accorde aucun commentaire spécial. L'ouvrage de Gelb, Steinkeller et Whiting confirme une telle situation par la traduction de plusieurs kudurrus anciens où une personne achète des terres auprès de plusieurs vendeurs. La preuve de la propriété collective n'est pas évidente pour tous les cas, qui attestent néanmoins plusieurs faits : Maništusu n'est pas le seul acquéreur auprès de plusieurs vendeurs, il existait à l'Âge du Bronze ancien des individus disposant de vastes ressources leur permettant d'acheter de grandes étendues de terre ; la majorité des anciennes attestations de vente montrent un riche acheteur acquérant auprès de propriétaires moins riches.

Sur sa stèle, Maništusu achète à huit groupes collectifs différents. Par conséquent, la propriété collective n'était pas un hapax unique mais un fait social. En d'autres termes, c'est une forme parmi d'autres formes de maîtrise de la terre agricole. Opposée à la propriété privée, elle met en évidence la catégorie sémantique individuel/vs/collectif pour qualifier le propriétaire. Opposée à la propriété institutionnelle, elle met en évidence la catégorie sémantique immanent/vs/transcendant (le propriétaire collectif n'est ni un temple consacré à une divinité, ni une maison royale ayant reçu à un moment la royauté descendue du ciel). Mais il y a plus.

À aucun moment, le propriétaire collectif n'est désigné par un nom propre qui lui attribue une identité sémantique autonome. Or les noms propres avaient une importance particulière à l'Âge du Bronze : à l'instar des personnes vivantes, les champs, les palais et les temples étaient dotés chacun de son nom propre. L'absence de nom pour le propriétaire collectif témoigne de la non reconnaissance d'existence d'une entité équivalente à une personne morale. Dès lors, le propriétaire collectif apparaît comme une collection d'individus, un ensemble sans structure de groupe.

Si l'actant propriétaire est réalisé par une multiplicité d'acteurs, ces derniers ne constituent pas une personne morale: ils restent des personnes physiques. En termes de quantificateurs linguistiques, ils ne forment pas un tout (totus), mais un multiple (omnis) (Brøndal, 1943, pp. 25-40). En termes sémiotiques, ils ne forment pas une Totalité intégrale individuée mais  une Totalité partitive réductible à ses parties (Greimas 1976, pp. 79-128).

Sur la stèle de Maništusu, les membres du propriétaire collectif reçoivent deux prédicats. En termes d'action, certaines parmi les personnes nommées touchent le prix, alors que d'autres touchent un cadeau. L'aspect ponctuel et non itératif de l'action interdit d'y reconnaître une fonction caractérisant la personne. En termes de qualification, certaines personnes sont dites maître du champ, alors que d'autres sont dites fils du champ. Lorsqu'on examine les occurrences de près, on constate que les deux manières de prédiquer sont isomorphes : ceux qui touchent le prix sont les maîtres du champ, ceux qui touchent un cadeau sont les fils du champ. Le libellé du texte tendrait à faire conclure que c'est la relation de parenté au champ qui détermine ce que l'on touche.

On peut remarquer que le vocabulaire dont nous disposons, et les concepts actuels associés à la propriété du sol, ne nous permettent pas de caractériser le statut exact de ceux qui touchent un cadeau et pas un prix : ils ont des droits, c'est indéniable, mais leurs droits sont nettement inférieurs à ceux des autres. On pourrait hasarder, à titre d'hypothèse, la notion de propriétaires de premier rang et de propriétaires de second rang. Mais cela ne correspond pas à un usage courant.

Deuxième remarque : il n'est pas certain que le groupe des vendeurs de Maništusu ait été réellement structuré par les seules relations de parenté, et que ces dernières aient dominé son fonctionnement et son action dans la vie quotidienne, mais c'est ainsi que le texte de Maništusu le présente. De manière implicite et comme s'il n'y touchait pas, le texte de Maništusu constitue l'acteur collectif vendeur comme un groupe de parenté, où dominent les relations de parenté, non doté d'une identité totalisante.

Troisième remarque : en payant chacun des individus, Maništusu les confirme dans leur statut de personne (hors structures institutionnelles), et fait disparaître la semi-institution qu'aurait pu constituer leur groupe de parenté.

Enfin, le banquet pris en commun célèbre la solidarité des personnes ayant pris partie à la transaction, la propriété collective est dissoute, le propriétaire collectif a disparu, les personnes qui le composaient deviennent amis de l'acheteur (ils ont mangé du pain ensemble) et ne reviendront pas sur la transaction. Les témoins mangent du pain aussi : ils scellent une alliance, de personne à personne, avec tous les participants au banquet.

Examinons les relations qui apparaissent entre les membres du collectif propriétaire de la terre. Ils sont tous identifiés en rapport avec la terre : c'est leur dénominateur commun. Ce sont tous des cultivateurs, et forment de ce fait une classe d'équivalence unique. Identifiés par des relations de parenté à la terre, ils sont dits, en outre, les fils d'un tel (Nom Propre) : ils appartiennent donc tous à un même lignage. Malgré la différence entre les contreparties touchées par les uns ou par les autres, les membres de ce groupe sont triplement équivalents, par leur relation à la terre, par leur activité sur la terre, par leur ascendance commune. Aucune relation d'ordre ne vient introduire des différences parmi ces relations d'équivalence.

Cette structure égalitaire, où dominent les relations de parenté, est typique des groupes nomades. Ce qui invite à poser d'hypothèse suivante: le groupe propriétaire collectif a conservé, dans son activité agricole sédentaire, une structure sociale qui prévalait au sein d'un groupe nomade. En d'autres termes, le propriétaire collectif aurait gardé la trace d'une sédentarisation plus ou moins récente. Si cette hypothèse ne peut être confirmée par les documents du corpus réuni ici, elle reçoit une confirmation analogique par des observations anthropologiques postérieures.

Les membres de l'acteur collectif qui vend ses terres à Maništusu cultivent la terre. Ils coordonnent leur action pour labourer ensemble, moissonner ensemble. C'est, selon la définition qu'en donne Greimas (1976, p. 97), un actant collectif paradigmatique, dont tous les membres agissent de concert. En contraste et opposition, les membres des institutions mésopotamiennes font des choses différentes, à des moments différents, de manière à ce que leurs actions soient coordonnées : ce sont des acteurs collectifs syntagmatiques. L'affirmation est vraie indépendamment de l'isotopie sociale de leur action, i.e. le plan politique, religieux, ou militaire. C'est leur différenciation fonctionnelle qui les caractérise, et c'est la coordination de leurs fonctions qui confère à leur groupe une identité.

2.5.5 Akkadé et la transformation du régime des terres

Le paradigme des formes de propriété

Les exemples réunis pour le Bronze Ancien en Mésopotamie ont permis de reconnaître trois formes de la propriété, qui forment un paradigme dont l'inventaire dépend du corpus. Il est possible que d'autres formes de propriété soient signalées dans l'avenir par les assyriologues. Cependant, les formes dégagées forment système, et nous montrerons ici que les transformations manifestées dans la diachronie sont signifiantes. Toute forme nouvelle éventuelle devra être comparée aux formes reconnues dans le cadre de la perspective mise en place.

Aux trois formes dégagées correspondent trois catégories d'actants, articulées par deux oppositions (O1 & O2) :

O1 - actant individuel/actant collectif

O2 - actant collectif syntagmatique/actant collectif paradigmatique.

La première forme (actant individuel) ne semble pas se dédoubler comme la seconde, au stade actuel de l'analyse, limitée à la relation binaire entre la terre et son maître. On peut cependant réserver le jugement jusqu'à la mise en place d'une analyse syntaxique qui prenne en charge les transactions portant sur la terre. Les trois formes sont observables au Bronze Ancien. Elles coexistent, et leurs interactions (abordées ci-dessous) forment un régime des terres dont nous n'avons esquissé que l'aspect paradigmatique.

Notons que la tenure n'a pas de place dans un tel paradigme : elle n'est pas inscrite sur l'isotopie de la propriété, elle présuppose la propriété institutionnelle, sa forme ne se limite pas à une relation binaire. Reconnue cependant comme l'une des formes de maîtrise du sol, jouant à certaines époques un rôle majeur dans le régime des terres, il faudra l'intégrer à ce titre dans un autre type de structure, qui n'est pas celui du paradigme désigné ci-dessus.

Transformation du paradigme et changement de régime

Note de bas de page 34 :

 Soit un corpus plus extensif que celui sélectionné pour cette étude.

Changeons de perspective, et examinons le paradigme statique à partir d'un point de vue syntaxique dynamique. Plusieurs auteurs constatent que les textes postérieurs à la stèle de Maništusu ne contiennent plus de référence à des propriétés collectives. On peut donc prendre ladite stèle comme repère dans le corpus étendu34 de l'Âge du Bronze, pour distinguer un avant et un après. Avant Maništusu, le paradigme de la propriété comprend trois formes (privée, institutionnelle, collective), après Maništusu, il n'en comprend plus que deux (privée, institutionnelle). Nous dirons que l'on passe d'un régime des terres à un autre. Il reste à décrire le changement, pour en analyser les effets de sens.

Nous ne disposons pas d'un texte législatif contemporain du changement, qui expliciterait le pourquoi et le comment de la transformation. Les seuls documents dont nous disposons sont des textes de la pratique, qui témoignent de transactions réalisées. En l'absence d'explicitation, on peut formuler des hypothèses falsifiables. La première hypothèse est que la propriété collective a disparu de la région suite à un processus économique diffus, progressif et relativement continu, dont nous ignorons les ressorts car ils n'ont pas laissé de traces reconnaissables. C'est possible. Mais si tel était le cas, comment expliquer que la forme collective resurgisse de manière certaine au dix-neuvième siècle (Weulersse, 1940 et 1946),ou de manière moins certaine au treizième siècle ?

La deuxième hypothèse est que Maništusu fit disparaître les terres collectives par un acte ponctuel de grande envergure. En hypothèse connexe, un tel acte présuppose que Maništusu poursuivait un but organisationnel de portée sociale, économique et politique, celui de simplifier le paradigme des propriétaires. La volonté de l'État aurait été efficace pour un temps. D'autres mécanismes auraient fait réapparaître la forme éliminée, car elle répondrait à des finalités sociales différentes de celles de l'État akkadien. Il devient dès lors intéressant d'identifier le sens de la transformation ainsi que les acteurs sociaux impliqués.

Effets de sens de la transformation

En éliminant la forme des propriétaires collectifs, Maništusu laisse en scène les propriétaires individuels et les propriétaires institutionnels. Il y a donc deux formes qui tirent profit de l'opération. Le gain de la forme individuelle n'apparaît pas avec évidence, car il est indirect. C'est la forme institutionnelle qui apparaît comme le premier gagnant de l'opération qui élimine son terme contraire au sein de l'opposition O2 et la laisse seule face à la propriété individuelle dans l'opposition O1.

Note de bas de page 35 :

 Pour le vocabulaire technique sémiotique, consulter Greimas & Courtés 1979.

Identifiée au niveau des actants, i.e. à celui de la syntaxe actantielle, la transformation repérée est interprétable au niveau profond des valeurs abstraites qui la sous-tendent35. Étant donné la richesse sémantique du micro-univers considéré, plusieurs isotopies interprétatives s'offrent à notre intérêt. Nous les aborderons dans l'ordre de leur complexité ou de richesse sémique. Nous verrons ainsi intervenir, parallèlement aux valeurs abstraites du niveau profond, certaines figures de la manifestation. Nous examinerons, pour chaque lecture, la cohérence avec le corpus avant d'aborder la question de la cohérence entre isotopies interprétatives et leurs éventuelles dépendances. Car un vocabulaire différent peut recouvrir des catégories abstraites équivalentes.

Isotopie de lecture 1

L'espace de référence des actants

Le propriétaire collectif présupposé par la stèle de Maništusu apparaît comme un agrégat social doté d'un caractère dominant : alors qu'il est identifiable comme groupe en raison de son rapport collectif à la terre agricole, ses membres privilégient les liens sociaux qu'ils entretiennent à l'intérieur du groupe. En d'autres termes, ils privilégient l'espace social par rapport à l'espace physique. La sur-valorisation de l'un, corrélée à la sous-valorisation de l'autre, relève d'un processus implicite de détermination de la valeur de la valeur: la question est épistémique, située au niveau des structures profondes du micro-univers sémantique considéré.

En éliminant la forme collective, Maništusu privilégiait les propriétaires institutionnels, mettant en avant une organisation d'une autre forme, dont l'existence est liée à la terre par une relation nécessaire (voir ci-dessus).

Ainsi mise en perspective, l'opposition propriétaire collectif/propriétaire institutionnel apparaît isomorphe à l'opposition espace social/espace physique. L'action de Maništusu s'effectue donc au détriment de l'espace social et au profit de l'espace physique (territorial). La première conclusion qui se dégage est que Maništusu poursuivait une finalité territoriale, via le régime des terres. En corollaire hypothétique, on peut conclure que si Maništusu avait connu le Kârum économique des assyriens (forme sociale, propriétaire de capital commercial, attestée trois siècles plus tard dans le nord de la Mésopotamie), il l'aurait éliminé selon toute probabilité, pour manque de lien à la terre. Mais cela n'est qu'une vue de l'esprit.

Isotopie de lecture 2

La nature des acteurs propriétaires

Au niveau des qualités descriptives des acteurs correspondant aux actants propriétaires reconnus, le propriétaire collectif formé de personnes physiques apparaît comme immanent, alors que le propriétaire institutionnel est transcendant (divin ou royal). Si Maništusu et les instances de l'État craignaient que le propriétaire collectif immanent puisse prétendre un jour au statut de l'immanence et transformer sa terre en propriété institutionnelle, cela expliquerait le geste d'élimination constaté. Le danger réside dans le fait qu'un groupe lignager (clan ou tribu) peut apparaître comme une institution, alors qu'il n'en est pas une. Le niveau du paraître est fondé sur le caractère collectif du groupe et sur sa relation à la terre, mais l'être transcendant n'est pas réalisé, car le groupe est immanent. Or un groupe lignager peut se reconnaître comme immortel, puisqu'un tel groupe social perdure malgré le caractère mortel de chacun de ses membres. Il peut dès lors reconnaître une divinité correspondant au groupe même. Il serait alors conjoint avec une entité transcendante, et la ressemblance avec un propriétaire institutionnel n'en serait que plus forte. Le passage d'une forme à l'autre deviendrait donc de facto possible.

Le processus d'association entre un groupe humain et une divinité est historiquement attesté à maintes reprises, en particulier parmi les groupes nomades : leur divinité les accompagne en leurs pérégrinations. Tant que de tels groupes restent nomades, leur transformation en propriétaire institutionnel est impossible. La possibilité est acquise lorsque le groupe nomade se sédentarise et devient propriétaire de terres agricoles.

L'action de Maništusu montre qu'il n'a pas voulu d'un tel processus, qui aurait manifesté la réalisation d'une volonté autonome du groupe social qui se serait transformé tout seul. En éliminant les propriétaires collectifs, il prive certains groupes sociaux très cohérents de l'objet de valeur terre qui leur donnerait la modalité actualisante du pouvoir dans le processus de transformation supposé, ce qui empêche la réalisation dudit programme.

Il n'est pas dit que Maništusu ait pensé en métatermes sémiotiques comparables au résumé ci-dessus, mais il a pu penser cela en des termes concrets. Les textes attestent que la dynastie d'Akkadé (Sargon, le fondateur, est le père de Maništusu) intègre des personnes d'origine nomade (ils portent des noms Amorrites) sur les terres institutionnelles royales en leur accordant des tenures. On identifie ainsi la solution alternative akkadienne : les nomades seront intégrés comme personnes dans les institutions existantes de l'État, ils ne fonderont pas leurs propres institutions parallèlement à celles de l'État. Nulle volonté collective extérieure à celle de l'État ne se réalise. En clair, une pensée politique est à l'œuvre, intégrant l'opposition abstraite relative à la nature des acteurs propriétaires.

En évitant l'apparition de nouveaux propriétaires institutionnels, Maništusu contribue à stabiliser l'ensemble existant des propriétaires institutionnels, lequel apparaît dès lors comme un univers fini, fermé, limité aux institutions religieuses existantes et à l'institution royale, laquelle revêt une forme territoriale impériale depuis l'unification des quatre régions par Sargon: l'institution royale akkadienne réunit toutes les terres royales précédemment gérées par les rois des cités-états indépendants.

Notons que l'histoire manifeste avec récurrence l'arrivée de vagues successives de nomades, sortant de la steppe et venant s'installer sur les terres arables. Nous ne les connaissons que par les textes des sédentaires, qui les décrivent souvent avec des qualités négatives: ce sont des pillards, ils ne connaissent ni le pain ni la fermentation alimentaire… Bref, l'image du nomade dans les textes sédentaires est souvent négative. Tant que leurs forces ne leur permettent pas de prendre le pouvoir, les éléments des nouveaux arrivés sont enrôlés dans les forces armées des sédentaires, et c'est à ce titre qu'ils sont intégrés par les structures de l'État, installés sur la terre agricole assignée en tenures. Amorrites, Araméens, Arabes et Turkmènes reproduisent ce même schéma.

En résumé, la transformation de Maništusu prépare l'institutionnalisation à grande échelle de la tenure, qui apparaît dès lors non seulement comme une forme de maîtrise de la terre agricole, mais aussi comme processus d'intégration sociale de nouveaux arrivants. Les propriétaires individuels continuent à exister en parallèle : ce sont les anciennes populations, déjà intégrées, attachées à leur terre.

Isotopie de lecture 3 

La nature des relations entre acteurs : relations de parenté/relations fonctionnelles

Lors de la description des actants propriétaires, nous avons constaté que les relations de parenté dominent au sein du propriétaire collectif (maître de la terre, frères de la terre, fils de la terre), qui constitue un actant collectif paradigmatique, alors que les relations fonctionnelles dominent au sein des propriétaires institutionnels, qui constituent un actant collectif syntagmatique. Seul ce dernier est doté du statut de personne morale.

La transformation de Maništusu survalorise l'actant syntagmatique par rapport à l'actant paradigmatique. En éliminant l'une des formes au profit de l'autre, l'acte les fait apparaître en position de contraires logico-sémantiques, qui ne sauraient coexister au sein du même micro-univers sémantique. Encore une fois, il est peu probable que Maništusu ait pensé ainsi en termes abstraits, mais en termes concrets. Il n'en reste pas moins que les catégories concrètes évoquées dans l'hypothèse précédente (tribus nomades/vs/institutions reconnues par l'État) recouvrent l'opposition des relations de parenté et des relations fonctionnelles.

Considérons les relations entre les membres des groupes collectifs. L'action de Maništusu remplace les solidarités du sang par des solidarités fonctionnelles. Si nous envisageons le déroulement de l'action comme une structure narrative, comparable aux narrations des mythes et des contes qui sont déjà produits en grand nombre à l'Âge du Bronze, les solidarités fonctionnelles apparaissent comme plus satisfaisantes que les solidarités du sang. Elles apportent quelque chose qui manquait aux premières. En d'autres termes, elles répareraient un manque, conformément à la finalité ordinaire de toute narration. D'un autre point de vue, on pourrait dire qu'elles réparent un excès : les solidarités du sang ne sont pas négatives en elles-mêmes, mais leur accorder un rôle structurel au niveau de la maîtrise de la terre serait leur donner trop d'importance, ce qui constitue un excès préjudiciable. Sans faire intervenir la notion de progrès social, dont la projection à cette époque reculée serait douteuse, on peut reconnaître dans cette transformation narrative une valorisation des structures fonctionnelles prévalant dans les institutions, et une dévalorisation des structures du sang prévalant chez les propriétaires collectifs. Ce qui confirme le refus récurrent en Mésopotamie des formes tribales de pouvoir, et la préférence marquée pour les formes de pouvoir fonctionnelles. Tous les conquérants qui sont arrivés avec des formes tribales ont renoncé aux dites formes pour adopter les formes fonctionnelles mésopotamiennes. Ce fut la victoire implicite des sédentaires régulièrement vaincus par des envahisseurs venus des marges : les formes fonctionnelles de leur culture ont prévalu chez les vainqueurs.

Isotopie de lecture 4

La forme des relations entre acteurs : paradigmatique/syntagmatique

Les groupes de parenté de la stèle de Maništusu apparaissent égalitaires dans leur segmentation (ceux qui touchent le prix ; ceux qui touche un cadeau). Leurs membres se valent comme main d'œuvre active ou comme bouches à nourrir. Par leurs liens de parentés (ils sont tous fils d'un même lignage), les deux sous-groupes de chaque groupe forment un paradigme unique. La structure d'autorité au sein du clan familial ne fait que poser un individu au-dessus de la foule, et la pyramide organisationnelle est très plate dans un paradigme égalitaire.

Note de bas de page 36 :

 On retrouvera plus tard la même séparation équilibrante des fonctions chez les Perses Achéménides (Briant) et chez les Turcs Seljukides (Ibn al-Athir).

Hors des groupes de parenté, on voit deux processus fonctionnels concomitants, caractérisables comme la séparation des fonctions et la hiérarchisation des fonctions. La documentation atteste l'existence de professionnelstels que boulangers, brasseurs, bouchers. En les désignant par leur action, on en fait des groupes fonctionnels. Mais ces fonctions sont basiques, placées à un niveau social d'exécution, ce qui les oppose aux fonctions de contrôle et de coordination reconnaissables au sein des institutions (ex : inspection des canaux, tenue du cadastre), et réservées aux élites urbaines. Ce qui distingue les deux groupes de fonctions, c'est le caractère modal (métalinguistique) des fonctions institutionnelles: l'enchaînement des fonctions en cascade crée des liens de dépendance entre les unes et les autres, installant des relations hiérarchiques (en termes de relations d'ordre), ou des relations métalinguistiques (en termes sémantiques). Ou, de manière plus subtile attestée à l'époque d'Ur III, une fonction dirigeante supérieure est accordée à deux personnages placés en position de rivalité: l'ensi et le šagina semblent alors identifiables comme responsable civil et responsable militaire pour un même territoire et une même population (Lafont, 1998, p. 533)36. Avec ses chaînes de commandement et ses relations d'ordre, la hiérarchisation des fonctions caractérise les institutions et met en place une structure syntagmatique dont la pyramide organisationnelle est pointue.

Les institutions mésopotamiennes sont les organisations sociales qui ont fait la différence entre les villages et les villes. Dans les villages, tous les habitants sont des cultivateurs. Dans les villes, la séparation des fonctions et leur hiérarchisation créent une complexité socio-économique absente des villages. Il en découle que la séparation des fonctions apparaissait, dès l'Âge du Bronze, comme un signe d'évolution et de complexité. Ce bref aperçu n'implique pas automatiquement l'absence de séparation des fonctions chez des populations non urbaines. Mais en dotant les institutions de terres, et donc de moyens, les civilisations urbaines ont trouvé le moyen d'en libérer les acteurs pour vaquer à des fonctions de coordination dont la productivité est indirecte.

Note de bas de page 37 :

 Les femmes tissent à domicile des pièces d'étoffe qui serivront de moyen d'échange à leurs époux ou aux délégués de ces derniers.

Note de bas de page 38 :

 Il n'y avait pas de monnaie, on échangeait du cuivre, de l'étain, de l'argent métal ou du tissu. Les mécanismes financiers étaient en avance sur le reste.

Le Kârum d'Assur attesté par les textes au Bronze Moyen (Garelli, 1963), qui contrôle celui de Kaneš, lequel contrôle à son tour les Kârums périphériques, est une structure de crédit et de transactions commerciales hiérarchisée, spécialisée, fonctionnellement organisée37. Autant qu'on puisse reconstituer les événements, il semble que l'institution économique assyrienne évolua et produisit quelques siècles plus tard, par séparation fonctionnelle, trois institutions distinctes : politique, religieuse, économique. L'institution économique initiale perdit son importance, le Palais accaparant une large part de ses fonctions. Le commerce privé continua, mais il n'y eut plus d'institution économique capable de concurrencer les institutions politique et religieuse. Il est probable que l'absence d'une base de terres agricoles fut à l'origine du déclin du Kârum comme institution. Cependant, on peut noter que les mécanismes mis en place pour la gestion du capital ressemblaient à ceux de la gestion de la terre, au point que l'on pourrait parler d'une tenure sur le capital : la propriété reste celle de l'institution, l'usufruit est délégué, mais au lieu d'un service, le tamkârum paie des intérêts: le mécanisme est très moderne38.

On attendra l'âge du fer pour que l'activité financière de certaines "maisons" telles que les Murasu et les Egibi produise des fonctions modales hors des institutions traditionnelles. En fait, ils ont créé, avec les sociétés commerciales, des institutions immanentes concurrentes des institutions transcendantes connues depuis le troisième millénaire.

En privilégiant les actants collectifs syntagmatiques aux dépens des actants collectifs paradigmatiques, Maništusu propulsait l'organisation de la société mésopotamienne vers un degré de complexité supérieur, probablement rendu nécessaire par l'extension géographique et organisationnelle de l'empire. Ce faisant, il n'éliminait pas les relations de parenté des structures sociales. Cela aurait été suicidaire pour le pouvoir à cette époque. Plutôt, son action restreignait le rôle des relations de parenté aux transmissions successorales des biens et des fonctions, les évinçant du domaine de l'organisation de la production des richesses agricoles.

Isotopie de lecture 5

Perspective politique du passage de la cité-état à l'empire d'Akkadé

Indépendamment du détail du contenu énoncif du texte inscrit sur la stèle de Maništusu, nous sommes en droit de replacer son acte réformateur dans le cadre énonciatif plus vaste de la transformation de la construction politique akkadienne, i.e. celui de la transformation qui remplaçait la multiplicité des cités-états rivales par un cadre politique unique territorial.

Note de bas de page 39 :

 Pour le Lapis Lazuli en particulier : on l'importait d'Afghanistan, et l'on vérifiait que les pierres n'étaient pas fausses.

Au niveau de la cité-état qui constituait le modèle de base antérieur, l'institution royale gérait les questions politiques de son territoire propre situé en périphérie immédiate de la cité. La "maison royale" avait une taille proportionnée à celle de la cité, et le domaine agricole royal pourvoyait aux besoins de ladite institution, en particulier au financement de l'activité militaire saisonnière. Les institutions religieuses de la ville finançaient leur activité grâce au revenu des terres institutionnelles dont elles disposaient. Elles géraient les questions cognitives et morales : identité d'ensemble, complémentarité des institutions, régulation des activités, organisation fonctionnelle, coordination syntagmatique… Au niveau de la structure urbaine, les institutions religieuses articulaient les quartiers. Au niveau des régions urbaines, elles coordonnaient l'entretien des canaux et la production agricole. Au niveau interurbain, elles assuraient des fonctions d'échange à moyenne et longue distance, car de telles opérations exigeaient des capitaux et des crédits qui restaient hors de la portée des opérateurs privés. Les institutions palatiales prenaient part à de tels échanges. Selon les témoignages du domaine Hittite au Bronze Moyen, de tels échanges institutionnels à longue distance revêtaient la forme de dons et contre-dons. Ils n'échappaient pourtant pas aux opérations de vérification de valeur39, comme dans le commerce à plus petite échelle. Dans un tel contexte, les propriétaires privés assuraient la production à plus petite échelle et les échanges économiques locaux. Le grand capital privé n'apparaîtra qu'à l'âge du fer.

Note de bas de page 40 :

 Nous en igorons toujours l'emplacement exact, même si l'on connaît le voisinage dans lequelle elle fut implantée.

La mise en place d'un empire bouscule ces opérations. L'exigence topologique de centralisation apparaît sur les dimensions politique, religieuse, militaire, économique. Au niveau politique, toutes les villes perdent leur souveraineté, au profit d'une ville nouvelle qui forme le centre de l'empire : Akkadé40. La fonction royale locale étant supprimée, l'ancien domaine royal échoit à la puissance impériale, dont le territoire institutionnel croît d'autant. Au niveau religieux, les multiples divinités urbaines qui pouvaient rivaliser en statut au gré des rivalités militaires entre cités, une hiérarchisation se dessine. Naram-Sîn, quatrième roi de la dynastie, sera divinisé à la demande de la population de la ville capitale : l'institution royale devient plus transcendante que jamais. Certains indices suggèrent qu'une partie des terres institutionnelles religieuse fut mise sous la coupe du pouvoir royal. Sur le plan militaire, une force permanente fut mise sur pied, pour mater toutes les velléités de révolte et d'indépendance. Naram-Sîn rapporte qu'il dut vaincre neuf armées la même année, en différentes régions de l'empire. Dans une économie non monétaire, la rémunération d'une telle armée pose des problèmes considérables, mêmes si les ressources disponibles sont à la mesure de l'entreprise. Il reste que les opérations de collecte de l'impôt en nature sur une telle étendue, pour le redistribuer ensuite aux militaires, imposerait un coût prohibitif et des lenteurs inacceptables. C'est dans ce contexte que la généralisation de la tenure s'impose : elle permet d'assigner à chaque membre de l'armée une terre qui subvienne à ses besoins, placée en gestion directe et décentralisée, faisant l'économie de la collecte et de la redistribution des revenus de la terre.

L'innovation militaire imposa donc une restructuration économique, qui portait directement sur la maîtrise de la terre agricole. C'est dans ce contexte de changement en profondeur que s'inscrit l'opération par laquelle les propriétaires collectifs furent éliminés, au profit des deux catégories conservées: les propriétaires privés, et les propriétaires institutionnels. C'est aussi dans ce contexte de fondation d'empire que la tenure obtint un rôle dominant dans le régime des terres. Pour étudier cela, il faudra prendre en compte la circulation des terres dans l'espace social. Ce sera l'objet de la partie suivante de ce travail.

Remarques de clôture pour cette phase d'analyse sémiotique

Les effets de sens mis en évidence dépendent du corpus réuni. Nous en avons sélectionné les textes, et nous les avons ordonnés, pour construire la démonstration développée. Toute erreur dans la construction du corpus peut se traduire par une remise en cause des conclusions. Cependant, la cohérence interne des isotopies de lecture que nous venons de développer plaide en faveur dudit corpus : s'il avait été mal réuni, des incohérences internes seraient apparues. Nous verrons que l'analyse syntaxique de la circulation des terres conforte les résultats obtenus. Ce qui rassure d'autant, sans donner une preuve aussi persuasive qu'une cohérence externe avec une réalité extérieure. Mais l'éloignement dans le temps rend une telle procédure illusoire.

Si le processus de mise en place du régime de propriété akkadien est assimilable à un déroulement discursif, les opérations de mise en forme prennent une valeur énonciative. Comme l'action se déroule dans le monde naturel, il s'agit de faire être les choses. En les disposant les unes par rapport aux autres, Maništusu met en place un nouveau régime des terres. Ce qui est loin d'être trivial.

3. Modélisation sémiotique

Ménageons une parenthèse épistémologique et méthodologique. Il convient de réarticuler la perspective du corpus historique qui nous a servi pour dresser l'inventaire des formes de maîtrise attestées pour la terre agricole. Nous reprendrons ensuite l'examen des acteurs impliqués par la transformation de Maništusu pour rappeler le rôle qui leur a été idéologiquement attribué dans l'interprétation des événements, et pour proposer une autre manière de rendre compte du caractère cyclique des changements historiques observables.

Après la construction d'un modèle hypothético-déductif centré sur l'isotopie de la terre et du territoire, nous résumerons l'histoire du Proche-Orient en termes de cycles déterminés par les interactions advenant à ces deux échelles (§4). Au cours de ce survol rapide, nous relèverons l'apparition de données relatives aux modalités de la mise en circulation des terres dans l'espace social. Ces éléments nous serviront pour l'analyse sémiotique des transformations dynamiques au sein du régime des terres (§5). Nous montrerons le rôle structurel des tenures dans la grande majorité de ces cycles. Dans ce cadre géographique et historique, la non-implémentation des tenures par les Romains apparaît comme une originalité remarquable.

3.1 Remise en perspective du corpus historique retenu

Note de bas de page 41 :

 Au sens abstrait du terme limite, sans rien présupposer des manifestations matérielles d'une telle limite. Voir Hammad 2004.

Note de bas de page 42 :

 Dans ce contexte général, l'Elam mérite une remarque particulière : situé au Sud-Est de la Mésopotamie, l'Elam est une région dont la culture sédentaire appartient au monde mésopotamien depuis les débuts de l'écriture, malgré sa position périphérique et sa langue non apparentée au Sumérien ou à l'Akkadien.

Aux débuts de notre enquête, la plus ancienne documentation connue nous a amené à focaliser l'attention sur la Mésopotamie, où Akkadé fixa le centre spatial du micro-univers sémantique à un moment donné de l'histoire. La notion de centre tiendra une place privilégiée dans le modèle interprétatif que nous mettrons au point. C'est par rapport à un centre de gravité que l'on définit la périphérie. L'ensemble des terres contrôlées politiquement et économiquement par un centre forme le territoire de l'entité politique souveraine correspondante. Une limite41 sépare topologiquement le territoire (reconnu comme un intérieur) de la périphérie (définie comme un extérieur). Le centre de gravité du Proche-Orient commence à se déplacer vers l'Ouest au Bronze Moyen et positionne en Syrie le théâtre des interactions majeures du Bronze Récent42.

Dans une région centrale, les sédentaires agriculteurs vivent en osmose économique avec les nomades éleveurs de leur périphérie, même si les textes présentent quelquefois les nomades comme des agresseurs incultes. L'image est en grande partie idéologique. Les documents économiques attestent l'existence de relations régulières entre sédentaires et nomades, hors des épisodes de crise qui ont cristallisé la perception de l'opposition et propagé une image dominante inexacte.

La documentation disponible, produite par le centre, représente les populations périphériques comme affluant vers un centre attracteur perpétuel. C'est le centre qui nomme les populations périphériques et décrit leurs mouvements. Celles qu'il n'a pas nommées, car elles sont restées chez elles, nous restent inconnues comme si elles n'avaient jamais existé. Par conséquent, il convient d'être prudent avec les textes, et ne pas adopter leur point de vue sans précaution ni distance.

Parmi les informations relatives aux populations périphériques, notons que les groupes qui venaient de l'Ouest et du Sud-Ouest parlaient des langues sémitiques apparentées à l'Akkadien, présent au centre depuis que l'écriture fut inventée. Ceux qui venaient du Nord et de l'Est parlaient des langues non sémitiques. Au cours de l'histoire, les populations centripètes venues avec des langues non sémitiques se sont fondues dans le milieu sémitique. Elles ont laissé des traces matérielles et culturelles différenciables, dont l'onomastique est la plus visible dans les textes. Les Sumériens, qui sont attestés sur place avec les Akkadiens dès les débuts de l'écriture, ont formé avec ces derniers une culture homogène à partir du Bronze Moyen, où la langue sumérienne n'était plus parlée, alors qu'elle était préservée par les élites comme une langue de culture. Les Amorrites et les Araméens, sémites venus de l'Ouest et du Sud-Ouest à un millénaire d'intervalle, se sont intégrés dans la culture suméro-akkadienne, en y laissant diverses marques. Leur nombre, ainsi que l'extension géographique de leur installation, contribuèrent à déplacer vers l'Ouest le centre de gravité de la civilisation qui nous occupe. À la fin du processus, la langue akkadienne avait perdu sa prééminence, remplacée par la langue araméenne, adoptée comme langue écrite par l'administration perse achéménide sur toute l'étendue de son empire.

3.2 Construire un modèle dynamique pour les régimes des terres

3.2.1 Dynamique construite sur l'opposition acteur paradigmatique / acteur syntagmatique

La stèle de Maništusu a mis en évidence l'opposition sémantique entre un acteur collectif paradigmatique et un acteur collectif syntagmatique. Alors que le texte enregistre une transaction immobilière sur des terres agricoles, l'analyse des contenus implicites a révélé une dimension idéologique dominante, mettant en œuvre une opposition entre la culture sédentaire positivement valorisée et la culture nomade négativement valorisée. Comme elle a mis en évidence le lien de dépendance entre le régime des terres agricoles et le régime sociopolitique relatif au territoire.

L'opposition sédentaire/nomade, pensée en termes de centre/périphérie, a été régulièrement sollicitée pour écrire de manière idéologique l'histoire du Proche-Orient : une large part des changements politiques et culturels notables y est interprétée en termes de déferlement des nomades (acteur paradigmatique) venus de la périphérie pour s'installer sur le territoire des sédentaires du centre (acteur syntagmatique).

3.2.2 Reconsidérer les cycles externes d'invasion

L'arrivée des nomades marquerait, dans une telle perspective, le début d'un cycle historique qui commencerait par l'occupation du territoire et la destruction de la culture sédentaire prospérant au centre. Prenant quelque recul par rapport à cette vision des choses, notons que l'origine des vagues nomades de ladite description demeure mystérieuse : les steppes d'où elles sortent changeraient périodiquement de nature, passant de l'état d'un espace vaste, sauvage, pauvre et quasi-vide à celui d'un espace trop plein qui déverserait son excédent démographique sur les terres agricoles habitées. Relevons aussi qu'un examen attentif des données textuelles et archéologiques montre que les mouvements des populations périphériques ne paraissent pas inquiéter les cultures sédentaires prospères : ces dernières semblent absorber les premiers sans peine en les dispersant au sein des forces armées ou parmi la main d'œuvre agricole. Par contre, lorsque les cultures sédentaires éprouvent des difficultés de fonctionnement interne, elles ne parviennent plus à absorber les flux humains entrants, qui ne se dispersent plus après leur intrusion et apparaissent dès lors gênants. Enfin, les flux périphériques entrants semblent prendre le dessus lorsqu'ils adviennent après une "période sombre" de l'histoire, où la raréfaction de la documentation écrite traduit l'affaiblissement de l'autorité centrale et la baisse de son activité.

Comme les périodes d'effondrement interne précèdent l'arrivée des nomades de la périphérie, il convient de chercher des raisons de l'effondrement à l'intérieur même des cultures sédentaires.

3.2.3 Réaffirmer les cycles internes de privatisation

Un bon candidat au rôle de facteur affaiblissant un pouvoir sédentaire central est celui de la privatisation des terres institutionnelles. Ce n'est pas le seul candidat possible, mais la récurrence avec laquelle on voit se reproduire les opérations de reconstitution du capital de terres institutionnelles royales, pour les assigner en tenures, confirme la validité d'un tel rôle. Si ce mécanisme n'a pas été le seul, il a été déterminant parmi les facteurs à l'œuvre.

Le régime des terres mis en place par Maništusu regroupe, au sein d'un paradigme unique, les deux classes des terres privées et des terres institutionnelles. Les textes postérieurs illustrent la récurrence d'opérations faisant passer les terres d'une classe à l'autre. On y reconnaît des mécanismes de privatisation mettant en circulation des terres auparavant institutionnelles, considérées inaliénables et assignées en tenure : cela commence par le droit de transmission successorale des terres et se termine par le libre droit d'aliénation. Nous reviendrons en détail sur ces mécanismes pour les analyser de manière modale. Considérons pour l'instant leur effet global.

L'institution royale tire de ses terres institutionnelles l'essentiel de ses moyens de gestion, tant pour payer ses militaires que pour rémunérer ses fonctionnaires. Les contributions prélevées sur les terres privées sont inférieures en quantité. Tout du moins, c'est ce qui semble être le cas en Mésopotamie à l'Âge du Bronze. Les choses peuvent avoir une autre allure ailleurs ou à un autre moment historique. Il en découle que la privatisation des terres royales, par grignotages successifs, finit par priver l'institution d'une bonne part de ses moyens : elle est donc réduite à gérer moins efficacement et ses terres et son territoire.

Privé d'une partie de ses ressources, l'État est affaibli. Il devient dès lors plus vulnérable, plus exposé aux pressions venues de l'extérieur. Les groupes périphériques nomades peuvent donc pénétrer plus facilement le territoire de l'État central. Au lieu d'être fragmentées à l'entrée et distribuées parmi les populations sédentaires, les populations arrivantes conservent leur cohérence (paradigmatique), ce qui leur permet d'augmenter en nombre, de faire jouer leur solidarité et de prendre un jour le pouvoir. Selon un tel mécanisme, l'arrivée des nomades ne constitue pas le début d'un cycle dont l'origine est externe, mais la fin d'un cycle, dont l'origine est interne.

Note de bas de page 43 :

 A moins de le lessiver de ses sels et de le laisser reposer pour reconstituer ses réserves en minéraux nutritifs.

La documentation atteste l'existence d'un autre acteur affaiblissant l'État : la salinisation des terres. Il s'agit d'un phénomène anthropique-écologique, dû à une technique d'irrigation qui admet sur les terres agricoles un excès d'eau dans une région où le sous-sol est riche en sels. L'eau s'infiltre dans le sous-sol, s'enrichit en sels dissous, et remonte par évapotranspiration, déposant un excès de sels près de la surface. Après un certain nombre d'opérations annuelles, la quantité de sel devient nocive et rend le sol incultivable43. La salinisation affecte de la même manière les terres institutionnelles et les terres privées, accélérant une paupérisation d'ensemble pour une entité politique qui tire ses revenus de l'agriculture. Un tel processus peut se combiner avec la privatisation des terres et jouer un rôle non négligeable dans les cycles qui nous occupent. Par souci de cohérence, nous restreindrons notre intérêt au seul régime des terres, sans nier la pertinence possible d'autres facteurs.

3.2.4 Retour sémiotique sur les cycles historiques

Quelques précautions méthodologiques s'imposent, car l'utilisation de la notion de cycles récursifs ne pas de soi, en raison de l'usage idéologique qui en a été fait par le passé. En second lieu, on peut poser la question de préciser le statut sémiotique d'un cycle, car il ne s'agit pas d'un concept standard.  Nous examinerons ces deux questions dans l'ordre.

La périodisation de la durée

Indépendamment des facteurs externes ou internes susceptibles de produire des phénomènes historiques cycliques, l'idée de cycle a eu, dans les modes de pensée archaïques, un rôle idéologique dominant. Elle permettait de naturaliser les phénomènes culturels, et de les mettre en relation avec les cycles de la vie, de la lune, du soleil, ou d'autres corps célestes dont le comportement anthropomorphisé aurait eu une incidence sur les événements parmi les sociétés. Nous nous démarquons nettement par rapport à une telle approche. Si nous reconnaissons des cycles (et nous les décrirons brièvement dans la partie historique de l'analyse), nous cherchons sur l'isotopie de la maîtrise de la terre et du territoire les facteurs dynamiques susceptibles de les produire. De tels facteurs sont identifiés comme des actants dans un processus syntaxique.

Note de bas de page 44 :

 Un centre parmi d'autres. Il est doté de sa propre périphérie.

Parmi les événements historiques, les "périodes sombres" marquent des segments temporels où l'information (verbale et non verbale) manque, et que l'on interprète parfois comme des phases d'inaction séparant des phases d'action (celles sur lesquelles nous sommes informés par les textes et par l'archéologie), l'alternance entre phases d'action et d'inaction étant interprétable comme un cycle. Or la documentation provient du centre44. Il en découle que nous ne reconstituons que les cycles d'activité du centre. Même lorsqu'il parle de la périphérie, c'est le centre qui énonce sa vision des événements.

L'identification de transformations dans les cycles

Toute description cyclique présuppose la continuité des phénomènes décrits : même au moment où l'information manque, et que le silence des sources pourrait laisser supposer que rien ne se passe, il se passe quelque chose. Simplement, nous manquons d'information au sujet de processus qui continuent.

L'analyse des présupposés de la stèle de Maništusu nous a amené à identifier, parmi les terres agricoles du centre, un paradigme à deux classes de terres placées en relation physique de complémentarité (l'ensemble des terres privées et des terres institutionnelles forme la totalité du territoire de l'entité politique considérée) i.e. en relation sémantique de contradiction (une terre agricole ne peut être privée et institutionnelle en même temps, ou ni l'une ni l'autre), et parmi les acteurs sociaux deux types d'acteurs collectifs, l'acteur syntagmatique et l'acteur paradigmatique placés en relation de contrariété (ils ne peuvent coexister à l'intérieur du même territoire, ils peuvent exister dans des territoires séparés par une limite).

Projetées sur les récits narratifs des événements au Proche-Orient, les catégories logico-sémantiques identifiées permettent d'interpréter différemment les transformations qui modifient le paysage historique. Les acteurs sociaux apparaissent dès lors comme des actants en compétition pour la maîtrise des terres ou du territoire, lesquels sont identifiés comme des objets de valeurs placés dans des interactions reconnues comme intérieures à un territoire ou franchissant les limites dudit territoire. Les transformations jonctives (un objet de valeur passe d'un actant sujet à un actant anti-sujet) permettent de reconnaître un avant et un après dans une séquence narrative complète. Or les transformations se déroulent à deux niveaux topologiques distincts : à l'intérieur du territoire, les terres changent de statut; au niveau de la relation du territoire avec sa périphérie extérieure, les acteurs collectifs se disputent la souveraineté sur le territoire dans sa totalité. Les transformations interne et externe sont dépendantes, et chaque cycle est défini par la réalisation des transformations sur les deux niveaux. Le changement des acteurs conjoints avec la terre et avec le territoire définit chaque cycle.

3.2.5 La combinaison des cycles interne et externe

Note de bas de page 45 :

 Nous laisserons là des mécanismes de la privatisation à la partie syntaxique qui suit.

Revenons à la notion historique et présémiotique des cycles. La reconnaissance de cycles temporels par les historiographes revient à reconnaître, dans l'espace linéaire de la durée, par-delà la récurrence itérative de phénomènes comparables, la variation de certaines grandeurs où l'on identifie une phase montante suivie d'une phase descendante. Sans parler de changement de souveraineté sur le territoire, on reconnaît une phase montante au fait que les archéologues constatent que le centre construit beaucoup (attestation non verbale), et que ses scribes écrivent beaucoup (attestation verbale). On reconnaît une phase descendante au fait que les archéologues constatent que l'on construit moins, et que le flux de production des textes baisse de manière similaire, même s'il se poursuit parfois sur une plus longue durée. Sur l'isotopie de la maîtrise des terres, toutes les phases initiales des cycles sont marquées par la reprise de l'organisation des terres institutionnelles (recensement, cadastre) et par l'assignation des terres en tenures. Les creusements (ou récurages) de canaux marquent l'extension des terres institutionnelles. Les phases finales sont marquées par une baisse de contrôle de l'autorité centrale, l'envahissement des canaux par la vase, et le recul des terres institutionnelles au profit des terres privées. En d'autres termes, on y identifie la privatisation de terres auparavant institutionnelles45.

En admettant l'existence permanente d'un flux centripète par lequel les populations nomades périphériques vont vers les centres sédentaires, et en adoptant la perspective d'un centre sédentaire, on peut décrire ainsi la combinaison d'un cycle interne avec un cycle externe pour former un cycle complexe.

Phase croissante

Note de bas de page 46 :

 Jursa 2008, p. 623. Au deuxième millénaire, les gouvernements babyloniens font appel à l'ilku pour intégrer des étrangers trublions, et des nouveaux arrivés. Lafont 1998, p. 546. Lorsque le roi gagnait à la guerre, il agrandissait le domaine de l'État en y rajoutant le seul domaine royal du vaincu et non pas la totalité du territoire conquis.

L'autorité souveraine (sociale et territoriale, quelle que soit son identité ou sa forme) restructure l'appareil de l'État en plaçant ses hommes aux postes fonctionnels d'autorité. Les terres institutionnelles placées sous l'autorité souveraine sont recensées et consolidées par des opérations d'extension (saisie de terres institutionnelles relevant d'autres compétences46, creusement de canaux d'irrigation, bonification de sols, colonisation). Comme ces opérations exigent de la main d'œuvre, l'autorité souveraine admet de nouveaux arrivants, entrés de la périphérie extérieure, et intégrés à deux niveaux hiérarchiques distincts: tenants recevant autorité sur des tenures faisant partie des terres institutionnelles souveraines (contre la fourniture de services militaires et civils); cultivateurs rattachés aux terres des tenures et placés sous l'autorité des tenants pour la durée de la tenure.

L'entrée des populations périphériques n'est pas perçue comme négative, puisqu'ils rendent service et/ou sont installés sur de nouvelles terres. Il y a alliance (relation contractuelle) entre les populations sédentaires et les populations nomades, qui se perçoivent comme complémentaires et vivant en symbiose. Une fois installées sur le territoire sédentaire, les populations qui furent périphériques ne conservent plus leur cohésion ou leurs liens antérieurs (ethniques, linguistiques, géographiques) : elles adoptent les manières de faire fonctionnelles des sédentaires.

Phase décroissante

Elle commence par la déstructuration progressive de l'État. Indépendamment de ce qui advient dans l'espace social, il y a privatisation des terres institutionnelles et perte des services militaires et civils qui étaient rendus en contrepartie des tenures. Malgré la perte des contributions qui étaient souvent versées par certaines tenures, l'État est censé trouver des ressources pour faire accomplir les services perdus. Ce dont il n'a pas les moyens. Les populations périphériques, dont le flux entrant est supposé continuer, ne peuvent être absorbées, car il n'y a plus de terres institutionnelles pour les accueillir. Le centre tend dès lors à leur refuser et l'entrée et l'intégration.

Sédentaires et nomades se pensent alors dans un rapport d'opposition et non de coopération. Restant hors des formes sédentaires fonctionnelles (occupation du sol et fonctions sociales), elles restent groupées et conservent une cohésion sociale paradigmatique (ethnique, linguistique, parentale). Lorsque le nombre des entrants grossit suffisamment, ils s'emparent du pouvoir par la force et relancent un nouveau cycle organisationnel.

Si ces mécanismes sont valides et confirmés, ils invitent à un retour rétrospectif sur la stèle de Maništusu pour la réinterpréter : dans la mesure où le texte fait disparaître la propriété collective, qui manifestait sur la terre agricole l'existence d'un groupe paradigmatique non fonctionnel, ce texte véhicule une idéologie défavorable aux nomades, à un moment où Maništusu triomphait par la force des armes et consolidait la construction de l'État akkadien. Par conséquent, il manifeste au cours d'une phase de croissance de l'État une perception négative du groupe paradigmatique, qui n'est admissible que lorsqu'il se fond dans les formes fonctionnelles dominantes.

Il convient de noter que les cycles évoqués n'envisagent pas une circulation démographique inverse centrifuge faisant passer du centre à la périphérie : les populations sédentaires ne retournent pas à la nomadisation, en temps normal. Ce n'est que dans les cas de famine, provoqués par des crises graves et prolongées, que les agriculteurs quittent leurs terres et se déplacent à la recherche de nourriture ailleurs.

3.2.6 Cohérence sémantique entre les cycles

Il suffit d'effectuer un retour sur le vocabulaire de la maîtrise du sol pour vérifier la cohérence sémantique entre les cycles relatifs à la terre et au territoire, que nous avons commodément dits interne pour l'un, externe pour l'autre. L'analyse sémique de la relation de propriété a révélé (§2.5.2) que "maître de la terre" et "maître du territoire" se disaient de la même manière dans les langues du Proche-Orient, et que la notion de maîtrise recouvrait celle de souveraineté sur une fraction de l'espace social ou sur une fraction de l'espace physique. Il convient d'ajouter ici une remarque relative à l'objet de la maîtrise : ce que la langue française, utilisée comme métalangage pour cette étude, désigne par le terme terre (agricole) et ce qu'elle désigne par le terme territoire (politique) sont désignés par un terme unique dans chacune des langues impliquées par le corpus.

L'identité des termes linguistiques pour les variétés de maîtrise (maîtrise de la terre / maîtrise du territoire) et les fractions de l'espace physique (terre agricole / territoire politique) indique la cohérence sémantique des deux cycles considérés. Ils sont isotopes, homogènes, aucune hétérogénéité ne les sépare, les termes qu'ils mettent en relation dynamique peuvent se combiner librement. Mais il y a plus. Car la maîtrise de la terre agricole se développe par les programmes narratifs des activités économiques de mise en production, alors que la maîtrise du territoire politique se développe par les programmes narratifs des procédures de contrôle des hommes et de gestion du territoire.  On reconnaît là deux des isotopies fonctionnelles dégagées par Georges Dumézil et Michael Mann pour l'analyse des sociétés et de leur idéologie, soit la fonction économique et la fonction politique. En outre, la terre agricole est louée, vendue, engagée dans un circuit économique de caractère contractuel au sein de l'espace social, alors que le territoire n'est engagé que dans des confrontations polémiques où dominent les rapports de force. On reconnaît dans cette dernière interaction la fonction militaire. Seule la fonction religieuse semble curieusement absente de l'interaction cyclique du régime des terres : les terres institutionnelles religieuses ne semblent pas engagées dans les cycles considérés. Ce qu'il convient évidemment de vérifier sur les données historiques disponibles, et qu'il convient d'interpréter si le constat est avéré exact.

3.2.7 Perspective cognitive: identifier les cycles, l'interaction, les actants

Importance déterminante de la perspective cognitive

La position du sujet cognitif par rapport à l'interaction pragmatique détermine les valeurs sémantiques qu'il attribue à l'interaction même, aux actants et aux acteurs impliqués. Sur l'isotopie spatiale, articulée par l'opposition centre/périphérie, nous ne disposons que de la perspective du centre. De ce fait, elle pose l'acteur placé au centre comme sujet, et l'acteur de la périphérie comme anti-sujet. Cette perspective s'impose habituellement à l'analyste qui reconsidère les événements pour les analyser. Il est rare que les textes donnent le point de vue de la périphérie. Cela advient pour la confrontation arabe avec l'empire byzantin (conquête partielle) et l'empire sassanide (conquête totale), ce pourquoi l'analyse de ce cas revêt un intérêt particulier (§4).

La position du sujet cognitif dans le temps détermine tout autant son interprétation : l'analyse sémiotique procède habituellement après le déroulement des événements, commençant par la fin pour remonter au début et en stabiliser le sens. Mais telle n'a pas été la position des analystes contemporains des événements. On constate, avec le recul, les errements de leur interprétation de ce qui advenait. Nous reviendrons sur deux cas particuliers. À l'arrivée des Arabes en Syrie, les Byzantins se sont totalement mépris sur leur adversaire: l'analyse de la bataille du Yarmuk par Kaegi (1992), à partir des documents grecs et syriaques, montre que le commandement militaire byzantin croyait avoir affaire à des bandes de pillards menant une razzia visant du butin transportable, alors que le déroulement de la bataille révèle une visée stratégique qui obtint le contrôle du territoire par la désorganisation de l'armée byzantine. Une méprise similaire fut commise par les arabes à l'arrivée de la première croisade: les textes contemporains révèlent qu'elle a été prise pour une incursion temporaire similaire aux incursions byzantine antérieures. L'objectif territorial de la croisade n'avait pas été identifié.

Identifier un cycle

L'identification des cycles pose deux problèmes distincts. Le premier est celui de l'introduction d'une discontinuité dans la continuité : malgré l'alternance identifiable entre une période pauvre en données et une période riche en données, il reste à déterminer quel moment marque la fin d'une séquence et le début d'une autre. La continuité des processus rend la détermination délicate, et en l'absence d'un événement marquant, on doit souvent se contenter d'une approximation.

La deuxième difficulté est celle d'identifier les facteurs qui modifient le déroulement antérieur des événements : si l'on considère le déroulement continu d'un processus comme un équilibre dynamique, qu'est-ce qui l'écarte de son équilibre et qu'est-ce qui tend à le ramener à son équilibre ? La métaphore du mouvement pendulaire est utile à cet égard : lorsqu'on écarte la masse pendulaire de sa position d'équilibre, la pesanteur exerce sur elle une force de rappel qui tend à la ramener vers la position d'équilibre. Cependant, lorsque la masse arrive à ladite position, elle continue son mouvement, entraînée par l'énergie cinétique acquise, elle s’écarte de nouveau, et le mouvement périodique se poursuit. Si les physiciens ont analysé ce mouvement à la suite de Galilée, nous sommes loin d'interpréter les phénomènes historiques de manière similaire. L'action de Maništusu visait à modifier le régime antérieur (paradigme à trois classes) pour installer un régime nouveau, restreint à deux classes et pensé comme plus stable. L'histoire montre qu'il s'est trompé, mais son modèle n'a pas été remis en question pendant plus de deux millénaires.

Identifier l'actant anti-sujet

L'actant anti-sujet n'est tel que parce qu'il veut le même objet de valeur que l'actant sujet. Son identification dépend donc du sujet, et de l'objet de valeur qu'il identifie. Il ne suffit pas que l'acteur vienne de l'extérieur pour qu'il soit un anti-sujet : il est nécessaire qu'il vise un objet valorisé par le sujet. Ce dernier peut tolérer, de temps à autre, la perte d'objets mobiliers tels qu'une fraction des troupeaux ou des récoltes, mais il ne peut tolérer aussi facilement une perte de territoire. L'isotopie foncière apparaît comme plus fondamentale, chargée de plus de valeur.

La conjonction de l'actant social avec le territoire

Lorsqu'on considère deux actants intéressés par le même objet de valeur territorial, ledit territoire est réduit au statut sémantique d'objet en circulation entre deux instances sociales : l'espace social prime alors sur l'espace physique. Mais ce n'est pas tout. Car parler de territoire, et non de terre, pose le sujet sur l'isotopie politique du contrôle de l'espace collectif, alors que parler de terre agricole pose le sujet sur l'isotopie économique de la mise en valeur de la propriété.

Autrement dit, en gérant le territoire, l'actant politique s'inscrit dans une perspective sémiotique externe, où les hommes manipulent l'espace réduit au statut d'objet de valeur. Dans cet usage métalinguistique du terme, extérieur ne qualifie pas une périphérie du territoire, mais un espace social qui englobe sémantiquement l'espace physique manipulé. La juxtaposition des isotopies politique et économique pose la question de la manifestation des isotopies religieuse et militaire. Ces dernières ne semblent pas directement impliquées. Dans les interactions identifiées, c'est l'acteur politique qui sollicite les isotopies militaire et religieuse pour la maîtrise du territoire.

La privatisation des terres institutionnelles

En privatisant ouvertement une terre institutionnelle, un acteur social privé se positionnerait comme anti-sujet par rapport à l'institution. Étant donné la disproportion entre les moyens institutionnels et privés, toute confrontation est évitée, et la transformation camouflée (différence entre le paraître et l'être) : en lieu et place d'un changement franc de statut, équivalent à une négation, on voit se développer une suite d'états intermédiaires aux différences atténuées. L'inventaire des situations historiques montre une suite de grignotages successifs, qui sauvegardent les apparences pour un temps. Lorsque les terres apparaissent comme privées, leur ancien statut de terres institutionnelles a été oublié. L'un des moyens les plus courants de le faire est d'omettre, dans un document enregistrant une transmission successorale ou une aliénation avec contrepartie, le statut de tenure relatif à la terre impliquée. Pour le lecteur ultérieur, hier comme aujourd'hui, rien ne distingue plus la terre de tenure de la terre privée. Elle a été privatisée de facto, sinon de jure.

Les transformations des acteurs collectifs

Parallèlement au changement de statut des terres, on constate un changement affectant les acteurs sociaux. Considérons une population périphérique donnée. En tant que groupe doté d'une identité, elle est articulée par une structure sociale où dominent les relations de parenté avec leur hiérarchie implicite. Même si le groupe est articulé par d'autres relations (existence de chefs de guerre, de guides religieux, d'arbitres sociaux) et qu'il ne se réduit pas à une classe unique paradigmatique, il apparaît comme tel par contraste aux yeux d'une population organisée de manière syntagmatique selon des lignes fonctionnelles complexes. La distinction acteur paradigmatique / acteur syntagmatique est donc relative et non absolue.

Un groupe paradigmatique qui pénètre un territoire pour s'en emparer véhicule un programme de propriété collective implicite : il instaure une souveraineté paradigmatique sur le territoire. Cette souveraineté, acquise par la force, ne se soucie pas de formes légales d'enregistrement. C'est lors d'un éventuel partage que les terres sont identifiées comme propriété collective ou privée. Le non-partage instaure implicitement une propriété collective paradigmatique. Une telle situation peut durer plus ou moins longtemps, en fonction de la force du lien d'équivalence fondant la structure paradigmatique interne du groupe social.

Lorsqu'un acteur paradigmatique se transforme en acteur syntagmatique, deux situations sont attestées : soit il est dominé et perd son identité de groupe ; soit il est dominant et conserve son identité de groupe. Le premier cas correspond aux migrants insérés sans violence sur un territoire et intégrés au sein d'un groupe dominant, le second cas est celui des conquérants qui prennent le pouvoir par la force et dominent le groupe qui était installé sur ledit territoire. Même si l'issue est très différente au niveau du groupe, la transformation en acteur syntagmatique traduit dans les deux cas l'acculturation des individus et l'adoption d'un modèle organisationnel adapté au nouveau territoire et à la manière de le mettre en production.

La naissance d'un État suite à la prise du pouvoir par un groupe entrant sur un territoire et sa transformation en acteur collectif syntagmatique ne peut être étudiée aux périodes anciennes par manque de documentation. De telles données deviennent accessibles pour la fondation de l'état Arabo-musulman par Muhammad et ses successeurs, pour la fondation de l'émirat Zankide (au sein de l'empire Abbaside) par Nur-ed-Din, son extension en sultanat Ayyoubide par Salah ed-Din et la création du puissant état Mamluk par Al Malik Az-Zahir Bibars. Une documentation similaire devient disponible pour la création de l'État Ottoman.

De manière symétrique, l'histoire rapporte la dissolution de plusieurs acteurs collectifs syntagmatiques : les Sumériens, les Kassites, les Hourrites, les Hittites en constituent des cas célèbres. Les Amorrites prennent le pouvoir dans différents États au Proche-Orient, puis ils disparaissent sous des pressions diverses, la plus puissante étant l'invasion des "peuples de la mer" qui disparaissent à leur tour au cours d'une "période sombre". Les Araméens fondent plusieurs États (acteurs syntagmatiques) avant de perdre leur autonomie face à l'empire Assyrien, qui en réduit les populations à l'état d'individus déplacés par déportation : même le statut d'acteur paradigmatique leur est refusé. Le brassage des populations produisit leur homogénéisation et imposa la langue araméenne sur toute l'étendue de l'empire Assyrien. Cette langue des vaincus survécut à celle des vainqueurs, comme à leur structure politique. Elle servit de fondement à un groupe paradigmatique dont la relation d'équivalence était la langue, non la structure politique.

3.3 Mise en perspective du modèle construit

3.3.1 Réalisations historiques du modèle

Le modèle que nous proposons résulte d'une construction hypothético-déductive. Visant une description structurale, il peut apparaître comme une approximation simplificatrice de divers cas historiques réalisés. Dans la phase suivante de cette étude (§4), nous survolerons rapidement les cycles historiques du Proche-Orient, pour les décrire en relation avec le modèle proposé. Les écarts seront relevés et interprétés. D'ores et déjà, nous pouvons affirmer que les réalisations historiques confirment la validité générale du modèle, même si la documentation nécessaire à une pleine confirmation manque en certains cas, ou qu'elle est ambiguë pour d'autres.

3.3.2 Les états centraux comme attracteurs démographiques

Note de bas de page 47 :

 Qui s'est répandu sur l'ensemble des pays contemporains.

Le modèle présuppose que les États centraux, à l'économie agricole, fonctionnent comme des attracteurs permanents vis à vis des populations nomades périphériques. Bien avant la croissance urbaine récente en Occident47, par laquelle les villes attirent les populations des campagnes, le Proche-Orient ancien nous offre la vision d'un monde où le couple syncrétique ville-campagne, qui constitue les États agricoles, attire et absorbe les populations des éleveurs nomades. Dans un tel contexte, il est fort possible que les villes attiraient déjà les populations de leurs campagnes respectives, mais nous n'en avons pas l'attestation explicite. Dans son étude de Sakheri Sughir, Wright (1969) montre la dépendance de cette bourgade par rapport à la ville d'Ur voisine, mais les données archéologiques ne permettent pas de tirer des conclusions démographiques qui nous intéresseraient.

3.3.3 Les états centraux comme aménageurs de terres agricoles

Nombreux sont les textes qui attestent l'activité des états de l'Âge du Bronze dans le creusement des canaux et leur récurage. Ce que met en relief notre modèle, c'est le rôle structurel et non occasionnel de cette activité : la déplétion régulière des terres institutionnelles, détournées de leur statut premier et rendues terres privées, oblige les États (représentés par des autorités royales ou religieuses) à reconstituer leur capital foncier par de grands travaux d'aménagement. Dans le sud mésopotamien, cela passe par les canaux d'irrigation. Dans le nord de la Mésopotamie et de la Syrie actuelle, l'agriculture sèche a laissé moins de traces dans le paysage agricole. Deux phénomènes méritent cependant d'être notés :

  • Ce que certains appellent la "Deuxième Révolution Urbaine", advenue vers le deuxième tiers du troisième millénaire, témoigne d'un grand élan d'aménagement des terres dans les zones irrigables et non irrigables. En particulier, on assiste à la fondation d'un grand nombre de villes rondes dans la steppe, suivies par une suite de villes carrées, dont le tracé géométrique volontaire témoigne d'une action concertée centralisée (Margueron, 2013). Dans la région de Mari (Margueron, 2004) l'aménagement du territoire comprit des canaux de navigation qui témoignent de l'importance que prenait le commerce par rapport à l'agriculture.

  • Les fouilles archéologiques en Haute Mésopotamie ont démontré (Jakobsen, 1935 ; Kühne, 2010) qu'à l'Âge du Fer les Assyriens ont construit un réseau de canaux pour sécuriser et optimiser l'exploitation des terres agricoles. Des populations araméennes furent déportées pour y être installées (Radner, 2014). Ces terres furent confiées en tenure aux grands personnages de l'État Assyrien (Postgate, 2007).

3.3.4 L'agrandissement territorial comme outil de gestion politique

L'extension des terres agricoles autour d'un centre urbain rencontre deux types d'obstacles, naturels ou culturels. Aux variations d'altitude (trop haut pour être irrigable par gravité, trop bas pour être drainé), l'innovation technique trouva parfois des solutions, alors que les sols rocheux ou salinisés posèrent des problèmes plus ardus. Mais les travaux d'extension d'un centre urbain se heurtèrent souvent aux entreprises homologues d'un autre centre : la guerre entre Lagash et Umma en témoigne à la période des Dynasties Archaïques (Van de Mieroop, 2007, p. 42). Il y eut des guerres entre cités pour les terres mitoyennes, avant que l'entreprise de Sargon ne mit en avant la solution de l'état territorial réunissant plusieurs cités : l'État consolidait l'ensemble des terres institutionnelles de plusieurs centres vaincus. Il disposait dès lors de plus de moyens pour gérer l'ensemble territorial réuni en une unité nouvelle.

3.3.5 La hiérarchisation des villes

Privées de leurs terres institutionnelles (partiellement ou totalement), les villes dominées disposent de moins de ressources. Leur rythme de croissance diminue par rapport à celui de la capitale, et une hiérarchie urbaine formelle est installée. Conformément au modèle des "places centrales" de Walter Christaller (1933-1966), les villes dominantes acquièrent de nouvelles fonctions sociales, pendant que les villes dominées perdent certaines des leurs. Il convient de rappeler que les thèses de Christaller présupposent le transport des données entre les terres productrices et les villes : le modèle est non seulement agricole, mais il est aussi économique. Il va sans dire que le commerce de l'âge du Bronze est non monétaire : l'orge (au volume) et les métaux (au poids) y jouent le rôle d'équivalent universel pour les échanges. La stèle de Maništusu et les tablettes de Kanesh témoignent du rôle des textiles comme moyen de paiement: un tissu concentre l'équivalent de centaines d'heures de travail.

3.3.6 Le changement quantitatif du rapport terres privées / terres institutionnelles

Si le régime des terres mis en place par Maništusu ne comprend que des terres privées et des terres institutionnelles, la part relative de chacune de ces classes n'est pas déterminée. Ce qui est certain cependant, c'est que le mécanisme régulier de la privatisation augmente la part des terres privées, aux dépens des terres institutionnelles. Les grands travaux d'agrandissement des terres institutionnelles (les derniers creusements de canaux en Mésopotamie sont Sassanides et précèdent de peu la conquête Arabe, les derniers travaux d'irrigation en Syrie sont dûs aux princes Omeyyades, peu après la conquête ; les Abbasides échouent dans leur tentative de bonification des terres salinisées) ne rétablissent pas les rapports proportionnels antérieurs, et la part des terres privées prend le dessus. Car la privatisation est difficilement réversible : les conquêtes Arabe et Ottomane respectèrent largement, chacune à sa manière, les propriétés privées des terres conquises.

3.3.7 La croissance des secteurs économiques non agricoles

Les exemples de Kanesh et d'Ebla, pour ne retenir que deux célèbres, montrent que la part du secteur manufacturier (métaux, laine et textiles) prenait beaucoup d'importance par rapport au secteur agricole. Comme il semble dégager des gains proportionnellement plus substantiels, le secteur manufacturier progresse plus vite et déplace l'équilibre en sa faveur. Le commerce du bois, des pierres dures et semi-précieuses prend de l'importance. Il en découle que le secteur agricole recule. Au Bronze Récent, il n'est plus dominant dans tous les centres urbains. Dès lors, le régime des terres ne détermine plus aussi nettement l'évolution de l'entité politique.

3.3.8 Tenure et monnaie

Il n'en reste pas moins qu'en l'absence d'une économie monétaire fluide, le régime des tenures reste le plus commode pour la gestion de l'armée et des postes élevés de l'administration. Car il permet de raccourcir de manière notable les circuits de redistribution des ressources. C'est ce qui explique la longue vie dudit régime, et sa reconduction après l'invention de la monnaie et l'extension de l'usage de celle-ci. Car la quantité de métal-monnaie en circulation restera limitée jusqu'à l'afflux des métaux précieux du nouveau monde (Mexique et Pérou).

Les Byzantins, suivis par les Ottomans, transformèrent la ferme de l'impôt en ressource institutionnelle gérée selon le principe de la tenure. Nous y reviendrons (§4). Quant aux Romains, qui semblent avoir écarté la tenure de leur gestion des terres, ils conservèrent un domaine public substantiel, dont l'aliénation était fort contrôlée. Rendu indisponible au marché foncier, ce domaine jouait un rôle sémantique fondamental auquel nous reviendrons.

3.3.9 Tenure et fief

Pour beaucoup de lecteurs occidentaux, la tenure ressemble aux fiefs féodaux. Plusieurs auteurs ont fait cette comparaison. Le travail le plus complet en ce domaine est celui de Sophie Lafont (1998), où elle conclut de manière négative : la tenure n'est pas un fief. Son étude est en partie orientée par l'ouvrage dans lequel elle est parue (Les féodalités, dirigé par E. Bournazel et J.P. Poly). Il est plus simple, d'un point de vue méthodologique, de mener la comparaison en partant de la tenure, plus ancienne et plus simple. En résumant au risque de trop simplifier, le fief est une variété de tenure insérée dans un contrat social entre le vassal et son seigneur. La pratique du fief fut formalisée par l'Empire Carolingien pour rémunérer son armée et son administration. Sur le plan formel, ce qui distingue le fief de la tenure est son caractère itératif : le vassal titulaire d'un fief peut en accorder une partie en fief à un vassal, et le lien de vassalité est transitif. Alors que l'assignation en tenure n'est pas itérable (le bénéficier ne peut accorder une tenure sur la terre qu'il détient) et qu'elle n'est pas insérée dans un lien de vassalité mais dans un rapport de service.

3.4 Limites du modèle

Malgré son intérêt, le modèle hypothético-déductif construit ci-dessus reste limité. À  un moment donné, sur l'aire géographique considérée, il y eut des situations où interagissaient plusieurs actants syntagmatiques (guerre entre états) pendant que des acteurs paradigmatiques pénétraient le territoire d'acteurs syntagmatiques (migrations-invasions). La description de telles situations exige la mise au point d'un modèle plus complexe que celui des cycles composés sur l'isotopie de la terre et du territoire.

3.4.1. Rivalité entre entités territoriales symétriques

Les cycles complexes décrits supposent une situation dotée d'un centre unique, entouré de sa périphérie, et développant des interactions internes sur les terres et des interactions externes dissymétriques sur le territoire. Mais on connaît des situations à plusieurs centres, dotés de plusieurs périphéries. Au Bronze Récent, le Proche-Orient est dominé par quatre états territoriaux (Babylone, Mittani, Hatti, Égypte) entourant une zone de contact fragmentée en un grand nombre de petits états clients. La fragmentation était entretenue par les grands états territoriaux limitrophes, car elle autorisait un jeu complexe d'alliances en fonction des changements de la situation. Un tel environnement échappe au modèle ci-dessus et exige l'introduction d'autres concepts analytiques.

3.4.2 Les biens mobiliers non fonciers

Nous sommes partis de la relation aux terres agricoles pour l'étudier. En découle l'étude de l'incidence du régime des terres sur le fonctionnement des sociétés impliquées. Mais l'activité agricole ne constituait pas la seule ressource, et le régime des échanges sur les biens meubles acquit, avec le temps, une part considérable dans l'économie générale. L'exemple assyrien des Kârums de Kanesh et d'Assur est suffisant pour prouver la pertinence de tels mécanismes, et leur importance économique à l'échelle d'une structure d'État. Les villes côtières (Ugarit, Byblos, Sidon, Tyr) ne devaient pas leur prospérité à l'agriculture mais à l'échange. Nous ne savons pas si elles ont fonctionné sur un modèle similaire à celui de Kanesh, mais l'armement maritime pose des contraintes financières aussi fortes que celles du commerce caravanier. La ville d'Ebla, située en pleine terre et loin de tout fleuve, a développé une économie lainière adossée à un élevage extensif et à l'exploitation de terres agricoles non irriguées. Nous sommes peu informés sur le mode de fonctionnement de son économie, qui ne semble pas s'inscrire dans le modèle proposé. Cette ville majeure ne fut pas seule en son genre : la Syrie centrale contient un grand nombre de villes (Qatna, Nasiriyat, Rawdat …) qui prospérèrent au Bronze Moyen et au Bronze Récent, en milieu Amorrite aux marges occidentales de la steppe. L'information commence à être collectée à leur propos.

Le modèle commercial de Kanesh et le modèle lainier d'Ebla invitent à réfléchir. Une remarque s'impose. À Assur, l'or ramené d'Anatolie était soumis à un interdit de mise en circulation: il devait rester à Assur (Garelli, 1963). Il était donc rendu commercialement indisponible, et occupait, parmi les biens mobiliers, la place d'indisponibilité qu'occupaient les terres institutionnelles parmi les terres agricoles. Un même modèle abstrait (formel), opposant des biens disponibles à des biens indisponibles, semble articuler les régimes des biens, appliqué une fois aux terres immeubles, une autre fois aux biens meubles. Ce qui invite à approfondir l'analyse sémiotique des formes de circulation des biens physiques dans l'espace social.

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