Quand l’art rencontre la mémoire
Le musée pour la Mémoire d’Ustica par Christian Boltanski
Patrizia Violi
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Mots-clés : authenticité, discursivité, énonciation, espace, indexicalité, mémoire, musée, trace, Ustica
Auteurs cités : Umberto ECO, Manar HAMMAD, Gianfranco MARRONE, Isabella PEZZINI, Santos ZUNZUNEGUI
1. Des musées pour ne pas oublier
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Sur ce point, voir entre autres, en ce qui concerne la sémiotique italienne, Gianfranco Marrone et Isabella Pezzini (éds.), Senso e metropoli. Per una semiotica posturbana, Rome, Meltemi, 2006 et Linguaggi della città. Senso e metropoli II. Modelli e proposte di analisi, Rome, Meltemi, 2008, Andrea Tramontana, « Il senso dei luoghi.Riflessioni e analisi semiotiche », Versus, 109-111, 2009, Patrizzia Violi et Anna Maria Lorusso (éds), Effetto Med. Immagini, discorsi, luoghi, Bologne, Fausto Lupetti, 2011.
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Cf. Isabella Pezzini, Semiotica dei nuovi musei, Rome, Laterza, 2011, Manar Hammad, « Il Museo della Centrale Montecatini a Roma. Un’analisi semiotica », in I.Pezzini e P. Cervelli (éds), Scene del consumo : dallo shopping al museo, Rome, Meltemi, 2006, Santos Zunzunegui, Metamorfosis de la mirada. Museo y semiotica, Madrid, Catedra, 2003.
Ces dernières années, l’analyse de l’espace semble avoir occupé un rôle de plus en plus central dans la recherche sémiotique. L’espace, comme l’enseignait Greimas, renvoie sans cesse à « autre que soi » : plan de l’expression auquel corréler un contenu composite et dynamique, des stratifications sociales aux dynamiques d’intégration et d’exclusion, des pratiques collectives aux formes de vie, et autres encore. Mais l’espace n’est jamais une entité générique : nous habitons toujours dans des régions spécifiques, urbaines ou extra-urbaines1 et nous déplaçons à l’intérieur d’espaces hétérotopiques, pour utiliser la définition bien connue de Foucault. Selon ce dernier, les espaces hétérotopiques sont des espaces qui, même s’ils sont reliés aux autres espaces, suspendent et neutralisent l’ensemble des rapports habituellement existant entre eux. Foucault avait à l’esprit les espaces des institutions qui disciplinent les comportements, comme les prisons ou les asiles, mais aussi les écoles, les hôpitaux, les couvents, etc. La définition pourrait de même s’appliquer parfaitement à ces espaces particuliers que sont les musées2, lieux destinés à montrer et à conserver des objets et des œuvres faisant l’objet d’une valorisation collective à l’intérieur d’une communauté spécifique. Le principe selon lequel la valeur vient avant l’objet n’a jamais été aussi vrai que dans ce cas : avant même d’être des lieux de conservation matérielle, les musées sont des lieux de fixation et de transmission de valeurs et, en tant que tels, des éléments centraux autant comme lieux de régularisation que comme lieux d’auto-description, au sens lotmanien, d’une culture.
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Cf., entre autres, Peter Vergo (éd), The New Museology, London, Reaktion Books, 1989, Kylie Message, New Museums and the Making of Culture, Oxford, Berg, 2006, Janet Marstine (éd.), New Museum Theory and Practice. An Introduction, Malden MA, Blackwell, 2006.
Parmi les « nouveaux musées » qui aujourd’hui suscitent toujours plus d’intérêt, notamment dans le domaine sémiotique3, les musées et les sites de mémoire consacrés à rappeler des événements traumatiques, des guerres et des massacres constituent un phénomène particulièrement important. Au cours des dernières décennies, ces musées se sont multipliés dans le monde entier et il est difficile de dire si une telle prolifération dépend plus de l’obsession mémorielle qui semble caractériser le monde contemporain, ou de la multiplication des traumatismes collectifs de différents genres, depuis les génocides jusqu’aux répressions féroces des régimes dictatoriaux.
Les sites de mémoire soulèvent une série de questions générales de grande importance dans une perspective culturologique : comment peut-on conserver et transmettre la mémoire d’un traumatisme ? Comment peut-on représenter le traumatisme ? Et même : est-il non seulement possible, mais aussi licite de représenter l’événement traumatique ? Qui a le droit de prendre la parole au nom des victimes ? Peut-on témoigner ce qu’on n’a pas vécu directement ? Toute action dans ce domaine est un choix qui renvoie à une politique déterminée de la mémoire et pose des questions cruciales comme celle de la « juste distance » par rapport à la narration du traumatisme, ou celle du réalisme et du réalisme « traumatique » sur le plan de la représentation.
La littérature est si vaste sur ces thèmes qu’il est impossible d’en donner un compte-rendu, même partial ; pour revenir à une spécificité disciplinaire plus circonscrite, je tenterai ici d’indiquer certains aspects particulièrement significatifs pour l’analyse de ces lieux dans une optique sémiotique, avant de proposer l’analyse d’un cas précis.
Une première question fondamentale, lorsqu’on parle de sites de la mémoire traumatique, concerne le niveau figuratif. Comment le traumatisme se figure-t-il ? Que conserver, que transmettre, et comment ? Quelles images, quels objets, quelles pièces ? Les sites de mémoire existant aujourd’hui montrent des paradigmes très différenciés sous cet angle. Certains conservent avec une obsession maniaque tout élément lié au passé traumatique et d’autres l’évoquent de façon plus métaphorique, à travers des déplacements métonymiques progressifs. Nous pouvons donc faire l’hypothèse d’une échelle de densité figurative dans la conservation de la scène du traumatisme qui correspond à différents niveaux de réalisme représentationnel ; à partir d’un maximum de réalisme qui maintient et met en scène toutes les figures de l’horreur, jusqu’à une raréfaction de la figurativité progressivement remplacée par des modalités plus abstraites et métaphoriques.
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Patrizzia Violi, « Trauma site museums and politics of memory : Tuol Sleng, Villa Grimaldi and the Bologna Ustica Museum », Theory, Culture, and Society, 29 (1), 2012.
La question du réalisme figuratif devient particulièrement centrale lorsqu’il s’agit de ce que j’ai défini comme les sites du traumatisme, c’est-à-dire des sites qui muséifient des lieux où se sont effectivement passés les événements traumatiques, comme les camps de concentration et les lieux de détention et de torture4. Que conserver de pareils lieux, témoins d’évènements terribles, et comment ? Qu’y maintenir et qu’en cacher au contraire ? Qu’est-ce qui doit, ou peut être montré de ces horreurs ? Parce que c’est leur matérialité même qui caractérise ces sites, le fait est que justement là se sont consommées des atrocités souvent irreprésentables. Ces lieux maintiennent un lien causal entre espace et événement et renvoient au traumatisme advenu selon la forme d’un rapport de renvoi de type indexical. Cela invite à une réflexion sémiotique sur ce que nous pouvons appeler une problématique de la trace, question de grande importance pour une analyse sémiotiquement orientée de ces lieux de mémoire si particuliers. Il serait toutefois naïf de présupposer une authenticité « naturellement » congénitale de ces lieux, non seulement parce que les traces peuvent être simulées, modifiées, reconstruites, mais surtout parce que leur conservation implique toujours un travail sémiotique, un travail, même involontaire, producteur de sens nouveau et de nouvelles significations.
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Cf. I. Pezzini, 2011, op. cit..
On substituera donc à l’idée d’une authenticité, naturellement liée à la trace, une analyse des effets d’authenticité que ces sites induisent sur la base d’une présupposition de causalité indexicale, effets qui mettent immédiatement en question le rôle du visiteur. Il a déjà été observé que les nouveaux musées assignent au visiteur un rôle actif, très différent de celui joué dans le passé dans les musées traditionnels5. A cette modalité active d’utilisation, les sites de mémoire ajoutent souvent une manipulation spécifique qui transforme en profondeur le rôle thématique du visiteur. Il n’est plus uniquement un sujet qui voit et apprend mais il devient, en vertu de sa présence même sur le lieu du traumatisme, une sorte de témoin du traumatisme même, comme nous le verrons dans le cas pris en considération ci-dessous.
L’analyse des manipulations auxquelles les visiteurs sont soumis, de leurs transformations thématiques, de leurs réponses pathémiques, devient ainsi partie intégrante de l’analyse structurelle et morphologique des sites, selon l’intuition fondamentale de la perspective sémiotique sur l’espace. L’originalité de cette approche méthodologique consiste en effet à penser l’espace comme un ensemble syncrétique où des personnes et des choses interagissent, selon des parcours et des comportements en partie préaménagés par les morphologies spatiales mêmes, en partie seulement prévisibles. Si cela est valable pour n’importe quel lieu muséal, dans le cas des sites traumatiques, cela devient encore plus significatif, justement pour la transformation de la visite en rite de témoignage où les visiteurs sont appelés à jouer un rôle central. Cela signifie que l’analyse d’un site de mémoire doit aussi s’ouvrir aux pratiques d’utilisation du site considéré, en les englobant comme partie intégrante de la description.
Les niveaux de pertinence à partir desquels on pourra interroger les pratiques d’utilisation et de visite d’un lieu de mémoire sont multiples. Sur le plan d’une socio-sémiotique qui s’intéresse aux consommations culturelles par exemple, il sera intéressant de s’occuper d’un phénomène qui s’étend de plus en plus ces derniers temps : le dark tourism, un type de tourisme très particulier, consacré aux lieux traumatiques et caractérisé par des rites, des règles et des comportements spécifiques.
D’un autre côté, sur le plan phénoménologique, la visite de ces lieux se présente souvent comme une expérience très forte du point de vue émotionnel, qui, chez un visiteur visant une implication passionnelle et corporelle intense, engage toujours davantage les modalités sensorielles. Une des caractéristiques transversales et les plus importantes des musées de mémoire contemporains est leur tendance à susciter une réponse émotive chez les personnes qui les visitent : plus que de lieux pour faire connaître et informer, il s’agit de véritables dispositifs pour faire ressentir. La dimension cognitive, autant dans sa fonction documentaire de faire savoir que dans celle, historico-critique, de faire penser, devient secondaire par rapport à l’implication empathique et même souvent corporelle, obtenue avec l’activation d’une sensorialité diffuse. Ce choix n’est certes pas fortuit. C’est aussi et sans doute en premier lieu à travers un semblable dispositif sensoriel « pré-réfléchi » que le visiteur devient un témoin revivant dans sa propre expérience, dans son propre corps, en une sorte de re-enactment performatif, quelque chose du traumatisme passé, vécu par d’autres personnes.
Dans ce mouvement, les dynamiques énonciatives deviennent elles aussi plus complexes. Nous savons que dans tout musée on peut distinguer entre un plan de l’énonciation muséale — modalités de l’exposition, traces de sa production et de son installation, qui prévoit un parcours de visite déterminé — et un plan de l’énoncé — niveau de l’exposition et réalité signifiante des objets exposés, de leur « histoire » pouvons-nous dire. Dans les musées de mémoire, les deux niveaux se présentent comme souvent entremêlés : le visiteur est installé à l’intérieur de l’histoire racontée, témoin participant et acteur du traumatisme même que le musée raconte. Le Musée pour la Mémoire d’Ustica que j’analyserai ici en détail constitue un cas exemplaire et particulièrement significatif pour illustrer ces dynamiques.
2. Le Musée pour la Mémoire d’Ustica, à Bologne
Le cas que j’analyserai est un musée pour la mémoire assez particulier : le Musée pour la Mémoire d’Ustica, à Bologne, réalisé par Christian Boltanski dans le but d’honorer et conserver la mémoire des victimes d’un accident d’avion qui se révéla un vrai épisode de guerre. Mais commençons dans l’ordre. Ce Musée est tout d’abord un objet sémiotique complexe, qui permet des parcours de lecture différenciés. Il représente premièrement un espace signifiant qui doit être décrit et analysé en articulant les formes de la spatialité dans leur configuration systémique. Il est en même temps la résultante d’une pratique contractuelle complexe de qui a eu, dans la société civile, son propre Destinateur ; c’est la clé qui permet de considérer le Musée comme un moment d’élaboration d’un traumatisme collectif qui n’a pas encore trouvé de solution satisfaisante sur le plan proprement juridique. Il s’insère, à partir de ce point de vue, dans un jeu complexe de dynamiques mémorielles, fréquentes de nos jours, où une solution juridique apparaît impraticable et une sanction politique impossible. De nouveaux acteurs apparaissent alors sur la scène sociale pour se charger d’une mémoire controversée et non pacifiée, acteurs représentant la société civile, souvent sous la forme d’associations de victimes, comme cela arrive toujours plus souvent dans les situations qui suivent des dictatures et des guerres civiles. Enfin, le musée pour Ustica est aussi, et sans doute surtout, une œuvre d’art, une installation d’avant-garde qui suscite de nombreuses réflexions intéressantes pour une sémiotique socio-culturellement orientée : la mémoire traumatique spécifique d’un événement peut-elle devenir œuvre d’art générale et, à sa façon, universelle ? Quelles passions, quelles implications, quelles réactions cela induit-il chez les visiteurs transformés en spectateurs d’une installation artistique ? Et plus encore : comment en est-on arrivés à la conception même de ce musée ?
Le 27 juin 1980, le DC-9 d’Itavia en vol régulier entre Bologne et Palerme, disparaît de l’écran des radars de contrôle et s’abime dans la Méditerranée entre l’île d’Ustica, près de la Sicile et de Ponza, cette dernière île se trouvant à mi-chemin entre Rome et Naples. Les 77 passagers, parmi lesquels onze enfants de deux à douze ans, et les quatre membres de l’équipage, moururent dans le crash.
La première hypothèse après le désastre fut celle d’un écroulement soudain de certaines structures portantes de l’avion et, précisément à cause de cette suspicion, la société Itavia fit faillite peu après l’événement. Toutefois, dès le début, de sérieux doutes émergèrent sur la cause réelle du désastre et d’autres hypothèses commencèrent à prendre forme — entre autres, l’hypothèse d’un engin explosif placé à l’intérieur de l’avion, ou celle de l’existence d’un missile guidé de l’extérieur.
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Moins de deux mois après la tragédie d’Ustica, une bombe explosa à la gare de Bologne, tuant 82 personnes et en en blessant plus de deux cent. Après un long procès controversé, un groupe néofasciste fut jugé coupable de l’exécution matérielle du crime et condamné, bien que ses instigateurs n’aient jamais été identifiés et que de possibles complicités avec les services secrets n’aient jamais pu être établies. Il est intéressant aussi de remarquer que le terme de « massacre » ne peut pas être officiellement utilisé dans le cas du désastre d’Ustica. Comme tel, il est soigneusement évité dans les comunications publiques. Un « massacre », en effet, implique une intentionnalité précise de tuer, qui n’était certainement pas le cas d’Ustica, déclassifié au rang de « regrettable accident », effet collatéral d’une guerre jamais déclarée.
En 1982, une Commission d’État fut chargée d’enquêter sur ce qui devint bientôt un des cas les plus controversés de massacres publics dans l’Italie de cette période6. Pendant plus de quinze ans, des séries d’enquêtes se suivirent les unes après les autres, avec différentes tentatives de dépistage et de dissimulation de la part des plus hauts niveaux d’autorité des Forces Armées, à tel point que les sommets du commandement de l’Aéronautique militaire furent mis en examen par la Commission des actes de haute trahison.
C’est seulement en 1999 qu’une sentence définitive, émise par le magistrat Rosario Priore du Tribunal de Rome, établit la nature de ce qui s’était réellement passé cette nuit-là au-dessus de la mer Tyrrhénienne : il ne s’agit pas d’un accident mais d’un véritable acte de guerre, guerre non déclarée et ignorée de l’opinion publique, qui, « par erreur », avait tué quatre-vingt-un civils innocents. Le DC-9 avait effectivement été abattu par un missile tiré à partir d’un avion militaire de combat appartenant à une nation membre de l’OTAN, en cherchant à abattre un avion libyen qui probablement volait à la suite du vol Itavia et sur lequel, peut-être, voyageait le colonel Kadhafi.
Aujourd’hui encore, l’identité de la nation membre de l’OTAN impliquée dans cette action militaire présumée reste inconnue. Il n’est pas assuré qu’il s’agisse des États-Unis ou de la France. Une demande d’indemnité a été récemment adressée à l’État français, mais le cas étant classé comme affaire militaire internationale et les normes du droit commun ne faisant pas autorité sur des autorités militaires étrangères, le tout finit « en queue de poisson ». Même impasse, par ailleurs, du côté du commandement de l’aéronautique militaire italienne.
Pendant ce long procès à la fois pénal et politique, un rôle central a été joué par l’Association des Victimes du Massacre d’Ustica, fondée le 20 mai 1988, et dont la présidente Daria Bonfietti, sœur d’une des victimes et membre, pendant de nombreuses années, du Sénat italien, a lutté sans relâche pour tenter d’établir la vérité sur l’accident et pour en maintenir et en transmettre la mémoire. C’est surtout grâce au travail et à la mobilisation de l’Association qu’on a pu arriver à la construction du musée comme lieu de mémoire d’Ustica.
Avant de passer à l’analyse de l’espace muséal, une réflexion préliminaire est nécessaire afin d’encadrer l’acte d’institution du musée, et l’événement auquel il renvoie, dans un cadre historique qui seul en permet, à mon sens, une intelligibilité plus complète. Derrière cette observation, apparemment banale, se cache cependant une grande question théorique pour la sémiotique, qui renvoie à la question, longtemps débattue, de la relation entre texte et contexte. Il ne s’agit pas ici de proposer à nouveau, sous de nouvelles formes, la vieille idée que le contexte historique apporte des éléments de signification à l’événement, mais plutôt de construire un objet d’analyse complexe, et inévitablement syncrétique, formé à partir d’une nouvelle tournure encyclopédique, pour utiliser les mots de Eco, ou, si on préfère, à partir d’une portion donnée de la sémiosphère. L’histoire d’Ustica, sa tragédie et la longue enquête qui a suivi, peut être lue comme une trame narrative complexe dont le musée représente la sanction finale, une trame narrative qui, à son tour, est un chapitre spécifique d’une narration encore plus articulée qui concerne la période tragique et obscure qui va des années 70 aux années 90, les années dites de plomb. Période de massacres obscurs et jamais démêlés jusqu’au bout, aucune sanction de la part des institutions de l’Etat, aucune sentence juridique, qui auraient permis de clore ces événements, n’ayant en effet jamais été prononcées, alors qu’un processus juridique en bonne et due forme aurait assigné une forme d’intelligibilité au passé.
Pendant ces années, en Italie, a eu lieu un procès de nature autant politique que sociale, qui a progressivement destitué l’État et ses institutions du rôle formel de Destinateur de la collectivité, à cause du discrédit et des soupçons de collusion entre les appareils d’État, les services secrets et les terroristes fascistes. La délégitimation de l’autorité de l’État, vue comme incapable si ce n’est directement impliquée dans la perpétration et la couverture d’activités criminelles, a laissé un espace vide là où d’autres figures de « Destination » ont commencé à s’affirmer. En premier lieu, par un déplacement d’initiative politique de l’Etat vers les tribunaux : les enquêtes judiciaires sont devenues les lieux d’un processus politique inachevé et le discours juridique, à travers les figures de ses juges et de ses magistrats, s’est souvent trouvé devoir assumer le rôle traditionnellement occupé par les institutions politiques. Il faut toutefois observer que dans de nombreux cas les procès se sont par la suite conclus, après d’interminables renvois en cour d’appel, par une impasse sur le plan des attributions de responsabilités pénales. Ainsi, aux côtés des juges, une autre figure est devenue toujours plus importante en tant qu’instance destinatrice : la société civile et, en particulier, les associations de victimes et de familles de victimes comme celle qui, dans le cas du Musée d’Ustica, a joué, on l’a dit, un rôle tout à fait central. L’histoire politique et juridique complexe, et seulement partiellement résolue de l’affaire Ustica, est partie intégrante du sens global que recouvre le musée : ce n’est pas uniquement un lieu qui transmet la mémoire historique de l’événement, il assume aussi la fonction d’un rite funèbre prolongé, mais aussi une fonction indirecte de compensation pour la pleine reconstruction manquée de la vérité des faits.
Pendant les longues années d’enquête, à partir de 1987, les restes de l’avion, avec une série d’objets personnels des victimes, furent récupérés au fond de la mer, et un squelette du fuselage et de ce qui restait du DC-9 fut reconstruit dans un hangar militaire à Pratica di Mare, près de Rome. La reconstruction fut terminée en 1991. A ce moment-là, l’épave, au lieu d’être détruite comme il est normal que cela advienne dans des cas moins controversés, fut mise à la disposition des familles de l’Association des Victimes.
Entre temps prenait forme, avec le soutien des administrations locales de Bologne et de la région Émilie-Romagne, l’idée de construire un musée pour conserver l’épave et préserver la mémoire de la tragédie. Bologne n’était pas un choix fortuit : l’itinéraire du vol Itavia 870 était Bologne-Palerme et, du fait que Bologne était le point de départ, la majorité des victimes provenait de cette ville. Encore plus important est le fait que l’Association était basée à Bologne et que les administrations locales avaient toujours été activement impliquées dans le soutien au projet du musée. Après maintes discussions et un projet pilote jamais réalisé, on trouva finalement, dans l’immédiate périphérie de Bologne, un espace pour le musée dans une gare désaffectée de terminus de tramways.
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Le transport fut filmé par hélicoptère ; la vidéo est aujourd’hui visible dans une petite salle de documentation annexée à la salle principale d’exposition du musée.
En juin 2006, l’épave de l’avion fut transportée à Bologne par une quinzaine de camions des pompiers : pendant quelques jours le réseau autoroutier italien fut partiellement bloqué à cause de ce transport exceptionnel7. L’intérieur du musée fut confié à Christian Boltanski, qui accepta de le réaliser gratuitement et pensa à une installation permanente. Le 27 juin 2007, vingt-sept ans après le désastre, le Musée pour la Mémoire d’Ustica fut officiellement ouvert au public.
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Il est intéressant de remarquer que dès son ouverture, le musée, non sans polémique, fut lié au Musée d’Art Moderne et Contemporain de Bologne (Mambo) et non au réseau des autres musées historiques de la ville. Même si ce choix était sans aucun doute motivé par la participation d’un artiste connu comme Boltanski, il représente aussi une forte indication implicite sur le parcours de lecture et d’utilisation prévu du musée même.
Dès sa conception, le musée d’Ustica apparaît non seulement comme un lieu de mémoire historique mais aussi comme le lieu d’une sépulture idéale, à partir de ce cortège funèbre collectif qu’a été le long voyage de « retour » de l’épave à Bologne, reste symbolique de tous les corps perdus à jamais. L’isotopie funéraire devient ainsi l’élément central pour la compréhension non seulement de l’espace du musée, mais de tout le sens global de l’opération qui l’a déterminé. Chromatiquement activée par la présence du noir, elle renvoie en même temps à un « hors texte » qui implique toutes les pratiques qui ont conduit à la construction du musée, et dont restent des traces documentaires sous forme de vidéo et de matériel visuel varié. En particulier, trois sont les moments qui soulignent le plus le caractère de réelle cérémonie funéraire : i) Le transport de l’avion de Pratica di Mare à Bologne, qui a pris la valeur d’un enterrement collectif substitutif de l’enterrement impossible des victimes. La vidéo du transport est montrée sans interruption dans une petite salle du musée, mémoire répétée d’un vrai parcours funéraire. ii) La procédure d’installation de l’épave à l’intérieur du musée. Vues les énormes dimensions de l’avion, il a fallu le faire descendre du haut dans l’espace déjà aménagé du musée, auquel a été ajouté par la suite le toit. Cette séquence, toujours visible en vidéo et reproposée dans la salle-archive du musée, reproduit exactement, sur plus grande échelle, la séquence de l’enterrement d’un sarcophage. iii) Enfin la cérémonie d’inauguration du Musée, qu’il n’est pas possible de décrire ici en détail, advenue le 27 juin 2007 en présence de toutes les autorités de la ville, a été, de par le rythme et les modalités oratoires, une véritable cérémonie funèbre8.
Toute cérémonie funèbre est aussi un grand dispositif de vision et de dissimulation : le corps de la personne décédée est au centre des pratiques cérémonielles, mais en même temps il est, du moins dans notre culture, caché et inaccessible à la vue, enfermé dans un cercueil. La dynamique complexe de visibilité/invisibilité, de tension entre ce qui est montré et ce qui ne peut pas l’être, mais à quoi on peut seulement faire allusion indirectement et au moyen de traces, est au cœur de l’installation de Boltanski.
Le Musée pour la Mémoire d’Ustica est composé d’un unique espace de grandes dimensions qui contient une petite salle latérale où sont projetés des documentaires vidéo sur l’affaire Ustica, par exemple les différents journaux télévisés de l’époque. L’espace de l’installation est une pièce rectangulaire, dominée par l’immense épave reconstruite qui occupe la pièce toute entière et qui s’impose au regard avec une énorme efficacité pathémique (Figure 1) :
Figure 1. Musée pour la Mémoire d’Ustica. L’épave.
L’épave est située environ un mètre plus bas par rapport à l’espace où se trouvent les visiteurs, une galerie surélevée fait le tour de la salle et permet la visibilité de l’épave sous tous les angles, obligeant, pour ainsi dire, le visiteur à la vision (ne pas pouvoir ne pas voir). A partir de cet espace, les visiteurs voient l’avion reconstruit, mais ne peuvent ni l’approcher ni le toucher ni entrer dans l’épave. Cette dernière est située sur un sol parsemé de gravillons qui rappellent le fond de la mer. Autour d’elle, sur le sol, côte à côte, neuf grandes caisses en bois noir et mat rappellent d’énormes cercueils (Figure 2) :
Figure 2. Musée pour la Mémoire d’Ustica. Les caisses à côté de l’épave.
Les caisses sont des conteneurs, mais les visiteurs ne peuvent pas en voir le contenu : ils sont modalisés selon un ne pas pouvoir voir. Nous reviendrons plus bas sur ce point.
L’opposition créée entre les deux niveaux instaure une première répartition de l’espace en deux régions distinctes : au niveau inférieur, l’épave, au niveau plus élevé la galerie des visiteurs. Nous trouvons ici un premier système semi-symbolique de corrélations spatio-temporelles et actorielles où l’épave, située en bas, représente le temps du passé et de la mort, visible mais inaccessible, alors que la galerie, en haut, est le temps présent des visiteurs et de la vie, selon un schéma d’oppositions de ce type :
Bas |
Haut |
Sol |
Galerie |
Espace de l’épave |
Espace des visiteurs |
Passé |
Présent |
Visible mais inaccessible |
Praticable et accessible |
Ne pas pouvoir faire |
Pouvoir faire |
Statique |
Dynamique |
Mort |
Vie |
Mais les choses sont en réalité bien plus complexes et l’entrelacement du présent et du passé, de la vie et de la mort, se révèle vite beaucoup plus riche et subtil. Procédons cependant par ordre, en suivant le parcours expérientiel d’un visiteur hypothétique qui entre pour la première fois dans le musée et tentons d’en décrire les impressions en détail. En entrant dans la grande salle qui contient l’installation, les visiteurs sont saisis par un ensemble de sensations complexes et se trouvent immergés dans une atmosphère poli-sensorielle qui n’implique pas uniquement la vue. C’est seulement peu à peu que nous sommes capables de désambiguïser les différents effets sensoriels en localisant leurs sources respectives. Une étrange sensation auditive envahit la pièce : des susurrements rythmiques qui tout d’abord ne sont pas clairement identifiables mais rappellent vaguement le murmure des vagues de la mer. L’illumination de la pièce aussi semble suivre un rythme propre, de nature tensive, qui augmente et diminue la luminosité de la salle de façon graduelle ; l’effet est dû à 81 lampes qui pulsent lentement et régulièrement avec une plus ou moins forte intensité.
- Note de bas de page 9 :
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Je ne peux pas ici entrer dans les détails, mais l’indexicalité des mémoriaux et des musées de mémoire est responsable d’un effet de réalité précis, qui dépend de la continuité avec l’événement traumatisant lui-même, et qui ouvre une question complexe d’« authenticité » du lieu, cf. P. Violi, 2012, op. cit..
L’impression sensorielle la plus intense est certainement celle provoquée par la vue de l’immense épave qui occupe la totalité de l’espace principal du musée. Le squelette de l’épave est constitué de plus de 2000 fragments récupérés dans la mer ; chacun étiqueté avec un petit morceau de papier contenant les notes et les numéros utilisés par les enquêteurs dans la tentative de reconstruire un inventaire complet des fragments récupérés en mer. Il y a dans cette tentative de reconstruction ce que j’ai appelé ailleurs un effet d’indexicalité : l’épave ne représente pas le traumatisme, elle est le lieu même où la tragédie est advenue9.Un lien direct de causalité lie l’épave à l’événement qui l’a produite et est responsable de son efficacité extrêmement particulière : il est quasi impossible de ne pas tenter d’imaginer ce qu’a été le fait de se trouver là au moment de la tragédie et ce que doivent avoir ressenti les passagers de ce vol ultime et tragique.
Cet effet pathémique intense et presque violent dépend précisément du fait que ce que nous voyons est le véritable avion, ou du moins ce qu’il en reste, patiemment recomposé, morceau par morceau au cours du temps.
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Cf. Umberto Eco, Trattato di semiotica generale, Milan, Bompiani, 1975 (tr. fr., Traité de sémiotique générale, Paris, Livre de poche. 1991).
Mais est-ce le véritable avion ? On affronte ici le problème de l’authenticité qui traverse tous les musées de mémoire qui conservent sous forme muséale les lieux qui ont été le théâtre effectif de drames et de tragédies de différents types, de massacres, de tortures, d’emprisonnements. Le dilemme tourne autour de la notion sémiotique de trace, définie par Eco comme un signe par reconnaissance, c’est-à-dire un signe qui devient tel uniquement au moment où il est interprété comme tel10. Sans reconnaissance sémiotique, la trace est seulement la conséquence causale d’un acte déterminé, comme l’empreinte laissée sur la plage par un corps qui, avant d’être reconnue comme telle, ne prend pas encore part à un régime de sémiose. La trace participe d’une nature hybride : d’un côté d’une matérialité produite par un événement, de l’autre d’un signe de cet événement reconstruit à partir d’un acte d’interprétation. Naturellement, c’est ce second niveau qui nous intéresse sémiotiquement parlant ; toutefois, au moment où nous reconnaissons un signe comme trace de ce qui l’a causé, justement de par sa nature causale, nous tendons inévitablement à le considérer comme plus « vrai » ou plus « authentique » que d’autres signes intentionnellement produits pour signifier. Mais aucune trace n’est innocente ou « immédiate », ni ne peut garantir aucune authenticité ontologique : plus que de nous assurer d’une vérité, le signe-trace produit un effet d’authenticité, en fonctionnant comme un puissant dispositif évocateur de réalité. Dans notre cas, par exemple, l’épave que nous observons est, et en même temps n’est pas, l’avion originel ; de plus, ce n’est même pas l’avion récupéré dans les abysses marines après la chute. En effet, les restes de l’avion récupérés au fond de la mer comprenaient à l’origine beaucoup plus de pièces que celles exposées au musée : des tonnes de matériaux divers, des sièges entre autres, des centaines de câbles et de nombreuses autres parties de l’appareil. Ce que nous voyons aujourd’hui dans le musée est donc une reconstruction de l’avion, sur la base d’un processus de sélection très soigné et systématique tendant à produire un effet de réalité extrêmement précis.
En marchant le long de la galerie, le visiteur se rend très vite compte que les sons entendus en pénétrant dans la salle proviennent de 81 miroirs noirs, accrochés en file le long des deux parois de la pièce qui n’ont pas de fenêtres (Figure 3) :
Figure 3. La galerie des glaces noires
Derrière chaque miroir noir se cache un haut-parleur qui diffuse le son d’une voix enregistrée, chacune différente : des hommes, des femmes, des enfants. Tous murmurent des phrases différentes. Ce n’est qu’au moment où on s’approche et où on s’arrête devant chaque miroir qu’on peut distinguer les phrases et en saisir le sens. Il s’agit de bribes de conversations que les passagers pourraient s’être échangées pendant le vol, ou bien de pensées qu’ils pourraient avoir eues avant le crash, parfois banales et sans importance, parfois dramatiques, parfois légères.
Ce sont ces voix qui constituent le vrai noyau esthétique et pathémique de l’installation de Boltanski : à travers ces voix, les victimes invisibles reviennent à nous par le passé, se font vivantes en occupant l’espace immatériel de leur pure sonorité. L’artiste a redonné la parole aux 81 passagers du vol Itavia, en imaginant pour chacun d’entre eux une phrase, un fragment isolé dans le cours des pensées et des conversations. Chaque phrase a par la suite été récitée par un acteur ou une actrice professionnels et enregistrée sur une bande qui passe en boucle.
Les phrases nous renvoient un caléidoscope d’observations, de préoccupations, de projets, de pensées, quotidiennes ou profondes. Il y a celui qui pense aux vêtements qu’il portera le lendemain, qui à la semaine de repos qui l’attend, qui aux résultats d’une analyse médicale, qui à la maison à restaurer ou aux tâches quotidiennes, qui à la vie qui fuit à jamais. Des espoirs, des réflexions, des fantaisies pour un futur imaginé qui ne se réalisera jamais, mais qui est encore ignoré au moment de l’énonciation. Si, pour ceux qui les énoncent, ces phrases renvoient toutes à la temporalité du futur, pour les visiteurs qui les écoutent elles se situent dans un passé qui a déjà dramatiquement interrompu leur teneur de projet. Un écart entre futur et passé qui est aussi un écart sur le plan épistémique : les victimes ne savent pas encore, les visiteurs savent déjà.
Je n’ai pas bien fermé la porte d’entrée de la maison.
J’espère que Palerme va battre Catane 3 à 0.
J’en ai marre de l’école. Le maître est un idiot.
J’adore la Sicile.
Les tartes de Mamy sont succulentes.
J’ai peur de dormir chez Mamy et Papy. Il y a des souris dans le grenier.
Seigneur, protège mes enfants. Je ne peux plus rien faire pour eux, je suis trop vieille.
Quelle tristesse aujourd’hui. Espérons que demain ça aille mieux.
Si demain il fait très chaud, je mets ma robe blanche.
Le notaire est malhonnête. Je dois faire attention.
Antonio est un salaud.
Dès que j’arrive je plonge dans l’eau.
Pendant huit jours ne rien faire, dormir manger et me reposer uniquement.
Je préfèrerais aller en vacances en Turquie et connaître des gens nouveaux.
Quand je rentre à Bologne j’aurai les résultats des analyses.
Elena a tellement besoin de moi. Que va-t-il lui arriver ?
Maintenant que papa est mort je me sens si seul.
J’ai tellement travaillé que j’ai oublié de vivre.
Comment vous le redire que je pars pour aller vivre à Milan ?
J’ai déjà 40 ans. La vie passe trop vite.
Observons à présent comment le système des oppositions précédemment indiqué s’enrichit de nouvelles oppositions, devenant en même temps plus complexe et nous obligeant à réarticuler certaines dimensions de sens. Les nouvelles oppositions qui s’ajoutent au système déjà individualisé concernent les formes de l’aspectualité, les modes de signification et le rapport entre réalité et fonctionnalité.
En ce qui concerne l’aspectualité, à l’événement ponctuel du désastre aérien, représenté par l’épave, s’oppose l’interactivité et la continuité circulaire des voix enregistrées, qui répètent sans cesse la même phrase. D’autre part, les visiteurs se trouvent placés dans un espace circulaire qui permet un seul mouvement répétitif, imposant un parcours continu autour de l’épave, et jamais vers elle ou à l’intérieur. Il s’agit d’une circularité qui relève de la fixation caractéristique de tout événement traumatique qui se représente toujours égal à lui-même sans pouvoir se transformer et devenir autre.
- Note de bas de page 11 :
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Cf. U. Eco, 1975, op. cit..
Il y a ensuite une opposition entre deux modes de signification et de production signique que j’appellerai mode de l’indexicalité et mode de la discursivité11. En termes sémiotiques, nous dirons que l’épave renvoie à l’objet propre par voie indexicale, alors que les récits des voix des miroirs situés dans la galerie renvoient à une dimension de discursivité. À cette opposition s’en ajoute une autre entre réalité de l’événement, attestée par la matérialité de l’épave, et reconstruction fictionnelle dans les narrations imaginées par Boltanski. Nous pouvons résumer le système de ces nouvelles oppositions ainsi :
Événement ponctuel |
Continuité circulaire |
Indexicalité |
Discursivité |
Réalité |
Fictionalité |
Sur le plan temporel, les glaces avec leurs voix modifient et transforment la simple opposition temporelle que nous avions posée comme hypothèse entre le passé historique de l’événement et le présent du visiteur, que nous pouvons considérer comme le présent de l’énonciation inscrite dans le musée. A ce dernier se relie un autre type de présent, atemporel et cyclique, qui est le présent des voix enregistrées.
De cette façon, la galerie devient le lieu où se confrontent et entrent en relation différentes dimensions temporelles : les voix proviennent du passé mais sont énoncées dans un présent duratif circulaire et interactif, qui à son tour se confronte avec le temps présent des visiteurs tournant en rond autour de l’épave. De cette façon, un premier court-circuit se produit entre passé et présent, un présent circulaire et sans fin, où les différentes voix sont « condamnées » à répéter la même phrase, à jamais. Mais en même temps, les voix sont toutes des murmures projetés sur de possibles scénarios futurs, partie d’un plus ample projet de vie où tous les êtres humains sont toujours immergés, un futur possible interrompu à jamais pour les voyageurs du vol Itavia.
Dans ce complexe entrelacement de temps différents — le passé d’où proviennent les voix, le présent de leur énonciation, le futur de leur projet interrompu — une sorte de rupture temporelle commence à se matérialiser. C’est le moment ponctuel de la catastrophe advenue, absent des paroles des victimes du moment que leur énonciation se situe dans un temps qui la précède. C’est le visiteur, et lui seul, qui comble cette lacune, en liant à travers l’immédiateté de sa présence différentes dimensions temporelles : la projection des voix des morts dans leurs vies futures qui ne s’accompliront pas et la conscience du désastre, la fermeture définitive qui met fin à tout futur.
Le positionnement particulier du visiteur à l’intérieur de l’installation fonctionne comme un dispositif de sens qui réactualise et re-présente l’expérience des victimes, avec la douloureuse conscience que les victimes du désastre ne pouvaient pas savoir ce qui allait leur arriver. Le visiteur, de cette façon, devient, plus que le spectateur d’un traumatisme représenté, le témoin d’une tragédie qui se re-présente sans fin.
- Note de bas de page 12 :
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Cf. M. Hammad, 2006, op. cit..
Il a été relevé que, même dans un espace muséal, on peut distinguer entre énonciation et énoncé12. D’un côté, l’énonciation du musée renvoie aux modes et aux parcours de l’exposition, de l’autre, l’énoncé est constitué par ce qui fait l’objet de l’exposition. Dans le Musée d’Ustica, cette distinction semble s’ouvrir sur une troisième dimension virtuelle, où l’énonciation énoncée des voix s’ancre dans le présent de la temporalité des personnes qui visitent le musée, transformant le visiteur en témoin. Le hic et nunc des voix entre en court-circuit avec le hic et nunc du spectateur et le contraint à se projeter dans ce présent fictionnel, dont le futur est l’épave du désastre déjà advenu.
Quelque chose d’analogue se passe sur le plan de l’espace, où il est aussi possible d’individualiser une sorte de troisième espace virtuel, intermédiaire entre l’espace de l’épave et l’espace de la visite. Cet espace virtuel est celui des glaces et de leurs images réfléchies, un espace de vision ambigu entre le ne pas pouvoir voir et le ne pas pouvoir ne pas voir.
Dans le musée d’Ustica, les victimes sont invisibles : on ne trouve pas leur image, leurs noms ne sont pas mentionnés, il n’existe pas de photographies. A la totale visibilité de l’épave, qui peut être observée sous tous les angles et de chaque position, l’invisibilité des victimes agit comme contrepoint. Elles occupent le lieu de l’absence, elles sont en dehors du règne de la représentation, elles sont le côté non-représentable du désastre. Toutefois, malgré l’absence, leur présence est constamment révélée à travers différents dispositifs de déplacement et de substitution rhétorique, dont le premier est sans aucun doute représenté par leurs voix qui nous arrivent d’un passé hors du temps. Le musée entier pourrait, en effet, être lu comme un dispositif sophistiqué pour la création d’une re-présentation disloquée de l’événement traumatisant, plutôt que comme sa représentation.
Comme je l’ai dit, on ne trouve aucune photographie des victimes dans ce musée. Ce sont les voix qui parlent pour elles, et les voix proviennent de la partie postérieure des 81 glaces noires, autant que les morts du DC-9. Ces miroirs remplacent évidemment les images des victimes, et rappellent, par leur consistance matérielle et chromatique, les pierres tombales d’un cimetière.
Il s’agit cependant en même temps de vrais miroirs qui réfléchissent l’image du visiteur qui les regarde. Ce que le visiteur voit, et ne peut ne pas voir lorsqu’il se positionne en face d’eux, ce n’est pas l’image d’une victime mais son propre visage qui le regarde. Au-delà de tout psychologisme, c’est le dispositif-même de la vision qui produit un puissant effet d’identification avec chacune des victimes d’un massacre insensé, et qui suscite la pensée que n’importe qui d’entre nous aurait pu être à sa place.
L’espace de la représentation de la victime est ainsi un espace vide, une absence remplie par l’image réfléchie du spectateur. Un autre court-circuit semble advenir aussi, non plus sur le plan temporel mais sur le plan spatial et visuel. Le visiteur est situé exactement dans le même espace où « devrait » se trouver l’image de la victime, encadré dans son absence. En même temps, en regardant leur propre visage réfléchi dans le miroir, les visiteurs voient aussi derrière eux l’image réfléchie de la masse imposante de l’épave qui leur rappelle la réalité de ce qui est arrivé.
Dans l’espace de vision entre notre regard et l’image réfléchie, de nombreuses temporalités différentes s’entrecroisent : le passé terminatif de l’épave et le présent interactif des voix, mais aussi le présent en acte de notre être-là, à ce moment-là, en tant que visiteurs et témoins de la tragédie advenue. Le miroir révèle sa nature de dispositif énonciatif complexe : il inscrit dans son réfléchissement obscur le hic et nunc du visiteur et le superpose au présent enregistré des narrations dans leur durativité sans fin, et, en même temps, il nous rappelle à tout moment un passé tragique irréversible. Grace à l’effet particulier de leur noirceur qui permet le réfléchissement des images mais en nuance les contours en les amalgamant, les glaces noires entrelacent et mettent en tension instable deux espaces — celui de l’épave et celui du visiteur —, deux temps — le passé de la tragédie et le présent de l’énonciation en acte, deux rôles actoriels — la victime et le spectateur, qui, à l’instant du regard réfléchi, se superposent. Dans cet espace virtuel de l’image réfléchie, le visiteur suture l’absence de la victime et en témoigne en même temps, en la re-présentifiant dans son image même.
Le musée ne restitue pas les images des victimes ni aucun de leurs objets personnels. Les victimes restent confinées, dans leur concrétude et leur individualité, dans la dimension de ce qui ne peut ni être montré ni vu de façon directe. Nous pouvons nous approcher d’elles seulement à travers la médiation de traces, images de choses à nous accessibles uniquement après que notre visite se sera conclue.
Nous avons dit qu’à côté de l’épave sont disposées neuf grandes caisses de bois noir (neuf étant un sous- multiple de 81). Dans ces caisses sont contenus les objets personnels des passagers du DC-9, que le visiteur ne verra jamais directement. Un choix de ce genre semble étendre aussi aux objets la même sacralité et, par conséquent, l’impossibilité de vision, attribuée aux corps des morts, qui ne doivent pas être vus. Trop intimes les uns et les autres, trop personnels, trop insupportables pour être montrés.
Les visiteurs découvriront ce que contiennent les grandes caisses-sarcophages uniquement à la fin de leur visite, lorsqu’à la sortie du musée on leur offrira un petit livret blanc intitulé : Liste des objets personnels appartenant aux passagers du vol IH870. Il contient la liste de tous les objets récupérés en mer et à présent contenus dans les neuf caisses noires du Musée.
Tous les objets ont été photographiés avec soin avant d’être mis dans les caisses et sont reproduits dans le livret en de nombreuses petites photographies en noir et blanc, sur le modèle des photos de police et sans aucune légende d’accompagnement. Les objets sont classés et regroupés par catégories (par exemple les chaussures, les sacs, les objets de toilette, les lunettes, les portefeuilles), sans aucune référence à leurs propriétaires. Ainsi décontextualisés de leurs fonctions habituelles et classés sous forme presque « scientifique » de listes et sous-listes, ils perdent leur quotidienneté usuelle et débonnaire pour nous apparaître étrangers et en deuil, produisant un puissant effet d’étrangeté cognitif et en même temps d’implication empathique (Figure 4) :
Figure 4. Détail de la brochure informative
- Note de bas de page 13 :
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Cf. Daniele Salerno, « The Form of a Traumatic Memory : Christian Boltanski and the Ustica Massacre », communication, Conference on Transcultural Memory, University of London, 4-6 February 2010.
Les visiteurs sont autorisés à garder le livret lorsqu’ils quittent le musée. Il représente un substitut métonymique des victimes et de leurs photos, avec les images de leurs objets personnels, trace labile d’une trace. On a observé que ce livret rappelle la pratique, en usage en Italie, de distribuer à tous les présents, à la fin d’un enterrement, une photographie de la personne décédée, comme souvenir et témoignage mémorial13. Cette analogie confirme notre hypothèse de lecture du Musée d’Ustica comme grand rite funèbre.
En même temps, il nous reporte à la centralité de la dimension scopique et à la dialectique entre voir et ne pas voir : les morts sont ceux qui nous ont été soutirés à jamais à la vue et aucune de leur reproduction visuelle n’est possible. Les glaces réfléchissent nos propres visages qui les cherchent, la matérialité des objets qui leur ont appartenu est trop insupportable pour être regardée. Elle peut seulement nous être représentée dans l’anonymat d’une liste qui les regroupe par catégories et non pas par singularités signifiantes, accumulation de pauvres choses sans plus de sens et sans plus de couleur.