Sémiotique et marché
Les dynamiques, les problèmes, la nécessité
Giulia Ceriani
Université de Sienne
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Mots-clés : acteur-sujet, culture de consommation, marque, médias
Auteurs cités : Vanni Codeluppi, Mary DOUGLAS, Eric LANDOWSKI, Gilles Lipovetsky
1. Consommation et société
Le rapport entre la consommation et la société a été profondément redéfini au cours de la récente évolution historique et économique : on ne peut plus les envisager comme deux entités distinctes. La vie sociale est intrinsèquement tissée de faits de consommation auxquels sont désormais liés l’identité, la représentation, la capacité de relation des individus et leur mode de vie. Cela concerne la société italienne, mais également le contexte international, qui a délégué à la circulation sociale, des valeurs qui ont trouvé dans les marchandises un lien fondamental avec l’approche sémiotique.
Comment cela s’est-il produit ? Comment sommes-nous passés d’une distinction relativement claire entre la consommation en tant que praxis d’utilisation des biens, de subsistance d’abord, puis toujours plus superficiels, à une société dépendante de la consommation au point de ne plus pouvoir la distinguer de la communauté d’individus partageant des biens ? S’agit-il d’un acteur collectif qu’on peut caractériser en fonction de ses us et coutumes ? D’un tissu interconnecté en raison des entrecroisements créés par les biens de consommation ? Ou bien s’agit-il d’une hypothétique société de consommation qu’il faut alors opposer au binôme consommation et société ? Comprendre dans quelle mesure il en est ainsi malgré certaines restrictions imposées par la conjoncture, tel sera notre premier point. Nous mettrons ensuite en évidence la nécessité actuelle d’une société dotée d’une compétence sémiotique. Cette première ébauche cherchera avant tout à expliquer comment nous en sommes arrivés là, ce que nous avons perdu et ce que nous avons gagné chemin faisant, et surtout, quelles sont les dynamiques contemporaines qui imposent le dépassement des catégorisations actuelles.
Pour remonter aux origines, il faut faire un bref excursus. On fixe conventionnellement le début de l’influence réciproque entre consommation et société à l’ère élisabéthaine, époque où la centralisation du pouvoir obligeait les nobles à quitter leur résidence de campagne pour recevoir leurs faveurs directement à la cour : d’où une compétition inter pares, une consommation de parade, nécessaire pour tenir sa place auprès de la souveraine, une consommation élitaire destinée à introduire des différences à l’intérieur d’une même classe privilégiée. Pour passer à la consommation de masse, il faut se déplacer à la fin du XVIIIe siècle en Angleterre, au début de la révolution industrielle : là, les classes sociales étaient plus proches entre elles et les biens consommés servaient évidemment à distinguer les couches sociales mais également, vue la mobilité sociale relative du contexte, à distinguer une consommation de type stimulatif. C’est le passage favorisant la naissance de l’individu, renforcé par la conception du soi, à l’intérieur duquel l’acte de consommation assume une valeur fortement subjective. Apparaît alors la distinction entre consommation traditionnelle et consommation moderne, c’est-à-dire l’entrée dans une société où le nombre des besoins n’est plus défini mais au contraire potentiellement continu, et où le vrai objet de valeur, c’est le désir lui-même : désirer désirer, au lieu de désirer simplement les modèles de consommation assurant la promotion sociale. C’est le sens de la théorie de Colin Campbell (1992), qui distingue le type d’hédonisme lié aux objets et un second type d’hédonisme lié – dans le cas de la consommation contemporaine – au signifié généré par les objets eux-mêmes.
On le voit, la question du rapport entre consommation et société va bien au-delà de la conception matérialiste classique. La dynamique de la consommation ayant depuis toujours pour interface l’état social, et donc, intrinsèquement, sa signification et sa communication, elle a été à la fois le moteur, la conséquence et la cause de niveaux différenciés de maturation de la société. Nous sommes donc bien au-delà de la consommation liée aux valeurs d’utilisation, à basse fonctionnalité. Comme l’a écrit justement Codeluppi :
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Vanni Codeluppi, Consumo e comunicazione: merci, messaggi e pubblicità nelle società contemporanee, Milano, Franco Angeli, 1989, p. 14.
“Avec le système des communications de masse et le système publicitaire, la consommation produit des identités sociales qu’on peut facilement acquérir et échanger sur le marché”1.
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Giulia Ceriani, Marketing moving : l’approcche sémiotique, Paris, L’Harmattan, 2003 (éd. orig. Franco Angeli, 2001).
La valeur d’échange est celle des représentations circulant en tant qu’objets de valeur, et l’urgence de leur achat va de plain-pied avec la facilité d’y accéder. Là où elle n’existe pas, ou lorsqu’elle se transforme en un accès purement virtuel sur le web, en raison d’une révision profonde et structurelle des coutumes où se situent ces contextes, des circuits alternatifs spontanés se créent. Le marché du faux, l’offre immense du low-cost, la légitimation sociale des outlet, sont seulement des exemples de cette volonté de satisfaction malgré tout. Et nous pourrions ajouter aux exemples les plus récents le surinvestissement en consommation alimentaire ainsi que la réévaluation gastronomique d’aliments de basse qualité, comme les hamburgers, devenant brusquement gourmets. Consommation et société se superposent en fonction de l’accueil des produits en tant que porteurs d’effets de sens : marketing et communication traitent d’un flux de discours emblématique et égalitaire, créant une valeur en tant que discours, en forme de proposition d’images auxquelles répondent d’autres images, en renvoyant indéfiniment la question (désuète) de leur éventuelle valeur substantielle2. Cette valeur n’est plus pertinente, pour ne pas dire impertinente. Réévaluée seulement à l’occasion de rares épiphanies du luxe qui permettent de reconnaître l’exception de ses maîtres-artisans.
En même temps, notre société se réaffirme intrinsèquement sémiotique, si l’on entend par sémiotique un tissu de signifiés permettant/nécessitant un réinvestissement constant des rapports entre le sens et ses manifestations : c’est la voie au moyen de laquelle cette signification se manifeste, par la consommation justement, par la conjonction provisoire avec les biens qui définissent nos choix identitaires (la politique est la seule à naviguer à contre-courant, curieusement, en essayant de rattraper sa propre dérive, en s’accrochant à une idée de réalité utile seulement pour stimuler l’objectivité impossible d’une proposition inévitablement idéologique).
Il n’est plus possible par conséquent de séparer l’étude des consommations de celle de la communication, non pas des biens, mais de la société dans son ensemble. Nous nous approchons ainsi d’une idée d’une culture de la consommation où les produits matériels et immatériels, les produits médiatiques et culturels surtout, exercent une forme discursive particulière, avec leurs règles qui permettent à ceux qui les connaissent et les utilisent d’affirmer une position sociale. Ou bien une diversification des traits pertinents sur la base desquels une autre position devient reconnaissable. Il est clair que la publicité et le système entier du marché travaillent à produire avant tout des attentes, des désirs qui déplacent toujours plus loin le seuil des besoins (mais également en en perdant les traces), en maintenant, dans la mesure du possible, l’individu dans un état d’insatisfaction continuelle. Mais également en sollicitant le système lui-même, en articulant des langages toujours plus raffinés au niveau créatif et conceptuel, comme en témoignent non seulement la théorie de la publicité mais surtout celle de la marchandise.
Ce mécanisme, qui s’est affirmé au cours du siècle dernier et plus particulièrement après la crise de 1929, lorsque la disponibilité réduite de l’argent exacerba la compétition entre les entreprises, pour être moins visible ensuite, lorsque la surabondance des marchandises rendit (dans les années 2000) la scène relativement indifférenciée, revient aujourd’hui, en face non pas d’une crise mais d’une révolution structurelle et générale, de nature économique, médiatique, comportementale, communicative. Au centre de la scène, avant le produit et la marque, se place un autre acteur-sujet qui trouve dans les médias sociaux sa plateforme immédiate : la communication, exerçant une influence réellement déterminante dans la qualification d’une valeur ajoutée qui n’est plus seulement une valeur publicitaire mais surtout celle du bouche à oreille et celle de la socialisation de l’opinion. La culture de la consommation se construit sur la base de la légitimité reconnue de l’échange d’opinion et jusqu’à la reconnaissance d’affinités enracinées entre les modalités d’utilisation des moyens (plus que des biens) et leur implantation existentielle, que nous pouvons ramener à des « formes de vie » plus élastiques et fragiles que les biens trop connus et les « styles de vie » désuets.
- Note de bas de page 3 :
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Mary Douglas, Baron Isherwood, The world of goods, New York, Basic Books, 1979.
Dans ce cadre en mutation bien que trop satisfait de sa propre fragilité/liquidité virtuelle, il faut cependant retenir ce qu’ont enseigné à l’époque Mary Douglas et Baron Isherwood3 : l’opportunité de considérer les relations de consommation comme des pratiques rituelles – et en tant que telles, fortement répétitives et visibles en même temps, ré-émergeant de façon cyclique et tendant à la stabilité. Les pratiques médiales s’occupant de ces consommations relèvent en outre de la même ritualité, la propagent et la perpétuent avec une valeur intrinsèquement substitutive (qu’est-ce qui vaut le plus ? le voyage ou son récit, l’expérience ou la vidéo qui la réduit à sa partialité désolante ?)
La fonction rituelle des biens dans la société (ou mieux, des discours des biens sur les biens), est alors celle de les maintenir en vie et actifs de l’intérieur, de façon centripète si possible, en évitant des fuites aux marges, qui pourraient devenir déstabilisantes pour l’ensemble de l’appareil consensuel sur lequel s’appuie la société. Pour cela, des mouvements récents aux États-Unis, jusqu’ici la plus consommatrice des civilisations, proposant une abstinence totale de consommation, sont repoussés, et sont contenus aux marges d’un contexte qui risquerait une crise grave s’ils prenaient racine. Crise d’aphasie d’une société obligée de se réinventer un langage !
Il semble plus utile alors de réfléchir sur les stratégies alternatives (le style de vie low cost, par exemple, avec sa variante upgraded du luxe accessible, ou celui de l’éco-paupérisme, ou encore de l’autarchie, ou du collectivisme, parmi tant d’autres), représentant une réécriture significative des comportements et avec eux des valeurs dont se nourrissent nos actes les plus inévitablement matérialistes.
2. Hyperconsommation et économie de crise
- Note de bas de page 4 :
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Gilles Lipovetsky, Le bonheur paradoxal. Essai sur la société d’hyperconsommation, Paris, Gallimard , 2006.
La société contemporaine pré-crise était nommée habituellement société de l’hyperconsommation. Cette définition soulignait le poids que le capitalisme de consommation avait eu sur l’économie de production et sur les changements sociaux culturels. En particulier pour les vingt, trente années avant 2009, cette accélération et la multiplication de la consommation ont fonctionné de pair avec le développement technologique et le raffinement des lieux de distribution ; l’ethos du consommateur a pénétré les dynamiques familiales et les valeurs, en modifiant les ordres et les rapports hiérarchiques. Ainsi, parallèlement aux sollicitations hédonistes, s’est installé un malaise continuel d’insatisfaction, en plus de la frustration profonde des couches les moins riches (et toujours plus étendues) de la société, ce qui a permis à Gilles Lipovetsky, le sociologue ayant le plus approfondi cette problématique, d’appeler notre société celle du bonheur paradoxal 4.
Quelque chose de bien différent a eu lieu au cours des quatre dernières années. Ce système apparemment sans limites, en expansion continue, soutenu par le goût du renouveau continuel des biens, allant au-delà de la passion de l’affirmation de l’identité individuelle, a commencé à se réduire sous l’effet d’une disponibilité économique moindre, mais aussi sous l’effet de modèles moins voyants. Le neuf pour le neuf, destiné à devenir une espèce de soif inextinguible, demandant plus qu’aux modes aux concepts même de produit de se renouveler transversalement par rapport aux catégories de marchandises d’appartenance, est resté limité aux pays émergeants et affluents (Brésil, Russie, Inde, Chine). Un style de parole qui a profondément changé le sens de la communication, toujours plus désintéressée de la nature référentielle et fonctionnelle des produits et des services, et de plus en plus concentrée sur les concepts et les valeurs de nature sensible ou immatérielle, a fini par se répandre de façon transversale, et les pratiques sont devenues plus raffinées et plus inventives, soutenues par le renouveau de l’économie numérique. Si, au cours de l’hyperconsommation, la communication est devenue holistique, transversale, surprenante, événementielle, à la recherche d’une valeur ultime qui était en fait vouloir sortir de l’indifférence du consommateur-spectateur de plus en plus surchargé en stimuli, en revanche dans la société post-crise (post prise de conscience de la crise et de la récession) la communication s’est attachée à restituer de la crédibilité à la relation et à l’interaction avec un destinataire différent, protagoniste. Une société valorisant donc une qualité immédiate du temps et de l’espace, où l’invention s’est substituée à l’excitation, mais qui continue à faire vivre l’exigence de satisfaire rapidement.
Le renouvellement est incessant, consommer n’est pas acquérir les signes de la distinction, c’est le faire sans arrêt, en transformant les apparences et les codifications, en les adaptant à une société transformée économiquement, en contournant les obstacles matériels grâce à une hyperproduction signifiante ayant une vocation immatérielle. Mais ceci ne coïncide pas avec la possession des objets, ni des médias qui tissent et retissent la trame narrative de ces mêmes objets. Et le mood n’est pas plus exclusivement ludique que dans l’ère de l’hyperconsommation : l’hyper-consommateur enfant, à la recherche de distractions constantes, incapable de fixer son plaisir, entouré d’une circulation d’objets de valeur sans aucune substance apparente, est devenu un sujet responsable, à la recherche constante d’un équilibre optimal entre le plaisir et la convenance, entre convenance et rééquilibre d’un status menacé.
Dans ce contexte, qui est également celui de la micro-segmentation des produits et des concepts distributifs, les marques qui tiennent le marché sont celles qui réussissent à élaborer une relation sémiotiquement dense avec leurs consommateurs : non seulement une garantie de qualité mais également et surtout de la cohérence sensible à l’intérieur d’un monde toujours plus confus et poli-orienté, où il est difficile de choisir et, avant cela, d’être capable de construire un savoir pour pouvoir décider sans s’en remettre au hasard.
Le consommateur se profile alors comme un sujet hyper individualiste, dont la moralité n’est plus exclusivement hédoniste (comme chez le vieux « turbo-consommateur » de Lipovetsky) : le protagoniste individuel, favorisé comme il l’est par l’acquisition des nouvelles technologies (smartphone, wi-fi, file sharing, etc.), est autosuffisant par rapport à la domination médiatique qu’il avait subie jusque-là. Ces nouvelles technologies lui permettent d’essayer d’interpréter à sa façon l’institution, qu’on ne peut plus déléguer à une marque dont la crédibilité est de toute façon limitée face à une conscience critique envahissante.
Il ne s’agit plus de responsabilité, ni de média « one to many », et le déclin rapide des taux d’écoute télévisée, toujours plus indépendante des programmations, en est la preuve ; mais il ne s’agit pas non plus du one to one, comme au tout début du réseau. Le jeu est aujourd’hui essentiellement many to many, au moyen de modalités de communication comme Messenger ou What’s up, mais également celui des phénomènes croissants de social TV, à l’intérieur d’un mouvement de constitution des « destinataires » en forme de sujets collectifs, finissant par rendre nécessaire un acteur individuel pourvu qu’il soit placé dans un micro-contexte collectif : l’idée est d’utiliser les autres comme un plateau de lancement de soi-même.
En même temps, l’impatience reste puissante lorsque l’autonomie du choix n’est pas garantie. Nous sommes devant les offres multiples d’un monde potentiellement ouvert, comme si on attendait de composer sa play-list personnelle et subjective. Le nouveau consommateur est un voyageur du flux, un argonaute refusant les limites et capitalisant l’accumulation, sous forme de paradigme, pour essayer de construire épisodiquement et uniquement de petits syntagmes idiolectaux provisoires. Il vit dans la continuité, efface les limites géographiques, les frontières de classe, ou de sexe, il aplatit les âges en une sorte d’éternité temporelle au présent, sans début ni fin.
Toutefois, tout ne se déplace pas dans cette direction. Il existe au moins deux zones d’ombre à l’intérieur de ce processus de re-modélisation des rapports entre société et marché, qui, même à la recherche d’une autre forme, restent bien soudés : la première est celle des exclus, la seconde celle des résistants. Elle sont toutes les deux créées par une économie qui ne sait pas oublier qu’elle est (derrière les apparences) une économie de récession.
- Note de bas de page 5 :
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George Ritzer, L’era dell’iperconsumo. Mcdonaldizzazione, carte di credito, luoghi del consumo e altri temi, Milano, Franco Angeli, 2003.
Dans le premier cas, ce qui reste du grand banquet de la consommation, pour ceux qui ne peuvent y accéder, sont les lieux et les modes de la société « macdonalisée »5, c’est-à-dire ces milieux protégés où sont respectés, comme chez MacDonald’s justement, des paramètres homogènes d’efficacité, de prévisibilité, de contrôle, garantissant un retour maximum en terme de quantité de consommation, par rapport à la quantité la plus exigüe possible d’investissement économique. Là, pour cette partie de la population s’élargissant toujours plus en érodant la classe moyenne, on assiste à une profonde révision du concept de qualité. Ici on ne rechigne pas à présenter les frustrations et les mortifications, par rapport à l’impossibilité de participer à toutes les possibilités infinies et les occasions toujours plus riches (lire : détestées) de consommation, toujours plus réservées à une caste réduite et fermée sur elle-même.
Dans le second cas, nous trouvons les indignés, les disruptive, ceux qui résistent, ceux pour qui, comme le suggérait Mary Douglas, une certaine forme de consommation sélectionnée et furtive est une protestation et souvent une affirmation de snobisme discret, et pour qui le refus radical de la consommation elle-même et la création de structures autarciques de production et de distribution, constituent des formes d’affirmation d’une éthique et d’une politique alternative et consciente.
3. Le rôle de la communication et de la « tendance »
L’histoire de la consommation nous enseigne du reste que les phénomènes naissants se lisent toujours comme des manifestations de rupture. Car la différence se construit à partir de la reconnaissance de ce qui existe, et de sa négation systématique. Ce n’est pas là une donnée spécifique au début du troisième millénaire. Il s’agit plutôt de la situation où se trouve une société mûre, ayant besoin de se régénérer de l’intérieur, ne pouvant plus fonder le désir sur l’absence du produit et sur le besoin. Au contraire, nous travaillons aujourd’hui, comme nous l’avons souvent répété, pour aller au-delà de l’excès de présence et de multiplication, pour réinventer les voies du désir et de la circulation de l’objet de valeur.
Le système des tendances n’a pas d’ailleurs de lois différentes de celles du marketing : c’est le marketing, tout au plus, qui travaille selon les mêmes principes d’alternance et d’invention du neuf pratiqués par les tendances. Le point est alors le suivant : ne pas regarder en avant mais jouer d’avance — produire des simulations de futurs possibles à partir desquels sélectionner, comme pour les espèces protégées, les exemplaires qui survivront le plus facilement, et investir au maximum afin qu’ils croissent et se multiplient. La perspective de travail sur la tendance, en ce sens, change. Libérée des dépendances qui ont soutenu pendant longtemps le Nord et le Sud, elle est profondément attentive à recueillir les stimuli composites provenant d’une planète où les nouveaux médias, et Internet plus particulièrement, ont restitué non pas un équilibre, mais une capacité d’interconnexion renouvelée, des réponses et une re-sémantisation.
- Note de bas de page 6 :
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Eric Landowski, « En deçà ou au-delà des stratégies, la présence contagieuse », Nouveaux Actes Sémiotiques, N°83, 2002 (repris in Passions sans nom, Paris, PUF, 2005).
La provenance compte moins que la capacité de diffusion : en d’autres termes, ce n’est pas la nature singulière du germe innovateur qui est pertinente, mais sa capacité de contagion. C’est une affaire, comme l’écrivait Eric Landowski, de « corps conducteurs »6, c’est-à-dire de mise en présence de deux sujets, l’un porteur et l’autre sensible à traduire en soi la charge du premier. Une contamination en quelque sorte inter-somatique (même lorsque les corps ne se rencontrent jamais, en réalité), où la transmission advient au moyen de la confrontation, qui est avant tout connaissance et ensuite graduellement, mimesis du comportement autre, pour arriver peu à peu à la réélaboration et à la relance à d’autres encore. Ce passage n’a pas aujourd’hui de raison d’être précise sinon celle de maintenir le contact. Une fonction phatique, aurions-nous dit autrefois.
La diffusion de la tendance met en jeu une mécanique élémentaire de processus désirants : pour suivre ici aussi Eric Landowski, il s’agirait, pour ce type de transmission, d’une forme d’union sans médiation objectale : non pas un « désir de » quelque chose mais un « désirer avec » quelqu’un, ou mieux, avec d’autres, avec les autres. Ce processus de fusion est fondamental dans le panorama actuel des motivations de consommation. La génération d’états empathiques où l’objet et le sujet concourent ensemble à l’identification d’une valeur commune partagée, qui les associe, permet de dépasser la raison profonde de la crise actuelle des consommations : au-delà de la récession économique, la saturation caractérise les consommateurs potentiels des marchés d’Orient et bientôt ceux des marchés émergeants. La tendance, comme nous l’entendons ici, est un nœud conceptuel avant de devenir un signal manifeste. Ce dernier n’en est que la concrétisation. Soulignons même qu’en général il n’y a pas de correspondance univoque entre tendance et signal : une tendance peut créer plusieurs signaux, et ses manifestations, dont la définition figurative dépendra de sa déclinaison/interprétation, déterminent les différents marchés et les segments de consommation. On peut donc affirmer que la dimension de la tendance influence profondément l’évolution des marchés et intervient de façon décisive sur les structures communicatives publicitaires. Qu’il s’agisse de culture alimentaire, vestimentaire, relative à la dimension stable ou dynamique, la tendance est une des dimensions de la structure mythique.
Le récit mis en acte par la tendance contient les coordonnées d’une narrativité fondamentale, le niveau profond d’articulation logique du récit. Qu’il développe ou non une description figurative ou une relation purement plastique, dans tous les cas il prévoit une compétence narrative généralisée, correspondant aux conditions élémentaires de fonctionnement de chaque texte. S’il y a discours, il y a narrativité. S’il y a un discours mythique, comme pour la tendance, la narrativité assume une couleur spécifique et une valeur potentielle capable de dicter les conditions d’une focalisation à venir de l’imaginaire. La nécessité d’un plan de l’imaginaire attire donc notre attention, un plan qui ne peut être unique mais qui identifie dans sa stratigraphie les niveaux de pertinence des matrices qui l’empêchent d’être considéré uniquement comme une sorte de grand récipient, d’archive statique des représentations, de langue ressemblant à un pur et simple inventaire.
Il faut au contraire tenir compte d’un déplacement fondamental de la « figure » matière, avant l’imaginaire : non pas (non plus) un élément du plan de l’expression mais une unité du plan du contenu renvoyant aux pertinences sensibles du monde naturel gérant une double compétence : celle à l’intérieur du réseau auquel il appartient (scénario, frame, configuration) et celle de la syntaxe reliant sa relation aux rôles actantiels auquel il se réfère, dans la dimension de prospective liée à un regard génératif.
Autrement dit, la tendance restitue à l’imaginaire sa faculté de creuset conceptuel, bien avant d’être une bibliothèque archétypale de production d’imaginaire. Si l’imaginaire conditionne le comportement de la consommation, et le comportement rationnel le soutenant, c’est là un schéma prêt à évoluer en une figure, le formant figuratif précédant étant le concept qui préside l’utopie de la tendance, avec les traits sémantiques susceptibles de devenir des formes signifiantes. On peut dire qu’un concept est la somme des éléments constituants un mot objet, qui deviendra ensuite figure du discours et dans notre cas étiquette de tendance, conteneur d’éléments du contenu, de traits potentiellement activables au croisement du contexte pour la définition de ce qui sera l’acception voulue du mot lui-même. Dans le contexte des imaginaires de consommation, ce ne sont plus des figures finies qui circulent mais des schémas prêts à s’investir dans des configurations discursives en passant d’un état conceptuel à un dispositif figuratif.
4. Le rôle de l’innovation et les nouvelles politiques de marque
Dans ce contexte complexe de production signifiante et d’orientation de la signification elle-même, le rôle de l’innovation, de sa conception, de sa production et de sa distribution est déterminant. Le consommateur, au centre de notre société, est en réalité encore un sujet en transition, pris entre l’accélération presque inévitable de la consommation avec ses traits technologiques spécifiques, et un appauvrissement structurel de ses capacités d’achat, et avec, de surcroît, une acculturation numérique désormais native pour les nouvelles générations. La complexité du monde n’est plus gérable à travers la mémoire des objets. Devenus intrinsèquement obsolètes, ils ne laissent que des traces fragiles et surtout trop fugaces. La redéfinition du temps et de l’espace en sont massivement responsables : un temps circulaire, un espace ouvert, glissant entre les doigts.
- Note de bas de page 7 :
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Giampaolo Fabris, Il nuovo consumatore : verso il postmoderno, Milan, Franco Angeli, 2003.
En même temps, pour chaque catégorie, s’impose la nécessité d’affronter une homologation transversale des stimulis, où le déplacement dans l’espace-temps ne correspond pas nécessairement à une diversité mais revient à l’intérieur de ces stimulis eux-mêmes. Mais tous n’en ont pas les moyens, voire la maturité ; par exemple, la difficulté croissante qu’ont les jeunes de se tailler une place sur la scène sociale, où la lutte semble être uniquement celle de protagonistes à distance (en forme d’avatar, derrière l’écran d’un cellulaire smart ou d’une webcam) et où la reconnaissance de soi-même n’est plus possible qu’à travers la multitude anonyme et non individuante des communities. Comme l’a écrit Giampaolo Fabris, notre société est une société de la simulation où la différence entre le réel et l’imaginaire, entre la réalité physique et la réalité virtuelle, entre le vrai et le faux tend à disparaitre. La simulation non pas en tant que réplique exacte d’un artefact et que reproductibilité (ce qui caractérisait la modernité) mais en tant qu’entrée dans une aire où les modèles de simulation de fait se substituent au monde.7
Dans ce contexte, le consommateur est de façon univoque un sujet désirant qui ne consomme rien d’autre que son désir, à l’intérieur d’un marché fait d’interactions communicatives avec les marques-sujets de parole. L’échange est continuel, la communication est un circuit où la passivité est exclue, où le destinataire est le nouvel acteur d’une scène présentant, comme nous l’avons souligné, des canaux médiatiques subvertis et leur multiplication below the line. La communication est fréquentée par des sujets habitués à acquérir des biens selon des logiques toujours moins prévisibles, dont l’agrégation est plutôt syntagmatique, fruit de petites accumulations minimales et provisoires plutôt que d’exclusions et de sélections. Identités plurielles, actants collectifs, syncrétiques, vivant plus d’une vie derrière une seule façade, à laquelle il est difficile d’attribuer une manifestation, une appartenance, un emplacement unique. Sujets confrontés à des produits toujours plus dématérialisés, qui ont perdu leur valeur d’usage.
La marque, commerciale ou non, n’est pas (ou plus) seulement la garantie d’une qualité ; il lui faut assumer un rôle dominant dans l’offre d’opportunités relationnelles, d’expériences, d’imageries pour le destinataire auquel elle s’adresse potentiellement. Sans pacte affectif, elle devient inutile, substituée facilement par les mille sub-brand du discount. C’est une marque-institution qui se doit d’être engagée dans le social, douée d’un brand-spirit, capable d’investir une esthétique, porteuse d’une identité visuelle étendue, porteuse d’une culture personnelle. Elle ne peut éviter la proposition contractuelle se présentant comme un itinéraire de voyage à faire ensemble, avec le destinataire éventuel dans une « aventure » de la consommation. C’est donc la marque elle-même qui se trouve au centre des processus d’innovation. C’est la seule institution capable de s’auto-légitimer en pratiquant activement la dissémination imposée par la multiplication des canaux de contact vers le consommateur, et leur diversification en des lieux souvent éloignés de ceux utilisés par les biens de consommation.
Il est même devenu nécessaire de parler de « marque » dans des sphères de la vie quotidienne autrefois étrangères à l’incursion des brand, où le référent est un sujet politique, social, artistique, sportif ou autre, menant une logique active de nomination et d’action et développant des récits immédiatement disponibles sur de larges plateaux médiatiques. De fait, les marques représentent des formes d’agrégation collectives mises à disposition pour rassurer, soutenir, appuyer, des masses extrêmement fragiles, à la recherche de symboles d’identification. En cela, la marque apparaît également comme le premier lieu de la créativité de la user content generation, celle de la dominance sans souci du destinataire, de la prise de décision du spectateur dont on commence à prendre en compte la créativité de base pour en faire un programme télévisuel, une série de jeux vidéos, un nouveau set de boîte de Lego. C’est la première fois dans l’histoire qu’à l’innovation technologique correspond une compétence égale dans l’utilisation des instruments, et il est clair que le potentiel d’expression s’intensifie et s’approfondit tandis qu’horizontalement il s’élargit à vue d’œil.
5. Nouveaux scénarios
Les nouveaux scénarios qui se présentent, au-delà du facteur technologique conditionnant les modes et de rapport entre société et consommation, quand l’accès au réseau devient un bien primaire, celui dont descendent tous les autres, ces nouveaux scénarios ont pour centre un sujet encore plus actif dans l’interface avec les moyens qui sont, avant d’être des canaux de communication, des objets eux-mêmes dans le rapport de la valeur à rejoindre : ce qui sera central sera non seulement la modalité du rapport (conjonctif, disjonctif, assimilatoire ou exclusif) mais surtout la forme de représentation du soi que le sujet consommant choisira au moment d’établir sa relation avec l’objet.
Voilà donc la border advertising, la publicité en dehors des canaux habituellement utilisés, où la multiplication des accès, comme dans le cas parallèle des advergames et particulièrement des Alterned Reality Games, devient interventionnisme. En ce sens, il s’agit d’une remise en acte paradoxale d’une communication locale. Dans ces nouvelles conditions, le récepteur le sera toujours moins : il ne sera plus seulement un participant mais un sujet antagoniste, en possession de ses compétences et de sa volonté, un sujet à surprendre (seule chance d’entrer dans son propre flux perceptif). Le brand sense profite bien sûr de ces dynamiques, c’est-à-dire de l’intéressement de la marque dans les styles perceptifs de son interlocuteur, substitut immédiat des styles de vie. Les marques, mais aussi les destinataires correspondants, qui seront définis en fonction de leur sensibilité synesthésique et de leur propre base sensorielle (tactile, olfactive, gustative, visuelle ou sonore, peu importe) et interpellés en fonction du sens et non pas de la raison. Enfin, en suivant les tracés numériques de notre existence quotidienne, voilà que s’élargit le concept de smart mobs, c’est-à-dire la création de communautés grâce à des instruments d’intelligence technologique permettant la contagion indépendamment du contact. Dans ces trois cas, et dans les scénarios évolutifs dérivés sur lesquels il y a encore beaucoup à faire, la question du rapport entre consommation et société n’est plus centrée aujourd’hui sur une prétexte référentiel hypothétique (un bien, une « chose ») mais sur la relation par laquelle on accède à ce bien, là où il subsiste. Et donc sur un principe intrinsèquement sémiotique. Cette chute de confiance envers le média-institution s’ajoute en définitive à sa naturalisation, c’est-à-dire au faire comme s’il n’y avait pas de médiation pour des individus doués de « superpouvoirs », observant le présent avec l’idée d’habiter un monde à l’apparence réversible, manipulable en quelque sorte selon leur volonté précaire.
Traduction par Philippe Tysseire