De l'image au signe d'écriture, du signe d’écriture à l'image, de l’image au signe d’écriture : la ronde sémiotique de la civilisation pharaonique
Pascal Vernus
Ecole Pratiques des hautes Etudes
Index
Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
- Note de bas de page 1 :
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Voir P. Vernus, « Égyptologie : une discipline aux prises avec l’exceptionnelle valorisation sociétale de son objet », dans S. Bickel, H.-W. Fischer-Elfert, A. Loprieno et S. Richter (éds.), Ägyptologen und Ägyptologien zwischen Kaiserreich und Gründung der beiden Deutschen Staaten, Zeitschrift für Ägyptische Sprache und Altertumskunde, Beiheft 1, Leipzig, 2014, p. 457-479.
Les signes que met en œuvre l’écriture hiéroglyphique de l’Égypte pharaonique sont des images, pour la plupart immédiatement identifiables comme telles. Cette caractéristique lui a valu tout à la fois de susciter un immense intérêt et de subir bien des vicissitudes. Des vicissitudes, puisque l’écriture hiéroglyphique se trouva stigmatisée et reléguée dans l’oubli dont devait la tirer Jean-François Champollion pour avoir été assujettie, d’abord à Byzance, où prévalait un courant « iconoclaste », puis à des souverainetés se réclamant de l’Islam qui, sauf cas particuliers, bannit les figurations monumentales. Un immense intérêt, en revanche, depuis les Grecs anciens jusqu’à notre monde : la fascination exercée par l’idée que « les Egyptiens anciens écrivaient avec des images » – comme on le formule un peu naïvement – n’est pas la moindre des causes à l’origine du tsunami égyptomaniaque qui a submergé la culture contemporaine1.
- Note de bas de page 2 :
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La figurativité implique l’iconicité, mais l’inverse n’est pas vrai.
L’idée est apparemment fondée. En effet, l’écriture hiéroglyphique peut être classée au nombre relativement restreint des écritures « figuratives ». Encore convient-il de préciser ce que recouvre « figurativité », terme à préférer à « iconicité »2, de bien plus large extension. En se référant à l’histoire de l’art, on peut suggérer qu’est figurative une écriture dont les signes, ou à tout le moins une partie des signes ont pour référents des realia plus ou moins identifiables, serait-ce de manière très approximative, et ce transculturellement, c’est-à-dire même par ceux totalement étrangers à la culture propre à cette écriture. Ainsi n’importe qui reconnaîtra un oiseau, et probablement même une chouette ou un hibou dans le hiéroglyphe égyptien , alors que pour celui qui ignore l’alphabet latin, la lettre M ne renvoie qu’à elle-même, et non à quelque « objet » référent dont elle serait la représentation. Pourtant le hiéroglyphe et la lettre M notent des phonèmes analogues, mutatis mutandis.
- Note de bas de page 3 :
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N. Beaux, « Le signe figuratif : maya, aztèque, chinois, naxie et égyptien », dans N. Beaux, B. Pottier et N. Grimal (éds.), Image et conception du monde dans les écritures figuratives, Actes du Colloque Collège de France, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris, 24-25 janvier 2008, Études d'Égyptologie, 10, Paris, 2009, p. 314-332, étudie les convergences et les divergences de cinq écritures figuratives dans la manière de rendre les mêmes realia.
- Note de bas de page 4 :
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Dans les écritures archaïques de la Chine, certains signes ont conservé leur figurativité, au sens où ils sont immédiatement identifiables, même approximativement, par ceux extérieurs à la culture chinoise.
- Note de bas de page 5 :
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P. Duell, The Mastaba of Mereruka. Part 1 : Chamber 1-10. Plate 1-103, The University of Chicago Oriental Institute Publications, Volume XXXI, Chicago, 1938, pl. 30 (dessin) et 31 (photographie).
En ce sens, l’écriture hiéroglyphique est « figurative », mais l’alphabet latin ne l’est pas. La figurativité implique donc que le rendu d’un objet met en œuvre des caractéristiques universellement perçues comme à lui spécifiques et indices de son identité3. Cette première définition peut être affinée. En effet, à l’intérieur d’une même culture, des signes d’écriture peuvent être tenus pour représenter des objets de l’univers physique et culturel, alors que ceux qui sont extérieurs à cette culture se refuseraient à les juger « figuratifs ». C’est évidemment le cas de la culture chinoise. Les signes d’écriture y sont perçus comme de véritables images, renvoyant à des objets précis de l’univers, au point que c’est sur l’identité de leur référent que se fondent les valeurs de nombre d’idéogrammes composés. En ce sens, à l’intérieur de cette culture, ils peuvent être tenus pour « figuratifs », alors qu’ils ne sont plus guère reconnaissables pour ceux qui ne la partagent pas4. Comment éviter qu’en vertu de cette subjectivité culturelle, on en vienne à donner à la notion de figurativité une si large extension qu’elle en perd son efficacité classificatoire ? En proposant le critère suivant : un signe d’écriture est dit « figuratif » quand l’objet qui est son référent est rendu de manière semblable — en tant que simple élément de représentation — dans la même unité iconographique. Ce critère permet de bien faire ressortir en quoi l’écriture hiéroglyphique de l’Égypte pharaonique est bel et bien « figurative » au sens fort. Prenons cette scène d'un mastaba célèbre de la nécropole de Saqqara5.
Figure 1
Des artisans s’affairent à évider l’intérieur de vases de pierre à l’aide d’un foret. À droite, un artisan tient fermement d’une main une cruche à anse, tout en maintenant son foret de l’autre. Devant lui, une légende inscrite en une colonne :
Elle s’interprète de la manière suivante : « Cette cruche-ci se trouve être très belle ». Le troisième des hiéroglyphes qui composent cette légende, à partir du haut, à savoir , a pour référent une cruche à anse d’un modèle identique à celle qui participe de la représentation, même si les dimensions en sont différentes. Donc, dans cette scène, un même objet, la cruche à anse, figure tout à la fois :
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et comme élément dans une représentation ;
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et comme élément d’écriture, c’est-à-dire comme hiéroglyphe, dans la légende afférente à la dite représentation.
Voilà donc illustré le fait fondamental : l’écriture hiéroglyphique est une écriture proprement figurative dans la mesure où la plupart de ses signes reproduisent les éléments de l’univers pharaonique exactement de la même manière, et selon les mêmes principes et conventions picturales que les représentations de plein droit.
Premier mouvement de la ronde
Image
↘ Calibrage
Investissement spatial en « cadrats »
Orientation
↘ Signe d’écriture
Les hiéroglyphes sont donc originellement des images qui ont pour référents des éléments de l’univers égyptien. Mais alors, si ce sont des images, qu’est ce qui permet de les distinguer des représentations ? Par exemple, en reprenant la scène illustrée figure 1, comment établir une distinction d’ordre sémiotique entre la jarre à anse reproduite en tant que simple élément de la représentation et la même jarre à anse reproduite en tant que hiéroglyphe dans la légende afférente à cette représentation ?
Le départ se fait en examinant les environnements respectifs de ces deux images. En tant qu’élément de la représentation, l’image de la jarre obéit aux principes commandant la manière dont les scènes figurées investissent l’espace à elles dévolu. En tant que hiéroglyphe, l’image de la jarre obéit aux principes commandant la manière dont l’écriture investit l’espace à elle dévolu. Ces principes-ci sont différents de ces principes-là et se manifestent sous la forme de trois contraintes : contrainte de calibrage des signes ; contrainte d’investissement ordonné de l’espace ; contrainte d’orientation des textes.
1. Calibrage des signes
Dans les représentations, on s’efforce, autant que possible, soit de respecter peu ou prou les proportions respectives des référents, soit de les assujettir à une hiérarchisation idéologique (le pharaon plus grand que ses sujets ; le propriétaire d’une chapelle plus grand que ses subordonnés ; etc.). Au contraire, les hiéroglyphes subissent un calibrage tel que leurs proportions respectives ne correspondent plus aux proportions respectives de leurs référents. Exemples frappants : les hiéroglyphes représentant des insectes comme l’abeille , le scarabée , etc. occupent le même espace idéal d’inscription que les hiéroglyphes représentant des animaux aussi gros que l’hippopotame , l’éléphant , etc.
2. Investissement ordonné de l’espace
Dans nos écritures européennes, les signes d’écriture se suivent les uns les autres « en rang d’oignons » sur un même alignement horizontal, ou se succèdent les uns sous les autres dans un alignement vertical dans des cas marginaux (publicité, signalisations). Les hiéroglyphes égyptiens s’ordonnent selon un principe bien différent. Passés de l’image au signe d’écriture, ils ne sont plus posés sur un sol, comme les représentations devraient l’être selon les conventions fondamentales de l’art. Ils sont regroupés et disposés dans des cadres virtuels, carrés ou rectangulaires segmentant l’espace dévolu à l’écriture, et que la pratique égyptologique désigne sous le terme « cadrats ». La répartition des hiéroglyphes à l’intérieur de ces cadrats est assujettie à deux impératifs : un impératif de densité : ne laisser vide que les espaces nécessaires pour séparer les signes les uns des autres ; un impératif d’harmonie visuelle : le regroupement des signes s’opère en recherchant une disposition régulière.
Pour faire bref, bornons-nous à considérer les 9 hiéroglyphes qui écrivent le segment « tous les pays étrangers », à savoir , 𓆼, , , , , , , . On ne les disposera pas en rang d’oignons dans une séquence textuelle comme :
𓆼
En fait, ils seront répartis de la manière suivante :
3. Orientation des textes
Nombre de hiéroglyphes du répertoire ont une morphologie symétrique autour d’un axe médian imaginaire qui les divise en deux moitiés symétriques. Exemples : , , , , . Mais beaucoup d’autres, ont, au contraire, une morphologie asymétrique. Ils ne peuvent être divisés en deux moitiés se répondant exactement l’une à l’autre. En conséquence, ils ont implicitement une orientation. Cette orientation est particulièrement manifeste pour les hiéroglyphes dont les référents sont des animés, humains et animaux, parce qu’elle met en jeu la direction de leurs regards. Ainsi, l’homme assis que représente ce très fréquent hiéroglyphe peut être dit « orienté à gauche », puisqu’il regarde vers la gauche sous la forme , ou « orienté à droite », puisqu’il regarde vers la droite sous la forme
Or, dans une inscription ou un texte, l’orientation des hiéroglyphes asymétriques en général, des hiéroglyphes d’animés en particulier, loin d’être aléatoire et abandonnée aux caprices du scripteur, est régie par des règles contraignantes, dont les transgressions possibles sont très strictement codifiées et motivées. Règle fondamentale : tous les signes d’animés doivent regarder dans la même direction, celle du début du texte et, donc, du point de départ de la lecture : regarde à gauche, si le texte débute à gauche ; mais regarde à droite, si le texte débute à droite. Ces principes valent autant pour la disposition en lignes horizontales qu’en colonnes verticales.
- Note de bas de page 6 :
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P. Vernus, « L’ambivalence du signe graphique dans l’écriture hiéroglyphique », dans A.-M. Christin (éd.), L’espace et la Lettre. Ecritures III, Paris, Retz, 1987, p. 60-65. Bien formulé par N. Beaux, « Écriture égyptienne : l’image du signe », dans Image et conception du monde dans les écritures figuratives, op. cit., p. 250 : « … le signe hiéroglyphique reste lisible en tant qu’image, tout au long de l’histoire égyptienne ». Voir encore O. Goldwasser, « From Icon to Metaphor Studies in the Semiotics of the Hieroglyphs », Orbis Biblicus et Orientalis, 142, 1995, p. 80.
Telles sont les trois contraintes qui permettent à une image d’acquérir le statut de signe d’écriture. Ce processus qui promeut une image au statut de signe d’écriture ne rompt nullement le lien ombilical avec son iconicité originelle, laquelle demeure latente, toujours disponible, prête à être réactivée6.
Deuxième mouvement de la ronde
Image primaire
↘ Signe d’écriture dans les légendes d’une représentation
↘ Image secondaire, annexée.
- Note de bas de page 7 :
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Médinet Habou, temple de Ramsès III.
Tout en étant partie prenante d’un texte, un signe peut retrouver pour ainsi dire son statut originel d’image et fonctionner comme représentation ou élément de représentation annexée par abolition des contraintes définies précédemment, et plus particulièrement par décalibration. Soit ce texte en colonne7.
Figure 2
- Note de bas de page 8 :
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Par opposition à des pictogrammes qui ne correspondent à aucun énoncé linguistique particulier, même si on peut leur associer nombre de gloses et de significations.
- Note de bas de page 9 :
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Un cas exemplaire est celui du hiéroglyphe écrivant Anoubis, décalibré dans certaines inscriptions de l’Ancien Empire : H.G. Fischer, « Archaeological Aspects of Epigraphy and Palaeography », dans H.G. Fischer et Caminos (éds.), Ancient Egyptian Epigraphy and Palaeography, New York, MMA, 1976, p. 35 ; Y. Harpur, Decoration in egyptian Tombs of the Old Kingdom. Studies in orientation and scene content, Studies in Egyptology, Londres et New York, Kegan Paul International, 1987, p. 47, n. 42. Ce procédé de décalibration d’un signe est particulièrement exploité dans le cas des déterminatifs de noms propres, qui sont agrandis de manière à fonctionner en même temps comme image de celui même dont ils clôturent l’expression graphique du nom ; voir, par exemple, Stèle de SaSopdou, Philadelphie E 16012 : D. Silverman (éd.), Searching for Ancient Egypt Art, Architecture and Artifacts, Dallas, Pennsylvania Press, 1997, p. 95 ; stèle de Hornakht, Musée de Turin : Museo Egizio, Modène, 2015, p. 79, n° 74 ; Tombe de Djehouty (TT11) : J. Galan, « The Book of the Dead in Djehuty’s burial chamber », Egyptian Archaeology, 42, 2014, p. 22.
- Note de bas de page 10 :
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M. Gamal et El-Din Mokhtar, « Ihnasya El-Medina (Herakleopolis Magna) », IFAO Bibliothèque d’études, XL, Le Caire, 1983, fig. 17. Plusieurs exemples similaires sont connus, exempli gratia Mahmud Abd el-Raziq, « Die Darstellungen und Texte des Sanktuars Alexanders des Grossen im Temple von Luxor », Archäologische Veröffentlichungen, 16, Mayence 1984, p. 36.
Il véhicule un énoncé linguistique particulier8, qui se traduit : « Adorer tous les dieux qui sont dans le ciel ». Chacun des signes qui le composent est donc bel et bien un signe d’écriture. Toutefois, on remarque que deux d’entre eux, et sont en bien plus grande taille que les autres. Tout en fonctionnant comme signes, respectivement idéogramme pour dw' « adorer » et phonogrammes pour nb « tous », ils font image, représentant un homme agenouillé sur un support en posture d’adoration9. Il arrive que les images produites par des signes décalibrés appartenant à un texte constituent entre elles une représentation autonome susceptible d’avoir sa propre légende. Considérons ces deux colonnes de textes affrontés, puisque les signes dissymétriques de l’une font face aux signes dissymétriques de l’autre10.
Traduction : « Le fils de Rê, Ramsès-aimé-d’Amon » (colonne de gauche). « Aimé d’Osiris de Naaref » (colonne de droite).
Cela posé, les hiéroglyphes représentant un canard et un disque solaire , au début de la colonne de gauche sont décalibrés, de format plus grands que les autres, de même que le hiéroglyphe représentant le dieu Osiris assis, de la colonne de droite. Ils forment une scène autonome, le dieu Osiris tendant le sceptre 𓌀, prolongé par le symbole ☥, vers le bec du canard. Qui plus est, cette scène est assez autonome par rapport aux deux colonnes de textes où fonctionnent parallèlement ces hiéroglyphes, pour avoir sa propre légende, en hiéroglyphes de petit module :
« à ta narine »
- Note de bas de page 11 :
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J. Vandier, Le papyrus Jumilhac, Paris, CNRS Edition, 1961, pl. VI.
Par ailleurs, au prix d’un processus très sophistiqué, la décalibration d’un signe appartenant à la légende d’une représentation peut promouvoir ce signe comme élément de ladite représentation. Soit cette scène illustrant un exposé des traditions religieuses propres à Cynopolis, une ville de Moyenne Égypte11 :
Figure 5
- Note de bas de page 12 :
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P. Vernus, « L’ambivalence du signe graphique dans l’écriture hiéroglyphique », dans A.-M. Christin (éd.), L’espace et la Lettre. Ecritures III, op. cit., p. 62, 63, fig. 4. Parmi d’autres exemples, citons le taureau décalibré dans le graffito Amon-Rê-Kamoutef ; l’image de l’animal est à la fois signe d’écriture pour « taureau » dans l’épithète divine Kamoutef « taureau de sa mère », et représentation du dieu sous cette forme : V. Davies, « La frontière méridionale de l’Empire : les Egyptiens à Kurgus », Bulletin de la Société Française d’Égyptologie, 157, 2003, p. 27, fig. 7. Ce procédé est mis en œuvre dès le tout début de la Période pharaonique. Ainsi l’image décalibrée du poisson nâr, animée par des bras maniant la massue fonctionne-t-elle comme élément de la représentation et comme signe d’écriture. Voir P. Vernus, « La naissance de l’écriture dans l’Égypte ancienne », ArchéoNil, mai 1993, p. 100, fig. 20.
Le dieu Anubis à tête de canidé (chacal/chien/renard) s’affaire sur une momie dans une officine dont le nom Hout-noub « château de l’or », est écrit avec l’idéogramme « château » et le groupe pour noub « or ». Mais l’idéogramme a été décalibré de sorte que tout en participant à l’écriture du nom Hout-noub, il sert en même temps d’encadrement à toute la scène12.
Dans un tel cas, le rôle de partie de la représentation joué par le hiéroglyphe décalibré est simplement limité à un contexte particulier. Mais il arrive que le processus tende à une certaine extension. Non seulement un hiéroglyphe, mais un groupe de hiéroglyphes peut, tout en conservant sa fonction de signe d’écriture véhiculant un segment d’énoncé, être traité comme un motif iconographique participant à la logique décorative d’un ensemble.
Illustration : le groupe constitué des hiéroglyphes , , et , qui véhicule l’épithète « celui que toute la plèbe adore ». Une fois et décalibrés, et pourvu de bras en posture d’adoration, le groupe forme avec le cartouche du pharaon un motif iconographique répété au rythme des récurrences architecturales du temple, éventuellement comme frise :
Figure 6
Troisième mouvement de la ronde
Image primaire
↘ Signe d’écriture hors texte
↘ Image autonome, standardisée dans l’arsenal sémiotique
La capacité d’un signe d’écriture — voire d’un groupe de signes — à retourner secondairement à sa patrie originelle, l’image, peut se manifester hors la dépendance d’un texte particulier. Ayant acquis son autonomie, il se trouve standardisé en tant qu’image secondaire dans le répertoire iconographique. Le voici désormais pour ainsi dire disponible et susceptible d’être mobilisé au service de causes sémiotiques diverses.
- Note de bas de page 13 :
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Deux ouvrages collectifs fondamentaux : B.J.J. Haring et O.E. Kaper (éds.), Pictograms or pseudo-script. Non-textual identity marks in practical use in Ancient Egypt and elsewhere, Egyptologische Uitgaven, XXV, Louvain, Peeters, 2009 ; P. Andrassy, J. Budka et Fr. Kammerzell (éds.), Non-Textual Marking Systems Writing and pseudo Script from Prehistory to Modern Times. Lingua Aegyptia (Studia Monographica 8), Göttingen, 2009.
- Note de bas de page 14 :
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Par exemple, H. Loffet et V. Matoïan, « Le papyrus de Varzy », Revue d’Égyptologie, 47, 1996, p. 32.
- Note de bas de page 15 :
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Par exemple Balat VIII. Un habitat de la XIIIe Dynastie - 2e Période Intermédiaire à Ayn Asil, 235.
- Note de bas de page 16 :
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Voir B. Haring et D. Soliman, « Reading Twentieth Dynasty Ostraca with Workmen’s Marks », dans B.J.J. Haring, O.E. Kaper et R. van Walsem (éds.), The Workman’s Progress Studies in the Village of Deir el-Medina and Other Documents from Western Thebes in Honour of Rob Demarée, Egyptologische Uitgaven, XXVIII, Leyde, p. 73-93.
Dans l’Égypte pharaonique, comme dans bien d’autres civilisations, il existait plusieurs systèmes sémiographiques indépendants de l’écriture hiéroglyphique13 : marques de bétail14, de potier, de carrier, de maçon, de répartition pour distribution15, d’équipes d’ouvriers, d’identité individuelle, etc. Il arrive que ces systèmes réutilisent des hiéroglyphes redevenus des images autonomes en les réinvestissant d’une signification nouvelle, le plus souvent à partir de leur signification hiéroglyphique16.
Par ailleurs, un signe d’écriture qui s’est gagné au second degré le statut d’image autonome, peut être matérialisée pour les besoins magico-rituels. Ainsi le hiéroglyphe . Fondamentalement, c’est la représentation d’un siège, sa signification iconique immédiate minimale. Mais à l’intérieur du système, par rébus, il fonctionne aussi comme phonogramme écrivant la combinaison de consonnes s.t, techniquement un s radical et le suffixe féminin -t. De là, son emploi non seulement pour écrire le nom de la déesse Isis, dont la partie majeure est fondée sur ces deux consonnes, mais plus encore comme emblème représentant, à lui seul, la déesse. Dès lors, il donne forme à des amulettes, souvent en faïence bleue ou en pierre semi-précieuse, et censées convoquer la déesse Isis et ses vertus positives. Elles sont fréquemment utilisées dans l’apparat funéraire, entre autres glissées dans le bandage qui emmaillote la momie.
- Note de bas de page 17 :
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Un sceptre de cette forme a été trouvé dans une tombe appartenant à un souverain de la période protodynastique ; voir G. Dreyer, Umm el-Qaab I Das prädynastische Königsgrab U-j und seine frühen Schriftzeugnisse, Archäologische Veröffentlichungen, 86, Mayence, 1998.
- Note de bas de page 18 :
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Dans la majorité des cas, le fait qu’une image soit promue comme hiéroglyphe ne la confine pas dans les seuls signifiés que lui impose le système d’écriture. Les significations propres à son référent demeurent latentes et susceptibles d’être réactivées. D’où, entre autres, la mutilation des hiéroglyphes représentant des êtres dangereux dans des contextes funéraires, où le défunt est vulnérable. Bonnes analyses sémiotiques de cette caractéristique dans O. Goldwasser, From Icon to Metaphor …, op. cit., p. 79-80.
D’autres hiéroglyphes ont connu une destinée similaire et ont été aussi matérialisés. Particulièrement significatifs ceux qui originellement fonctionnaient comme des phonogrammes, ou, encore ceux dont les significations qui leur sont attachées dans la gestion idéologique du répertoire iconographique ne dépend pas des significations les plus immédiates que véhiculent originellement leurs référents. En effet, de tels cas sont à distinguer soigneusement de ceux de symboles indépendants, introduits secondairement dans le répertoire des hiéroglyphes. Par exemple, représente un sceptre17, et ses significations symboliques en tant qu’images, loin de procéder de son emploi comme signe d’écriture, sont celles attachées originellement à son référent18.
- Note de bas de page 19 :
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W. Schenkel, « Die hieroglyphische Schriftlehre und die Realität der hieroglyphischen Graphien », Sitzungberichte der Sächsischen Akademie der Wisssenschafte zu Leipzig, philologische-historische Klasse, 135- 6, 2003, p. 21, tient que « Das Rind ist ein paar Hufer, das Rinderbein ein typisches Objekt mit Verdoppelung oder Wiederholung ».
- Note de bas de page 20 :
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Les exemples sont extrêmement nombreux, je ne cite que quelque publications illustratives : W.M. Flinders Petrie, Amulets, illustrated by the Egyptian collection in University college, Londres, Constable & co ltd., 1914, p. 11 (17), p. 14 (31) 17 (48), 21 (78) ; C. Andrews, Amulets of Ancient Egypt, Londres, British Museum Press, 1994, p. 86-87 ; Momias egipcias el secreto de la vida eterna, Obra Social « La Caixa », 2014, Cat. 64, Cat. 79 ; H.Ch. Loffet, Collections égyptiennes du Museum Emmanuel Liais de Cherbourg Octeville, Paris, Cybèle, 2007, p. 73.
- Note de bas de page 21 :
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J. Baines, « Ankh-sign, belt and Penis-sheath », Studien zur altägyptischen Kultur, 3, 1975, p. 1-24.
- Note de bas de page 22 :
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A.H. Gordo et C.W. Schwabe, The Quick and the Dead. Biomedical Theory in Ancient Egypt, Egyptological Memoirs, 4 , Leyde-Boston, Brill-Styx, 2004, p. 102-104. On a aussi cherché un rapport avec certaines marques de poteries prédynastiques, voir G. Bréand, « Les marques et graffiti sur poteries de l’Égypte pré- et protodynastiques. Perspectives de recherche à partir de l’exemple d’Adaima », ArchéoNil, 15, 2005, p. 25-26.
- Note de bas de page 23 :
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J.A. Hill, « Window between Worlds : The Ankh as a Dominant Theme in Five Middle Kingdom Mortuary Monuments », dans Z. Hawass et J. Houser Wegner (éds.), Million of Jubilees. Studies in Honor of David P. Silverman, Volume 1, Le Caire, American University in Cairo Press, 2010, p. 227-247.
- Note de bas de page 24 :
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H.G. Fischer, « Some emblematic Uses of Hieroglyphs with particular Reference to an Archaic Ritual Vessel », Metropolitan Museum Journal, 5, 1972, p. 31-49 ; voir aussi H.G. Fischer, « More emblematic Uses from Ancient Egypt », Metropolitan Museum Journal, 11, 1976, p. 125-128 ; A. Wiese et A. Brodbeck, Toutankhamon, L’or de l'Au-delà Trésors funéraires de la Vallée des rois, Paris, Cybèle, 2004, p. 105, fig. 55, p. 150, n° 101, p. 54, n° 12, p. 308, n° 74.
Au contraire, on connaît des hiéroglyphes matérialisés en amulettes, et dont la signification symbolique procède de leurs emplois dans le système d’écriture, et non de l’objet originel dont ils sont l’image. Ainsi existe-t-il une amulette reproduisant le hiéroglyphe 𓄙 « renouveler » (ouhem), qu’on le considère comme phonogramme ou comme idéogramme19. Cette amulette est porteuse de la notion de « renouvellement », attachée à la valeur du signe hiéroglyphique dans le système, et non à l’objet qu’il représente, une patte de bovidé. Il existe une autre amulette, en forme du hiéroglyphe 𓄥, originellement représentant les poumons et la trachée artère, et idéogramme pour « unir » (zm'). Et c’est bien la notion d’union, secondairement à elle attachée qu’elle symbolise. Une autre amulette encore, dans le même genre, reproduit le hiéroglyphe 𓄤, originellement représentant le cœur et la trachée artère, et phonogramme pour « parfait » (néfer) ; elle symbolise la notion de « perfection ». Une amulette, derechef, reproduit le hiéroglyphe 𓈌, représentant originellement le soleil se levant entre deux montagnes, et idéogramme pour « horizon »20 ('axet) ; elle est censée véhiculer quelque chose de la capacité à la renaissance que manifeste le soleil sortant de la nuit. Des amulettes sont en forme de cartouche, , cercle de corde allongé en ovale autour de deux des noms du pharaon, et originellement artifice purement graphique ; elles sont censées véhiculer quelque chose de sa vertu protectrice. Mais le cas le plus significatif est évidemment celui du hiéroglyphe ☥. Représentant probablement soit un étui phallique, soit les attaches d’une sandale21 (on a évoqué aussi la vertèbre thoracique d'un bœuf22), il fonctionne comme un phonogramme re-catégorisé comme idéogramme pour « vie » (ânkh). Et c’est avec cette signification qu’il est devenu un des symboles les plus fondamentaux de la civilisation pharaonique23, matérialisé bien entendu comme amulette, mais aussi sous forme d’objets rituels24.
- Note de bas de page 25 :
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Par exemple dans la civilisation étrusque, L. Prieto-Luley, « L’Égypte protège l’Étrurie », Égypte Afrique Orient, 75, 2014, p. 47-59, p. 52.
Donc, certains hiéroglyphes sont redevenus des images indépendantes porteuses de valeurs issues de leur fonction comme signe d’écriture. Certes, ils étaient originellement des images, mais la signification symbolique qu’ils véhiculent dans l’iconographie pharaonique ne procède pas de leur figurativité la plus élémentaire, c’est-à-dire des significations iconiques immédiatement attachées à leur référent premier. S’ils sont redevenus des images, ce sont des images secondaires, chargées des valorisations spécifiques que leur a conférées leur statut de signes. Ainsi valorisés, ces hiéroglyphes, redevenus images, vivent pour ainsi dire leur propre vie iconographique, parallèlement à leur fonction dans le système hiéroglyphique. Soit ils sont re-mobilisés dans d’autres systèmes sémiographiques, soit ils sont individualisés en tant qu’objets magico-rituels. Certains en sont même venus à être réutilisés comme éléments iconographiques dans d’autres cultures25.
Nous avons vu l’itinéraire à travers lequel une image, d’abord promue au statut de signe d’écriture, était susceptible de redevenir image de plein droit, standardisée dans le répertoire, mais désormais chargée de significations propres à sa fonction dans le système hiéroglyphique, et non plus des significations attachées à son référent originel. Nous allons voir maintenant comment de telles images — tout comme d’autres dont les valeurs ne doivent rien à leur prise en charge dans ce système — sont susceptibles d’être pour ainsi dire mobilisées comme partie d’une unité iconographique.
Quatrième mouvement de la ronde
Signe d’écriture hors texte
↘ Image autonome, standardisée dans l’arsenal sémiotique
↘ Image, élément d’une unité iconographique
- Note de bas de page 26 :
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Particulièrement notables, les noms promus au statut d’offrandes dans les scènes rituelles. Voir, entre autres, E. Graefe, « Die Deutung der sogennanten “Opfergaben” der Ritualszenen ägyptischer Tempel als “Schriftzeichen” », dans J. Quaegebeur (éd.), Ritual and Sacrifice in the Ancient Near East, OLA, 55, Louvain 1993, p. 145sq. ; B. Lurson, « L’offrande du nom au Nouvel Empire : l’importance du sphinx Karnak-Nord Inv. 839 », Zeitschrift für Ägyptischen Sprache, 126, 1999, p. 55-60.
- Note de bas de page 27 :
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Parfois, ce n’est plus seulement le phonogramme qui est posé sur la tête d'Isis, mais la graphie complète.
- Note de bas de page 28 :
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P. Vernus, « Des relations entre textes et représentations dans l’Egypte pharaonique », dans A.-M. Christin (éd.), Ecritures II, Paris, Le Sycomore, 1985, p. 48.
- Note de bas de page 29 :
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Voir J. Baines, Fecundity Figures Egyptian Personification and the Iconology of a Genre, Warminster, Aris & Philsps, 1985, p. 69-70, p. 134-138, p. 229-244.
- Note de bas de page 30 :
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J.E. Gautier et G. Jéquier, Mémoires sur les fouilles de Licht, Mémoire publié par les membres de l’Institut Français d’Archéologie Orientale du Caire, Tome Sixième, Le Caire, 1902, p. 36, fig. 34.
Car tous ces signes d’écriture devenus images secondaires autonomes peuvent, bien entendu, être mobilisés comme parties d’une représentation. C’est le cas lorsqu’un hiéroglyphe, ou plusieurs hiéroglyphes, ont acquis le statut d’emblèmes, que ce soit de divinités, d’entités géographiques, d’offrandes26, etc. Ainsi le hiéroglyphe , originellement un phonogramme entrant dans le nom de la déesse Isis (voir ci-dessus), a-t-il été standardisé comme emblème de la déesse. Il est posé sur sa tête de manière à l’identifier dans les représentations où figure cette déesse, et ses dimensions sont en proportion avec son image27. Très souvent, à côté de la figuration de déesse portant le simple emblème sur sa tête, est inscrite une légende comportant son nom, sous des graphies plus développées, comme , où on reconnaît le hiéroglyphe , mais du même module que les autres hiéroglyphes du même texte. Les deux autres signes sont, respectivement, un phonogramme et un déterminatif (classificateur). De même, dans les représentations, Nephthys, une déesse régulièrement associée à sa sœur Isis, est identifiée grâce à un emblème posé sur sa tête. Il est constitué par la fusion en un groupe insécable (« condensation iconique ») , de deux hiéroglyphes respectivement (neb(t)) et (hout). Leur combinaison écrit phonétiquement les consonnes fondamentales du nom de la déesse (Nebthout)28. Comme pour Isis, à côté de la figuration de déesse portant le simple emblème sur sa tête, est très souvent inscrite une légende comportant le nom de Nephthys sous des graphies plus développées comme . La mobilisation dans une représentation de hiéroglyphes devenus images secondaires ne se limite certes pas aux cas des emblèmes. Ces hiéroglyphes peuvent être intégrés sous divers rôles. Ils peuvent être le centre d’une scène : ainsi 𓄥, dont le référent est les poumons et la trachée artère, valorisé comme idéogramme pour « unir » (zm') dans le système hiéroglyphique (voir ci-dessus), se trouve secondairement promu symbole de l’union, dans de nombreuses scènes célébrant l’unité de l’Égypte par la réunion de la Haute Égypte et de la Basse Égypte, des tiges issues de végétaux qui sont les emblèmes de ces deux régions étant liées à la trachée du symbole29. Ainsi la scène suivante, gravée sur le socle d’une des dix célèbres statues de Sésostris I, trouvées dans une cachette ménagée dans l’enceinte de son complexe funéraire, à Licht30.
Figure 7
Ici, les dieux Horus, à droite, et Seth, à gauche, nouent les plantes de Haute et de Basse Égypte autour de ce qui est originellement le hiéroglyphe 𓄥 en l’occurrence promu élément central de la représentation. On observera que dans la première colonne de la légende à gauche, le même hiéroglyphe fonctionne comme pur signe d’écriture dans le groupe qui signifie « Parole à dire : J’unis pour toi … » :
- Note de bas de page 31 :
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P. Vernus, « Des relations entre textes et représentations … », op. cit., p. 49.
- Note de bas de page 32 :
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Voir J. Baines, Fecundity Figures ..., op. cit., p. 41-42
Un cas particulièrement exemplaire est celui du hiéroglyphe ☥, promu image symbole de la vie (voir ci-dessus), et mis en œuvre en tant que tel, dans d’innombrables expressions iconographiques, en deux dimensions, mais aussi en ronde-bosse. Qui plus est, ce signe peut lui-même devenir la base d’une image complexe, procédant de ce que j’ai appelé une « rhétorique du symbole »31, en le combinant à d’autres symboles et en suggérant sa personnification en le pourvoyant de bras présentant une offrande ou même d’un bassin humain et de jambes32, etc.
Figure 8
- Note de bas de page 33 :
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Fr. Burgos et Fr. Larcher, La chapelle rouge. Le sanctuaire de la barque d’Hatshepsout. Volume 1. Fac-similés et photographies des scènes, Paris, Edition Soleb, 2014, pl. 177. Voir A. H. Gardiner, « The Baptism of Pharaoh », JEA, 36, 1950, p. 3-12.
Autre manifestation parmi beaucoup d’autres, de la rhétorique du symbole : l’eau lustrale versée sur le pharaon par les divinités est figurée par un filet de signes ☥33, à la place de la représentation conventionnelle de l’eau par une ligne brisée (voir ci-dessous).
Figure 9
- Note de bas de page 34 :
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Des illustrations de ces cas se trouvent dans les scènes analysées dans P. Vernus, « Des relations entre textes et représentations … », op. cit., p. 63-65.
Ainsi, ce qui était originellement signe d’écriture est devenu image symbolique standardisée et utilisable dans des tropes purement iconographiques. Tout cela, bien entendu, indépendamment des emplois fréquents de ☥ comme signe dans les légendes annexées aux représentations. Bien d’autres signes d’écriture devenus images autonomes sont susceptibles d’être utilisés comme parties de représentations. Par exemple, dans de nombreuses scènes ornant les parois des temples, on relève : 𓎳, variante (voir ci-dessous). La combinaison du signe 𓎱 dont le référent est un bassin d’albâtre avec un signe dont le référent est un édifice de bois soutenu par une colonne 𓉲 est valorisée comme idéogramme pour « jubilé-royal » (heb-sed). Cet idéogramme se trouve secondairement promu symbole de festival dans l’iconographie. , variante 𓆳, dont le référent est une tige de palmier avec des encoches, est valorisé comme idéogramme pour « année » (renep) dans le système hiéroglyphique. Cet idéogramme se trouve secondairement promu symbole iconographique de la notion d’année. , dont le référent est un têtard, est valorisé comme idéogramme pour « cent mille » (hefen) dans le système hiéroglyphique. Cet idéogramme se trouve secondairement promu symbole iconographique de la notion de « cent mille », « grand nombre »34.
- Note de bas de page 35 :
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Scenes and inscriptions in the Court …, op. cit., pl. 58, cf. aussi pl. 40 et pl. 74.
Qui plus est, non seulement des hiéroglyphes, mais des segments de textes en comportant peuvent passer comme un tout au statut de symbole mobilisé comme partie d’une représentation. C’est le cas du groupe (lecture de gauche à droite), ou (lecture de droite à gauche). Dans un texte, il écrit « toute vie, stabilité, prospérité » (ankh neb djed neb w'as nb), le hiéroglyphe « tout » (neb) qualifiant tour à tour ☥, 𓊽, 𓌀. Mais dans la représentation suivante35, il fonctionne comme symbole, alternant avec un autre hiéroglyphe promu symbole « jubilé ».
Figure 10
Les deux symboles alternés sont suspendus à un autre hiéroglyphe « année », promu symbole (voir ci-dessus). Dans la même scène, ils sont superposés comme don reçu par le pharaon de la part du dieu, tandis que dans une colonne de texte, fonctionne parallèlement comme simple signe d’écriture.
Ainsi plusieurs signes d’écriture ont-ils généré des images autonomes, porteuses de significations provenant non de leurs référents originels, mais de leurs rôles dans le système hiéroglyphique. Tout en continuant parallèlement à participer dudit système, ils appartiennent désormais aussi au répertoire de l’iconographie symbolique, et, en tant que tel, ils sont susceptibles d'être mobilisés dans les représentations. Mais il y a plus, il arrive même qu’alors, ils se retrouvent amenés à secondairement fonctionner derechef comme éléments d’écriture, captés par une légende afférente.
Cinquième mouvement de la ronde
Image primaire
↘ Signe d’écriture hors légende
↘ Image autonome, standardisée dans l'arsenal sémiotique
↘ Image, élément d’une représentation
↘ Signe d’écriture
- Note de bas de page 36 :
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Sinaï, Serabit el Khadim, pilier du Spéos ; A.H. Gardiner, Th. E. Peet et J. Černý, The Inscriptions of Sinai Part I : Introduction and Plates, Egypt Exploration Society Excavation Memoir, 36 & 45, Londres, 1952, pl. 26, n° 83 ; photographie dans D. Valbelle et Ch. Bonnet, Le sanctuaire d'Hathor maîtresse de la turquoise, Paris, Seuil, 1996, p. 137, fig. 159.
En effet, une fois devenu image standardisée dans le répertoire iconographique, puis utilisé comme élément d’une représentation, un signe peut en même temps être remobilisé dans sa fonction de signe d’écriture. Considérons cette scène où le pharaon Amménemès III de la XIIe dynastie, à gauche, présente ses hommages à la déesse Hathor, à droite, en effectuant le rite « adorer la divinité quatre fois »36.
Figure 11
Le pharaon est identifié par une colonne devant lui, commençant à la hauteur de ses épaules pour finir au sol : « Le dieu parfait Amménémès ». Au-dessus de lui, une épithète, « aimé de ... », le relie à la déesse. La suite de cette épithète, indiquant de qui est « aimé » le pharaon, est constituée par la colonne devant la déesse, du haut jusqu’en bas : « Hathor, maîtresse de la turquoise ». En principe, on attend une légende précisant ce que fait la déesse au pharaon en contrepartie du rite, et utilisant la formule stéréotypée « puisse-t-elle donner ! » suivie de l’énoncé des dons. Or cette formule est bien présente entre l’épithète « aimé de » et le début de la colonne identifiant Hathor, mais elle se limite à « puisse-t-elle donner ! », apparemment sans l’énoncé des dons. Erreur du lapicide ? Que non : en fait l’énoncé des dons est exprimé graphiquement par le sceptre 𓌀 surmonté des symboles 𓊽 et ☥, que la déesse tend au nez du pharaon. Au premier degré, le sceptre et les deux symboles relèvent ici de la représentation. Toutefois, ils sont amenés par leur disposition même à fonctionner en même temps comme signes d’écriture, respectivement pour 𓌀 (was) « prospérité », 𓊽 (djed) « stabilité » et ☥ (ânkh) « vie ». Il faut donc lire : « Puisse-t-elle donner [[prospérité, stabilité, vie]] ».
Une remarque : si 𓌀 et 𓊽 sont des images primaires, dans la mesure où leurs valeurs symboliques procèdent immédiatement de celles de leurs référents, respectivement un sceptre à tête de canidé, et un pilier, en revanche, ☥ est une image secondaire, au sens où, comme nous l’avons vu précédemment, sa valeur symbolique ne procède pas immédiatement de son référent, mais de sa prise en charge par le système d’écriture qui lui a assigné l’expression iconique du mot « vie ».
Voici un autre exemple encore plus frappant :
Figure 12
- Note de bas de page 37 :
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R.A. Caminos, Semna-Kumma II The Temple of Kumma, ASAE, 38, Londres, 1998, pl. 18 ; Semna-Kumma I The Temple of Semna, ASAE, 37, Londres, 1998, p. 60.
- Note de bas de page 38 :
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Énoncé elliptique constitué seulement d’un syntagme adverbial.
Dans cette scène du temple de Kumma37, le dieu Khnoum, criocéphale, accueille le pharaon Thoutmosis III que lui présente le dieu Dedoun, avec les mots suivants : « Paroles à dire par Khnoum, qui repousse les arcs à la porte des pays étrangers : “Bon accueil (lit. : en rite d’accueil)38 en ce qui concerne notre fils de notre ventre, Thoutmosis-dont-les-manifestations-sont parfaites !” ». Allusion est faite au rite d’accueil, en égyptien nyny, et qui consiste à laisser couler de l’eau les mains tournées vers celui qu’on reçoit. De fait on observera que sur les deux mains du dieu Khnoum, inclinées vers le sol, coule de l’eau, représentée par une surface en zig-zag , notation conventionnelle du frémissement de la surface de l’eau aussi bien dans le registre de l’image que dans l’écriture hiéroglyphique.
Figure 13
On observera encore que la main droite du dieu sur laquelle coule l’eau passe juste en-dessous du signe de la première colonne d’inscription. C’est un artifice calculé. En effet, on attendrait la séquence hiéroglyphique suivante :
- Note de bas de page 39 :
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Pour cette notion, voir P. Vernus, « Idéogramme et phonogramme à l’épreuve de la figurativité : les intermittences de l’homophonie », dans L. Morra et C. Bazzanella (éds.), Philosophers and Hieroglyphs, Turin, Rosenberg & Sellier, 2003, p. 196-218.
= idéogramme à ascendance de phonogramme39 « fils ».
= phonogramme pour n « notre ».
= déterminatif de n « notre », explicitant l’idée de pluriel.
Or, on constate que dans cette colonne, manque un hiéroglyphe . Erreur du lapicide ? Que non. Dans la représentation l’image de l’eau coulant de la main du dieu fonctionne en même temps comme signe d’écriture se substituant au hiéroglyphe. Dans ce cas, en tant qu’élément de représentation, signifie immédiatement ce qu’il représente selon les conventions iconographique de l’Égypte pharaonique, c’est-à-dire l’eau qui coule, sa position en oblique exprimant cette dynamique. Mais en tant que signe d’écriture, il fonctionne comme phonogramme pour n, ce qui implique une rupture avec la signification immédiate de son référent, et la prise en charge d’une signification secondaire, et purement phonétique.
- Note de bas de page 40 :
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La bibliographie étant surabondante, je me borne à quelques titres : W.K. Simpson, « Egyptian Sculpture and Two-dimensional representation as propaganda », Journal of Egyptian Archaeology, 68, 1982, p. 267-269 ; D. Arnold, An Egyptian Bestiary, The Metropolitan Museum, New York, 1995, p. 45 ; R.G. Morkot, « Nb-mAa.t-ra-united with Ptah », Journal of Near Eastern Studies, 49, 1990, p. 327 ; D. Arpagaus, « Isis, die ihren Sohn Horus schützt. Eine Jerusalem Statuette als Beispiel rund plastischer ‘Kryptographie’ », Göttinger Miszellen, 241, 214, p. 5-13.
- Note de bas de page 41 :
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Musée du Caire JdE 64735, photographies dans Ramses. Les grandes Galeries nationales du Grand Palais, Paris, Les Presses artistiques, 1976, p. 4-11.
Ce détournement second, au profit de l’écriture, d’une image déjà détournée une première fois comme hiéroglyphe dans le répertoire standard, loin de se limiter aux représentations en deux dimensions, s’étend aussi à la statuaire. On a inventorié plusieurs statues de pharaon et même de particuliers, qui, en combinant plusieurs procédés, constituent autant de « rébus » en ronde-bosse40. Un élément de la statue, dont la fonction première est purement iconographique, représente un objet, qui, par ailleurs, est le référent d’un hiéroglyphe ; dès lors, il en acquiert secondairement la valeur et la met en œuvre dans la lecture de l’ensemble. Inversement, il arrive qu’un signe d’écriture soit bel et bien convoqué en tant que tel dans l’ensemble. Ainsi une célèbre statue de Ramsès II le représente-t-elle comme un enfant sous la protection d’un dieu faucon41. L’enfant, par ailleurs, peut être le référent d’un signe se lisant mes : il s’agit d’une fonction graphique secondaire. Fonction graphique secondaire aussi, du disque solaire dont il est coiffé ; il peut être le référent d'un signe se lisant Rê. En revanche, cet enfant tient une plante qui est le hiéroglyphe 𓇓 sou ; ici, il s’agit d’une fonction graphique primaire. Ainsi, dans son ensemble la représentation en ronde-bosse de l’enfant peut se lire Râ-mes-sou, c’est-à-dire Ramsès.