De l’insignifiance

Massimo Leone

Université de Turin

https://doi.org/10.25965/as.5641

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : code, habitus, insignifiance vs signifiance, insignifiant vs insensé, kanji, signe, violence

Auteurs cités : Umberto ECO, Eric LANDOWSKI, Charles Sanders PEIRCE, Kenneth PIKE, Paul RICŒUR, Thomas Sebeok

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Texte intégral

Le vrai paradoxe est là : à l’échelle cosmique notre durée de vie est insignifiante, et pourtant ce bref laps de temps où nous paraissons sur la scène du monde est le lieu d’où procède toute question de signifiance.

Paul Ricœur, « Le temps raconté », Revue de métaphysique et de morale, 1984, 4, p. 440.

1. Au Japon, en autobus — apprendre une nouvelle langue

Vous êtes à l’étranger ? Prenez le bus ! C’est parfois une expérience sémiotique hautement instructive. — A Kyoto en tout cas, pour qui ne connaît pas le japonais, le bus est une mystérieuse boîte à promesses de signifiance, pleine de défis à la décodification. De rares inscriptions en anglais y font figure de bouées de sauvetage, tout comme les caractères en rōmaji (nom japonais de l’écriture latine) reconnaissables deci delà bien qu’espacés de façon tout à fait inhabituelle et entourés de mille signes inconnus. Mais qu’est-ce qu’un signe sinon une promesse de signification ? Les touristes en route vers les célèbres temples ont beau ne rien savoir des hiraganas, katakanas et kanji, ces systèmes d’écriture que le japonais mélange constamment, ils ne doutent pas que ces arrangements « bizarres » de points et de lignes ne sont pas purement décoratifs. Leur emplacement, leur allure, un minimum de familiarité avec les alphabets japonais, et surtout l’idée que partout au monde les autobus sont agencés de façon similaire, tout incite à scruter ces graphismes, à penser que ce sont des signes, et même à essayer de les décoder au prix de pathétiques efforts. Car telle est la relation désespérée des hommes avec le langage : même en l’absence de toute chance de comprendre, nous ne pouvons pas nous empêcher d’essayer de comprendre. Arriver à déchiffrer tant soit peu la langue inconnue où nous nous trouvons immergés, ce serait commencer à avoir prise sur l’environnement !

Mais les touristes pratiquent peu l’autobus. Ils préfèrent le métro, avec ses règles plus ou moins globalisées et standardisées, à l’opposé des schémas locaux qu’un usager du bus doit savoir décoder pour s’y retrouver. Où et quand acheter son billet ? Combien coûte-t-il ? Pour quelle catégorie de déplacement ? Que faut-il en faire ? Comment deviner si votre arrêt s’approche et faire savoir au chauffeur que vous voudriez descendre ? De tous côtés, des messages aux écritures inconnues mais insistantes par la couleur, la police, la taille semblent proclamer à qui mieux mieux : « Je suis très important ! Lis-moi, comprends-moi, suis mes instructions ! » Hélas, ils resteront pour l’étranger comme les avertissements d’une déité aussi lointaine qu’incompréhensible. — A moins d’apprendre !

Mais apprendre une langue est un exercice frustrant, surtout quand cela passe par le décodage d’un nouveau système d’écriture comme les logogrammes kanji, source majeure de découragement pour la plupart des visiteurs étrangers. Pourtant, pour la même raison, apprendre une nouvelle langue est aussi une expérience exaltante. Trajets de bus et manuel de japonais jour après jour, arrive l’instant miraculeux où le signe tient sa promesse et délivre son contenu. Les écritures syllabiques hiragana et katakana dévoilent les premières leur valeur sonore et par suite communicationnelle. Mais peu à peu les kanji cessent aussi d’apparaître comme des méli-mélo de points et de lignes. Sans révéler encore leurs trésors sémantiques, ils commencent à apparaître comme des configurations structurées sous-tendues par une logique — une logique qui vous échappe mais dont vous sentez qu’elle existe et peut être apprise.

Un psychanalyste pourrait sans doute dire que si l’expérience douce-amère consistant à apprendre une langue est attirante, c’est parce qu’elle nous reporte dans une sorte de seconde enfance. S’approprier une langue, n’est-ce pas en effet acquérir petit à petit un moyen de contrôle sur l’environnement, en particulier vis-à-vis des parents ? Apprendre une nouvelle langue, c’est peut-être avant tout vouloir parler de nouveau à ses parents. Et se placer délibérément dans une situation d’ignorance linguistique n’est peut-être rien d’autre qu’accepter l’épreuve des laborieuses études par lesquelles doit inévitablement passer qui veut goûter au plaisir de se construire une nouvelle fois en tant que soi linguistique entouré par une communauté de parlants. Les polyglottes le sentent bien, le plaisir d’apprendre des langues peut donner lieu à une vraie dépendance qui provient de ce désir inconscient d’identité en même temps que d’appartenance.

Psychanalyse mise à part, ce plaisir est aussi intimement lié à l’instinct de conservation. Même placés dans des contextes culturels inconnus, nous restons convaincus que ce dont nous faisons l’expérience autour de nous n’est pas simplement de l’ordre du bruit mais se compose de signes, et que leur déchiffrement transformera les promesses de sens dont ils sont porteurs en de véritables messages. Apprendre à les lire nous donnera une maîtrise plus assurée sur notre entourage, et par suite des perspectives de survie plus durables et paisibles. De même que tout être vivant s’acharne à préserver son existence matérielle dans le milieu qu’il habite, de même, dans la sémiosphère culturelle, tout être sémiotique lutte pour préserver son existence symbolique en s’efforçant d’attacher du sens à la myriade de signes qui semblent sans cesse émaner de son entourage et qui, pour indéchiffrables qu’ils soient dans bien des cas, n’en sont pas moins regardés comme des signes. On mourra, et pourtant on veut survivre — on ne comprend rien, et pourtant on croit qu’on pourrait comprendre.

Note de bas de page 1 :

 Umberto Eco et Thomas A. Sebeok, The Sign of Three : Dupin, Holmes, Peirce, Bloomington, Indiana University Press, 1983.

Ce parallélisme a son revers négatif. Si l’instinct de survie nous empêche d’accepter tout uniment notre mortalité, l’instinct sémiotique nous empêche, lui, de devenir pleinement conscients de ce qui constitue pourtant un élément absolument central de la vie individuelle et collective : l’insignifiance. L’aspect le plus troublant de cette cécité est qu’elle n’affecte pas uniquement les profanes mais aussi les sémiologues et les sémioticiens, spécialistes, ou supposés tels en la matière. Focalisés sur leur objet de prédilection, le « signe », et par delà le signe, la signification, ils n’ont jamais cessé, depuis la plus lointaine préhistoire de leur discipline, de cultiver un faible pour l’aube de la signification, ce moment inaugural où les choses deviennent signes, où la réalité se fait promesse de signification, et, en général sur la base d’un code, délivre finalement un sens. Toute la sémiotique d’Umberto Eco peut être lue comme une ode à cette anthropologie à la Sherlock Holmes, qui suppose que vivre consiste, moyennant des abductions astucieuses, à triompher de l’apparent manque de sens de l’environnement et à maîtriser les codes permettant l’échange social de messages signifiants1.

En se concentrant de la sorte sur l’instant euphorique où le vide de sens devient son contraire, où on passe de la promesse du signe à l’actualité d’un contenu et où la coopération entre les textes et leurs « lecteurs idéaux » débouche sur des standards herméneutiques (à condition d’avoir affaire à des communautés d’interprètes parfaitement intégrées), la sémiotique a coupablement négligé un autre aspect de la question, dont la portée existentielle est pourtant de première grandeur. Elle a entretenu l’illusion que la plénitude du sens est la règle et l’insignifiance une exception marginale. Est-ce vraiment le cas ? La sémiotique peut-elle répondre aux questions humainement les plus urgentes sur le sens, la signification et la communication en adoptant une vision aussi idéaliste ? Imaginons des médecins qui auraient étudié, enseigné, travaillé durant des millénaires dans l’illusion que le corps humain est immortel. Quel secours un médecin qui penserait que la mort n’est pas la règle mais l’exception pourrait-il nous apporter ? Une attitude similaire à l’égard du « bruit », de l’incompréhension, du vide de sens — en un mot, face à l’insignifiance — ne constitue-t-elle pas un obstacle à toute compréhension authentique, empathique, et finalement utile de la société ?

C’est, paradoxalement, un malheur que la plus grande part de la théorie sémiotique ait été conçue par des auteurs qui savaient parfaitement communiquer : un peu comme si la médecine avait été conçue par des médecins qui n’auraient jamais connu la douleur, la maladie, la mort. Pourtant, le sort des deux principaux fondateurs de la discipline aurait pu mieux inspirer leurs successeurs : d’un côté de l’Atlantique, un philosophe génial, mort dans la misère, abandonné de tous ; de l’autre, un linguiste non moins génial, qui cultivait une passion bizarre pour les anagrammes et mourut lui aussi presque dépourvu de disciple. Peut-être est-il temps de prendre l’insignifiance au sérieux.

Note de bas de page 2 :

 Pour la traduction de ce texte initialement rédigé en anglais (« On Insignifiance », à paraître dans l’American Journal of Semiotics, 2016), nous avons adopté le parti de rendre l’anglais meaningless par « insensé » et insignificant par « insignifiant ». Nous suivons en cela la convention terminologique adoptée par E. Landowski dans Les Interactions risquées (Limoges, Pulim, 2004, p. 72 et passim) où sont distinguées deux formes antithétiques du non-sens. Tandis que l’une est associée à l’idée d’un monde chaotique ne permettant de reconnaître aucune codification, aucune régularité, et par suite incompréhensible, indéchiffrable et inquiétant — « insensé » (meaningless) —, l’autre s’enracine dans la vision d’un univers au contraire entièrement codifié, régulé, programmé de part en part, où l’éternelle et incontournable répétition du même conduit à l’évidement du sens et à sa dissolution dans l’« insignifiance » (insignificance).

Mais il faut d’abord en circonscrire le concept, en distinguant en premier lieu l’insignifiant (insignificant) de l’insensé (meaningless)2.

2. L’indéchiffrable, l’incompréhensible, le troublant : triptyque de l’insensé

Insignifiantinsensé : bien que ces deux adjectifs puissent paraître interchangeables, on a là en effet deux choses très différentes. Nous semble « in-sensé » ce que nous ne comprenons pas, ce qui pour nous est dépourvu de sens, ou a un sens que nous ne parvenons pas à saisir. Quelque chose dans l’environnement nous apparaît comme un signe mais ne tient pas sa promesse de signification. Pour la plupart des touristes, les instructions en kanji sont, de cette manière, privées de sens : bien que le contexte permette de les identifier comme des signes, ces signes restent pour eux des graphismes tout au plus potentiellement signifiants, faute de leur donner accès aux contenus qu’ils recouvrent. Autrement dit, les kanji sont dépourvus de sens subjectivement, bien qu’ils ne le soient pas objectivement. Muets pour certains destinataires, ils restent néanmoins des signes. Un peu d’études, et viendra l’expérience euphorique évoquée plus haut : le sentiment d’un vide de sens fera place au plein. Selon cette première acception, insensé est en somme synonyme d’indéchiffrable.

Selon une seconde acception, peut aussi être dit dépourvu de sens, insensé, un signe dont on comprend le contenu mais qu’on ne parvient pas à intégrer dans un cadre d’intelligibilité plus global. C’est ce qu’illustre un autre aspect des autobus japonais, non moins déconcertant aux yeux des étrangers : le comportement de leurs conducteurs. Chaque fois que monte un nouveau machiniste, avant de prendre le volant, il tire son chapeau et s’incline devant les voyageurs. Bien sûr, même les étrangers sont tout à fait à même de corréler cette expression gestuelle à un contenu sémantique : il s’agit d’un geste de « déférence ». Loin d’être en lui-même indéchiffrable, un tel geste relève à l’évidence d’un code des plus répandus : abaisser la partie supérieure du corps sert de motif expressif signifiant gestuellement la soumission. Mais les étrangers n’en trouvent pas moins ce geste en l’occurrence incompréhensible, et c’est là l’autre facette de l’insensé. Car s’ils n’ignorent pas ce que signifie le geste en question, ils ne voient pas en revanche pour qui il le signifie. Le chauffeur fait sa petite courbette, personne (sauf quelques touristes ébahis) n’y prête la moindre attention ni ne lui rend sa politesse, et pourtant à chaque occasion ce même geste est infailliblement répété. Pour qui ? Pourquoi ? À quoi cela rime-t-il donc ? C’est insensé !

En fait, ce signe lui aussi manque de sens subjectivement, et non objectivement. Le fait qu’il soit reconnu comme un signe indique que ce qui le fait apparaître dépourvu de sens n’est pas une qualité intrinsèque mais un facteur extérieur, à savoir le manque de connaissances culturelles des touristes. Les instructions en kanji étaient dépourvues de sens pour les étrangers parce que, faute de connaître le code linguistique corrélant ces configurations de points et de lignes avec des contenus sémantiques déterminés, elles restaient pour eux indéchiffrables. Les gestes de révérence, par contre, paraissent insensés aux étrangers parce qu’ils sont pour eux incompréhensibles. Ce qui leur manque n’est plus la connaissance de la langue mais celle du code culturel corrélant ces expressions gestuelles non pas à un contenu sémantique précis (l’idée de « déférence ») mais à un contenu pragmatique déterminé. Dès lors, seule une familiarité plus approfondie avec la culture locale leur permettra de transformer ce manque de sens en son contraire. Ils comprendront que dans la culture japonaise, entrer dans un espace clos implique une gamme de connotations sémantiques, et par conséquent d’obligations pragmatiques différentes de celles en vigueur dans la plupart des pays occidentaux. Les délimitations spatiales opèrent en effet différemment au Japon, et des formules à la fois verbales et gestuelles doivent s’adapter au sens particulier qu’y revêt la séparation entre le dehors et le dedans.

La célèbre définition du signe donnée par Peirce sous-tend implicitement ces deux manières de définir le manque de sens, par indéchiffrabilité ou incompréhensibilité. Si le signe est quelque chose qui signifie quelque chose d’autre que lui-même pour quelqu’un à certains égards et dans certaines conditions, un destinataire peut ou bien ne pas parvenir à associer le « quelque chose » qu’est le signe considéré avec le « quelque chose d’autre » qu’il signifie — et le manque de sens résulte alors du caractère « indéchiffrable » du signe —, ou bien ne pas comprendre pour qui le signe signifie ce qu’il signifie, et on a alors affaire à un manque de sens qui est de l’ordre de l’« incompréhensible ».

Cette distinction permet de mieux cerner les données contextuelles grâce auxquelles un signe est reconnu et reçu en tant que tel, y compris quand il n’honore pas encore pleinement sa promesse de contenu. Dans notre premier exemple, les étrangers ignorent ce que signifient les instructions en kanji mais ils ne doutent pas qu’elles signifient « quelque chose pour quelqu’un » : pour les passagers locaux. C’est la raison pour laquelle ils les considèrent comme des signes, bien qu’indéchiffrables pour eux. Dans le second exemple, ils ne doutent pas que le geste de salutation signifie quelque chose et ils saisissent même ce qu’il signifie, mais ils ignorent pour qui. Cependant, là encore, bien que dépourvu de signification — incompréhensible —, le signe en question garde pour eux le statut de signe.

Qu’en est-il, maintenant, lorsqu’on ignore à la fois ce qu’un signe signifie et pour qui il le signifie ? Un signe peut-il être reconnu comme tel, comme promesse de signification, si on ignore à la fois le code sémantique et le code pragmatique de son fonctionnement ? Un troisième exemple, encore fourni par le même contexte, correspond à cette éventualité. Au Japon, quand on prend l’autobus tard le soir, on remarque la présence de bouts de ficelles noués aux mains courantes. Quel sens cela peut-il avoir pour un voyageur de passage ? Aucun. Ces choses paraissent absolument privées de sens parce qu’à la fois « indéchiffrables » (ce qu’elles pourraient signifier reste énigmatique) et « incompréhensibles » (pour qui veulent-elles dire quelque chose n’est pas donné non plus).

Pourtant, si insensés ces bouts de ficelle puissent-ils sembler, quelque chose les qualifie en tant que signes. Car un passager habituel se rendra bientôt compte qu’ils sont toujours faits de chanvre, toujours noués aux mêmes mains courantes, et toujours de la même façon. En émane ainsi une promesse de signification subtile, mystérieuse, un peu troublante sinon inquiétante (uncanny), qui naît de ce que ces choses bizarres ne paraissent pas faites de n’importe quoi et ne se présentent pas sous n’importe quelle forme ou dans n’importe quelle position. Au contraire, le fait que seuls certains aspects de leur constitution matérielle soient systématiquement récurrents alors que d’autres sont écartés suggère la probabilité que cette sélection fonctionne en tant qu’expression du plan sur lequel ces « signes », si c’en sont bien, pourraient signifier quelque chose pour quelqu’un. Les passagers ignorent ce « quelque chose » aussi bien que ce « quelqu’un » mais soupçonnent que de ces bouts de ficelle émane une promesse de signification, une promesse si faible en l’occurrence que seule leur qualité potentielle peut être retenue. Toutefois, cela suffit pour que l’ombre du signe apparaisse. Et de fait, la fréquentation assidue de ces autobus permettra vite de comprendre qu’il s’agit de restes de prospectus qui ont été disposés là le matin de bonne heure mais qui dans la soirée ont presque tous disparu, emportés par les passagers. On a donc affaire, tout simplement, aux traces indexicales d’une pratique de diffusion publicitaire courante dans les transports en commun japonais.

Cela correspond à une troisième définition de l’insensé (meaningless) : quelque chose de « troublant » sinon d’inquiétant parce qu’on en ignore le fonctionnement à la fois sémantique et pragmatique. Cette acception est elle aussi contenue dans la définition du signe chez Peirce. Un signe n’est pas seulement quelque chose qui signifie quelque chose, et pas seulement non plus quelque chose qui signifie quelque chose pour quelqu’un mais c’est aussi quelque chose qui signifie quelque chose pour quelqu’un à certains égards et dans certaines conditions. Dans le premier exemple, l’insensé se transformait en signification grâce à l’apprentissage du code linguistique ; dans le deuxième, il y fallait un apprentissage du code culturel ; dans le troisième, c’est l’observation empirique qui permet de dégager du signe sa capacité de signification potentielle. Ce n’est qu’en empruntant à plusieurs reprises la même ligne à des horaires différents que ce qui paraît d’abord troublant se transforme en quelque chose qui va de soi.

Cette tripartition des formes de l’insensé — signe « indéchiffrable » (on ignore son contenu sémantique mais pas nécessairement son fonctionnement pragmatique), « incompréhensible » (on ignore son fonctionnement pragmatique mais non son contenu sémantique), « troublant » (on ne connaît ni son contenu sémantique ni son fonctionnement pragmatique alors même qu’on reconnaît sa capacité d’agir en tant que signe) — ne correspond pas exactement à la distinction de Peirce entre symbole, icône et indice, mais les deux typologies se combinent entre elles de façon intéressante. Alors qu’un « symbole » peut être dépourvu de sens en tant qu’indéchiffrable, il ne peut guère en être dépourvu en tant qu’incompréhensible ou que troublant, étant donné que reconnaître un signe comme un symbole équivaut précisément à postuler qu’il signifie quelque chose « pour quelqu’un », même si on ignore ce qu’il signifie (telles les instructions en kanji dans l’autobus japonais). De façon analogue, reconnaître un signe comme une « icône » équivaut à postuler qu’il doit signifier quelque chose bien qu’on ignore pour qui (tel le salut des chauffeurs d’autobus japonais). Enfin, reconnaître un signe comme un « indice » revient à postuler qu’il doit signifier quelque chose pour quelqu’un dans certaines conditions, même si ce qu’il signifie, et pour qui, reste ignoré (tels les bouts de ficelle dans les autobus nocturnes de Kyoto).

3. En deçà ou au-delà de l’insensé, l’insignifiance

Toutefois, ni l’indéchiffrable, ni l’incompréhensible ni le troublant ne se confondent avec l’insignifiant. Un signe peut être regardé comme dépourvu de sens faute d’accès à son contenu sémantique, à son fonctionnement pragmatique, ou aux deux à la fois. Mais un signe ne peut pas être insignifiant. Ce serait une contradiction dans les termes. Pour qu’un signe soit insignifiant, il devrait nier sa nature même de signe. Il devrait apparaître comme quelque chose dont on ignore non seulement ce qu’il signifie et pour qui, mais aussi les conditions dans lesquelles il le signifie. Or un signe qui ne signifie rien, pour personne et à aucun égard ne peut être qu’un non-signe, une simple chose.

Note de bas de page 3 :

 Umberto Eco, A Theory of Semiotics, Bloomington, Indiana University Press, 1976.

La sémiotique moderne, en particulier depuis les années 1960, a constamment négligé la possibilité d’un tel non-signe, d’une telle chose. Les plus éminents sémioticiens ont au contraire proclamé avec insistance, au point d’en faire la vulgate de la discipline, que tout peut être étudié en tant que signe3. Selon cette perspective, peu importe qu’un signe n’ait de sens pour aucun interprète. Il suffit qu’il puisse signifier pour un interprétant, autrement dit qu’il ouvre une potentialité d’interprétation : vision à la Goethe, pour qui rien dans l’univers n’est irrémédiablement insignifiant… Les circonstances appropriées étant données, tout pourra trouver place dans la chaîne de la « sémiosis illimitée », sorte de serpent bigarré capable de se déployer sur l’univers entier en allumant de toutes parts l’étincelle de l’intelligibilité. Vu sous cet angle, « insignifiant » (insignificant) est simplement synonyme de « dépourvu de sens » (meaningless), en sorte qu’il suffirait d’un peu de temps et d’attention pour que tout objet échappe à son apparente insignifiance et finisse par trouver place au lumineux royaume de la signification.

Est-ce vraiment là la manière dont les hommes, dans leur vallée de larmes, font l’expérience du sens ? Sommes-nous réellement environnés par une infinité de stimuli potentiellement plus excitants les uns que les autres et dont chacun recèlerait la clef de quelque nouvelle aventure de la connaissance et de l’interprétation ? Il est difficile de ne pas soupçonner que derrière cette conception d’une productivité illimitée du fonctionnement de la signification se cachent les préjugés de savants et de chercheurs qui ont abordé la question du sens d’un point de vue particulièrement privilégié, celui d’esprits exceptionnellement doués, curieux et inquisiteurs. Beaucoup de sémioticiens ont vu en Sherlock Holmes, ce maître indépassable de l’abduction, le champion de leur discipline. N’est-il pas, de fait, l’exemple de la plus haute perspicacité, l’incarnation de l’esprit humain traçant son chemin à travers le dédale de la sémiosis ? Mais peut-être le temps est-il venu de suggérer que la plupart des êtres humains ne sont pas des Sherlock Holmes — plutôt des Watson.

Pour eux, le monde n’est que platitude, et ce qui leur arrive n’est au regard du reste du monde que trivialité. Le train-train de leur vie se situe en deçà de l’insensé — il est irrémédiablement de l’ordre de l’insignifiant. Même le génie d’un Sherlock Holmes ne parviendrait pas à en faire la source d’intuitions riches de sens. Il n’y trouverait aucune matière qui moyennant la découverte d’un interprétant approprié permette d’y associer un contenu sémantique et une valeur pragmatique quelconques à la lumière de quelque code linguistique ou dans le cadre de quelque sémiosphère culturelle particulière. Il n’y trouverait rien qui sorte de l’ordre de la « chose », de la chose qui ne signifie rien, pour personne et dans aucune condition : un trou noir dans la supposée entéléchie de l’univers, un coin obscur, un son muet, une transparence à travers laquelle personne ne regarde, une lettre que personne ne lira non seulement parce qu’elle est écrite dans un langage que nul ne parle mais aussi parce qu’elle est enfermée dans une bouteille à la mer que personne n’ouvrira jamais — pire, que jamais personne ne reconnaîtra en tant que lettre. De l’insignifiant à l’état pur.

Voilà ce dont les sémioticiens même les plus avertis ne parlent jamais, ne veulent ou ne peuvent pas parler. Car s’il est une chose que des savants, à raison même de leur créativité et de leur vivacité intellectuelle ont, instinctivement, toujours ignorée, c’est bien l’insignifiance. Ils préfèrent la recouvrir de mille fantaisies et effusions encyclopédiques. Et pourtant, si la vie coïncide avec la sémiosis (et vice versa), comme d’insouciants bio-sémioticiens ne cessent de le répéter à la manière d’un mantra, alors c’est avec la mort qu’il faut associer l’insignifiance sous l’empire de laquelle l’immense majorité des hommes sont condamnés à vivre.

3.1. S’éveiller de l’insignifiance

L’insignifiance se reconnaît par contraste avec la signifiance, et cela de deux manières possibles. C’est le cas tout d’abord lorsqu’on passe, comme dans ce qui précède, de l’insignifiance à la signifiance. Retournons donc un instant à Kyoto et à notre autobus.

La plupart des visiteurs étrangers s’étonnent de voir tant de Japonais s’endormir dans les transports en commun. Bus, métro, train, peu importe, on se trouve partout environné de voyageurs qui s’assoupissent, somnolent ou dorment profondément, affaissés sur leurs sièges, pelotonnés, périlleusement inclinés ou à demi allongés, et qui néanmoins se réveillent miraculeusement à l’approche de leur arrêt. La plupart des touristes s’en amusent, comme il arrive souvent face à ce que nous ne comprenons pas et qui pourtant nous concerne. Des observateurs à peine moins superficiels formuleront l’hypothèse que les Japonais travaillent trop, qu’ils se réveillent trop tôt ou qu’ils passent trop de temps dans les transports publics. Mais ce spectacle inattendu peut lui aussi être l’occasion d’un passage de l’insignifiance à la signifiance qui n’aurait pas été possible sans l’expérience anthropologique du voyage dans une culture très différente. Il ne s’agit plus alors simplement d’interpréter un usage, un habitus sémiotique spécifiquement japonais — dormir dans les transports en commun —, c’est-à-dire de donner un sens à une conduite incompréhensible, moyennant l’établissement d’un rapport entre cet usage et un aspect déterminé de la sémiosphère locale. Le passage de l’insignifiance à la signifiance s’accompagne en pareil cas d’une découverte plus bouleversante, qui concerne le statut de l’espace public dans la culture même, par hypothèse non-japonaise, de l’observateur.

Le fait de constater combien facilement et habituellement les Japonais s’endorment dans les transports en commun conduira en effet au moins certains étrangers à se dire que pour leur part ils ne se sentiraient pas tellement à l’aise en faisant la même chose à Paris, dans le métro, dans un autobus à Rome ou dans un train de banlieue à Madrid. De fait, les Japonais ne dorment pas dans les transports publics seulement parce qu’ils en ont besoin (comme le suggèrent les interprétations naïves du genre « ils travaillent trop dur », etc.), mais aussi parce qu’ils peuvent le faire. Et s’ils le peuvent aussi tranquillement, sans se préoccuper le moins du monde des regards ou des intentions d’autrui, c’est qu’ils ont entière confiance en leur espace public, en leur société, en leurs concitoyens. En cela consiste le passage de l’insignifiance à la signifiance auquel conduit cette observation anthropologique. Lorsqu’on emprunte un bus au Japon, l’état de veille dans les transports publics, état qui, ailleurs, va de soi et nous semble par là-même insignifiant, cesse de l’être quand on le voit d’ici, du Japon. La nervosité avec laquelle des passagers épuisés s’efforcent, « chez nous », de se tenir éveillés cesse de sembler un état naturel et se laisse voir tout à coup pour ce qu’il est : comme un choix signifiant, comme le produit d’un système social tout entier, comme le résultat quotidien, banal et par là même d’autant plus insidieux, d’une longue et complexe histoire de violence et d’injustice, de siècles de faim, de pauvreté, d’exploitation, de crime, qui, que ce soit à Paris ou à Rome, à Londres ou à Madrid, pèse sur les épaules de chaque passager du métro et lui chuchote comme une mise en garde : « Attention, ne t’endors pas ! C’est dangereux ! »

À cela correspond le passage de l’insignifiance à la signifiance. Des voix jusqu’alors jamais entendues se mettent à nous chuchoter leur message de vérité, un nouveau code se met en place, capable d’ébranler les muettes évidences de notre propre culture, vécue comme une seconde nature, et de nous révéler son poids d’histoire. Si le voyage, moyennant la familiarisation progressive avec un autre code culturel, transforme souvent l’insensé en son contraire, il peut avoir aussi pour résultat, plus exceptionnellement, outre la découverte et l’apprentissage d’un code étranger, l’émergence d’un nouveau code de lecture de sa propre culture, qui du même coup y gagne une intelligibilité nouvelle. Se tenir éveillé dans les transports publics cesse alors de sembler tout naturel, « normal », trivial, in-signifiant, en même temps que le comportement opposé perd ce qu’il pouvait avoir de risible.

Mais rares sont de tels passages de l’insignifiance à la signifiance. Ils n’émergent le plus souvent qu’à la faveur de ces activités de privilégiés que restent encore aujourd’hui, en dépit des apparences, les grands voyages, et plus encore l’exploration ethnographique. Pour la plupart des êtres humains, la violence de l’espace public, la faim, la pauvreté, la saleté, l’oppression, etc. ne sont pas simplement dépourvus de sens, ce qui reviendrait à dire que moyennant des recherches et des décisions appropriées on pourrait identifier les causes de ces maux et les éradiquer. Ce qui est plus grave, c’est que pour la plupart, la douleur, la pauvreté, la saleté, l’oppression et la violence ne sont pas simplement insensées, elles sont insignifiantes. Elles le sont non pas tant pour leurs observateurs que pour ceux-là mêmes qui en souffrent. Elles les blessent, mais de façon « naturelle », comme la canicule de l’été ou le grand froid de l’hiver. Pour un enfant qui toute sa vie a connu la faim, pour la femme battue depuis l’adolescence, pour le travailleur opprimé et exploité depuis l’enfance, si la douleur vécue est in-signifiante, ce n’est pas en tant qu’« habitus sémiotique » mais à la manière d’une condition d’existence sans horizon alternatif.

A cela répond l’une des fautes morales les plus graves de la sémiotique moderne : le fait de penser que les habitus sémiotiques sont innocents parce qu’ils seraient le résultat d’un long travail sémiotique de la part d’une communauté d’interprètes. Les habitus sémiotiques non seulement ne sont pas nécessairement innocents, ils sont aussi en majorité aveugles, en ce sens qu’une fois établis, ils n’offrent aucun accès à l’activité libératrice que permettrait l’interprétation sémiotique. Seuls les savants, dans leur confortable existence, ont pu penser que la sémiosis illimitée est destinée à se cristalliser dans les usages les mieux adaptés, les plus rationnels et les plus équitables dont une communauté soit capable.

Note de bas de page 4 :

 Kenneth Lee Pike, Language in Relation to a Unified Theory of the Structure of Human Behavior, La Haye, Mouton, 1967.

L’anthropologie linguistique a établi depuis longtemps la distinction féconde entre les perspectives -etic et -emic4. La sémiotique semble bizarrement l’ignorer. Pour la plupart des sémioticiens, les habitus sémiotiques sont l’aboutissement rationnel auquel conduit naturellement le fonctionnement du signe dans un processus de sémiosis illimitée. A leurs yeux, ils constituent la meilleure réponse qu’une communauté d’interprètes puisse donner au casse-tête de la signification. Une telle perspective, en négligeant la distinction anthropologique entre -emic et -etic, interdit de comprendre que ces habitus ne sont en réalité des effets sémiotiques que vus du dehors. Car c’est seulement du point de vue extérieur propre à l’analyste qu’ils peuvent être considérés comme des constructions culturelles « vivantes » émergeant de la configuration momentanée d’un code, de son établissement progressif, et finalement de sa solidification en forme de signes stables, capables de résister aux accidents de l’histoire dès le moment où une communauté idéale d’interprètes s’accorde sur leur rationalité.

D’un point de vue interne, au contraire, ces habitus n’apparaissent aucunement comme des produits sémiotiques. Ils sont vécus comme in-signifiants. Ils ne différent guère à cet égard des croyances religieuses, des routines, ou de n’importe quel autre genre de comportement où le choix culturel s’est cristallisé à la manière d’une seconde nature, comme un standard allant de soi et traduisant une normalité incontestable. Il serait par suite insuffisant de dire que nos habitus sémiotiques sont, au moins pour beaucoup d’entre eux, « dépourvus de sens » — in-sensés — dans la mesure où, bien souvent, nous ne savons ni ce qu’ils signifient, ni pour qui ni dans quelles conditions. De façon bien plus déconcertante, ils sont in-signifiants parce qu’ils constituent le mécanisme bio-culturel par lequel des choix d’ordre social se métamorphosent en réalités d’ordre « naturel ». Croire que de cette transsubstantiation résulterait toujours le meilleur possible, ou qu’un coup de génie pourrait à tout moment faire échapper à la torpeur sémiotique qu’elle engendre et redonner vie à une sémiosis illimitée et libératrice, cela serait tout bonnement immoral.

Dans la plupart des villes européennes, l’espace des transports en commun est peu sûr. On ne se laisserait guère aller jusqu’à s’y endormir. On dort chez soi, dans sa voiture, au bureau le cas échéant, mais même là un trop grand manque de vigilance ne serait pas sans risque. Et pourtant, les Européens ne ressentent pas comme un manque le fait de ne pas pouvoir dormir en public. C’est là une pratique qu’ils ignorent, qui en général ne leur vient pas même à l’esprit. La relation d’exclusion mutuelle entre « sommeil » et « espace public » est insignifiante à leurs yeux, du moins tant que leurs habitus socio-sémiotiques ne se sont pas révélés en tant que tels à la faveur de la rencontre avec une civilisation différente. Mais qu’une telle rencontre ait lieu, et la relation en question devient soudain signifiante. On comprend alors non seulement qu’une forme différente d’espace public est possible mais aussi que cette forme alternative est préférable. On devient tout à coup conscient d’une violence qu’on avait jusqu’alors subie sans y prêter attention, sans même la voir : violence dans cette mesure même insignifiante, ou du moins vécue comme telle. C’est de cette manière que fonctionnent beaucoup d’usages et d’habitudes sémiotiques : non pas comme des sédimentations encyclopédiques raffinées que les communautés auraient élaborées au fil de l’histoire moyennant de placides dialogues académiques, non pas comme des choix que les populations adopteraient en confrontant la réalité à des interprétants alternatifs, mais plutôt comme les petits cailloux qui se glissent dans les chaussures et vous font mal en marchant : ce n’est qu’au moment où on s’en débarrasse qu’on se rend compte qu’on marche mieux sans eux, et que si on y avait prêté attention plus tôt on aurait pu marcher bien mieux depuis longtemps. De même de certaines douleurs à tel point incrustées dans le corps qu’on en arrive à les oublier tout en en souffrant atrocement. A leur manière, nombre d’usages sémiotiques ne sont aussi que des maladies chroniques auxquelles on s’est habitué.

Dire que les habitus sémiotiques tendent vers l’insignifiance pour ceux qui les vivent n’équivaut pas à prôner l’utopie d’une vie qui serait à tout instant sous-tendue et renouvelée par une sémiosis illimitée. A supposer qu’une telle option soit viable pour certains privilégiés (les artistes, par exemple), elle est d’emblée exclue pour la plupart de nos semblables. La réflexion sur l’insignifiance des habitus sémiotiques n’en est pas moins justifiée, dans la mesure où elle tend à subvertir l’idée de leur rationalité intrinsèque. Il n’est pas vrai qu’une communauté d’interprètes choisit toujours les meilleurs interprétants comme résultante de la chaîne de la sémiosis, tout comme il n’est pas vrai non plus que cette résultante soit toujours temporaire, toujours ouverte à sa propre réactivation — pas même quand il arrive qu’une communauté juge que des interprétants alternatifs offriraient des solutions meilleures que celles que dicte le sens à un moment partagé, le « sens commun ». De ce point de vue, on pourrait définir la violence comme la persistance, dans une communauté d’interprètes, d’habitus sémiotiques qui, tout en demeurant invisibles pour la majorité des membres de la communauté, infligent de la souffrance à une partie d’entre eux au bénéfice des autres.

L’esclavage lui-même a constitué, pendant très longtemps, un habitus sémiotique. Lui aussi était alors tenu pour la représentation la plus appropriée compte tenu d’une chaîne d’alternatives entre lesquelles il s’est progressivement fixé comme interprétant final. Et en tant que tel, il a formé des mentalités, façonné des comportements, donné lieu à toute une économie, à un commerce, à des juridictions. Et il a infligé des souffrances indicibles. Mais il n’en était pas moins insignifiant pour la majorité des hommes. Il n’était pas dépourvu de sens, pas insensé, puisqu’il n’était ni indéchiffrable ni incompréhensible ni même troublant. Il était vécu comme une seconde nature. Pourtant, il était monstrueux. Et lorsque des esprits courageux furent capables de le dénoncer comme tel, de le combattre et finalement de le rendre illégal, alors l’humanité entière se rendit compte à quel point il avait été intolérable de transformer ce choix en un habitus sémiotique. Peut-être s’apercevra-t-on un jour, par un décillement du même ordre, combien il nous aura fallu être aveugle pour admettre que des hommes meurent en essayant de franchir des frontières, ou combien intolérable aura été l’habitus sémiotique de massacrer d’autres animaux pour nourrir l’espèce humaine. Et ainsi de suite.

Les sémioticiens n’ont certes pas pour vocation première de combattre l’injustice et la violence dans le monde. Mais leur vocation n’est pas non plus de se transformer en chantres de la rationalité de la sémiosis, en penseurs détachés du monde, occupés à développer des théories sophistiquées à seule fin de justifier le statu quo. Seule une position historique et sociale éminemment privilégiée peut conduire à proclamer le bien-fondé intrinsèque de la sémiosis. Dès qu’on sort de cette perspective ouatée, on comprend que les êtres humains transforment souvent des interprétations violentes en habitus sémiotiques, les diffusent au sein de communautés d’interprètes, les figent sous forme de règles morales et de normes de droit, infligent de la souffrance par leur truchement, soutiennent des intellectuels chargés de présenter ces habitus comme le produit raisonnable de la rationalité interprétative, et en définitive créent un royaume dans lequel la violence, l’injustice, et la souffrance se perpétuent comme une seconde nature, incontestée, muette, insignifiante. Les sémioticiens devraient montrer que tout ce qui est insignifiant n’est pas nécessairement juste et que tout ce qui est juste n’est pas nécessairement signifiant. Leur devoir serait de dire la souffrance « in-signifiante » de l’humanité.

3.2. Sombrer dans l’insignifiance

Mais explorer, sonder, dénoncer l’insignifiance, c’est aussi effectuer le parcours inverse, qui, de la signifiance fait régresser vers l’insignifiance. Le fait qu’il y ait toujours quelque chose de grisant dans la découverte d’un sens nouveau ne doit pas nous empêcher de reconnaître que si le contraire, la perte du sens, l’aliénation est généralement douleur, elle est parfois, aussi, une sorte de plaisir.

Sombrer dans l’indistinction, devenir une machine, percevoir le monde comme une chose et non plus comme langage, vivre une existence programmée, sans alternatives, embrasser la nécessité : rien de tout cela n’est exclu. Mais, c’est là une tendance ou une tentation dangereuse, une dépendance périlleuse, dont les retombées morales apparaissent dès qu’on envisage l’insignifiance non pas comme un point de départ — comme ce qui nous incite à un éveil moral, à la prise de conscience du fait qu’un monde meilleur est possible — mais comme un point d’arrivée, comme l’aboutissement d’une torpeur morale, comme l’intériorisation de l’idée qu’on vit dans le seul monde possible. Prendre goût à sombrer de la sorte dans l’insignifiance, c’est en fait être déjà devenu incapable d’en percevoir les seuils. Car qui commence à prendre plaisir à agir comme un robot n’agit plus en réalité « comme un robot » : il est déjà devenu robot.

A l’opposé, tant qu’on assume sa propre humanité, tant qu’on reste fidèle à sa constitution bio-cognitive, on ne peut pas se réjouir de devenir une machine. Quand il nous arrive de nous rendre compte que ce que nous faisons ou disons ne signifie rien, pour personne et sur aucun plan, nous devrions ressentir une vive douleur. Nous devrions éprouver le besoin irrépressible d’échapper à nous-même. Nous devrions changer. Ce n’est pas là un impératif seulement moral mais aussi d’ordre bio-cognitif. Si nous acceptons de vivre environnés non plus par le langage et le sens mais par de pures et simples choses, alors nous reculons dans l’histoire de l’espèce, nous abdiquons notre rôle dans l’évolution. Transformer l’environnement en univers de sens, c’est au contraire très précisément ce qui donne à l’humanité le meilleur contrôle possible sur ses propres conditions d’existence. Certains voudraient renoncer à cette capacité, préférant l’utopie d’une union mystique avec la nature. Malheureusement, dans la majorité des cas, lorsque des hommes tendent à sombrer dans l’insignifiance, à faire et à dire des choses dont ils ignorent ce qu’elles signifient, ils se transforment tout simplement eux-mêmes, de sujets sémiotiques en choses. Et loin de réaliser leur utopie, ils permettent du même coup à d’autres hommes de les utiliser comme des « outils humains ». Plonger dans l’insignifiance, c’est s’asservir à d’autres hommes qui sauront en tirer profit.

Quelles leçons en tirer sur un plan plus personnel ? Si la présente réflexion a pris comme terrain d’expériences sémiotiques les autobus japonais, c’est parce que l’auteur les a récemment beaucoup pratiqués, entre la maison et le bureau, à titre de professeur invité durant un semestre à l’université de Kyoto. Une période sabbatique peut se révéler enchanteresse pour un chercheur. Soudain, on vous donne la possibilité de passer des journées entières dans les bibliothèques, les archives, les laboratoires, de rencontrer de nouveaux collègues, d’entretenir avec eux de longues conversations philosophiques en partageant une cuisine exotique, de transmettre de nouvelles connaissances à des auditeurs attentifs, de s’isoler dans un bureau que n’encombrent guère les objets personnels, de lire, écrire, penser… Mais à vrai dire, n’est-ce pas exactement pour cela qu’un professeur-chercheur est payé tout au long de sa carrière ? Ce sont bien, en effet, des activités de ce genre qui devraient rendre signifiante la vie d’un chercheur, du moins s’il est convaincu que ce qu’il fait est pertinent dans un domaine correspondant à sa vocation, à sa formation, à ses compétences. Pendant un congé sabbatique réussi, un professeur universitaire se repaît ainsi de signifiance, certain que ses efforts ne seront pas vains, qu’ils contribueront pour leur modeste part à une humanité meilleure.

Or ce sentiment de signifiance contraste cruellement avec la condition existentielle que connaissent la majorité des professeurs d’université quand ils travaillent chez eux, dans leurs propres institutions. Il y a bien sûr des universités meilleures que d’autres, qui donnent plus de liberté que d’autres, plus de chances de rencontres fructueuses, un espace de travail plus vaste, plus calme, etc. Mais la question n’est pas là. Si un congé sabbatique constitue la meilleure des expériences possibles pour un chercheur, quelle que soit son institution de provenance, c’est avant tout parce qu’il lui donne l’occasion de se soustraire à la plus grande part de ce qui, dans la vie universitaire, est au contraire, à proprement parler, insignifiant.

Pendant la récente crise économique et financière, les universités italiennes ont introduit un système d’évaluation et d’auto-évaluation compliqué, à plusieurs niveaux, afin de rationaliser les pratiques et d’éliminer progressivement les comportements improductifs. L’évaluation et l’auto-évaluation sont certainement utiles dans tout domaine d’activité. Toutefois, comme cela est souvent le cas en Italie ou dans des pays de culture comparable, ce cadre d’auto-observation, à l’origine nordique, a été importé dans sa forme mais non dans son esprit. En tant que directeur d’un programme de master, l’auteur du présent article doit rassembler chaque année une longue série de données statistiques, les compiler dans un rapport préformaté, juger de la situation du programme et formuler des promesses pour son amélioration. Tout cela donne une très belle impression. En réalité, les données statistiques sont souvent fausses, ou du moins elles sont recueillies de façon si rudimentaire qu’elles ne sont absolument pas représentatives de l’état du programme ; en se concentrant uniquement sur les chiffres, le rapport échoue à saisir ce qui importe vraiment, à savoir la qualité de l’enseignement et de la recherche ; il n’y a pas de crédits pour réaliser ce qu’on promet dans le rapport ; pis encore, personne ne lit véritablement ces rapports à l’exception de quelques bureaucrates immotivés qui se bornent à en vérifier la correction formelle. Par conséquent, cette activité d’évaluation et auto-évaluation 1) ne signifie rien, car elle ne représente pas vraiment l’état du programme ; 2) elle n’a de sens pour personne, car personne, étudiant, professeur ou décideur institutionnel, ne la prendra au sérieux ; et 3) faute de sélectionner les aspects signifiants de l’objet qu’elle est censée représenter, elle n’a de sens à aucun égard. La mise au point de ces rapports est néanmoins obligatoire et requiert une énorme quantité de temps, un temps très précieux qui pourrait être consacré à des activités plus significatives, par exemple la lecture d’un livre ou une conversation avec un étudiant.

Si la vie est sémiosis, et si la signifiance est la destinée de l’espèce humaine, alors la bureaucratie académique est la mort. Compiler des rapports insignifiants est un peu comme mourir : cela équivaut à se transformer en un robot, une machine, une chose. Cela équivaut à renoncer à ce que les savants ont de plus cher — à savoir une relation amoureuse avec le langage — pour devenir les automates d’une forme de vie insignifiante. Et comme on l’a suggéré plus haut, ce passage de la signifiance à l’insignifiance n’est pas innocent. Chaque fois qu’un peu d’énergie cognitive est détournée d’une relation signifiante avec l’environnement et dirigée vers une relation insignifiante, quelqu’un ou quelque chose est en train d’utiliser cette énergie-là comme un outil, comme un dispositif de stupidité. Dans le cas de la bureaucratie académique, l’éventail des hypothèses concernant la source de cette exploitation est large. Qui donc tire profit du fait que le temps de la signifiance est soustrait de la vie de professeurs et des étudiants dans le seul but de satisfaire les demandes d’une bureaucratie insatiable ?

La réflexion sur la sémiotique de l’insignifiance est importante non seulement pour répondre à cette question, mais aussi afin de comprendre que la bureaucratie académique n’est que la pointe de l’iceberg de l’aliénation sémiotique. Si la plupart des professeurs d’université sont aujourd’hui profondément troublés et inquiets — à un point qui semble incompréhensible, risible ou même méprisable d’un point de vue extérieur —, c’est que la majorité d’entre eux peuvent encore voir la différence entre signifiance et insignifiance. Il existe évidemment aussi des chercheurs suicidaires qui, s’étant résolument mis du côté de la bureaucratie, se donnent pour mission existentielle, si on peut dire, de bureaucratiser le temps libre de leurs collègues. Ils demeurent heureusement l’exception. Sans doute ont-ils cessé depuis longtemps d’être des chercheurs, ou même ne l’ont jamais vraiment été. La plupart, en revanche, comprennent encore parfaitement combien leur vie devient lumineuse lorsqu’ils peuvent étudier en profondeur un sujet avant d’en discuter avec les étudiants ; lorsqu’ils peuvent lire un nouveau livre ; lorsqu’ils peuvent prendre le temps de travailler un argument qui leur survivra. Et ils sont également conscients de la violence qui les force à se sentir obligés de mener à terme des tâches insignifiantes. L’irritation et le malaise ressentis au passage de la signifiance à l’insignifiance sont des états d’âme salutaires, tout comme il est salutaire pour tout être humain de se rendre compte que les choses ne sont pas comme elles devraient être, et qu’elles pourraient être meilleures. La protestation, l’émigration, la philosophie : autant de réactions qui, bien que totalement différentes, relèvent de la même incapacité humaine de s’accoutumer à la douleur, à la souffrance, à l’injustice, à l’exploitation.

Mais chez la plupart des êtres humains, cet instinct de survie sémiotique s’est éteint depuis longtemps. Ils ont été contraints à accepter des formes de vie insignifiantes dont ils ne peuvent même plus saisir l’insignifiance, et cela au bénéfice de vies plus significatives. Dans les années 1960, les utopistes rêvaient d’un monde dans lequel il n’y aurait pas de travail sans créativité, et inversement, pas non plus de créativité sans travail. Dans les conditions présentes, demander que chacun reçoive la chance de mener une vie créative ne serait sans doute pas seulement utopique mais de plus moralement inapproprié. Ce serait en effet ne pas voir qu’aujourd’hui la plupart des vies humaines non seulement n’ont rien de créatif mais sont marquées du sceau de l’insignifiance. Les vies ordinaires consistent à brûler jour après jour du temps et de l’énergie afin d’accomplir des activités programmées dont on ignore complètement ce qu’elles signifient, pour qui, et à quel égard.

La sémiotique doit dénoncer l’insignifiance de la vie humaine et stigmatiser aussi, avec la même véhémence, tous ses placebos. Les gens sont affamés de signifiance : ils la désirent ardemment et, aujourd’hui, peuvent de temps en temps la trouver dans les frissons microscopiques d’une satisfaction égotiste procurée par des instants d’exposition dans les réseaux sociaux ; ils la poursuivent aussi, bien que d’une tout autre manière, lorsqu’ils sombrent dans l’irrationalité en embrassant le fondamentalisme, la superstition, l’obscurantisme ; ils la cherchent encore lorsque, plus banalement, ils cèdent aux appâts de la consommation ; et c’est d’elle aussi qu’ils rêvent en imaginant l’instant existentiel glorieux où, finalement, leurs efforts signifieraient quelque chose, pour quelqu’un, et dans quelque domaine.

La sémiotique ne peut ni ne doit dire le « sens de la vie ». Mais elle a les moyens de mettre en garde contre la mort du sens. Et cela, du moment où elle le peut, elle le doit.