Territoire
du lieu à la forme de vie

Jacques Fontanille

Université de Limoges
Institut Universitaire de France

https://doi.org/10.25965/as.5239

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : forme de vie, sémiosphère

Auteurs cités : Bernard Debarbieux, Jean-Paul Ferrier, Pierre George, Louis HJELMSLEV, Marie-Christine Jaillet, Claude Raffestin, Fernand Verger

Plan
Texte intégral

Introduction

La première question qui se pose, quand on parle de territoire, est celle du statut de cette expression, tout autant que celle de sa signification. « Territoire » est un lexème très fortement investi par le discours des sciences sociales, qui connaît de multiples acceptions, mais qui, en raison même de cet investissement, prend le statut d’un terme du métalangage de ces disciplines, et qui porte, en chacune de ses acceptions, un « programme » thématique, axiologique et politique.

La seconde question est donc celle du statut de cette configuration d’un point de vue proprement sémiotique. Et, avant même d’aborder cette question, une autre apparaît en filigrane, celle de la position de la sémiotique au sein des sciences sociales.

Note de bas de page 1 :

 Historique du territoire [archive], sur http://hypergeo.eu [archive], Hypergéo, 2004. Consulté le 8 mars 2011.

Note de bas de page 2 :

 De Dainville F., 1964, Le Langage des géographes: termes, signes, couleurs des cartes anciennes 1500 à 1800. Paris, Éditions A. et J. Picard & Cie.

Note de bas de page 3 :

 Pierre George et Fernand Verger, Dictionnaire de la géographie, Paris, Presses universitaires de France, 2009.

Note de bas de page 4 :

 Roger Brunet et al., Les mots de la géographie : dictionnaire critique, Paris, 1992.

Note de bas de page 5 :

 Debarbieux B., 1999, "Le territoire: Histoires en deux langues. A bilingual history of territory", in Discours scientifique et contextes culturels. Géographies françaises à l'épreuve postmoderne, C. Chivallon, P. Ragouet, M. Samers (dir.), Bordeaux: Maison des Sciences de l'homme d'Aquitaine, pp. 38-39.

Dans la langue française, le terme de territoire apparaît au XIIIe siècle1. Il alterne alors avec les termes « région », « contrée » ou « province ». À partir du XVIIe siècle, il désigne aussi la zone sur laquelle une ville exerce son attraction et déploie ses échanges avec sa banlieue2. Il prend également une acception politique3 : c’est le périmètre délimité par les frontières du pays. Aujourd’hui, ce terme reçoit une multiplicité de significations dans le discours des sciences sociales4, impliquant selon le cas des thématiques spatiales, sociales, culturelles et politiques, qui peuvent en outre être saisies à plusieurs échelles5.

Note de bas de page 6 :

 Debarbieux B., op.cit., pp. 33-35.

Note de bas de page 7 :

 Ibid.., pp. 41-42.

Mais cette évolution concerne plus le monde francophone que le monde anglophone. La traduction anglaise : territory, reste en général limitée à la désignation d’un espace habité et délimité, soit par des frontières politiques, soit par des limites éthologiques6. Les autres acceptions sont couvertes par les notions de place et de space. Chaque sous-domaine de la géographie a choisi un terme spécifique : region pour la tradition géographique, space pour les quantitativistes, place pour la géographie humaine, et landscape pour la géographie culturelle. Finalement, c’est la notion la notion de place qui porte aujourd’hui dans le monde anglophone les aspects  sociaux, culturels et politiques du territoire7.

D’autres comparaisons avec les usages hispaniques ou germaniques aboutiraient au même constat, parfaitement prévisible : les découpages notionnels varient considérablement, y compris et en raison de leurs propres déterminations culturelles, surtout dans le discours des sciences sociales.

La notion de « territoire » ne peut donc fonctionner comme un méta-terme sémiotique sans une élaboration spécifique, celle que nous entreprenons ici-même, et qui consiste à extraire des différents usages une série de propriétés sémantiques, pour pouvoir les recomposer autant que possible en une configuration cohérente, indépendante de la variation linguistique et culturelle, et transversale au regard des différentes disciplines qui portent cette configuration.

En première approche, son usage semble marqué par une négativité implicite, qui constituera le problème à traiter, la question sous-jacente à laquelle il faudra répondre en fin de compte.

En effet « territoire » désigne le plus souvent un type imprécis de subdivision administrative ou régionale, ainsi identifié en raison d’un défaut ou d’une instabilité d’organisation ou de position par rapport aux autres subdivisions. Dans le sens administratif, le terme s’applique principalement à des territoires pionniers, lointains ou peu peuplés. Dès que le type de territoire se précise, notamment en raison de la taille des populations concernées, et en fonction de leur degré de structuration politique et administrative, le terme de « territoire » laisse place à d’autres termes qui semblent plus précis.

Ainsi, au Canada, un « territoire » est une entité politique comparable aux provinces, possédant par exemple ses propres institutions et son assemblée législative, mais qui n’accède pas au type d’organisation d’une province. En France, le statut de « territoire d'outre-mer » était, jusqu'en 2003, attribué à des territoires n'ayant pas le statut de « département d'outre-mer », et leur reconnaissait donc un statut moins précis que celui des autres types de divisions administratives, au regard des règles de la République. Il a été remplacé depuis par le statut de « collectivité d'outre-mer », et en ce sens, il ne renvoie plus qu’à l’instance de gouvernance (la « collectivité locale »). Aux États-Unis, les territoires sont, dans leur histoire, des entités géographiques et politiques ne dépendant d'aucun État.

Le territoire est donc un type imprécis au sens de Hjelmslev, c’est-à-dire « diffus » par négation du « précis ». Mais cette imprécision est en devenir, en ce sens que le territoire est appelé à devenir quelque chose de plus précis, grâce au travail de transformation des acteurs qui s’identifient à lui. En somme, le territoire est un devenir collectif, une transformation en cours, qui s’oppose en cela (d’où la négativité récurrente) aux entités spatiales institutionnalisées.

Rapporté au concept sémiotique de sémiosphère, le territoire en serait une version figurativement déterminée (espace, temps, acteurs), et saisie du point de vue de son potentiel de transformations en devenir.

Les propriétés que nous proposons d’examiner, extraites des discours des sciences sociales, de la presse et des échanges quotidiens, sont les suivantes :

1) Les propriétés à dominante spatiale : le territoire comme espace délimité, et mettant en relation de part et d’autre de ces limites un intérieur et un extérieur.

2) Les propriétés à dominante modale et actantielle : le territoire comme domaine contrôlé par un actant.

3) Les propriétés à dominante figurative et sensible : le territoire saisi dans sa spécificité et sa légitimité perçues et vécues.

4) Les propriétés à dominante subjectale et énonciative : le territoire comme projection d’une identité culturelle et d’une appartenance symbolique.

5) Les propriétés à dominante herméneutique : le territoire comme processus de transformation sémiotique, comme produit d’un travail collectif de donation de sens.

Ce seul aperçu des propriétés concernées implique déjà une question essentielle d’un point de vue sémiotique : la plupart des niveaux du parcours génératif sont concernés, le niveau des axiologies sémantiques profondes, celui des structures narratives et actantielles, celui des organisations modales et passionnelles, celui de la figurativité, celui de l’énonciation.

Dès lors, chaque niveau étant le support de choix, de sélections et d’orientations des structures générales, la question qui se pose est celle de la correspondance entre ces choix, sélections et orientations : cohérence ? divergences ? absence de recouvrement ? Poser cette question, c’est en impliquer une autre, puisque l’hypothèse d’une congruence globale des inflexions apportées à chaque niveau d’analyse est au cœur de la définition des formes de vie.

Le territoire est-il constitutif de formes de vie ? Sans pouvoir apporter d’éléments de réponse à ce stade, on peut néanmoins d’ores et déjà compléter la question pour en faire une hypothèse de travail. En effet, si le territoire est un « devenir », un processus de transformation en cours, en opposition à d’autres organisations spatiales, sociales et culturelles sinon figées, du moins durablement instituées, alors on peut en déduire qu’il comporte une propriété spécifique que nous avons déjà rencontrée dans la définition des formes de vie : une forme de vie, en effet, ne peut être saisie, d’un point de vue sémiotique, que sous la forme d’une configuration émergente qui se détache sur le fond d’autres formes de vie figées et instituées.

En somme, la question du territoire comme forme de vie repose sur deux prémisses qui en font une hypothèse à valider : d’un côté la négativité qu’il implique, et le caractère « imprécis » et « en devenir » de la notion, et de l’autre côté la multiplicité des points de vue et des déterminations qui le caractérisent, et l’éventuelle congruence qui les associe.

1. Espace, limites et réseau

Quelle que soit l’approche du concept, un territoire implique l'existence de frontières (pour un territoire politique) ou de limites (pour un territoire naturel et éthologique). Mais la notion de « territoire national » ne recouvre pas exactement celle de « frontières du pays » : les frontières sont fixées, alors que le territoire national est toujours susceptible de s’étendre ou de se rétrécir. Le territoire a certes des limites et des frontières, mais sa dynamique propre est justement de nature à les déplacer.

Note de bas de page 8 :

 Lévy J. et Lussault M., 2009, Dictionnaire de la géographie et de l'espace des sociétés. Paris, Belin, pp. 907-912.

Dans le Dictionnaire de la géographie et de l'espace des sociétés de Jacques Lévy et Michel Lussault, Jean-Paul Ferrier propose trois définitions générales qui illustrent les grandes conceptions du territoire au sein de la géographie8.

Dans le sens politique, le terme de « territoire », à travers des frontières définissant un dedans et un dehors par rapport à un État, sert à définir un espace borné et contrôlé entre les bornes. Mais depuis peu, le terme est également utilisé en sciences économiques pour désigner la zone d’interactions d'une ville ou d'une région imbriquées dans un ensemble plus vaste (comme le pays), donc en ce sens il s’agit d’un territoire considéré en tant qu’il transgresse ou plus simplement déborde des limites administratives.

Pour Jean-Paul Ferrier, la manière la plus pertinente d'appréhender le territoire comme extension topographique est paradoxalement de le lier à un réseau, pour pouvoir prendre en compte les phénomènes qui dépassent les limites qu’on assigne officiellement au territoire. Le paradoxe du territoire ainsi conçu c’est donc d’avoir des composantes qui ne sont pas toutes comprises entre les bornes de l’espace qui lui est attribué, et donc, par conséquent, d’être animé d’une dynamique dont le ressort est précisément dans la tension entre les limites et la nécessité de leur dépassement.

Le territoire est donc un concept spatial, social, culturel et économique qui appelle irrésistiblement au déplacement et au dépassement des limites : étendre son influence, étendre son rayon d’action, augmenter les connexions en réseau, et inversement, absorber les influences extérieures, résister aux ingérences et les transformer en échanges, etc. La critique des limites territoriales est exactement en phase avec notre remarque liminaire sur la « négativité » intrinsèque au concept de territoire, qui ne se pose que pour se déplacer ou se diffuser.

Critique des limites : mouvement, mobilité, réseau et échelles

Note de bas de page 9 :

 Giraut F., 2008, « Conceptualiser le Territoire », in Dossier Construire les territoires, Historiens et géographes 403, p. 58.

Dans un premier temps, nous pouvons relever, avec Frédéric Giraut, trois grandes catégories de reproches adressés à la notion de territoire comme espace borné9 :

1. Le territoire est réducteur : il ne rend pas compte de la mobilité des rapports sociaux dans l'espace et il ne prend en compte que les pratiques dominantes (masculines, par exemple).

2. Le territoire est obsolète : il disparaît progressivement au profit des réseaux dans un contexte de globalisation.

3. Le territoire est mystifiant : certains enjeux sociaux et économiques majeurs ne peuvent être perçus ou compris dans le cadre d'un territoire délimité.

Ces approches critiques ne visent bien entendu qu’une acception particulière et restrictive du territoire, qui oublierait sa dimension dynamique et sa propension à dépasser les limites. Mais elles éclairent singulièrement les conditions de cette « dynamique » de dépassement.

L’une des dimensions du territoire est le milieu physique, qui semble le moins propre à cette instabilité. Pourtant, en raison de l'existence de différents phénomènes géomorphologiques en action sur la planète, le territoire physique est également en perpétuel mouvement à une échelle temporelle qui est certes incommensurable avec les phénomènes socio-économiques, mais qui n’est pas moins une échelle de transformations profondes de l’identité figurative et des limites du territoire.

Note de bas de page 10 :

 Retaillé D., 2009, "Malaise dans la géographie: l'espace est mobile", in Vanier M. (dir.), Territoires, Territorialité, Territorialisation. Controverses et perspectives, Rennes: Presses Universitaires de Rennes, p. 101.

La position de Denis Retaillé concernant la notion de territoire repose sur son analyse de ce qu'il nomme des « fictions géographiques », au nombre de trois : la frontière, le territoire et l'aire culturelle, et qui selon lui, auraient perdu de leur pertinence dans un monde devenu mobile. Il considère que ces fictions géographiques sont devenues incompatibles avec un espace mondial entièrement mobile, et qui ne saurait s’accommoder de territoires dotés de frontières. Pour Denis Retaillé, la notion de territoire, puisqu'elle ne correspond plus à la réalité d'un espace en mouvement, est donc appelée à être remplacée par d'autres concepts plus pertinents (le mouvement, l'espace mobile, par exemple)10.

Pour être encore pertinent le concept de territoire doit donc être conçu en devenir dans un emboitement d’échelles multiples. En outre, sa sensibilité aux mobilités et aux mouvements divers conforte la première hypothèse, à savoir que ce n’est pas la limite qui définit le territoire, mais bien sa capacité à déplacer et dépasser la limite.

2. Contrôle, appropriation, pouvoirs et espace modal

En écologie, un territoire désigne une zone d'habitat occupée par une population végétale ou animale. Sans qu’il soit encore nécessairement question de domination, on peut envisager le territoire comme l’aire à l’intérieur de laquelle se déploie le faire et l’être du vivant. En somme, une aire suffisante et adaptée pour que la vie s’y déploie et continue à s’y déployer : une variante du « pouvoir vivre ». En première approche, le territoire se caractérise donc par son adéquation (adéquation à une population vivante qui l’habite) et son optimalité (une extension suffisante pour le déploiement d’une vie en cours).

Note de bas de page 11 :

 Roger Brunet et al., Les mots de la géographie : dictionnaire critique, Paris, 1992.

Pour l’éthologie, le territoire est également un milieu de vie, et plus précisément un lieu de reproduction et d’échanges sociaux pour une espèce animale. Ce territoire-là, chez les animaux comme chez les humains, est « marqué » et peut se caractériser par des comportements défensifs, voire agressifs envers les intrus : c’est le début du clivage entre « nous » et « eux », et par conséquent l’ébauche d’une sémiosphère. C’est alors que le territoire implique un comportement hiérarchique de domination11.

Les comportements humains d’exclusion, de ségrégation, et d’agrégation vont dans le même sens, mais avec une détermination supplémentaire, qui s’exprime par des règles et des lois. Dans une même dimension d’analyse, celle d’un territoire défini par qui l’occupe, on passe donc par degrés de l’adéquation à l’optimisation vitale, de l’optimisation à la domination et à l’appropriation, et enfin de l’appropriation à l’exclusion et à l’intégration.

Note de bas de page 12 :

 Jaillet M.-C., 2009, "Contre le territoire, la "bonne distance"", in M. Vanier (dir.), Territoires, Territorialité, Territorialisation. Controverses et perspectives. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, p. 115.

D'après Pierre George et Fernand Verger, le territoire est défini comme un espace géographique qualifié par une appartenance juridique. Par généralisation, le territoire devient un espace approprié par identification ou par possession, et institutionnalisation. C’est donc la nature de l’acte fondateur d’une socialité qui définit le territoire : par exemple la référence au domicile, à une communauté ou à un gang urbain. C’est pourquoi, en géographie politique, la définition du territoire se focalise sur les rapports de pouvoir et leur transcription spatiale. Marie-Christine Jaillet précise : « [...] le territoire désigne à la fois une circonscription politique et l'espace de vie d'un groupe [... qui] cherche à en maîtriser l'usage à son seul avantage [...] »12.

Plus radicalement, Robert David Sack définit le territoire comme une portion de l'espace délimitée pour exercer un pouvoir et y développer des stratégies de contrôle : un groupe quelconque détient un pouvoir sur un territoire, il construit une organisation spatiale pour conforter et approfondir durablement ce pouvoir, et c’est ce processus même, en tant qu’il est assumé collectivement, qui procure au groupe une identité ancrée dans ce lieu. D’un point de vue géopolitique, cette stratégie prend un tour institutionnel, et le territoire désigne alors uniquement l'espace sur lequel un État-Nation exerce sa puissance. L’État en question doit mettre en place un espace borné et reconnu, autant par la population résidente que par les autres États. Il n’y a donc de « pouvoir » attaché à un territoire que s’il est partagé à l’intérieur et reconnu à l’extérieur.

A cet égard, le territoire est une extension spatiale définie par un équilibre modal entre, d’une part, les vouloir, savoir et pouvoir (faire) propres au groupe des occupants, et d’autre part, les vouloir, savoir et pouvoir (faire) de tous ceux qui n’appartiennent pas à ce groupe.

3. Spécificité, vécu figuratif et légitimité

Note de bas de page 13 :

 Pierre George et Fernand Verger, Dictionnaire de la géographie, Paris, Presses universitaires de France, 2009.

D'après Pierre George et Fernand Verger, le territoire est défini comme un espace géographique qualifié par une spécificité naturelle (ex : territoire montagneux) ou culturelle (ex : territoire linguistique)13. L’extension est alors celle de propriétés figuratives typiques, qui est en contraste avec celles des espaces voisins.

Note de bas de page 14 :

 Hypergéo, 2004, Historique du territoire [en ligne]. http://www.hypergeo.eu/spip.php?article337 [archive]

Ce territoire-là, dans une acception très proche de celle du paysage, renvoie à une expérience perceptive et classificatoire, qui fait se rencontrer une morphologie figurative typique d’un côté, et un vécu et un agir collectif de l’autre côté. Le territoire est dans ce cas, comme le paysage, considéré comme le décor figuratif des activités humaines, dont les propriétés et les limites sont déterminées par le champ sensible (notamment visuel) d’un observateur collectif14. Ces deux dimensions (les propriétés figuratives et le vécu sensible) renvoient respectivement à un plan d’existence et à un plan d’expérience. La réunion des deux, existence et expérience, est susceptible de produire des effets sémiotiques.

Rapporté au territoire des appropriations, des pouvoirs et de la domination d’un groupe, cette acception ajoute en quelque sorte une légitimité ancrée à la fois dans les propriétés objectives d’une extension spatiale, et dans le vécu de ses habitants. La figurativité vécue fournit un plan d’expression pour les contenus sur lesquelles reposent l’adéquation entre les besoins d’une population et ce qu’offre en réponse un territoire. Ce plan d’expression devenu l’emblème de l’adéquation entre territoire et population, procure également et de ce fait même une légitimité à l’appropriation du territoire et à l’exercice du pouvoir. Le lien d’identification entre le groupe et l’espace est de l’ordre du « pouvoir être » (le possible) et il se convertit en « pouvoir faire » (le contrôle).

C’est la raison pour laquelle, en marketing, la notion de territoire est utilisée pour désigner un ensemble de valeurs et d’attentes cohérentes dans lequel se rencontrent les propositions d’une marque et leur réception par un public. Le territoire devient alors un domaine du marché où une marque est légitime aux yeux de sa clientèle actuelle ou potentielle, et où, en conséquence, elle peut renforcer sa présence, notamment en y augmentant le nombre de produits et leur diversité. On retrouve alors la propriété dynamique signalée dès le début : la légitimité territoriale de la marque est un potentiel de développement de produits, un potentiel d’acceptation pour de nouvelles propositions commerciales, un potentiel de conquête au-delà des limites.

4. Identité culturelle et appartenance symbolique

Un territoire conjugue d’une part un ensemble de ressources matérielles et de propriétés spatiales, figuratives, économiques et institutionnelles et d’autre part des propriétés symboliques immatérielles capables de structurer les conditions pratiques de l'existence d'un individu ou d'une collectivité. C’est en particulier la conception de Bernard Debarbieux. Cette capacité structurante procure à chacun de ces individus un horizon d’identité sur lequel il peut se projeter et se reconnaître.

Les représentations immatérielles et identitaires du territoire sont aujourd’hui prises en considération tout autant que ses propriétés matérielles. Claude Raffestin et Yves Bareil affirment que le territoire à une réalité « bifaciale », une face physique et une face symbolique. Dès lors, l’appropriation du territoire a pour objet la face physique, et pour ressort et motivation la face cognitive, symbolique, voire passionnelle.

La dimension symbolique du territoire reconfigure en quelque sorte toutes les ressources et propriétés qu’il rassemble en un principe d’autoréférence identitaire. Cette réflexivité associe alors une vision du monde partagée (des valeurs et des contenus), dont le territoire en tant qu’ensemble figuratif est l’expression, et une identité individuelle et collective, dont le territoire en tant que lieu est la référence. Cette identité symbolique peut être actualisée en toutes circonstances, chaque fois que le territoire est l’objet d’une énonciation.

En géographie culturelle, le territoire peut être caractérisé par l'identité culturelle des populations qui l'habitent, ou même seulement par les représentations que l'on s'en fait. Par exemple, le territoire tibétain est considéré comme tel parce qu'il a été marqué par la culture et la population tibétaine (paysages, monuments, etc.). Malgré le fait qu'il soit aujourd'hui sous domination chinoise, il reste en ce sens pertinent de parler de territoire tibétain, même si la population tibétaine n’est plus la seule à l’habiter, même si elle en a perdu le contrôle et la gestion économique et administrative.

Critique de l’identité territoriale : mobilité et mondialisation

La critique de Marie-Christine Jaillet part du constat que le découpage territorial historique est beaucoup moins pertinent eu égard aux diverses formes de mobilités contemporaines. Il n'y aurait donc plus pour chaque individu ou groupe d’individus un seul territoire pertinent, mais plusieurs entre lesquels il doit sans cesse arbitrer, hiérarchiser et se resituer. Du point de vue des individus et de leurs vécus, la question qui se pose ne serait plus celle de l’appartenance territoriale, mais celle de la gestion symbolique et matérielle des hiérarchies et des opportunités d’une multi-territorialité à géométrie variable, et fluctuante même dans sa composition et son extension.

Note de bas de page 15 :

 Jaillet M.-C., 2009, "Contre le territoire, la "bonne distance"", in Vanier M. (dir.), Territoires, Territorialité, Territorialisation. Controverses et perspectives, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, p. 121.

En outre, selon Marie-Christine Jaillet, il est illusoire de considérer aujourd'hui que le territoire correspond au cadre de vie d'une communauté. En effet, les modes de vie ne s'organisent plus tellement autour de l’ancrage à proximité, mais autour de l’étendue et des limites de la mobilité. Par conséquent, dans nos sociétés mobiles et complexes, il n'est plus possible de créer du lien social et de l'identité uniquement à partir du territoire local défini par sa proximité. En conséquence, Marie-Christine Jaillet propose, pour caractériser le territoire aujourd’hui, de remplacer la notion de proximité par celle de « bonne distance »15.

La « bonne distance », en l’occurrence, est celle qui résulte des réglages incessants, dans les parcours de mobilité d’un individu, entre sa localisation actuelle d’une part, et le degré d’investissement symbolique qu’autorisent ses représentations passionnelles et identitaires, d’autre part. Il s’identifie ainsi plus ou moins, à proximité ou à distance, aux territoires qu’il habite ou qu’il traverse.

5. Transformation anthropique, travail et donation de sens

Note de bas de page 16 :

 Raffestin C., 1986, "Ecogénèse territoriale et territorialité", in Auriac F. et Brunet R. (eds.), Espaces, jeux et enjeux, Paris, Fayard, pp. 173-185.

Selon la définition de Claude Raffestin, le territoire est un espace transformé par le travail humain16. L’anthropisation d’une portion de l’espace naturel est au cœur de cette approche : on considère selon lui comme territoire « toute portion humanisée de la surface terrestre ». Le territoire n’est donc pas seulement le décor où se déroulent les activités humaines, puisqu’il résulte lui-même, pour une part importante de ses propriétés, de ces activités. L’anthropisation est ainsi posée à la source du principe réflexif de l’autoréférence : chacun peut trouver son identité dans son territoire parce que chacun y a mis du sien, parce que la collectivité dans laquelle il se reconnaît l’a façonné, par son activité même.

On retrouve donc sous un autre point de vue, plus général cette fois, le processus créateur d’identité. Bernard Debarbieux, par exemple (cf. supra), conçoit le territoire comme un ensemble de ressources matérielles et symboliques ayant la capacité de structurer l’existence pratique des individus tout en étant créateur d’identité. Mais Claude Raffestin précise la dialectique réflexive qui conduit à cette identité. En reprenant la théorie du pouvoir de Michel Foucault, il montre comment les hommes transforment le territoire en y projetant les connaissances, les représentations et les savoir-faire qu’ils puisent dans leur propre culture.

Note de bas de page 17 :

 Debarbieux B., op. cit., pp. 36-37.

En somme, Claude Raffestin referme le cercle herméneutique ouvert par d’autres, comme Bernard Debarbieux : le travail humain transforme un espace naturel en espace culturel, mais selon un processus itératif et réflexif, où la culture est d’une certaine manière déjà à disposition, construite par les étapes antérieures, et déterminante pour les étapes postérieures. Ce cercle herméneutique n’est pas seulement celui de l’interprétation du territoire : c’est aussi celui de sa production sémiotique, celui de la production d’un espace auquel les hommes donnent du sens.17

Note de bas de page 18 :

 Debarbieux B., ibid., p. 37.

Bien d’autres auteurs convergent vers cette conception synthétique et sémiotique. Joel Bonnemaison, par exemple, insiste sur les limites d’une conception strictement biologique,  éthologique ou d’appropriation économique du territoire, et il s’efforce de la dépasser par une conception sémio-culturelle : le territoire n'est pas seulement un lieu d'appropriation et de frontière comme le suggère la définition biologique, c'est un espace symbolique ou « [...] le support d'une écriture chargée de sens »18.

La métaphore de l’écriture mérite un commentaire, car elle explicite la production de sens : à l’occasion d’activités économiques, sociales et quotidiennes de transformation matérielle du territoire, les hommes y inscrivent des traces durables et peu à peu cumulées et combinées. Si ces traces sont ensuite déchiffrables et interprétables, ce n’est pas simplement parce qu’elles témoignent du travail de transformation accompli, car elles ne seraient alors que des signaux et des marques mémorielles, dont le contenu ne serait justement que le fait qu’un travail a été accompli. Si elles sont interprétables, c’est surtout parce qu’elles ont du sens : le sens de la culture qui a influencé la manière de transformer et de travailler, le sens des manières de faire.

Le propre d’une écriture, en effet, n’est pas de nous informer du fait que quelqu’un a écrit. Le propre d’une écriture est de nous délivrer une signification qui était associée à l’acte de marquage et d’inscription, une signification appartenant à un autre niveau de représentation que l’inscription elle-même. Le territoire est « inscrit » et nous y déchiffrons une culture à l’œuvre.

Critique du lien entre territoire, espace de transformation et donation de sens

John Agnew parle de piège territorial (territorial trap) pour désigner le fait que l’État est vu, de manière éternelle, comme garant du pouvoir dans le monde moderne. Trois suppositions invariables seraient à l’origine de ce piège conceptuel.

Note de bas de page 19 :

Agnew J., 2003, "Territorial trap", Geopolitics: re-visioning world politics, London (etc.), Routledge, pp. 53-54.

La première est que la souveraineté étatique moderne reposerait sur des espaces territoriaux clairement limités. La deuxième : les États modernes seraient constamment en opposition les uns les autres parce que leur bien-être ne pourrait augmenter qu’aux dépens de celui des autres. Il n'y aurait donc de civilisation possible qu'à l’intérieur des limites d’un territoire bien identifié. La troisième : les États territoriaux seraient vus comme le contenant géographique des sociétés modernes. Plus précisément, on a tendance à parler de sociétés « américaine » ou « française » comme si les frontières d'un État étaient aussi les frontières des processus sociaux ou culturels. Pour John Agnew, ces trois suppositions impliqueraient que le territoire soit une entité exclusivement composée d'acteurs territoriaux similaires qui réalisent leurs buts à travers le contrôle de blocs d'espace19.

Pour finir : le territoire comme forme de vie

Notre hypothèse de travail initiale se fondait sur l’identification d’une particularité sémantique observée dans la plupart des acceptions du concept de « territoire » : son caractère diffus, son quantum de négativité. Le parcours analytique qui précède montre, de fait, que le territoire ne pose une limite que pour engager une dynamique de traversée, de déplacement ou d’effacement de la limite.

Un pays est doté de frontières, et le non-respect de cette limite est une transgression, une menace, voire un acte belliqueux. Un territoire, quel que soit le point de vue sous lequel il est saisi, économique, culturel, identitaire, éthologique, n’a de limite que pour inscrire dans l’espace une zone de passage, d’échange, d’interactions et de transitions. Cette propriété spécifique se décline donc sous toutes les dimensions observées.

1) La dimension spatiale : le territoire est un espace comportant des limites, dont la fonction première est de mettre en relation un intérieur et un extérieur. Le ressort de cette dynamique est précisément dans la tension entre l’existence de ces limites et la nécessité de leur dépassement ou de leur déplacement.

2) La dimension modale et actantielle : le territoire est un domaine contrôlé par un actant. Les relations entre cet actant et son domaine obéissent elles aussi à une dynamique d’ajustement, d’adéquation et d’optimisation de cette adéquation. Cette adéquation optimisée légitime, de son point de vue, le déploiement du vouloir, pouvoir et savoir faire à l’intérieur du domaine, et le différencie des vouloir, pouvoir et savoir faire extérieurs.

Mais cette adéquation et ce contrôle ne valent que s’ils sont également reconnus à l’extérieur. Il n’y a donc de « pouvoir » attaché à un territoire que s’il est partagé à l’intérieur et reconnu à l’extérieur.

A cet égard, le territoire est un domaine d’action défini par un équilibre modal entre, d’une part les vouloir, savoir et pouvoir (faire) propres au groupe des occupants, et les vouloir, savoir et pouvoir (faire) de tous ceux qui n’appartiennent pas à ce groupe.

1) La dimension figurative et sensible : le territoire est sous cette dimension saisi dans sa spécificité observable, du point de vue de la sensibilité et du vécu des occupants. Cette dimension figurative participe à la légitimation du contrôle (cf. supra), dans la mesure où elle procure un plan d’expression pour les propriétés sur lesquelles repose l’adéquation entre le domaine et l’actant.

Elle exprime en les projetant dans les figures du monde naturel les réponses du territoire aux attentes et aux besoins de ses occupants. Ce plan d’expression, devenu l’emblème de l’adéquation entre territoire et population, conforte par conséquent la légitimité de l’appropriation du territoire et de l’exercice du pouvoir, en l’inscrivant « dans les choses mêmes » et dans leur perception par les occupants. Le lien d’identification entre le groupe et l’espace est de l’ordre du « pouvoir être » (le possible) et il se convertit en « pouvoir faire » (le contrôle).

2) La dimension herméneutique : le territoire est caractérisé comme le domaine où se déroule un processus de transformation sémiotique, au cours duquel le territoire devient à la fois le produit d’un travail collectif de donation de sens, et un support pour la conservation de la mémoire de ce travail.

C’est la raison pour laquelle le territoire peut être considéré comme une production sémiotique (une sémiotique-objet), avec un plan de l’expression et un plan du contenu. Le plan de l’expression résulte des propriétés figuratives, des traces et inscriptions laissées par l’activité humaine, et le plan du contenu est constitué des dimensions spatiales, actantielles, modales et axiologiques évoquées ci-dessus. Le territoire est « inscrit » et nous y déchiffrons une culture à l’œuvre.

3) La dimension subjectale et énonciative : le territoire devient, en raison de toutes les propriétés évoquées jusqu’alors, le support de projection d’une identité culturelle et d’une appartenance symbolique. Du point de vue de l’occupant, en effet, dès qu’il énonce son appartenance au territoire, le rapport entre le plan de l’expression (l’inscription) et le plan du contenu (une culture à l’œuvre) se convertit en énonciation de sa propre identité symbolique.

A cet égard, la « bonne distance » évoquée plus haut résulte du réglage qu’un individu mobile opère entre son lieu actuel et l’investissement symbolique qu’il est en mesure de projeter en énonçant ce lieu.

L’hypothèse de départ peut donc être maintenant complétée : le rapport aux limites très spécifique que nous avons observé s’explique notamment par le caractère déictique du territoire. A la différence du pays, qui est un espace délimité de manière objective et débrayée, sans référence à un centre et à une instance de perception et d’énonciation, le territoire est un domaine embrayé et centré (ou multicentré) où des occupants sont en mesure de distinguer les équivalents d’un « ici », d’un « là-bas » et d’un « ailleurs », et d’en déplacer la distribution au cours de leur mobilité.

Nous pouvons maintenant apporter une confirmation : le territoire est bien une forme de vie. Il en rassemble les cinq propriétés principales :

(i) C’est une sémiotique-objet constituée d’un plan de l’expression et d’un plan du contenu.

(ii) L’ensemble des dimensions du plan du contenu de cette sémiotique-objet sont congruentes, en ce qu’elles comportent toutes une inflexion de leurs propriétés qui ne s’explique que par un schème commun et transversal, ici-même : l’organisation déictique et ses effets sur le traitement dynamique des limites.

(iii) Le plan de l’expression du territoire porte les valeurs et les projections identitaires et symboliques associées à ce schème transversal.

(iv) L’activation de ce schème transversal sur toutes les dimensions est un facteur de persévérance du territoire : ce dernier ne survit en effet aux transformations et interactions auxquelles il est soumis que parce que leur dynamique est le ressort même de son identité et de son existence perçue.

(v) Le territoire ne s’actualise comme forme de vie que par contraste avec les autres subdivisions administratives, politiques et éthologiques auxquelles il se confronte pour imposer ses valeurs et sa dynamique propre.

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