La sémioception et le pulsionnel en sémiotique
Pour l’homogénéisation de l’univers thymique

Waldir Beividas

Université de São Paulo

https://doi.org/10.25965/as.5613

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : intéroception /extéroception / proprioception, passion, pulsion, sémioception, thymie

Auteurs cités : Michel Arrivé, Joseph COURTÉS, François DOSSE, Jacques FONTANILLE, Sigmund FREUD, Algirdas J. GREIMAS, Louis HJELMSLEV, Jacques LACAN, Eric LANDOWSKI, Jean-Marie LEMELIN, Pierre OUELLET, Jean PETITOT, Claude ZILBERBERG

Plan
Texte intégral

Introduction

Note de bas de page 1 :

 Algirdas J. Greimas et Jacques Fontanille, Sémiotique des passions, Paris, Seuil, 1991, p. 7. A.J. Greimas, De l’Imperfection, Périgueux, Fanlac, 1987.

La sémiotique se réclame depuis ses origines greimassiennes d’une vocation scientifique et collective. Le prix à payer, c’est la persistance dans la vigilance, c’est de se tenir, disaient les auteurs de Sémiotique des passions, en permanence aux aguets de ses propres lacunes et défaillances afin de les combler, de les rectifier, de repérer les « boîtes noires » que toute théorie laisse derrière elle, une fois choisi un chemin face aux effets « étranges et retentissants » du sens, pour reprendre une expression de Greimas dans De l’Imperfection1. Voilà donc la vertu majeure : savoir rester toujours en construction. Or cette construction, et le progrès qu’on peut en espérer, ne sont pas affaire de simple application des modèles déjà proposés mais un travail de pensée. Dès lors devient inéluctable l’implication du sujet de la recherche, avec ses convictions, son degré de compréhension et ses difficultés, ses insuffisances, ses hésitations. En somme, c’est toute son épistémè de formation déjà acquise qui se voit impliquée, entre fascination et déception. Lui aussi est un sujet « inquiet », tout autant que celui que la théorie cherche à décrire.

Dans une première partie (§ 1 et 2) nos réflexions porteront sur ce qui nous apparaît comme un déplacement majeur de pertinence de la sémiotique au cours des vingt dernières. Il s’agit du déplacement de la sémiosis : du texte au corps, le corps-propre étant devenu, aujourd’hui, le locus principal de la sémiosis, de l’émergence du sens. Ensuite (§ 3), nous présenterons à titre d’hypothèse une autre manière d’envisager le triptyque intéroception, extéroception, proprioception, qui est aujourd’hui supposé (davantage qu’à l’époque de Sémantique structurale) constituer un dispositif convenable pour rendre compte de la sémiosis corporelle, incarnée, « corporifiée », ancrée dans le corps-propre, dans la chair.

Note de bas de page 2 :

 Cet article fait état d’une recherche en cours, dont les principales articulations ont été une première fois présentées, en France, à l’occasion d’une conférence faite à l’université de Limoges (CeReS) en 2008 et par la suite discutées dans le cadre du colloque « Sémiotique : le sens, le sensible, le réel » tenu à Royaumont en 2010.

La seconde partie (§ 4 à 5) présente une façon, peut-être inédite, de travailler la sémiotique dans l’interface avec la psychanalyse (freudo-lacanienne) surtout pour plaider en faveur de la reconnaissance, en sémiotique, d’une région du sens encore très peu visitée par les sémioticiens, à savoir la région pulsionnelle, réputée inconsciente par la psychanalyse. L’intention est de permettre de nous confronter à — ou de nous situer dans — ce champ aux effets de sens, là aussi, étranges et retentissants, et d’amener la sémiotique à « mordre » sur la réalité du psychisme inconscient d’une manière moins timide que jusqu’à présent2.

1. Et le sens s’est fait chair

Note de bas de page 3 :

 E. Landowski, Avant-propos à Gianfranco Marrone « Le corps de la nouvelle. Trois études sur identités et styles dans les journaux télévisés en Italie », Nouveaux Actes Sémiotiques, 68-70, 2000, p. 4.

Une formulation heureuse d’Eric Landowski caractérise proprement le mouvement interne des recherches sémiotiques de ces dernières décennies : sans préjuger de son propre degré d’engagement dans un tel pari, tout s’est passé, écrit-il, « comme si d’un siècle à l’autre tout ce qui était verbe s’était fait chair »3.

Note de bas de page 4 :

 A.J. Greimas « Mis à la question », in Michel Arrivé et Jean-Claude Coquet (éds.) Sémiotique en jeu. Paris-Amsterdam, Hadès-Benjamins, 1987, pp. 301-330 ; id., « L’énonciation. Une posture épistémologique », Significação, 1974, pp. 9-25.

Le texte cesse d’être le point de départ, le « point d’ancrage de nos vociférations » sur le sens, sur la sémiosis, comme le revendiquait Greimas avec son célèbre slogan, « Hors du texte, point de salut. Tout le texte, rien que le texte et rien hors du texte » prononcé dans les années 70 à l’occasion de la première de ses deux visites au Brésil4.Aujourd’hui, le texte a été remplacé d’abord par le sujet de la praxis énonciative, sujet en acte, sujet en situation et, ensuite, dans un mouvement de remontée vers la source, par le corps-propre en tant qu’instance première des préconditions de l’émergence de la perception et donc du sens, en tant que lieu de la médiation nécessaire dans le passage des « états de choses » aux « états d’âme » dans un monde signifiant. En somme, il s’agit de l’entrée (définitive ?) d’un corps de chair dans le corpus du discours (ou s’y substituant ?)

Les problématiques de la narrativité, des modalisations, de l’énonciation discursive, toutes ces congruences structurelles fermement attachées à la substance même du discours (d’un sujet de papier), on les voit transposées dans l’arène où le discours prend corps, disons littéralement, où le discours devient chair. Cela exige une réflexion plus sensible à la sensibilisation, qui mette en relief la tensivité, la phorie et par conséquent s’enracine plus profondément dans la perception et ses trois volets — intéroception, extéroception, proprioception —, dispositifs ou mécanismes « ceptuels », « ceptifs » que je propose de rassembler dans un même espace de la « ception », expression fondée sur le latin capio, cepi, captum, capere (capter, saisir, prendre…), sans perdre de vue l’air de famille avec caput (tête).

Note de bas de page 5 :

 Op. cit., p. 324.

Or, dans cette plongée aux sources corporelles du sens — cette « descente aux enfers de la substance » (je cite de mémoire une expression de Jean Petitot) —, il s’agit tout d’abord de se demander jusqu’à quelle profondeur la sémiotique peut garder son souffle sans se laisser engloutir dans l’ontologie de l’humus, ce limon adamique des racines moléculaires des morpho-biologies du corps, autrement dit sans perdre la pertinence de l’« existence sémiotique » de l’homme-sujet, du sens à l’échelle molaire de la phénoménologie humaine. La question revient, une nouvelle fois, à se maintenir à une distance prudente devant « l’horizon infranchissable » ne serait-ce que pour préserver « l’homogénéité du lieu » et, en même temps, « la pertinence du regard » tel que les proposent les auteurs de Sémiotique des passions5 ; en d’autres termes, sans franchir le seuil ontique où le sémioticien risque de perdre pied, en mauvais philosophe, à vociférer sur « l’être de l’être », ou en mauvais herméneute à légiférer sur le « sens de l’être ». Le plus difficile, dans cette plongée vers les racines corporelles du sens, vers le corps-propre, c’est de garder le cap — tâche immense en elle-même —, de décrire les multiples micro-structures et macro-structures de « l’être du sens » surtout quand on va les rechercher dans leur émergence à l’intérieur même du corps-propre.

Le défi de la sémiotique actuelle n’est donc pas seulement d’ancrer le sens dans le corps, c’est-à-dire d’envisager ce qui du sens peut remonter au corps, aux contraintes du corps, mais aussi d’envisager tout ce qui en tant qu’émanations du corps, des sens, revient au sens. En d’autres termes, dans le trajet ou dans le vecteur qu’on peut signaler comme du sens au corps [sens → corps], le défi est très exactement de préserver la pertinence sémiotique. À ce titre, une physique du sens (R. Thom, J. Petitot) n’ayant d’autre issue que d’être immédiatement attachée à une instance considérée comme « antérieure », située dans un seuil « plus haut », celui des neurosciences, avec leurs dispositifs électrochimiques et autres potentiels de valences synaptiques — même si on lui reconnaît l’intérêt pour l’enracinement substantiel du corps en général — ne semble pas en mesure de préserver le point de vue homogène de la pertinence sémiotique par rapport à ce lieu sans doute problématique, peut-être indécidable à jamais, que constitue le seuil où de quelque façon et quelque part fiat sensu, où le sens se fait avec le corps.

2. De la fonction sémiotique à la sémiosis incarnée

Note de bas de page 6 :

 J. Fontanille, Avant-propos à Marcello Castellana,« La peur et l’invisible », Nouveaux Actes Sémiotiques, 57, 1998, p. 5.

Le passage du texte, du discours en papier, au sujet ou au corps de chair, en tant que nouveau point de départ et d’ancrage pour l’émergence du sens, pour ses préconditions, ce passage s’est fait accompagner récemment d’une réévaluation de la sémiose ou de la fonction sémiotique. Avec Sémiotique des passions, elle est devenue plus dense, elle a incorporé la nécessaire médiation du corps, elle a pris pour ainsi dire un peu de « corpulence ». J. Fontanille l’a bien synthétisé, dans l’avant-propos du texte « La peur et l’invisible » de M. Castellana6 : la fonction sémiotique a cessé de n’être que le résultat de la jonction des deux plans (cf. Hjelmslev) pour se voir rattachée à l’ensemble des actes effectués par le sujet dans sa praxis énonciative. À la sémiosis comme pure relation logico-sémantique de présupposition réciproque entre les deux plans du discours — fonction sémiotique opérée un peu à froid par un opérateur, disons, automate, logico-cognitif, en quelque sorte trop distant de la scène chaude de la sémiosis, presque simple spectateur — s’est substituée la conception qui voit dans la sémiose le lieu même d’engagement du sujet. Avec la médiation des contraintes « ceptuelles » (intéro-extéro-proprioception), de la sensibilisation, de la tensivité, l’acte de la sémiosis devient en somme engagement immédiat, vécu et intégral du sujet de l’énonciation, de son corps-propre.

Note de bas de page 7 :

 A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, entrée « Intéroceptivité ».

Dans cette réévaluation de la sémiosis on a pu remarquer que les premières réflexions de Greimas sur la perception (« lieu non linguistique de la saisie de la signification », selon Sémantique structurale) ont été remises en scène. Il y a eu une reprise et un regain d’intérêt pour les mécanismes de l’intéroception, de l’extéroception et de la proprioception, jugés autrefois, par Greimas et Courtés, « d’inspiration par trop psychologique »7. On doit s’arrêter un instant sur cette appréciation et aussi sur l’ensemble de ces catégories (ce qui nous servira par la suite) :

Note de bas de page 8 :

 A.J. Greimas et J. Courtés, op. cit., p. 141 (souligné par nous).

Dans le souci de trouver des critères de classification des catégories sémiques qui articulent l’univers sémantique considéré comme coextensif à une culture ou à une personne humaine, on peut faire appel à une certaine psychologie de la perception, qui distingue les propriétés extéroceptives, comme venant du monde extérieur, des données intéroceptives qui ne trouvent aucune correspondance dans celui-ci et sont présupposées, au contraire, par la perception des premières, et, enfin, des éléments proprioceptifs qui résultent de la perception de son propre corps. Une telle classification, pour intuitivement justifiée qu’elle puisse paraître, souffre cependant de reposer entièrement sur des critères et des présupposés extra-sémiotiques.8

De toutes parts, en discutant le nouveau lieu de la sémiosis, les propositions des sémioticiens proches de Greimas se sont mises à rivaliser :

Note de bas de page 9 :

 Jean Petitot, Morphogenèse du sens, Paris, PUF, 1985 ; id., « Les deux indicibles, ou la sémiotique face à l’imaginaire comme chair », in Herman Parret et Hans Georg Ruprecht (éds.), Exigences et perspectives de la sémiotique, Amsterdam, Benjamins, 1985, pp. 283-305; id., « Las nervaturas del mármol. La percepción puesta en discurso », Tópicos del Seminário, 2, 1999, pp. 121-148.

i) l’acte de sémiosis serait-il premièrement le lieu des « pulsions encore asémantiques », région des prégnances proto-thymiques, extraites de la lecture catastrophiste et métapsychologique que présente Jean Petitot, plaidant pour le sens en tant que morphogenèse émergeant d’un enracinement bio-éco-éthologique ?9

Note de bas de page 10 :

 Pierre Ouellet, Voir et savoir. La perception des univers du discours, Québec, Les Editions Balzac, 1992 ; id., « Signification et sensation », Nouveaux Actes Sémiotiques, 20, 1992.

ii) la sémiosis aurait-elle intérêt à se fonder, comme le propose Pierre Ouellet, dans les noèmes husserliens, en tant que vécu de l’acte noétique, ou vécu noématique, dans les variations eidétiques qui composent les congruences entre l’intéroceptif et l’extéroceptif avec l’entrelacement du propriocetif ?10

Note de bas de page 11 :

 Jean-Marie Lemelin, « La refonte de la sémiotique. Fontanille et Zilberberg », « Métabiologie et métapsychologie », « Les états de la sémiotique. Greimas, Fontanille et Zilberberg », http://www.ucs.mun.ca /~lemelin/etudes.html.

iii) pourrait-on placer la sémiosis plutôt dans ce que Jean-Marie Lemelin propose à partir du concept heideggérien de disposibilité, en tant que niveau zéro de la prégnance, (pré-) disposition qui précède selon lui toutes les préconditions et toutes les opérations percepto-cognitives ?11

Note de bas de page 12 :

 Sémiotique des passions, op.cit., passim.

Toutes ces propositions se sont trouvées en concurrence avec les formulations données par Greimas et Fontanille : « valence » en deçà des valeurs, « pressentiment » en deçà des affects, niveau des directions, des vecteurs, des zones énergétiques, des forces à peine ébauchées, toutes ces expressions présentées à la façon d’ondulations, d’ombres, de parfums, d’effets de visée, d’effets source ou d’effets but, horizon de tensions à peine ébauchées, lieu non pas d’actants mais de proto-types, non pas de sujet ou d’objet mais de presque-sujet, presque-objet, lieu émergeant des potentialités12. De telles expressions témoignent, par leur sémantisme, par leurs métaphores et leurs préfixations, que nous n’y sommes pas tout à fait, que nous en restons presque là, au seuil, dans le défi, presque désespérant, de mettre le doigt, pour ainsi dire, dans l’humus adamique même de la plus petite oscillation ou ébranlement du sens dans le corps.

Note de bas de page 13 :

 J. Fontanille, « Des états de choses aux états d’âme (suite) », Nouveaux Actes Sémiotiques, 20, 1992, pp. i-viii.

Jacques Fontanille, de son côté, a revendiqué une plus grande prudence dans l’entendement de la sémiosis en tant qu’émergeant des préconditions du sens13. Mais la question est loin d’être tranchée. Le problème reste de trouver une explication satisfaisante sur ce big bang de l’ébranlement du sens dans le corps propre. Du point de vue de ce qu’on peut considérer comme la voie la plus rentable pour le travail descriptif de la sémiotique sur ces préconditions du sens dans le corps, l’orientation qui cherche à faire remonter la sémiosis jusqu’à l’auto-organisation de la matière et prétend étendre le statut sémiotique jusqu’aux régions des réactions physico-chimiques complexes qui constituent le métabolisme d’un organisme biologique (J. Petitot) ne va pas sans problème. Car en cherchant à créer une pertinence étendue, à large spectre, pour l’univers sémiotique, même si on parvient à éviter le proverbe — qui trop embrasse mal étreint… —, on risque fort de finir par déborder la compétence du sémioticien et par exiger de la discipline de couvrir les quatre coins du monde de la matière et de l’intellection.

Note de bas de page 14 :

 Ibid., pp. vi-vii.

De son côté, la solution des auteurs de Sémiotique des passions, et les compléments ou les ajustements proposés par Pierre Ouellet laissent aussi dans l’air des difficultés gênantes. En effet, Fontanille conteste chez Ouellet que la proprioceptivité puisse être agrégée comme une nouvelle valeur noétique, une valeur ajoutée, en tant qu’émergence supplémentaire, dans son entrelacement avec l’intéroceptivité et l’extéroceptivité14. Selon lui, ce serait contradictoire avec l’idée de la proprioceptivité en tant que « condition d’accès » au monde du sens. Il se demande donc s’il ne faudrait pas plutôt réfléchir d’abord sur la manière dont la proprioceptivité pourrait assurer de façon homogène tant l’expression de l’intéroception que celle de l’extéroception, voire de la proprioception elle-même. Pourtant, ce qu’on constate en lisant Sémiotique des passions (p. 12), c’est qu’on y assurait que la médiation du corps « ajoute » au processus de la sémiosis le « parfum thymique » provenant des catégories proprioceptives. Sauf erreur, il s’agit ici du même type de complément ou supplément en raison duquel Ouellet a été critiqué.

En outre, l’homogénéisation ou l’homogénéité de l’existence sémiotique, si difficile et si nécessaire à obtenir et à préserver devant l’entrée du corps dans la sémiosis, elle non plus ne semble pas parvenir à être bien ou suffisamment cernée. Elle se présente plutôt comme « pétition de principe » que comme garantie par une véritable démonstration. En effet, si nous suivons pas à pas le chapitre d’ouverture de Sémiotique des passions, nous voyons que l’homogénéité y figure au départ sous la forme d’un enjeu de reconnaissance :

i) il est question de « la reconnaissance d’une dimension autonome et homogène », de « la reconnaissance de l’homogénéité fondamentale du mode d’existence des formes sémiotiques » (p. 10) ;

ii) ensuite, elle revient sous la forme d’une suggestion : « (…) en suggérant comment (...) son homogénéité interne peut être envisagée » (p. 12) ;

iii) peu après, elle s’installe comme un moment déjà assuré : « La médiation du corps (…) ajoute, lors [?] de l’homogénéisation de l’existence sémiotique, des catégories proprioceptives (…) » (p. 12 ; ici et plus bas, nos italiques et/ou point d’interrogation) ;

iv) qui plus est, elle en viendra à produire des effets considérables, bien que n’étant rien de plus qu’une hypothèse : « On peut considérer, à titre d’hypothèse, que ce processus d’homogénéisation par le corps — avec ses conséquences thymiques et sensibles — n’épargne aucun univers sémiotique » (p. 12) ;

v) dans le même paragraphe, elle est déclarée déjà conquise par la « suspension du lien qui conjoint les figures du monde avec leur ‘signifié’ extra sémiotique, c’est-à-dire, entre autres, avec les ‘lois de la nature’, immanentes au monde, et par leur mise en relation, en tant que signifié, avec divers modes d’articulation et de représentation sémiotiques » (pp. 12-13) ;

vi) quelques moments après, la voilà qui revient en tant que postulation et affirmation : « La postulation de l’homogénéité de l’univers des formes sémiotiques (…). Seule l’affirmation d’une existence sémiotique homogène (…) » (p. 13) ;

vii) en promettant une tâche qui ne sera pas vraiment mince à assurer : « En d’autres termes, l’homogénéisation de l’intéroceptif et de l’extéroceptif par l’intermédiaire du proprioceptif institue [?] une équivalence formelle entre les ‘états de choses’ et les ‘états d’âme’ du sujet » (pp. 13-14) ;

viii) finalement, non seulement elle institue l’équivalence indiquée, mais elle se présente en outre comme un lieu, une dimension sémiotique de l’existence homogène où « se réconcilient » [?] les états de choses et les états d’âme (pp. 13-14).

On voit bien que l’homogénéité de l’existence sémiotique s’est installée au sein de la sémiosis de façon un peu précaire, par des expressions (postulation, suggestion, affirmation) nécessitant encore des efforts collectifs de réflexion. En revanche, elle a un grand avantage par rapport à la proposition de pertinence étendue faite par Petitot : elle tend à situer le champ d’exercice sémiotique dans une région de pertinence stricte, plus raffinée, circonscrite une fois pour toutes dans l’immanence du discours, sans les inconvénients de la matière brute d’un réel extra-sémiotique, c’est-à-dire de l’ontologie qui faisait peur à Greimas.

C’est face aux propositions ci-dessus qu’on peut mettre en discussion une autre manière de concevoir la sémiosis, ni au-delà ni en deçà de l’immanence du sens, autrement dit sans extrapolation vers la matière du bios, mais aussi — et c’est ici que se situent le défi et l’enjeu majeurs — sans les difficultés des trois entrelacements (proprioception, intéroception, extéroception), de ces revendications « trop psychologiques » selon l’appréciation de Greimas et Courtés, devant le corps, devant l’univers de la perception, c’est-à-dire en essayant de surmonter, ou au moins de contourner ces difficultés.

À partir des lectures qu’on peut entreprendre pour essayer d’équilibrer ce trinôme perceptif (intéroception, extéroception et proprioception) — car on ne comprend pas très bien pourquoi aujourd’hui on réutilise innocemment ces concepts, comme si par quelque effet magique ils avaient perdu le caractère « trop psychologique » dénoncé par Greimas —, la première chose à noter est qu’il faut bien reconnaître l’absence de consensus en ce qui concerne la délimitation des frontières entre lesdits concepts, leurs zones réciproques d’incidence, leurs domaines d’extension. Il est également difficile d’établir un ordre quelconque de présupposition, de précédence (logique, épigénétique… ?) entre ces catégories psychologico-perceptives.

Par exemple, si tout le gouvernement du corps est à la charge du cerveau, plus précisément grâce aux opérations complexes des synapses neuronales, les seuls phénomènes vraiment « intéroceptifs » devraient être situés dans le fonctionnement propre de la structure neuronale. Tous les autres stimuli venant soit de l’extérieur du corps, à travers les organes de la vision ou autres, soit de l’intérieur des viscères du corps, seraient également extéroceptifs. Il ne semble pas facile d’extirper de ces concepts leurs soubassements, leurs présupposés, selon Greimas, extra-sémiotiques, autrement dit leurs fondements réalistes. Ils ont été forgés dans une épistémè scientifique physico-psychologiste et moniste. Et on doit admettre que cela va nous gêner à jamais. Sauf si on choisit de renoncer à « l’âme » de la sémiotique bâtie par Greimas.

Note de bas de page 15 :

 Cf. W. Beividas, « Una epistemología discursiva en construcción : la teoría inmanente entre la percepción y la semiocepción », Tópicos del Seminario, 31, 2014, pp. 139-159.

Même si on retient le concept de perception tel que vidé de tout psychologisme par Merleau-Ponty à la suite de Husserl, ou le concept d’intentionnalité, peut-on garantir que les choses deviendront plus claires ? Au risque d’une lourde méconnaissance du champ philosophique, je crois voir dans l’univers philosophique une réticence, voire une impossibilité foncière — à raison de sa longue histoire et de sa tradition de pensée à remplacer l’empire de la raison (transcendantale) par l’empire des raisons (immanentes) du discours, c’est-à-dire d’une rationalité discursive. Or, avec la sémiosis, on est déjà dans le discours, et on n’en sort plus. Nous manque, en somme, un beau chapitre critique de discussion entre les fondements transcendantaux de la raison philosophique et les fondements immanents d’une épistémologie discursive (à construire)15.

Note de bas de page 16 :

 Nous avons proposé le concept de « sémioception » pour la première fois dans un congrès au Brésil en 2002, donnant lieu à un article en hommage à Greimas : W. Beividas, « Corpo, semiose, paixão e pulsão. Semiótica e metapsicologia », Perfiles Semióticos. Revista de Estudios Semiolingüísticos, I,1 (Greimas en América Latina : bifurcaciones), 2004, pp. 43-61. Sur le concept de « prise » en sémiotique, notamment celle du sujet sur son propre corps, cf. E. Landowski, « Avoir prise, donner prise », Actes Sémiotiques, 112, 2009 (§3.II.2).

Une fois posée la difficulté, on peut proposer de vérifier si par une stratégie conforme au troisième principe d’« empirisme » de Hjelmslev, celui de « simplicité », il ne serait pas plus opératoire, pour l’économie de la description de l’émergence du sens, de trancher un peu plus catégoriquement, à propos de ce qui arrive au sujet, entre ce qui a du sens et ce qui n’en a pas, entre ce qui fait sens et ce qui ne fait pas sens, entre ce qui est a-signifiant (le monde des choses) et ce qui est saisi par une opération immanente, de statut discursif ou langagier. On peut y voir un brusque saut par le truchement d’une opération de sémioception par le sujet (cf. infra). Pour la sémiotique, il importerait peu que les stimuli qui assaillent le corps soient saisis en tant que stimuli sensoriels exogènes, du dehors, ou en tant que stimuli endogènes, de l’intérieur du corps. Il suffirait que les uns et les autres soient assumés par la sémioception, c’est-à-dire radicalement métamorphosés en sens. On peut donc avancer que ce serait par l’acte de sémioception que le sujet crée — de façon ad hoc — son champ de présence, celui-ci ne se ramenant jamais à quelque chose d’antérieur. La sémioception pourrait être posée comme l’ab quo de la sémiosis, autrement dit comme le point d’origine de la sémiotisation immédiate de tout ce qui, du monde extérieur tout comme du monde intérieur de son corps, tombe sous le coup de cet acte du sujet, que ce soit à travers la perception, à travers l’intentionnalité, en un mot, à travers tout type de « prise »16.

3. Sémioception

L’attrait actuel pour le point de vue phénoménologique et pour le primat de la perception semble laisser dans la pénombre quelque chose de primordial, qui a d’ailleurs constitué l’une des nombreuses ruptures introduites par Saussure, et qui mérite sûrement un statut épistémologique à part entière : il s’agit du rôle fondamental de l’arbitraire du signe dans la fondation du langage, de la force conceptuelle et épistémologique de ce principe, et de sa nature à la fois d’acte sémiologique pour le sujet, et de pacte sémiologique pour la collectivité. Son importance est décisive en ce qui concerne la saisie par le sujet de son corps, de ses affects, voire de l’ensemble de son monde vécu. L’arbitraire du signe est néanmoins resté à l’écart, presque relégué au rang d’un simple principe technique du système de la langue, sorte d’axe purement distributif des signes entre le conventionnel et le motivé de la langue (et en outre toujours suspect aux yeux de nombreux chercheurs). Il y a là une limitation et une insuffisance à surmonter. Pour cela, il faut donc retrouver la valeur épistémologique de l’acte sémiologique face à l’acte perceptif.

Cela nous conduit à l’hypothèse suivante : le langage compris selon le principe de l’arbitraire, et l’acte sémiologique qui en découle, imposent au sujet parlant la façon dont il va percevoir le monde. L’acte sémiologique — c’est là le cœur de l’hypothèse — impose à l’acte perceptif une transmutation radicale : la transformation d’une appréhension (pour ainsi dire) « automatique », enregistrée et chiffrée quantitativement par des organes capteurs, provenant du monde brut, en une saisie signifiante imposée qualitativement au monde de la phénoménologie humaine. C’est ainsi que le sujet percevra, au sens fort, par exemple, les couleurs de l’arc-en-ciel, celles, bien entendu, que le pacte sémiologique de sa langue lui offre. Et comme on sait, deux personnes de langues différentes percevront différemment les couleurs de l’arc-en-ciel, bien qu’ayant le même système neuro-perceptif général. C’est aussi l’acte de sémioception qui catégorise, par exemple, les phonèmes en les opposant et en bouleversant l’appréhension continue des sons par l’organe de l’ouïe, exactement à l’opposé des revendications d’une « perception catégoriale » supposée donnée d’avance à la manière d’un attribut naturel.

Selon ce point de vue, au-delà et au-dessus de l’acte perceptif, l’acte sémiologique a la préférence et la primauté heuristiques en ce sens que c’est par la sémiosis que le sujet parlant découvre ou invente le monde qui est alors son monde perçu ; c’est par cette sémiosis conventionnelle que le sujet crée ou découvre son corps-propre, voire qu’il façonne toute la gamme de ses affects. Sur la base du pacte sémiologique et par la sémiosis, le langage guide l’appréhension (par les sens) et la transforme en perception significative (par son sens). En d’autres termes, le sujet perçoit, non pas hypothéqué par ses organes sensoriels, mais hypothéqué par l’arbitraire des formes immanentes du langage (plan du contenu, plan de l’expression) ; il perçoit ce que le ou les langages le conduisent à catégoriser sur le continuum des phénomènes substantiels du contenu et de l’expression, c’est-à-dire par l’organisation de son langage (ou de ses langages). En somme, il perçoit, il voit, il sent ce que son langage le conduit à catégoriser.

Note de bas de page 17 :

 En latin vulgaire, in-signare : mettre une marque, mettre sous signe, assigner.

En ce sens, on pourrait reprendre le Saussure du Cours qui nous l’enseigne avec la simplicité profonde des grands penseurs que « nous disons homme et chien parce qu’avant nous on a dit homme et chien », mais en y ajoutant une note phénoménologique : « nous voyons homme et chien et nous percevons homme et chien parce qu’on nous a enseigné (sémiologiquement) homme et chien »17.

En d’autres termes, pour comprendre, comme locus d’émergence du vécu humain, la véritable transmutation qualitative opérée sur le continu des données brutes — celles, quantitatives et amorphes, du réel du monde et du corps du sujet —, pour que ces données puissent devenir le « monde » humain, celui des affects, le seul moyen est de voir la perception humaine comme étant constamment induite et guidée par l’action permanente et récurrente de l’acte sémiologique du sujet, fondé sur le pacte sémiologique, lui-même déduit du principe de l’arbitraire, ce qui en fait une perception foncièrement sémiologisée ou sémiotisée. Il faut donc retrouver la force épistémologique de l’acte sémiologique proposé par Saussure pour estimer la valeur heuristique, pour la sémiotique, des contraintes sémiologiques des actes perceptifs. Ce serait au moins une nouvelle hypothèse pour les développements futurs de la sémiotique du vécu, que de considérer que la condition phénoménologique de la perception humaine ne peut être que sémiologique.

Il semble donc possible d’affirmer que l’acte sémiologique jouit d’un statut épistémologique supérieur à l’acte perceptif. En deçà de toute perception du monde (humaine, bien entendu) au sens de Merleau-Ponty, c’est-à-dire corporel, incarné, phénoménal, l’acte sémiologique devrait se voir accorder une véritable primauté (épistémo-) logique — si toutefois il devait y avoir une dispute entre le phénoméno (-logique) de Merleau-Ponty et le sémio (-logique) de Saussure.

Note de bas de page 18 :

 J. Fontanille, « Les passions de l’asthme », Nouveaux Actes Sémiotiques, 6, 1989. On trouve un exemple comparable, concernant la marche, in E. Landowski, « Avoir prise… », op. cit.

On peut en donner de nombreux exemples. Ce n’est pas tout ce que l’œil capte dans l’horizon, en tant que « perception optique », qui se transforme en une sémioception visuelle. Et il y a parfois des effets de sens catastrophiques construits justement par une captation visuelle ratée. En ce moment, je vois le soleil couchant et ses derniers rayons à travers les arbres devant ma fenêtre. Mais je suis entièrement concentré sur les raisonnements qui m’occupent ici. Puis-je dire que mon regard qui se perd à l’horizon sans me faire perdre l’attention sémioceptive de la réflexion peut être considéré comme un regard « signifiant » ? Bien sûr, il fait partie des contraintes perceptives de la pertinence étendue dont on a parlé ci-dessus, des contraintes biophysiques de la chair. Mais entre-t-il dans la pertinence stricte, dans le statut de l’existence sémiotique proprement dite ? Nous respirons continuellement sans avoir la moindre « conscience » des complexités bio-rythmiques, musculaires que les organes du corps exécutent. Et voilà la crise d’asthme qui, d’après la belle analyse fournie par Fontanille, prouve la différence entre une respiration normale, asémantique et une respiration souffrante, sémioceptive18.

On peut en trouver une illustration encore plus convaincante dans un exemple présenté par Freud dans le chapitre d’ouverture de sa Traumdeutung. Il réfléchit à ce moment-là sur le rôle des « stimuli sensoriels externes », qu’il appelle aussi exogènes, dans la formation du rêve. Il rapporte un rêve de Maury, devenu célèbre et, dans notre contexte, bien représentatif de la mobilisation des actes « ceptifs » :

Note de bas de page 19 :

 Sigmund Freud, « La interpretación de los sueños », Obras Completas de Sigmund Freud, vol. 1, Madrid, Biblioteca Nueva, pp. 364-365.

Étant malade dans son lit, il a rêvé qu’il était à l’époque de la Terreur pendant la Révolution Française, qu’il assistait à des scènes épouvantables et qu’il se voyait amené devant le tribunal révolutionnaire, dont faisaient partie Robespierre, Marat, Fourquier-Tinville et d’autres tristes héros de cette période sanglante. Après un long interrogatoire et une série d’incidents que sa mémoire n’a pas gardés, il a été condamné à mort et il a été transporté à l’échafaud devant une foule immense. Il y monte, le bourreau l’attache à la planche de la guillotine, il la fait basculer, la lame descend et Maury sent comme si sa tête tombait séparée, coupée de son tronc. À ce moment-là il se réveille, en proie à une terrible angoisse, et découvre qu’une des baguettes du rideau de son lit est tombée sur sa gorge de façon semblable à la lame exécutrice19.

A ce rêve, Freud en ajoute trois autres, avec des scénographies très riches de figurativité, qui partagent le trait commun de se conclure par la perception d’un stimulus exogène qui réveille le rêveur. Dans tous ces cas il y a donc une captation extéroceptive provenant de tel ou tel organe du corps. Cette extéroception est-elle signifiante ? Qu’est-ce qui décide du sens de ces rêves ? D’où le sens advient-il ? Ce qui va vraiment compter pour le monde vécu de la signification (et pour la pertinence de la sémiotique psychique du sujet), est-ce la perception extéroceptive de la baguette sur la gorge ou la sémioception projetée dans la scène onirique ?

Tout en rappelant que l’hypothèse ici présentée n’a qu’un statut d’ébauche, conceptualiser la sémioception en tant qu’opération de métamorphose sémiotisante dans l’instant immédiat de quelque type de perception (sans introduire de hiérarchie dans le trinôme intéro-extéro-proprio-ception), ce serait voir la perception comme déjà sémiotiquement informée au départ. On pourrait alors faire l’économie des raisonnements trop proches des arguments psychologisants et on n’aurait plus besoin de postuler un facteur d’homogénéisation de l’existence sémiotique et de lui procurer un lieu, un moment, une instance plus profonde ; on n’aurait plus besoin de fabriquer — tâche « démiurgique » — une équivalence formelle entre les états de chose et les états d’âme.

Note de bas de page 20 :

 Louis Hjelmslev, Essais linguistiques, Paris, Minuit, p. 132.

La sémioception se présenterait en ce cas, dans le métalangage conceptuel de la sémiotique, comme une décision tranchée du type tout ou rien, existence sémiotique ou existence a-signifiante, un peu à la façon dont Hjelmslev démarquait son « empirisme » de l’« apriorisme » de la philosophie : « il ne s’agit pas de doser la part exacte de chacune des deux méthodes : il s’agit de répondre par oui ou par non »20. On pourrait en effet attribuer à l’acte de sémioception le statut d’une opération de métamorphose radicale (selon l’acception de la racine grecque), d’un transport, d’une transposition, d’une transformation fondatrice de l’univers du sens, d’une mutation qualitative transposant — au sens de « méta-phore » — les états de choses du monde réel a-signifiant en états d’âme d’un monde n’existant que sémiotiquement.

4. Les pulsions, ces méconnues…

Quelles que soient les difficultés pour établir les conditions du seuil le plus « bas » des premiers ébranlements de la sémiosis dans le corps, la série de propositions mentionnées ci-dessus permet de déceler une donnée inattendue. L’ancrage du sens une fois déplacé du texte (du « verbe »), ou du sujet « de papier » vers le corps-propre et le sujet « de chair », l’orientation vers une sémiotique décidément incarnée pousse le champ d’exercice et de réflexion vers l’espace de la « ception », celui des premières sommations du sens. Or cet espace est le même que celui que la psychanalyse pose avec insistance et en priorité comme l’instance des pulsions inconscientes. A partir de là, la psychanalyse, champ mal aimé, mal visité, en général oublié par la sémiotique, dédaigné par les uns, refoulé ou ignoré par les autres, devient incontournable.

Note de bas de page 21 :

 Michel Arrivé, « Souvenirs scientifiques et autres sur A.J. Greimas » Nouveaux Actes Sémiotiques, 25, 1993.

Note de bas de page 22 :

 Entretien de Greimas avec François Dosse. F. Dosse, Histoire du structuralisme I. Le champ du signe, 1945-1966, Paris, La Découverte, 1991.

Entre sémiotique et psychanalyse, l’histoire se résume à une profonde méconnaissance réciproque. Dès les années 1960, les sémioticiens ont pour ainsi dire hérité de Greimas le sentiment d’une rivalité entre les deux théories — dans une certaine mesure justifié à cette époque où elles se disputaient la place dominante. Qui plus est, Greimas, nous dit Michel Arrivé, « n’aimait pas » Lacan21. Il ne lui pardonnait pas l’épisode du suicide de Lucien Sebag, intervenu alors qu’il était en analyse avec lui. Ironie du sort, Greimas s’apprêtait à organiser avec la collaboration de Sebag un séminaire destiné à « établir la jonction entre anthropologie, sémantique et psychanalyse »22.

Note de bas de page 23 :

 M. Arrivé, Linguistique et psychanalyse : Freud, Saussure, Hjelmslev, Lacan et les autres, Paris, Klincksieck, 1986.

C’est donc sous le signe d’une rivalité théorique (Greimas et Courtés le disent ouvertement dans le Dictionnaire) et d’une thymie dysphorique que la plupart des sémioticiens autour de Greimas ont assimilé le (non)-rapport entre sémiotique et psychanalyse. La sémiotique est ainsi devenue presque imperméable à toutes les conceptualisations, métapsychologiques ou pas, en provenance de sa voisine, et plus imperméable encore à l’incorporation de toute une phénoménologie du champ psychanalytique, aspect le plus décisif selon Freud pour ce qui a trait au registre du sens dans l’inconscient, c’est-à-dire à des phénomènes comme la condensation, le déplacement, le refoulement, la dénégation, le transfert, bref à toutes les motions pulsionnelles qui y sont prévalentes. Il n’est pas très réconfortant d’avoir à admettre que le champ psychanalytique a été refoulé à la porte, et que, pour reprendre une observation très judicieuse de M. Arrivé (appliquée à la linguistique), nous conduisons nos discours dans une « totale méconnaissance » de l’inconscient23. Bien entendu, une telle remarque n’implique aucun jugement : ce n’est qu’une constatation.

Note de bas de page 24 :

 Claude Zilberberg, « Les passions chez Freud », Actes Sémiotiques-Bulletin, 9, 1979, pp. 46-48.

Note de bas de page 25 :

 J. Fontanille et Cl. Zilberberg, Tension et signification, Sprimont, Mardaga, 1998, p. 221.

Même constatation lorsque commence la mise en chantier de la sémiotique des passions à la fin des années 70 : Freud y a été le grand oublié. Dans la première publication collective sur la question, les trois pages de l’article de Zilberberg ne comptent pas beaucoup devant la taille de l’œuvre de Freud24. Arrive ensuite la forte réflexion épistémologique de l’ouverture de Sémiotique des passions, venue pour orienter ou réorienter les recherches concernant le niveau profond sous la bannière des « préconditions » du sens — protensivité, valences, vecteurs, affect, énergie —, tout cela contribuant à densifier les régions du phorique, du thymique, de l’affectif. Ces pages auraient sûrement fait vibrer de contentement tout psychanalyste : « Les sémioticiens découvrent enfin la pulsion ! ». Mais ce terme est hélas pratiquement absent, de même que son créateur. Et l’oubli devient refus avec l’important livre de Fontanille et Zilberberg, Tension et Signification, qui exclut tout rapprochement entre les deux disciplines en raison de l’absence, chez Freud, de traitement de la notion de passion et parce que, selon les auteurs, dans l’œuvre de Freud, « le destin des pulsions se déploie en marge des modalités définissant les sujets, quand ce n’est pas contre elles »25.

La naissance de la sémiotique des passions a incontestablement donné lieu à une confrontation critique avertie avec la philosophie, bien que le dialogue le plus poussé ait sans doute été celui qui a été engagé avec les poètes, la littérature, la critique et les historiens de l’art (Valéry, Proust, Eluard, Wöllflin). La psychologie a reçu aussi sa part (Th. Ribot). Il n’y a que Freud et la psychanalyse qui aient été exclus de ce concert. Pourtant, l’approche freudienne avait un grand avantage : ses propositions dans le domaine pulsionnel ou pathologique n’étaient pas puisées dans une introspection solipsiste mais dans l’écoute empirique de purs discours-en-acte : ceux, les plus divers et prégnants, de sujets-patients s’exprimant dans des situations extrêmes, à l’extrême limite où l’énonciation est directement nouée à un corps engagé, présent, où le corps ne dit pas seulement, mais aussi souffre de ce qu’il dit, où les thymies du sens révèlent l’affect au plus haut degré. Il se peut qu’il n’y ait pas eu dans l’histoire de l’humanité un savant qui ait plongé si profondément dans les états d’âme du sujet. Et nous construisons dès le début une théorie des états d’âme presque entièrement en marge de ses découvertes, dans la méconnaissance d’une possible région pulsionnelle qui, selon Freud, gouverne (inconsciemment) nos interactions discursives, les actes de notre vécu, l’expérience de notre vie — nos sémioceptions —, et tout cela à notre insu : à notre insu en tant que sujets-souffrants, bien sûr, mais aussi, hélas, « à notre insu » en tant que sujets-pensants sémiotiquement…

Note de bas de page 26 :

 J. Fontanille, Sémiotique du discours, Limoges, Pulim, 1998, p. 203.

Il ne serait pas juste, toutefois, de ne pas admettre que quelques approximations heuristiques ont été annoncées, surtout quand on voit Fontanille, par exemple, reconnaître aux pulsions, à la libido et à d’autres formes de l’énergie psychique le statut de « corrélat psychologique » de l’intensité passionnelle de la sémiosis26. Il va même plus loin puisqu’il va jusqu’à plaider pour la collaboration interdisciplinaire :

Note de bas de page 27 :

 J. Fontanille, Sémiotique et littérature. Essais de méthode, Paris, PUF, 1999, p. 65.

En effet, si l’approche psychologique ou psychanalytique est une lecture possible de la dimension affective des textes, elle doit pouvoir s’appuyer sur une analyse sémio-linguistique préalable, qui établit les conditions et les formes discursives d’une lecture psychanalytique. Inversement, si l’approche sémio-linguistique de la dimension affective peut espérer déboucher sur des « explications » et des interprétations — et l’explication scientifique se conçoit mal sans un échange interdisciplinaire —, c’est, pour l’essentiel, sur la base d’hypothèses psychanalytiques27.

Il faut se réjouir et reconnaître, cela va sans dire, ces attitudes optimistes et favorables au dialogue interdisciplinaire. Mais elles sont contrebalancées, ou plutôt neutralisées par d’autres bien plus pessimistes, qui excluent tout dialogue :

Note de bas de page 28 :

 Cl. Zilberberg, Eléments de grammaire tensive, Limoges, Pulim, 2006, p. 20.

Entre la psychanalyse qui l’érige [l’affectivité] en constante directrice des manifestations et des discours tant individuels que collectifs, et la glossématique qui la virtualise en confiant la sémantique à la seule substance du contenu, la conciliation, quelle que soit la bonne volonté exprimée de part et d’autre, n’est pas envisageable28.

Face à ce panorama très négatif, nous voudrions envisager la manière de faire évoluer le rapport entre sémiotique et psychanalyse. Cela en partant d’une prémisse, ou plutôt d’une conviction : sauf insuffisance de lecture, on ne trouve nulle part une démonstration en règle, solidement argumentée, en connaissance de cause, qui établisse quelque « incompatibilité » radicale entre les deux champs.

5. Des pulsions aux passions : un parcours génératif de la subjectivité inconsciente

Note de bas de page 29 :

 W. Beividas, Inconsciente et verbum. Psicanálise, Semiótica, Ciência, Estrutura, São Paulo, Humanitas, 2000, 394 p.

Note de bas de page 30 :

 Cf. W. Beividas, Inconsciente & Sentido. Ensaios de interface entre Psicanálise, Linguística e Semiótica, São Paulo, AnnaBlume, 2009 (2014, 2e éd. augmentée).

A partir des thèmes que nous avons développés dans une thèse de doctorat soutenue en 1992 et publiée en 2000, nous essayons d’établir quelques conditions préalables à un dialogue entre sémiotique et psychanalyse29. Le tableau ci-après indique une partie des difficultés d’une telle entreprise. La contrepartie, plus gênante, vient de l’autre discipline, la psychanalyse, dont le mode d’élaboration conceptuelle et discursive colle imaginairement, aujourd’hui, au style lacanien. Il est en effet tenu pour le style même de cognition ou de législation des phénomènes d’un champ disciplinaire soumis à un degré de transfert presque panique aux dixit de Lacan, à tel point qu’examiner les tenants et aboutissants de cette stratégie dépasserait de beaucoup les thèmes qui nous occupent ici30.

Sans minimiser en rien la difficulté générale de l’entreprise, on peut prendre pour stratégie le conseil émis par Greimas en 1987 à l’occasion d’une réunion de l’Unesco. Il suggérait que la façon la plus viable d’imaginer l’interdisciplinarité était de commencer par une recherche de comparabilité, de trouver des espaces problématiques communs, pour préparer l’émergence d’un instrument méthodologique coordinateur. Or, il n’est pas aisé d’évaluer le temps requis pour dégager de tels espaces problématiques communs.

Cela étant, comment construire cet espace interdisciplinaire problématique ? Quel niveau de comparabilité ou de « compatibilité » peut-on établir entre pulsions et passions ? A titre de point de départ, nous proposons un modèle fondé sur l’hypothèse que l’advenue du sujet peut être conçue sur le mode d’un « parcours (génératif ?) de la subjectivité inconsciente ». Dans cette perspective, nous utilisons, comme instrument de contrôle de la comparaison, l’intégration de trois régimes : (i) un régime pulsionnel, (ii) un régime pathologique, (iii) un régime passionnel, et, reliant ces régimes les uns aux autres, deux opérations de conversion :

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On le voit, la question qui attend ici sa réponse, c’est précisément de voir si les passions (sémiotiques) et les pulsions (psychanalytiques) peuvent être rendues compatibles en tant qu’appartenant à un même univers thymique. Sans être à même de donner à ce stade une réponse conclusive, nous pouvons du moins avancer les remarques suivantes :

i) Freud a postulé en deçà des structures pathologiques (hystérie, perversion, psychose, obsession…) le régime des pulsions en tant que seuil le plus bas du psychisme humain, seuil faisant frontière entre l’organique (le corps biologique) et le psychique. Peuplé par les pulsions sexuelles (de vie, de conservation) et par la pulsion de mort (destruction et force reconstructive), ce régime pulsionnel pourrait être comparable à l’ab quo, au point zéro, de la subjectivité, c’est-à-dire à l’instance des premières sommations (admettons-le en première approximation) perceptives, synesthésiques, avec lesquelles le sujet assume son corps, avec lesquelles il sent son corps. Une description « sémiotisante » de ce régime pourrait le théoriser comme région des premières modulations ou oscillations de la tensivité et de l’affect. Naturellement, par description sémiotisante, on doit entendre non pas la pulsion comme quantités biologiques ou énergies sensori-motrices purement physiologiques (la chair de la chair) mais en tant qu’ensemble de modulations de la sensibilité et de la synesthésie, pour ainsi dire déjà vouées au sens, condamnées pour ainsi dire par « destin » à l’univers du sens, à peu près comme on peut le dire de la « substance » phonétique destinée à devenir phonème (puisqu’elle n’existe que pour cela). Le pulsionnel serait l’instance où le corps s’éveille, pour ainsi dire, au monde symbolique des valences, des pré-sentiments, des ébranlements primitifs de présomptions ou suppositions du sens. En d’autres termes, ce régime pulsionnel pourrait être conçu comme la première sensibilisation d’une chair en voie d’être signifiée au sujet, de devenir corps, en tant que seuil déclenchant la prise en charge sémiotique du monde naturel : une chair organique, brute, métamorphosée en corps (pulsionnel, libidinal, érogène, vivant) sous la contrainte de la sémioception ci-dessus mentionnée. Peut-être cette manière de penser la chose pulsionnelle est-elle une tentative autre de faire sortir la pulsion de sa zone « mythique » avouée jadis par Freud lui-même.

Note de bas de page 31 :

 « Le terme chréode (du grec χρη il faut, οδος chemin = chemin nécessaire) a été introduit par le biologiste anglais C.H. Waddington » (R. Thom, Modèles mathématiques de la morphogenèse, Loos, Danel, p. 13).

Note de bas de page 32 :

 W. Beividas, op.cit., 2000, pp. 357-372.

Note de bas de page 33 :

 Cf. Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, p. 816.

ii) Le régime pulsionnel, doté de pures forces, énergies, directions, vecteurs, sorte d’univers déjà symbolique mais d’un sémantisme encore fragile, avec une très mince « représentation » (pour employer un mot de Freud), n’a d’autre issue, d’autre « destin » que celui de se convertir dans le régime pathologique. Ce sont là des structures que le médecin viennois avait stipulées à sa façon, en les distribuant en hystérie, névroses, psychose, perversion… Contrairement au point de vue sémiotique que nous évoquions plus haut, les mécanismes de cette conversion — refoulement, dénégation, déni, forclusion, sublimation… — sont fortement modalisés, surtout à partir du préfixe allemand « Ver »(Verwerfung, Verdrängung, Verneinung, Verleugnung…). Lacan n’a eu de cesse d’en indiquer et d’en démontrer la nature langagière. Il s’agit donc de les décrire en tant que structures discursives dans leurs modulations tensivo-quantitatives, dans leurs modalisations singulières, en somme, dans tout ce qu’exige le point de vue sémiotisant. Ce régime pathologique — sans vouloir connoter par-là les aspects morbides de la maladie mais en invoquant l’étymologie de pathos — serait en quelque sorte le chemin chréodique31, obligatoire, de la subjectivité humaine : dans ce passage du pulsionnel au pathologique, selon le cadrage que le sujet fait de son objet (de désir), il décide de sa structure pathémique — ou « choisit » sa névrose, selon Freud. En d’autres termes, il s’agit d’une relation d’objet entre le sujet pulsionnel et son objet libidinal. Les recherches pourraient ici bénéficier d’une plus puissante exploitation modale de l’algorithme du fantasme selon Lacan — le fameux $ <> a — car si on recourt à la perspective du carré sémiotique, il devient possible de révéler tous les rapports modaux, inter-modaux et sur-modaux du sujet avec son objet « fantasmatique »32. Il ne faut pas oublier que Lacan a voué ce petit poinçon à connoter et à « permettre vingt et cent lectures différentes, multiplicité admissible aussi loin que le parlé en reste pris à son algèbre »33.

iii) La façon dont cette hypothèse propose un parcours génératif de la subjectivité nous amène à suggérer une seconde conversion : une fois opéré le passage du régime pulsionnel au régime pathologique, le résultat pathémisé de cette première conversion appelle une nouvelle conversion en des structures ou configurations passionnelles. Les mécanismes qui interviennent ici pouvant aussi être pensés en tant que structures discursives modalisées et tensivisées, on pourrait les nommer, à partir de Freud lui-même, identification, idéalisation, transfert (et ainsi de suite). Il s’agit de l’entrée du sujet dans le rapport intersubjectif, avec l’autre, mais aussi avec l’Autre lacanien. Les passions humaines, en tant que rapports entre sujets, seraient donc conçues comme des dérivés de second degré des pulsions, par le biais des pathologies : pulsions, pathologies et passions relèveraient donc d’un seul et même univers pathémique ou thymique. Elles ne seraient plus considérées comme trois champs distincts, hétérogènes, imperméables les uns aux autres, enfermés dans des atomismes conceptuels à la façon de forteresses imprenables, comme on a pu le voir avec le test de la comparabilité conceptuelle et méthodologique entre les deux théories ici convoquées.

iv) Dernière remarque : Il va de soi que la justification et la description exhaustive de ces mécanismes de conversion, de leur structuration modale et tensive complexes — car il s’agit ici du difficile passage des quantités (énergétiques) aux qualités (sémioceptives) — constitue la matière conceptuelle la plus dense et la plus ardue : tel est le défi même de la stratégie d’homogénéisation que nous visons entre les trois contraintes thymiques de la subjectivité.

L’autre face de l’enjeu est de rendre tout cela lisible aux yeux du psychanalyste, de le faire pénétrer dans le champ psychanalytique, d’ajuster le discours descriptif de façon à atteindre l’autre champ afin que, selon les vœux et les avertissements formulés par Greimas dès le début de Sémantique structurale, notre recherche puisse s’étendre au-delà des limites d’une « chapelle » de sémioticiens.

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